Marlhes sous la révolution
Therese-Louise Champagnat et Les SĆurs de Saint-Joseph
F. AndrĂ© Lanfrey – 25/05/2019
Une influence certaine mais difficile Ă Ă©valuer
Le chapitre 1 de la Vie du P. Champagnat nous apprend que Marcellin enfant a Ă©tĂ© Ă©duquĂ© par sa mĂšre et sa tante « personne dâune Ă©minente piĂ©tĂ© et dâune grande vertu [âŠ] chassĂ©e de son couvent par les hommes qui couvraient alors la France de sang et de ruines ». Le F. Jean-Baptiste ne nous en dira guĂšre plus sur cette tante, sĆur de Saint Joseph, nĂ©e en 1752 et qui ne mourra quâen 1824.
Lâouvrage rĂ©cent Les Marlhiens et leurs notaires au XVIII° siĂšcle1nous renseigne sur lâhistoire de la communautĂ© des SĆurs de Saint Joseph Ă©tablie Ă Marlhes dĂšs 1651 et qui va exister en ce lieu jusque vers 1970. Le F. Gabriel Michel a aussi Ă©voquĂ© lâhistoire des sĆurs Saint Joseph et leur influence sur nos origines dans lâouvrage intitulĂ© Pour mieux connaĂźtre Marcellin Champagnat 2, qui rassemble des confĂ©rences et des articles divers3 . Dans Les annĂ©es obscures de Marcellin Champagnat4, il avait dĂ©jĂ fait quelques allusions aux sĆurs de Saint Joseph. Mon intention est donc de me baser sur ces travaux anciens et nouveaux pour aller un peu plus loin dans la connaissance dâune communautĂ© et surtout dâune tante qui paraissent avoir fortement influencĂ© Marcellin Champagnat.
Les sĆurs Saint Joseph Ă lâaube de la RĂ©volution
Quand il recense les habitants de Marlhes en 1790, le curĂ© Alirot Ă©tablit la liste des SĆurs de Saint Joseph au bourg. La plupart dâentre elles se retrouveront dans un second recensement, en 18085. La communautĂ© a donc rĂ©ussi Ă survivre aux Ă©vĂ©nements rĂ©volutionnaires.
Recensement Alirot (1790) |
Recensement Alirot de 1808 et Informations complémentaires |
Marie-Madeleine Peyrard, 68 ans, supérieure |
Absente en 1808 : probablement décédée |
Jeanne Champagnat, 66 ans. |
Grande tante de Marcellin Champagnat. Née le 31 décembre 17226, elle décÚde à Marlhes. le 16 septembre 1798 |
Madeleine Lardon, 64 ans |
Certainement décédée avant le recensement de 1808. |
Marie-Anne Berton, 50 ans |
Encore présente en 1808, 68 ans. Dans les actes on lui donne le prénom de Catherine. |
Marguerite Frapa, 44 ans |
Encore présente en 1808, 62 ans. |
ThĂ©rĂšse Champagnat, 37 ans. Son prĂ©nom de baptĂȘme est « Louise »7. |
Tante de Marcellin Champagnat. Présente en 1808, 55 ans. Née le 10 décembre 17528. elle décédera le 13 mai 1824 à 72 ans. |
Anne-Marie Ravel, 36 ans, |
Encore présente en 1808, 54 ans. |
Claudine Tardy, 28 ans |
Absente du recensement de 1808. Décédée ou sorite du couvent. |
Marie Frachon, 25 ans, |
Encore présente en 1808, 43 ans. |
En 1808 la communautĂ© connaĂźt un renouveau puisque trois jeunes sĆurs figurent dans le recensement : Jeanne-Marie Daneroles (22 ans), Louise (21 ans) et Marie (20 ans) Coupat.
Des SĆurs : pas des religieuses !
En 1790 la maison des sĆurs nâest pas Ă proprement parler un couvent et elles ne sont pas, canoniquement parlant, des religieuses puisquâelles ne font pas de vĆux solennels et ne sont pas cloĂźtrĂ©es, comme dans les ordres religieux classiques qui sont des « communautĂ©s rĂ©guliĂšres ». Elles sont simplement des « sĆurs » câest-Ă -dire de pieuses filles groupĂ©es en « communautĂ©s sĂ©culiĂšres ». Elles nâont pas de chapelle ni dâaumĂŽnier, mais frĂ©quentent lâĂ©glise paroissiale et sont sous lâautoritĂ© du curĂ©. Elles ont certes des temps de priĂšre, mais ne sont pas des contemplatives : elles vivent de leur travail, soignent les malades, instruisent les filles⊠Comme dit la soeur Marguerite Vacher, leur historienne, elles sont « des rĂ©guliĂšres dans le siĂšcle »9 câest-Ă -dire quâelles pratiquent un style hybride entre la vie religieuse et la vie laĂŻque. En les nommant « filles rubaniĂšres » les notaires ne font que reconnaĂźtre leur statut Ă©conomique mĂȘme sâils savent fort bien quâelles constituent une association religieuse. Elles sont une sorte de couvent-atelier comme il en existera encore tant dans la premiĂšre partie du XIX° siĂšcle.
NâĂ©tant pas des moniales, elles ne sont pas davantage des bĂ©ates qui sont aussi appelĂ©es des « sĆurs ». Celles-ci, de milieu plus modeste, rapidement formĂ©es au Puy par les Demoiselles de lâInstruction, vivent seules dans une maison dite de lâAssemblĂ©e oĂč elles accueillent les jeunes filles de quelques hameaux pour leur enseigner le catĂ©chisme, les priĂšres, la lecture et la rubanerie. Elles assurent aussi des soins aux malades. Les sĆurs de Saint Joseph font Ă peu prĂšs la mĂȘme chose, mais au bourg et en communautĂ©.
En somme, lâespace Ă©ducatif pour les filles, et souvent les petits garçons, est rĂ©parti en un centre et plusieurs pĂ©riphĂ©ries. Ainsi, dans la paroisse de Marlhes, comme en bien des milieux ruraux, lâĂ©ducation des filles est mieux assurĂ©e que celle des garçons. En Ă©tablissant des FrĂšres, Champagnat visera Ă rĂ©duire cette distorsion. Ceci dit, il sâagit dâĂ©ducation religieuse et 10 technique plus que dâinstruction. En gĂ©nĂ©ral, chez les sĆurs on ne va pas jusquâĂ lâenseignement de lâĂ©criture, parce que lâon peut apprendre Ă lire, chanter des cantiques et rĂ©citer catĂ©chisme et priĂšres tout en travaillant de ses mains Ă la rubanerie. LâĂ©criture est, pour les jeunes filles et les femmes, une technique bien moins utile et rĂ©munĂ©ratrice que le tissage. Mais Ă Marlhes les sĆurs ont dĂ» aussi initier des filles Ă lâĂ©criture.
Les dots et les testaments
Pierre Piat auteur de Marlhes et son Ă©glise. (Marlhes et les Marlhiens p. 128). cite les noms des supĂ©rieures successives des SĆurs de Saint Joseph dont Anne Pollet (la 5°), Marie-Madelaine Peyrard (6°) et Marie-Claire Seut (7°). Marie Celle, citĂ©e dans certains actes, est dĂ©cĂ©dĂ©e le 19/02/1751. En 1753 (p. 88) Anne Pollet et Madelaine Sovignet, probablement la supĂ©rieure et lâintendante, « filles rubaniĂšres » achĂštent au bourg de Marlhes, pour 200 livres, un petit jardin de 120 m2. Les deux mĂȘmes sĆurs louent le 22/01/1758. Ă Louis Rivier, journalier, et Ă son frĂšre Antoine « enterreurs, sonneurs de cloches» et souvent tĂ©moins dans les actes paroissiaux11, une chambre, un jardin et un coin de cave. Un acte de 1763 nous apprend lâexistence dâun « bois des filles Saint Joseph » (Amis de Marlhes, p. 91) au-dessus du hameau de Brodillon.
Contrairement aux bĂ©ates issues de milieux trĂšs modestes et qui nâont guĂšre de patrimoine, les SĆurs de Saint Joseph doivent disposer dâune dot dont elles demeurent propriĂ©taires puisque leurs vĆux simples nâont pas de valeur juridique, contrairement aux vĆux solennels. La constitution de la dot dĂ©termine un Ăąge dâentrĂ©e relativement tardif. Si la postulante a moins de 25 ans, elle doit ĂȘtre juridiquement Ă©mancipĂ©e de lâautoritĂ© paternelle (Les Marlhiens et leurs notaires⊠p. 53âŠ) la majoritĂ© matrimoniale Ă©tant de 25 ans pour les filles ; 30 ans pour les garçons12. Le fils ou la fille majeur(e) ou Ă©mancipĂ©(e) dispose alors dâune partie des biens famiIiaux quâil (elle) pourra administrer indĂ©pendamment. En 1767 Marguerite Frappa (p. 58) 22 ans, sollicite cette Ă©mancipation et ses parents lui accordent une dot de 1000 livres payable en 10 fois ainsi que deux habits, linge, literie, garde-robe. Puis « elle a trĂšs humblement suppliĂ© Anne Paulet et Madelaine Sovignet, filles rubaniĂšres de ladite sociĂ©tĂ© de Saint Joseph de la recevoir en icelle ». Les conditions dâentrĂ©e de Marianne Ravel (Anne-Marie Ravel en 1790) en 1773 (p. 130) sont semblables. La supĂ©rieure est alors Marie-Claire Seut. La dot est constituĂ©e de 700 livres, deux habits, un lit garni, une garde-robe et seize mĂ©tans13 de blĂ©-seigle.
En somme la dot est rĂ©partie en trois postes : le trousseau, comme pour une mariĂ©e ; des ressources en nature ; de lâargent. Nous pouvons supposer que la grande tante et la tante de Marcellin Champagnat ont joui de dots assez semblables lors de leur entrĂ©e en communautĂ©. Le F. Avit nous dit (Annales, T. 1 p. 5 § 17) que Jeanne Champagnat aurait donnĂ© Ă son couvent un petit bois de pins encore nommĂ© « la pinĂ©e (pinĂšde) Champagnat ». En somme, les SĆurs de Saint Joseph viennent de familles jouissant dâune modeste aisance, mĂȘme si leur dot ne suffit pas Ă les entretenir. Nous pouvons supposer quâAnne Champagnat, nĂ©e en 1722, est entrĂ©e chez les SĆurs entre 1745 et 1750 et que sa niĂšce ThĂ©rĂšse, nĂ©e en 1752, lâa fait entre 1775 et 1780.
La communautĂ© nâayant pas dâexistence juridique, chaque sĆur de St Joseph reste propriĂ©taire des biens apportĂ©s dans la communautĂ©, mĂȘme si la gestion en est confiĂ©e Ă une responsable. Pour que les biens apportĂ©s par les dots restent dans la communautĂ©, chaque sĆur lĂšgue Ă une de ses consoeurs lâessentiel des biens apportĂ©s. Ainsi, Catherine Berthon, dans son testament du 10 dĂ©cembre 1762, donne 10 livres Ă son pĂšre et Ă sa mĂšre et 5 sols Ă ses autres parents. Le reste, câest-Ă -dire presque tout, va Ă Anne Pollet ou Magdelaine Sovignet, les responsables de la communautĂ©. Marguerite Frapa semble moins gĂ©nĂ©reuse envers la communautĂ© : le 30 juin 1770 elle lĂšgue 300 livres Ă son pĂšre et autant Ă sa mĂšre. Le reste va Ă Madelaine Sovignet ou Anne Pollet ou encore Louize Celle (qui ne figure plus dans la communautĂ© en 1790). Anne Pollet nĂ©e en 1712 au Creux, qui deviendra supĂ©rieure vers 1770, a rĂ©digĂ© son testament en 1756 : elle donne 5 sols Ă chacun de ses parents ayant droit Ă succession, câest-Ă -dire une somme purement symbolique. Son hĂ©ritiĂšre universelle sera Madelaine Sovignet ou Catherine Chorin. Ainsi, le systĂšme dot-testament, qui suppose une grande confiance entre membres de la communautĂ© et une habile gestion, permet une certaine aisance dâautant que la rubanerie apporte des ressources complĂ©mentaires.
Les filles rubaniÚres dévotes et les autres
Le lien religieux ne doit pas occulter le fait que les SĆurs de Saint Joseph sont une communautĂ© de « filles rubaniĂšres ». Il existe dâailleurs des communautĂ©s de rubaniĂšres sans motivation religieuse explicite, dont les Amis de Marlhes (p. 135) nous donnent un exemple. En 1782, Antoinette Petit, Jeanne-Marie Murgue, et Jeanne Boyer qui auront respectivement 50, 43 et 30 ans dans le recensement de 1790, ont dĂ©cidĂ© de constituer une sociĂ©tĂ© partageant travail, gĂźte et couvert, sans aucune obligation religieuse mentionnĂ©e. La sociĂ©tĂ© sera dirigĂ©e par Antoinette Petit qui accueille les deux autres au bourg dans sa maison. En cas de dĂ©cĂšs ou mariage de lâune ou lâautre, chacune reprend son indĂ©pendance. Comme ces trois associĂ©es figurent au recensement de 1790 sans que le curĂ© prĂ©cise leur mĂ©tier, il se peut que dâautres communautĂ©s de rubaniĂšres existent dans la paroisse. En 1808 cette communautĂ© nâexistera plus, ce qui nâa rien dâĂ©tonnant vu lâĂąge de deux des sociĂ©taires.
Mais en gĂ©nĂ©ral la rubanerie est, dans les familles, une ressource dâappoint assurĂ©e par les femmes et les grandes filles se prĂ©parant au mariage. En 1790, le curĂ© Allirot, mentionne en effet une quinzaine de rubaniĂšres, la plupart entre 15 et 25 ans. Le recensement de 1808 ne mentionne que deux rubaniĂšres, lâune de 40 ans Ă La Fayole ; une autre de 24 ans au hameau de La Faye, qui sont peut-ĂȘtre des bĂ©ates14. Est-ce un signe de crise ou un simple dĂ©sintĂ©rĂȘt du curĂ© ?
Les placements financiers des soeurs
GrĂące Ă la rĂ©munĂ©ration de leur travail et aux dots, les SĆurs de Saint Joseph, dans un monde Ă©conomique oĂč lâargent est rare, sont en mesure de prĂȘter des sommes non nĂ©gligeables tout en sâassurant des rentes solides. Ainsi, le 14 mai 1760 J.B. Champagnat et Marianne Ducros son Ă©pouse (grands parents de Marcellin) sâengagent Ă verser annuellement aux sĆurs une rente de 25 livres en raison dâun prĂȘt de 500 livres consenti par Anne Pollet et Madelaine Sovignet « filles associĂ©es, rubaniĂšres ». Pour obtenir ce prĂȘt ils ont hypothĂ©quĂ© leur domaine du Rozey. Le mĂȘme jour les deux mĂȘmes sĆurs prĂȘtent 200 livres Ă Jacques Berthon, sabotier. Une semaine aprĂšs, le 21 mai 1760, elles prĂȘtent 200 livres Ă Jean Fournel, maitre maçon et sa femme, qui sâengagent Ă payer une rente de 10 Livres par an. Un mois plus tard, le 22 juin 1760 elles prĂȘtent 800 livres Ă BarthĂ©lemy Ploton marchand de St Genest, probablement contre une rente de 5 % soit 40 Livres.
LâannĂ©e 1760 a-t-elle Ă©tĂ© particuliĂšrement faste pour les SĆurs de Saint Joseph ou bien ces prĂȘts rapprochĂ©s traduisent-ils une activitĂ© plus habituelle ? En tout cas les sĆurs nâagissent pas comme des banquiĂšres, mais pratiquent des placements sĂ»rs auprĂšs de leurs relations proches tandis que les dĂ©biteurs empruntent Ă un taux raisonnable (5 %) sans risque dâĂȘtre contraints Ă des remboursements intempestifs. Dâailleurs, câest plutĂŽt lâinverse qui se passe (Amis de Marlhes p. 133) : ce nâest quâen 1766 que Jacques Bayle rembourse les 20 livres dâun prĂȘt consenti en 1725. Et puis les sĆurs ont aussi des charges, notamment les droits de succession (p. 160). En 1768 Anne Paulet et Magdelaine Sovignet hĂ©ritiĂšres de leur supĂ©rieure Izabeau Lardon et des autres sĆurs de Marlhes prĂ©sentent au fermier (percepteur) du comte de Roussillon une quittance de 30 livres Ă©tablie en 1741 « pour les droits de demy lods15 de la maison Ă elles appartenant, scize au lieu de Marlhes, dues par le dĂ©cĂšs de la sĆur Villette » qui paraĂźt avoir Ă©tĂ© juridiquement la propriĂ©taire de la maison.
Economie et politique en temps de révolution
Evidemment la RĂ©volution perturbera les sĆurs de Saint Joseph sur le plan religieux mais aussi âon y pense moins â sur le plan Ă©conomique. Je vais donc donner un aperçu sommaire de lâĂ©volution politico-Ă©conomique de ces dix annĂ©es (1789-1799) extrĂȘmement chaotiques avant de traiter des aspects religieux. SĆurs de Saint Joseph et BĂ©ates ne sont pas atteintes par la mise Ă la disposition de la nation des biens du clergĂ© le 2 novembre 1789. Elles ne le sont pas davantage par lâinterdiction des vĆux religieux (solennels) le 13 fĂ©vrier 1790 qui va provoquer de grandes perturbations dans les couvents. Elles ne le seront quâindirectement par le vote de la Constitution civile du clergĂ© le 12 juillet, que le pape condamnera le 10 mars 1791. Leur soutien au clergĂ© rĂ©fractaire Ă la Constitution civile leur causera ensuite bien des persĂ©cutions. Mais câest dâabord en tant que « filles rubaniĂšres » quâelles subiront les consĂ©quences de la RĂ©volution. Ainsi dit le F.Gabriel Michel (Les annĂ©es obscures⊠p. 64) :
« Lâabolition des douanes intĂ©rieures (2 novembre 1790), puis celle des octrois16 (1° mai 1791) avait dâabord causĂ© lâeuphorie, et la vente des soieries fabriquĂ©es en France avait beaucoup progressĂ©. Mais [âŠ] dans la sĂ©ance du 17 novembre 1792, le Conseil municipal de Marlhes Ă©voque les ouvrages de rubans « qui cessent de toutes parts17 ».
La situation sâest durcie Ă partir du 20 avril, la France rĂ©volutionnaire dĂ©clarant pratiquement la guerre Ă lâEurope. Le 10 aoĂ»t 1792 câest la chute de la royautĂ©, suivie de massacres Ă Paris et de la proclamation de la rĂ©publique le 21 septembre. Au mois dâaoĂ»t sont supprimĂ©es les congrĂ©gations sĂ©culiĂšres et les confrĂ©ries. Aucune partie de lâenseignement public ne doit ĂȘtre confiĂ©e aux maisons des ci-devant congrĂ©gations (Françoise Mayeur) . Câest ensuite la montĂ©e de la Terreur avec exĂ©cution du roi le 21 janvier 1793, guerre civile, rĂ©quisitions, dĂ©valuations monĂ©taires, dĂ©christianisation violente, marasme Ă©conomique, ⊠La Terreur rend dangereux les voyages des marchands qui apportent aux rubaniĂšres le fil Ă tisser et rĂ©cupĂšrent le produit fini pour le commercialiser:
« Le 18 septembre 1793, Camille Dugas, rubanier de St. Chamond18 sâĂ©tait trouvĂ© Ă St. Genest. La guerre battait dĂ©jĂ son plein et, mĂȘme sâil faisait valoir 600 mĂ©tiers dans le village, ce nâĂ©tait pas un motif suffisant pour se promener. [âŠ] Il sâen tire en donnant 200 livres pour manifester son zĂšle patriotique 19»
Sans ĂȘtre idylliques les annĂ©es 1795-97 sont politiquement assez calmes. Mais « le dĂ©but de 1795 est trĂšs dur [âŠ] et dĂšs la fin de ventĂŽse (mi-mars), le pain fait dĂ©faut. Comme il faut trouver du travail pour les gens, des bourgeois comme Fournas20 ou Dugas, marchands de rubans de St. Chamond, obtiennent des passeports pour aller « en Suisse et autres pays conquis par la RĂ©publique, Ă lâeffet dây exporter les objets de luxe pour Ă©changer, soit contre des objets de premiĂšre nĂ©cessitĂ©, soit des matiĂšres premiĂšres21 ».
La situation Ă©conomique sâamĂ©liorant, le 4 fĂ©vrier 1797 lâassignat, dont personne ne veut plus, est remplacĂ© par la monnaie mĂ©tallique. Mais, les royalistes ayant relevĂ© la tĂȘte, le coup dâEtat rĂ©publicain du 18 Fructidor (4 septembre 1797) instaure une nouvelle terreur rĂ©volutionnaire, antiroyaliste et antichrĂ©tienne qui peine Ă imposer sa loi. Et des rĂ©gions entiĂšres, dont celle de Marlhes, vivent en semi-anarchie oĂč cohabitent autoritĂ©s civiles, bandes royalistes, banditisme, dĂ©serteurs et prĂȘtres rĂ©fractaires. Câest aussi le dĂ©sordre Ă©conomique. Le 24 prairial An VI (12 juin 1798), J.B. Champagnat nous en donne, pour Marlhes, un aperçu remarquablement synthĂ©tique :
« Si le recouvrement des impositions est lent, câest que le numĂ©raire âla monnaie mĂ©tallique- est rare ; il y a trĂšs peu de bois. Depuis trois ans, gelĂ©e et grĂȘle ont emportĂ© la rĂ©colte ; la fabrication du ruban ne va plus… ».
Ce marasme Ă©conomique durera jusquâau coup dâEtat de Bonaparte le 18 Brumaire (9 novembre 1799) qui permettra de rĂ©tablir lâautoritĂ© de lâEtat, la prospĂ©ritĂ© Ă©conomique et la religion catholique, grĂące au concordat de 1802.
ProspĂ©ritĂ© Ă©conomique des sĆurs de Saint Joseph ?
Quelques documents notariĂ©s prĂ©sentĂ©s par les Amis de Marlhes nous apprennent que la communautĂ© des sĆurs fonctionne toujours et que sa situation financiĂšre nâest pas mauvaise puisquâen juillet 1793 J.B. Courbon22 emprunte Ă Marguerite Frapa et Catherine Berthon, rubaniĂšres, un capital de 3000 livres en assignats23. Le 26 dĂ©cembre 1795 il veut rembourser la somme totale, augmentĂ©e de 150 livres dâintĂ©rĂȘts. Mais les sĆurs refusent le remboursement car, lâassignat ayant Ă©tĂ© trĂšs dĂ©valuĂ© entretemps, elles y perdraient trop. Le 10 fĂ©vrier 1798, Courbon proposera de rembourser en monnaie mĂ©tallique. Mais Marguerite Frapa hĂ©site et nous ne savons ni comment ni quand lâaffaire a Ă©tĂ© rĂ©solue.
La communautĂ© des sĆurs de Saint Joseph nâa donc pas Ă©tĂ© entiĂšrement dissoute puisque nous la voyons fonctionner en 1793, 1795, 1798 sous la direction de Marguerite Frappa et Catherine Berthon. Et celles-ci vivent ensemble puisquâen 1795 et 1798, Courbon, le notaire et deux tĂ©moins se rendent « dans le domicile de Marguerite Frappa et Catherine Berthon » pour les persuader dâaccepter la transaction. Il est probable que dâautres sĆurs vivent avec elles car, en septembre 179, câest Marguerite Frappa24 qui signale Ă lâagent municipal de Marlhes le dĂ©cĂšs de Jeanne Champagnat, rubaniĂšre, « dĂ©cĂ©dĂ©e en son domicile » qui est sans doute la maison des SĆurs de St Joseph. Mais est-ce la mĂȘme maison quâen 1790 ?
SĆur ThĂ©rĂšse et la famille Champagnat
Cette permanence de la communautĂ© des sĆurs semble contredire la tradition des FrĂšres Maristes (Vie ch. 1 p. 4) disant que ThĂ©rĂšse Champagnat, tante de Marcellin, recueillie par son frĂšre au Rozey, en 1791 « Ă©tait une religieuse qui, comme tant dâautres, avait Ă©tĂ© chassĂ©e de son couvent »25. Ce nâest sans doute ni complĂštement faux ni tout Ă fait vrai. ThĂ©rĂšse sâest bien rĂ©fugiĂ©e chez son frĂšre mais plus probablement sous la Terreur, Ă la fin de 1793 ou au dĂ©but de 1794, parce que sa libertĂ© et sa vie Ă©taient menacĂ©es par les autoritĂ©s rĂ©volutionnaires qui la considĂ©raient comme « bĂ©ate ».
En effet, dans la rĂ©gion de Saint Etienne et la Haute-Loire, les autoritĂ©s rĂ©volutionnaires et dĂ©christianisatrices ont crĂ©Ă© un mythe de la bĂ©ate dĂ©finie comme une dĂ©vote fanatique prompte Ă cacher les prĂȘtres, Ă les ravitailler et Ă les seconder dans leur apostolat clandestin. Dans les Annales de lâinstitut (Tome 1 p. 10, § 38) le F. Avit cite dâailleurs un document du 11 octobre 1793 enjoignant au « citoyen Champagnac », de surveiller avec lâaide de son cousin Ducros, les communes du canton de Marlhes et notamment « de faire arrĂȘter et transfĂ©rer dans les prisons de Saint Etienne toutes les filles bĂ©ates et fanatiques et tous les prĂȘtres rĂ©fractaires ». On est alors, juste aprĂšs la promulgation de la loi des suspects du 17 septembre qui permet dâarrĂȘter tous ceux qui sont soupçonnĂ©s de sâopposer Ă la RĂ©publique. Et les autoritĂ©s trouvent Champagnat trop mou dans lâapplication de cette loi terroriste.
Dans la paroisse voisine de Jonzieux les activistes rĂ©volutionnaires se sont montrĂ©s plus dĂ©cidĂ©s. Le F. Gabriel Michel cite le tĂ©moignage de Mademoiselle Rosalie Massardier, du hameau de Rebaudes, Ă propos des sĆurs de la commune, qui, au cours de lâannĂ©e 1794, sont conduites Ă Feurs en char Ă bĆufs « pour y ĂȘtre emprisonnĂ©es en attendant la guillotine ».
« Câest un nommĂ© Ravel qui est chargĂ© de la corvĂ©e. Le char est escortĂ© par un peloton de gendarmerie. Au lieu-dit « la Chavanne », les Bleus sâarrĂȘtent pour boire. Le char continue et arrive Ă un endroit broussailleux. Ravel dit alors sans se retourner :ââSi quelquâune voulait se sauver, ce nâest pas moi qui la verraisââ. Une jeune religieuse, Jouve de MassardiĂšre, en profite. Elle restera cachĂ©e dans sa famille et rejoindra ensuite ses compagnes sauvĂ©es par la mort de Robespierre »26.
La loi des suspects va ĂȘtre aggravĂ©e par le dĂ©cret du 26 fĂ©vrier 1794 (8 VentĂŽse de lâan II) qui ordonne de mettre sous sĂ©questre les biens des suspects. Mais jusquâĂ quel point cette mesure a-t-elle Ă©tĂ© appliquĂ©e aux sĆurs de Marlhes ? Pour Ă©viter de tomber sous le coup de la loi, elles ont dĂ» procĂ©der Ă une dispersion partielle car Marie-Madeleine Peyrard, Anne Champagnat, Madeleine Lardon ĂągĂ©es respectivement de 68, 66 et 64 ans en 1790 ne peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme suspectes. MĂȘme Marie-Anne Berton et Marguerite Frapa (respectivement 50 et 44 ans en 1790) semblent vues comme des femmes ĂągĂ©es. Et puis, les « ci-devant sĆurs de Saint Joseph » peuvent prĂ©tendre que leur vie commune est justifiĂ©e par leur activitĂ© de « filles rubaniĂšres ».
Les quatre sĆurs plus jeunes, dont la plus ĂągĂ©e est ThĂ©rĂšse Champagnat, 37 ans, peuvent davantage ĂȘtre soupçonnĂ©es de menĂ©es subversives et doivent trouver des lieux de refuge familiaux ou autres. Et câest sans doute entre octobre 1793 et fĂ©vrier 1794 que ThĂ©rĂšse-Louise Champagnat vient habiter chez son frĂšre. Cet Ă©loignement est dĂ» aux circonstances mais aussi, dans les petites communautĂ©s de « sĆurs agrĂ©gĂ©es » des bourgs et villages, la vie quotidienne en communautĂ© nâĂ©tait pas un impĂ©ratif absolu (M. Vacher p. 341-361). Dâailleurs le recensement de 1808 signale, au hameau de Montaron, Marie Clapeyron , 67 ans, « sĆur de Saint Joseph », qui vit seule.
Nous avons un indice sur la prĂ©sence de ThĂ©rĂšse au Rozey vers 1794-95 par lâanecdote sur Marcellin enfant demandant si la RĂ©volution est une personne ou une bĂȘte (Vie, ch. 1). A quoi la tante aurait rĂ©pondu quâelle est « plus cruelle quâaucune bĂȘte qui soit au monde ». Si cet Ă©pisode est authentique27 il suppose chez Marcellin la naĂŻvetĂ© et la curiositĂ© dâun enfant de moins de sept ans, Ă une Ă©poque oĂč les ravages de la RĂ©volution justifient amplement les propos de sa tante.
Câest aprĂšs le coup dâEtat du 18 Fructidor (4 septembre 1797) qui reprend une politique de dĂ©christianisation que, dans sa sĂ©ance du 7 brumaire (28 octobre 1797) de lâan six, le conseil municipal annoncera la mise en vente de « plusieurs biens nationaux entre autres une maison, jardin et un bois situĂ©s en cette commune, appartenant aux ci-devant28 SĆurs de St. Joseph de Marlhes, qui seront vendus le 13 (brumaire) en prĂ©sence de lâadministration du district. Elles (les mises en vente) ont Ă©tĂ© de suite affichĂ©es». Il est difficile de savoir si la vente a eu lieu car ce nouveau gouvernement peine Ă imposer son autoritĂ© et on peut mĂȘme supposer le rachat de la maison par un homme de paille des sĆurs.
ThérÚse Champagnat cachée chez son frÚre ou seulement retirée ?
Acceptons donc lâidĂ©e que ThĂ©rĂšse a vĂ©cu chez son frĂšre durant la Terreur. On peut supposer quâen 1793-94 elle lui imposait une vie clandestine ou au moins trĂšs discrĂšte pour Ă©viter quâune dĂ©nonciation ne crĂ©e des ennuis Ă son frĂšre de sĂ©rieux ennuis. Mais dans les annĂ©es 1795-97 la persĂ©cution a cessĂ© : les prĂȘtres exilĂ©s rentrent ; les prĂȘtres cachĂ©s rĂ©apparaissent. LâEglise se reconstitue prudemment car la situation demeure prĂ©caire. Mais câest aussi lâĂ©poque oĂč J.B. Champagnat, qui a perdu toute influence politique, se trouve menacĂ© dâarrestation ou mĂȘme dâassassinat par les bandes royalistes et contre-rĂ©volutionnaires. Câest ce qui arrive Ă son cousin Ducros, assassinĂ© par une bande contre-rĂ©volutionnaire dans la prison de St Etienne le 3 juin 1795. Ainsi, en 1795-97 les rĂŽles de Jean-Baptiste et de ThĂ©rĂšse Champagnat ont pu sâinverser : cette fois câest la « bĂ©ate » qui protĂšge le jacobin et sa famille contre les tentatives de vengeance. Nous avons vu ci-dessus quâensuite le temps de la seconde terreur (1797-1799) ne permettait guĂšre Ă ThĂ©rĂšse de rentrer dans sa communautĂ©. Son retour dĂ©finitif pourrait se situer entre 1800 et la publication du concordat, en avril 1802.
Il faudrait se demander aussi quels accords financiers ont Ă©tĂ© passĂ©s entre les sĆurs Saint Joseph et Jean-Baptiste Champagnat. ThĂ©rĂšse pouvait dâailleurs disposer de sa dot pour acquitter un prix de pension. Elle exerçait certainement aussi son mĂ©tier de rubaniĂšre tout en aidant au mĂ©nage et Ă lâĂ©ducation des enfants. Il me paraĂźt en tout cas improbable que ThĂ©rĂšse ait longuement rĂ©sidĂ© chez un frĂšre ayant de nombreux enfants Ă charge sans quâaient existĂ© entre eux des arrangements financiers.
Une Ă©ducation de la sĆur ThĂ©rĂšse plus poussĂ©e que ne le croient les FrĂšres ?
Cette question financiĂšre pose la question dâune ThĂ©rĂšse exerçant Ă domicile les fonctions dâune maĂźtresse dâĂ©cole. Il est vrai que les sources maristes sont loin de voir ThĂ©rĂšse sous cet angle : la Vie du Fondateur (Ch. 1 p. 4-5) dresse de la tante un portrait fort conventionnel : câest une personne « dâune Ă©minente piĂ©tĂ© et dâune grande vertu », qui enseigne Ă Marcellin « les mystĂšres de notre sainte religion », lui faisant faire ses priĂšres, lui contant « des histoires tirĂ©es de la vie des saints », lâinitiant Ă la dĂ©votion Ă la Sainte Vierge, aux saints anges gardiens, et aux Ăąmes du purgatoire ». Il est vrai que « souvent pendant sa vie on lâa entendu (le Fondateur) parler de sa pieuse tante et des instructions quâelle lui avait faites dans son enfance [âŠ] et il conservait pour elle une reconnaissance et une affection qui devaient durer autant que sa vie ». Mais lĂ encore, le F. Jean-Baptiste demeure trĂšs imprĂ©cis. Et il estime fort peu la science profane de la mĂšre et de la tante qui, nâayant pu apprendre quâimparfaitement la lecture Ă Marcellin, « on lâenvoya chez un maĂźtre dâĂ©cole pour se perfectionner dans la lecture et pour lui apprendre Ă Ă©crire ».
Cependant, lâaffaire de la premiĂšre communion de Marcellin pose un problĂšme chronologique : Le F. Jean-Baptiste et le F. Avit nous disent que Marcellin fait sa premiĂšre communion Ă onze ans, soit en 1800, alors que lâĂąge normal est treize ans29. Si tel est le cas, lâinstruction donnĂ©e par la tante aurait pu ĂȘtre de niveau un peu plus Ă©levĂ© que ne le pensent les FrĂšres30. Mais la date la plus vraisemblable serait plutĂŽt 1801 ou 1802, aprĂšs que Marcellin ait frĂ©quentĂ© une Ă©cole dont la fonction principale Ă©tait dâenseigner catĂ©chisme et lecture avant la premiĂšre communion. Il aurait donc frĂ©quentĂ© lâĂ©cole du bourg plusieurs annĂ©es (1800-1801 ?) puis, rebutĂ© par une mĂ©thode brutale et peu efficace, refusĂ© dây retourner aprĂšs sa premiĂšre communion. La tradition qui considĂšre ThĂ©rĂšse seulement comme une mĂšre spirituelle et celle quâil affirme quâil a trĂšs vite quittĂ© lâĂ©cole sont Ă prendre avec prudence. Il reste cependant que Marcellin Champagnat a dĂ©clarĂ© par la suite que son instruction premiĂšre avait Ă©tĂ© manquĂ©e.
ThérÚse, la famille Champagnat et les enfants du Rozey
Le Fr&eegrave;res Jean-Baptiste parle de lâinfluence de ThĂ©rĂšse comme si Champagnat avait Ă©tĂ© fils unique. Mais, quand elle arrive dans la maison Champagnat, probablement Ă la fin de 1793, les plus grands enfants Champagnat (Marie-Anne nĂ©e en 1775 ; BarthĂ©lemy nĂ© en 1777 ; Anne-Marie en 1779 đ ont respectivement 18, 16, 14 ans et Marguerite-Rose, nĂ©e en 1782, a une dizaine dâannĂ©es. Lâinfluence de ThĂ©rĂšse sur eux a Ă©tĂ© rĂ©duite et en tout cas, aucune des filles ne deviendra sĆur de Saint Joseph. Câest sur les derniers enfants : Jean-Pierre (1787) et Marcellin (1789), sans compter Joseph BenoĂźt, qui mourra Ă 13 ans, que pourra sâexercer lâinfluence de la tante.
Mais il se peut que durant la pĂ©riode 1793-1800 la prĂ©sence de ThĂ©rĂšse dans la famille Champagnat se soit rapprochĂ©e du modĂšle des bĂ©ates, vivant de la rubanerie tout en catĂ©chisant et instruisant les enfants et adultes de lâentourage et mĂȘme servant dâagent de liaison avec le curĂ© Allirot exerçant clandestinement son apostolat. Lâhistoire de la RĂ©volution est dâailleurs pleine dâexemples de laĂŻcs ou dâanciennes religieuses trĂšs actifs dans la rĂ©sistance Ă la RĂ©volution. Il en est mĂȘme un dans la paroisse voisine de Jonzieux oĂč la famille Duplay, au hameau de Rebaudes a constituĂ© un vĂ©ritable centre pastoral :
« Des catĂ©chismes, prĂ©paratoires Ă la premiĂšre Communion, se faisaient Ă Rebaudes. Des enfants y venaient de fort loin. Mme Stanislas Chaurain, religieuse des SĆurs de JĂ©sus, Ă Saint-Didier, et SĆur des PĂšres Chaurain, Maristes, nous a racontĂ© souvent que sa mĂšre et sa sĆur, originaires de Jonzieux, allaient recevoir, dans la famille Duplay, des leçons de catĂ©chisme, qui leur Ă©taient donnĂ©es en mĂȘme temps qu’a Claude et Ă Jean-Louis Duplay. Quelquefois c’Ă©taient des prĂȘtres qui expliquaient le catĂ©chisme ; Jean Duplay et Julienne La Vialle faisaient souvent aussi l’office de catĂ©chistes. Le plus souvent, cette fonction incombait Ă une ancienne religieuse, chargĂ©e en outre de visiter les malades, de les prĂ©parer Ă la rĂ©ception des Sacrements, de faire les lectures Ă©difiantes dans les assemblĂ©es religieuses, quand les prĂȘtres n’y pouvaient paraĂźtre sans danger 31. »
ThĂ©rĂšse aurait pu jouer un rĂŽle semblable au hameau du Rozey. Donner une Ă©ducation collective et familiĂšre Ă©tait dâailleurs une fonction quâelle avait pratiquĂ©e au bourg. Il est vrai que sa prĂ©sence au foyer dâun Jean-Baptiste Champagnat partisan de la RĂ©volution devait ĂȘtre quelque peu problĂ©matique. En mĂȘme temps, comme je lâai dit, elle avait des avantages : J.B. Champagnat et sa sĆur se protĂ©geaient lâun lâautre. Et le contact pouvait ĂȘtre maintenu avec M. Allirot cachĂ© quelque part. Il ne faut certainement pas aller jusquâĂ faire de la maison Champagnat un foyer de rĂ©sistance mais, comme bien des familles dans les temps troublĂ©s, les Champagnat ont jouĂ© sur les deux tableaux, par conviction certainement et aussi par rĂ©alisme. Ainsi, chez les Champagnat on ne risquait guĂšre, comme dans la plupart des foyers de rĂ©sistance Ă la rĂ©volution, dâamalgamer la cause catholique et la cause royale. Et en somme Jean-Baptiste et ThĂ©rĂšse Champagnat ont constituĂ© une fratrie fondĂ©e sur une distinction du politique et du religieux bien rare dans cette rĂ©gion Ă lâĂ©poque. Et en 1804, lâenvoi par M. Allirot des recruteurs du sĂ©minaire Ă la famille Champagnat peut passer pour une approbation discrĂšte dâune telle attitude.
ThérÚse inspiratrice de la pédagogie de Marcellin ?
Sur le rĂŽle de ThĂ©rĂšse Champagnat comme Ă©ducatrice au Rozey, il est possible dâavancer quelques arguments. Tout dâabord, si lâon en croit la tradition mariste, Marcellin a inculquĂ© aux FrĂšres lâexemple de sa tante comme modĂšle dâĂ©ducation chrĂ©tienne et celle du maĂźtre dâĂ©cole du bourg de Marlhes comme anti-modĂšle. Et le contraste entre cette premiĂšre Ă©ducation Ă base de relation confiante et celle, plus brutale, de lâĂ©cole paroissiale aurait contribuĂ© Ă faire naĂźtre la vocation Ă©ducative de Marcellin. Mais aussi, Champagnat, sĂ©minariste, nâa-t-il pas repris une tradition instaurĂ©e par sa tante ?
Julienne Epalle, (EnquĂȘte diocĂ©saine, p. 199) tĂ©moin au procĂšs de bĂ©atification de Marcellin rappelle en effet que, devenu grand sĂ©minariste, il rassemblait du monde pour lâinstruire durant ses vacances.
« DĂšs la premiĂšre semaine des vacances du grand sĂ©minaire, il (Champagnat) dit Ă quelques habitants du Rozey : Si vous veniez, je vous ferais le catĂ©chisme, je vous dirais comment il faut passer votre vie. La petite chambre se remplit. Les dimanches suivants on accourait des hameaux de La Frache, Ecotay, MalcogniĂšre, Montaron, LâAllier et, la chambre Ă©tant trop petite, il se tenait sur le seuil de la porte et parlait Ă lâauditoire qui remplissait la chambre et une piĂšce voisine [âŠ] Bon nombre de personnes du bourg de Marlhes venaient lâentendre. On remarquait surtout la SupĂ©rieure des sĆurs de Saint Joseph ».
Julienne Epalle, qui exagÚre sans doute le rayonnement de Marcellin jeune séminariste, ajoute que « pour faire plaisir à mes parents, qui étaient voisins de la maison Champagnat, il consacrait tous les jours quelques heures à nous instruire »32.
En agissant ainsi, Champagnat se comporte comme un sĂ©minariste au zĂšle plus quâordinaire. Mais ne reprend-il pas la tradition pastorale inaugurĂ©e par la SĆur ThĂ©rĂšse, faisant du hameau du Rozey, et plus prĂ©cisĂ©ment de la maison Champagnat, un pĂŽle pastoral ? Dâailleurs, en venant Ă©couter Marcellin dans la maison oĂč sĆur ThĂ©rĂšse, toujours vivante, avait exercĂ© une vingtaine dâannĂ©es auparavant, la supĂ©rieure des sĆurs de Saint Joseph paraĂźt authentifier une tradition. Et câest au moins avec lâaccord tacite du curĂ© que ces rĂ©unions ont lieu. Et puis, lorsque Champagnat enverra des frĂšres catĂ©chiser les hameaux de La Valla, Marcellin ne copiera-t-il pas le modĂšle quâil a connu, et mĂȘme pratiquĂ©, dans son propre hameau et dans sa maison ?
Quoique ces hypothĂšses soient fragiles nous devons admettre que ThĂ©rĂšse a jouĂ©, dans lâĂ©ducation du jeune Marcellin un rĂŽle structurant, sans doute moins par lâinstruction donnĂ©e, que par un style Ă©ducatif basĂ© sur une bonne relation adulte-lâenfant. Ne peut-on Ă©mettre lâhypothĂšse que câest sur ce fondement, dâabord plus ressenti que conceptualisĂ©, que Marcellin construira un projet exprimĂ© dĂšs 1816 dans le « Il nous faut des FrĂšres » ? Voit-il alors les FrĂšres comme le double masculin des sĆurs de St Joseph ? Ce nâest pas impensable, car, avec sa tante, il a expĂ©rimentĂ©, Ă un Ăąge oĂč les impressions se gravent en profondeur, un style Ă©ducatif Ă la fois christianisant et efficace, transmis au sein de petites communautĂ©s apostoliques.
Une Ă©ducatrice de Marcellin encore trop mal connue.
Il faut enfin nous interroger sur le fait que les sources maristes ne parlent de la tante ThĂ©rĂšse quâen Ă©voquant lâenfance de leur fondateur. Les Annales de lâinstitut signalent nĂ©anmoins la date de sa mort le 2 mai Ă 72 ans33 (tome 1 p. 13, § 42). au moment oĂč son neveu Marcellin, devenu prĂȘtre, ĂągĂ© de 35 ans, entreprend de construire lâHermitage. Nous ne savons donc rien des rapports entre ThĂ©rĂšse et son neveu durant plus dâun quart de siĂšcle. Il serait hasardeux dây voir un signe de brouille entre eux. Câest plutĂŽt un exemple de plus de la grande discrĂ©tion entretenue par Marcellin sur sa famille. Ceci dit, la dĂ©claration du dĂ©cĂšs de ThĂ©rĂšse a de quoi surprendre. Comme elle est trĂšs diffĂ©rente du procĂšs-verbal de dĂ©cĂšs de sa tante Jeanne, il vaut la peine de placer cĂŽte Ă cĂŽte, ces deux documents nous rĂ©vĂ©lant des moments trĂšs diffĂ©rents de lâhistoire des SĆurs Saint Joseph de Marlhes en mĂȘme temps que le destin final de la grande tante et de la tante de Marcellin.
DĂ©cĂšs de Jeanne Champagnat (16 septembre 1798) |
DécÚs de ThérÚse Champagnat |
Le trente fructidor de lâan six de la RĂ©p (ublique) françoise (sic), sur les dix heures du matin, devant nous, agent municipal de la commune de Marlhes, a comparu Margueritte Frappa de la commune de Marlhes, laquelle a dĂ©clarĂ© que Jeanne Champaignat, rubaniĂšre, demeurante en ce lieu est dĂ©cĂ©dĂ©e ce jour dâhui dans son domicile ĂągĂ©e de soixante-quinze ans, dâaprĂšs laquelle dĂ©claration mâĂ©tant assurĂ© du dĂ©cĂšs, de lad(ite) Champaignat ai rĂ©digĂ© le prĂ©sent acte que jâai signĂ© avec lad(ite) Frappa. |
Ce jour dâhui quinze mai dix-huit cent-vingt -quatre Ă neuf heures du matin par devers nous maire et officier de lâĂ©tat-civil de la commune de Marlhes ont comparu Jean B(aptis)te Augustin Viallette ĂągĂ© de trente neuf ans, cabaretier, et Guillaume Cheyret ĂągĂ© de trente-sept ans, marĂ©chal ferrant, demeurant tous deux au bourg de Marlhes, qui nous ont dit que Louise Champagnat, native de cette commune, dite sĆur ThĂ©rĂšse de la congrĂ©gation de St Joseph, ĂągĂ©e de soixante et douze ans, rubaniĂšre, demeurant au bourg de Marlhes, est dĂ©cĂ©dĂ©e le jour dâavant-hier Ă six heures du soir au bourg de Marlhes dans son domicile susd(it) ; aprĂšs nous ĂȘtre assurĂ© du dĂ©cĂšs ci-dessus dĂ©clarĂ©, nous avons rĂ©digĂ© le prĂ©sent acte dont nous avons donnĂ© lecture aux comparants qui ont signĂ© avec nous. |
Quand meurt Jeanne Champagnat, Marlhes nâest pas une commune mais fait partie dâun ensemble administratif plus vaste, prĂ©sidĂ© par J.B. Champagnat. Il est un peu Ă©trange quâune seule personne â et une femme – fasse la dĂ©claration de dĂ©cĂšs et quâaucun membre de la famille Champagnat ne soit prĂ©sent. En tout cas, Margueritte Frappa est SĆur de Saint Joseph, ce qui signifie que le lien entre elle et la dĂ©funte a Ă©tĂ© maintenu et que les deux femmes vivent ensemble ou au moins en contact Ă©troit. En ce temps de retour de la persĂ©cution religieuse (la terreur fructidorienne) on se garde bien de faire allusion aux SĆurs de Saint Joseph. Par contre le titre de rubaniĂšre, dâailleurs traditionnel, ne fait pas difficultĂ©.
Le procĂšs-verbal du dĂ©cĂšs de ThĂ©rĂšse Champagnat est Ă©crit en contexte pacifique mais ne prĂ©sente pas moins dâĂ©trangetĂ©s. Cette fois, aucune sĆur de Saint Joseph nâintervient, mais un cabaretier et un marĂ©chal ferrant, sans doute ses voisins. Leur dĂ©claration est tardive, comme si le dĂ©cĂšs de sĆur ThĂ©rĂšse nâavait pas Ă©tĂ© dĂ©couvert immĂ©diatement. En tout cas, les deux tĂ©moins paraissent fort bien renseignĂ©s sur la dĂ©funte : ils savent quâelle a deux prĂ©noms : lâun officiel (Louise) lâautre usuel ; ils connaissent son Ăąge et son appartenance aux SĆurs de Saint Joseph mais ni celles-ci ni la famille Champagnat nâinterviennent. On a lâimpression que ThĂ©rĂšse, au moment de son dĂ©cĂšs, vivait en marge de sa communautĂ© et de sa famille. Ainsi, Ă peine Ă©voquĂ©e par la tradition des FrĂšres Maristes, ThĂ©rĂšse garde jusquâau bout sa part de mystĂšre.
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F. André Lanfrey, décembre 2018
1 Publié par Les Amis de Marlhes en juin 2011
2 Publié sous forme de Cahier A4 par la maison généralice à Rome, 2001, 292 p.
3 Ouvrage cité p. 187-191.
4 Cahier multigraphié publié par la maison généralice, 182 p. sans date (vers 2000).
5 Les Marlhiens et leurs notaires, p. 128
6 Registre des baptĂȘmes, A. D. de la Loire.
7 ThĂ©rĂšse Champagnat a reçu au baptĂȘme un seul prĂ©nom, Louise, celui de sa marraine, Louise Crouzet. En principe les SĆurs de St Joseph nâont pas de nom de religion mais certaines sĆurs semblent en choisir un. Les constitutions des SĆurs de Saint Joseph (M. Vacher, p. 417) rappellent quâelles ont Ă©tĂ© fondĂ©es le 15 octobre 1650 « fĂȘte de Sainte ThĂ©rĂšse ». On peut supposer une dĂ©votion particuliĂšre de la tante Louise envers ThĂ©rĂšse dâAvila, ou quâelle est entrĂ©e dans la communautĂ© des sĆurs le jour de la fĂȘte de la sainte.
8 Chronologie mariste, Rome 2010, p.16.
9 Des « rĂ©guliĂšres » dans le siĂšcle. Les sĆurs de Saint Joseph du PĂšre MĂ©daille aux XVII° et XVIII° siĂšcles, Editions Adosa, Clermont-Ferrand, 1991, 464 p.
10 Il y a au moins quatre maisons de bĂ©ates Ă Marlhes, notamment Ă Lallier et La Faye. Elles sont reconnaissables Ă un clocheton qui permet dâappeler Ă lâassemblĂ©e.
11 Ce sont de pauvres journaliers qui complÚtent leurs revenus par des fonctions de sous-clercs paroissiaux payés par la fabrique.
12 La loi du 20 septembre 1792 lâĂ©tablira Ă 21 ans pour filles et garçons.
13 Mesure de capacité équivalant à 33 litres.
14 A La Faye il existe une ancienne maison de béate encore munie du clocheton caractéristique.
15 Droits féodaux sur les successions.
16 PĂ©ages Ă lâentrĂ©e des villes.
17 : Registre des DĂ©libĂ©rations. P. 28. Cette crise de 1792 est lâune des consĂ©quences de la guerre dĂ©clarĂ©e en avril.
18 La famille Dugas figurera parmi les bienfaiteurs du P. Champagnat.
19 Les Années obscures⊠p. 70.
20 Mademoiselle Fournas sera une bienfaitrice du P. Champagnat.
21 : Joseph de Fréminville, op. cit. p. 160. Cité dans Les années obscures⊠p. 113.
22 Domicilié au hameau de La Faye, il est maire en 1791-92. Supplanté par Tardy, il redeviendra maire en 1795.
23 Le 11 avril dĂ©cret interdisant les transactions en numĂ©raire. Les gens se mĂ©fient de lâassignat, monnaie papier, qui se dĂ©value rapidement.
24 Voir le texte du procĂšs-verbal ci-dessous.
25 Annales de lâinstitut, T. 1, p. 5, § 17. Vie de Champagnat, Ch. 1 p. 4.
26 : TĂ©moignage de Mademoiselle Rosalie Massardier, recueilli par un chercheur anonyme.
27 Il existe une autre version de lâhistoire oĂč Marcellin interroge son oncle en demandant si la rĂ©volution est un homme ou une femme. Cette version paraĂźt moins fiable car lâemploi de lâarticle « la » signifie le genre fĂ©minin.
28 Lâexpression « ci-devant » signifie « auparavant, dans lâAncien-RĂ©gime ».
29 Vie, ch. 1 p. 5 ; Annales de lâinstitut, tome 1, p. 7, § 30. Câest possible mais lâaffirmation nâest, Ă ma connaissance, confirmĂ©e par aucun document probant.
30 Dans Les annĂ©es obscures de Marcellin Champagnat p. 13, le F. Gabriel Michel nous dit que Louise ne signait pas « Champagnat » mais « Champaiat » nâarrivant pas Ă maĂźtriser la graphie « gn ». Peut-ĂȘtre. En tout cas elle signe son nom.
31 AbbĂ© J.M. Chausse, Vie de M. lâabbĂ© Jean-Louis Duplay, St Etienne, 1887, tome 1, ch. 3 p. 37
32 DĂšs 1856 le F. Jean-Baptiste (Vie p. 25) donnait dĂ©jĂ des dĂ©tails semblables : « Souvent Il rĂ©unissait dans sa chambre les enfants de son village, pour leur apprendre le catĂ©chisme et les priĂšres. Les jours de dimanche il rĂ©unissait mĂȘme les grandes personnes ».
33 En fait le 13 mai comme le suggĂšre lâĂ©tat-civil.
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