A la découverte du F. François – Essai sur sa démission (18 juillet 1860)
Frère Louis-Laurent
20/Apr/2010
II – Le Chapitre Général de 1860
La première partie de cet essai1 nous a montré que loin d'être un coup de tête ou une désertion de poste, la démission du Vénéré Frère François ne fut que l'aboutissement normal d'une longue maturation spirituelle accompagnée d'une prise de conscience toujours plus aiguë de la précarité de son état physique.
Cette démission, unique dans l'histoire de nos Supérieurs Généraux, se déroula dans le cadre du troisième Chapitre Général, réuni officiellement pour empêcher l'Administration Générale de faillir à sa tâche, pour lui donner, toute l'exactitude et tous les soins qui en assurent le succès.
1. Convocation du III° Chapitre Général (2 juillet 1860).
Soulignons d'abord une curiosité : le premier Chapitre2 qui élut le Vénéré Frère François, le 12 octobre 1839, à Notre-Dame de l'Hermitage, et le troisième Chapitre qui accepta sa démission le 18 juillet 1860, à Saint-Genis-Laval, n'étaient pas constitués de membres élus. Etaient membres de droit du premier Chapitre, tous les Frères Profès Perpétuels, alors au nombre de 112 ; en fait, seul 92 Profès Perpétuels prirent part à l'élection. Etaient membres de droit du troisième Chapitre tous les Frères Profès Stables.
Depuis le 2 septembre 1855, 42 Frères avaient émis le vœu de Stabilité ; parmi eux, trois étaient déjà morts3 et trois autres ne purent se rendre à Saint-Genis-Laval « pour des motifs admis par le Chapitre». Restaient donc pour l'assemblée capitulaire 36 Frères Stables, y compris le Révérend Frère Supérieur Général et ses trois Assistants.
Ce quantum de 36 Stables rendait caduc le deuxième des quatre articles transitoires votés par le deuxième Chapitre Général dans la séance de l'après-midi du 18 mai 1854 et auquel se référait explicitement le Vénéré Frère François dans sa Circulaire du 2 juillet 18604. Cet article se trouvait ainsi conçu :
« S'il était nécessaire de réunir un Chapitre avant qu'il y eût trente-trois Frères qui eussent le vœu de Stabilité, on suivrait, pour la nomination des Députés, le mode et la base adoptés dans la Circulaire du 17 avril 18525.»
Il fallut donc suivre les dispositions de l'article 7 de la première section du Chapitre IV des Règles du Gouvernement. Il stipulait que les capitulants seraient choisis uniquement parmi les Profès Stables et élus par tous les Profès Perpétuels dans le cadre des Provinces. Dans la pratique, l'opération se ramenait à élire 33 capitulants sur 35 éligibles, le Régime étant de droit, membre de v l'assemblée capitulaire. Une telle élection parut d'autant plus dérisoire que l'on s'attendait à des désistements prévisibles ; effectivement il y en eut trois.
Le plus sage dans ces conjonctures était de convoquer tous les éligibles : c'était la disposition qu'arrêta le Vénéré Frère François.
La Circulaire du 2 juillet invitait les capitulants à se trouver à Saint-Genis douze jours plus tard. Après un jour de retraite, le Chapitre devait s'ouvrir le 16, fête de Notre-Dame du Mont-Carmel. Pour une raison que nous ignorons, peut-être par suite de certains retards bien compréhensibles vu la rapidité de la convocation, l'ouverture de l'assemblée capitulaire fut repoussée d'un jour.
2. La journée du 17 juillet 1860.
A 8 heures du matin, les 36 capitulants et la communauté entière se rendirent à la chapelle, située alors dans l'aile nord, à la place de l'actuelle chapelle d'hiver6. La cérémonie d'ouverture était présidée par le R.P. Vachon, missionnaire apostolique de retour d'Océanie. Après le chant du Veni Creator et la messe au Saint-Esprit, la communauté défila dans les corridors du premier étage en chantant les Litanies de la Sainte Vierge et l’Inviolata. Le clergé en habit de chœur conduisait les capitulants, le Vénéré Frère François et ses trois Assistants fermaient la marche.
Le cortège se dirigea vers la salle capitulaire ; elle occupait le premier étage du pavillon sud-est, au-dessus de l'actuelle salle des exercices du noviciat de Saint-Genis7. Au milieu du mur séparant la salle capitulaire de la chambre du Vénéré Frère François étaient dressés, sur une petite estrade recouverte d'une natte venue des missions d'Océanie, le fauteuil et le bureau du Président ; on y voyait un reliquaire contenant une parcelle de la vraie croix. De part et d'autre de l'estrade, trois chaises pour les Frères Assistants. Au centre de la salle, à la droite du Président (côté ouest), le bureau des secrétaires ; à sa gauche (côté est), la table des scrutateurs sur laquelle reposait une urne pour les votes. Enfin en demi-cercle, face au Régime, les 32 chaises des capitulants.
La salle était ornée de quelques pieux tableaux, d'une statue de la Sainte Vierge et de saint Joseph. Devant le Président, un Christ ; derrière lui et au-dessus, le portrait du Bienheureux Fondateur.
Arrivés à la porte de la salle capitulaire, la communauté entrouvrit ses rangs, laissant passer le clergé et les capitulants. Au milieu de la salle, le R.P. Vachon chanta un Oremus à la Sainte Vierge, puis se retira avec le clergé. Le Vénéré Frère François l'accompagna jusqu'à la porte qui fut immédiatement fermée à clef.
Sur l'appel du Président, les capitulants prirent place par ordre d'ancienneté du vœu de Stabilité, et le III° Chapitre Général fut déclaré régulièrement ouvert.
En guise de préambule, le Vénéré Frère François prononça une allocution soulignant l'importance des assises :
« Mes bien chers Frères,
« Nous voici réunis pour la première fois dans cette « maison de Notre-Dame de Saint-Genis-Laval. C'est ici un Chapitre Général bien solennel et bien important. Il est le premier de l'Institut uniquement composé des Frères profès, des quatre vœux, comme le seront désormais tous ceux qui se tiendront dans la suite, selon les Constitutions. »
Puis, il rappela le but du Chapitre :
« Le Chapitre se réunit principalement, comme je « vous l'ai dit dans la Circulaire de convocation, pour donner des aides et des collaborateurs au Régime. Vous voyez et vous sentez vous-mêmes la nécessité et l'urgence de cette mesure, vu l'état de notre santé et la tâche toujours plus lourde et plus difficile que nous avons à remplir, à mesure que la Société se propage et se multiplie. Aussi depuis longtemps, les Frères nous faisaient des représentations et des instances à ce sujet. »
« Mais, mes bien chers Frères, c'est bien ici le cas de dire, avec notre Vénéré Fondateur : Nisi Dominus aedificaverit domum. Oui, il faut que le Seigneur dirige et confirme notre choix, et surtout qu'il remplisse de son esprit les Frères qui seront choisis, afin qu'ils s'acquittent de leurs fonctions avec un grand zèle et beaucoup de fruits et d'édification.»
Après avoir exposé les 9 articles des Constitutions qui restaient à régler définitivement, le Vénéré Frère François termina la première partie de son allocution par un appel à la médiation de Marie :
« A l'exemple de notre pieux Fondateur et suivant la pratique constante de l'Institut, recourons avec confiance à Marie notre bonne Mère, surtout dans cette circonstance solennelle. Recommandons-lui notre choix et nos délibérations. Prions-la de présenter elle-même à son divin Fils ceux qui seront élus, afin qu'il les remplisse de grâce et de force, comme les Apôtres et ceux qui furent ensuite choisis pour les seconder dans leur ministère, et qu'ainsi ils travaillent efficacement à l'œuvre qui leur sera plus spécialement confiée.»
La seconde partie constitue un bref exposé moral de la Congrégation. Elle débute par l'évocation du Bienheureux Champagnat, signale le bon esprit général et le développement de son Institut :
« Si le bon Père Champagnat paraissait actuellement au milieu de nous, combien ne serait-il pas content et heureux de voir ici réunis les représentants de cette Société nombreuse qui lui a toujours été si chère et dont la fondation et les commencements lui ont coûté tant de peines et de sacrifices ! Quelle joie pour son cœur paternel de voir l'union et le bon esprit qui régnent parmi les Frères, la piété et la docilité des Novices et des Postulants, et la multitude toujours croissante des enfants de nos écoles ! »
« En effet, la Société se répand aujourd'hui non seulement sur tous les points de la France, mais encore en Belgique et en Angleterre ; et bientôt il n'y aura pas une Mission des Pères Maristes en Océanie où l'Institut ne compte quelques-uns de ses membres. »
Voici maintenant l'envers de la médaille :
« Il est vrai néanmoins qu'au milieu de tous ces sujets de joie et de consolation, les épreuves et les peines ne nous manquent pas, car nous pouvons bien dire, comme l'Apôtre, que la sollicitude de tous les établissements attire sur nous une foule d'affaires qui nous assiègent tous les jours, et que souvent ce n'est de toutes parts que combats au-dehors et frayeurs au-dedans : combats pour soutenir les intérêts des Frères et de l'Institut dans les tracasseries et les persécutions de tous genres « qui leur sont suscitées en divers points ; craintes et frayeurs, à cause de la conduite souvent peu régulière et peu édifiante de quelques sujets qui s'exposent ainsi à de grands dangers, et peuvent nuire considérablement à la réputation de la Société, à la perfection des jeunes Frères et à la bonne éducation des enfants.»
Enfin, pour conclure, l'inévitable question financière :
« Vous savez d'ailleurs, mes bien chers Frères, tout ce qui reste encore à faire pour nos maisons de Noviciat, et dans quels embarras financiers nous jettent les grandes dépenses que nous avons été obligés de faire, et celles qui sont encore indispensables pour loger convenablement nos Frères. Nous avons donc bien besoin de prendre nos précautions pour ne pas grossir davantage nos dettes, et pour nous procurer des ressources, principalement par une administration sage et économique…»
Il est 10 h 45. La séance est levée pour permettre l'étude des nouveaux statuts capitulaires dont le texte est distribué aux capitulants.
3. La journée du 18 juillet 1860.
C'est la journée capitale. Jusqu'à présent, le problème de la démission du Supérieur Général n'a pas encore été soulevé. Il le sera dans la séance de ce jour, mais avec tant de simplicité qu'il se trouvera résolu aussitôt que posé.
Les travaux débutent à 9 h 15 par le Veni Creator et l’Ave Maris Stella. Un capitulant est absent : le Frère Abrosime, Procureur Général, retenu par ses fonctions.
Comme la veille, le Vénéré Frère François prend la parole. Il se félicite de l'accord de principe sur la nécessité de nommer trois nouveaux Assistants :
« Il faut reconnaître et admirer en tout l'action de la divine Providence. Elle se montre quelquefois d'une manière bien sensible et bien consolante. Depuis longtemps, comme je vous l'ai dit hier, nous sentions le besoin de fortifier le Régime en augmentant le nombre des Assistants pour soulager ceux qui avaient une charge sous le poids de laquelle il était à craindre qu'ils ne finissent par succomber. Cette question a été bientôt décidée et résolue. »
Tranquille désormais de ce côté, le Vénéré Frère François en arrive au point essentiel, sa situation particulière :
« Mais il fallait encore prendre une mesure pour avoir à la tête du Régime un homme qui eût toutes les qualités physiques et intellectuelles nécessaires pour embrasser toutes les parties de l'administration de tout l'Institut et remplacer ainsi le Supérieur Général dans tout ce qu'il ne peut plus faire lui-même. Qu'y avait-il dans ce cas de plus à propos? La démission du Supérieur ou l'élection d'un Vicaire? Que faudra-t-il proposer au Chapitre?»
Suit un bref historique des démarches entreprises pour trancher l'alternative :
« La chose ayant été longtemps débattue en Conseil et mûrement examinée, toujours dans la vue du plus grand bien de l'Institut et de l'avantage des Frères que nous nous proposions uniquement, nous avons enfin pris notre détermination d'un commun accord8. Nous l'avons ensuite communiquée au R.P. Favre,
« Supérieur Général des Pères Maristes, qui s'intéresse toujours à nous d'une manière bien paternelle. Et ce bon Père a profité d'un voyage qu'il a fait à Rome, cette année au mois de mai, pour consulter là-dessus Mgr Bizzarri, secrétaire de la Sacrée Congrégation des Evêques et Réguliers que j'ai eu l'honneur de voir plusieurs fois, et à qui j'ai remis moi-même les pièces relatives à notre autorisation9. Voici quelle a été sa réponse : Les Petits Frères de Marie étant actuellement en instance pour obtenir l'autorisation de leur Institut par le Saint-Siège, il est à propos de ne pas faire de changement sensible dans l'administration. Mais si le Frère Supérieur Général ne peut plus remplir ses fonctions, il faut que le Frère premier Assistant y supplée. »
« Le R.P. Favre est venu lui-même nous faire connaître cette réponse, que le Régime a reçue avec le respect et la déférence qu'elle mérite, la regardant comme l'expression de la volonté de Dieu. Il n'y a eu que celui sur qui penchait le fardeau10 qui en a été épouvanté, et nous a fait en conséquence ses observations, se soumettant d'ailleurs bien religieusement à la décision du Chapitre. »
Rome ayant parlé, la ligne de conduite parut désormais claire au Vénéré Frère François. Il ne pouvait pas abdiquer purement et simplement, mais devait se faire remplacer partout et en tout par le Frère Louis-Marie. D'où sa proposition :
« C'est pourquoi je vous propose de revêtir le Cher Frère Louis-Marie de l'autorité pleine et entière et de tous les pouvoirs nécessaires pour l'administration et le gouvernement général de l'Institut, comme Vicaire du Supérieur Général. Et je le fais avec d'autant plus de confiance qu'il semble par les paroles que le Père Champagnat nous a adressées à tous les deux quelques jours avant de mourir, que ce bon Père prévoyait ce qui arrive aujourd'hui11. Vous savez d'ailleurs que, depuis notre première nomination, nous avons toujours été ensemble pour traiter les affaires de la Congrégation, soit à Notre-Dame de l'Hermitage, soit à Paris, soit à Rome enfin d'où nous vient l'indication de cette mesure dans les circonstances où nous nous trouvons.»
A son tour, le F. Jean-Baptiste appuya la proposition tendant à ce que le Révérend Frère Supérieur Général se déchargeât sur le premier Assistant des soins incompatibles avec l'état de sa santé». Par déférence pour le Saint-Siège, le Chapitre s'empressa de sanctionner cette mesure.
A ce moment, le F. Louis-Marie se leva vivement, fit de très fortes réclamations, donna plusieurs raisons arrosées de beaucoup de larmes, rejeta le vote par acclamation et exigea un vote par bulletins secrets, dans l'espoir d'éviter le lourd fardeau qui lui était imposé.
Le F. Pascal, troisième Assistant, présenta alors un compromis habile : déterminer par vote secret si le Chapitre s'en tiendrait à l'avis de Mgr Bizzarri ou bien s'il se ferait lui-même juge de l'affaire. La proposition de Rome fut maintenue par 33 voix contre 2.
Après ce vote, le Vénéré Frère François, ses deux Assistants restants et le Chapitre à l'unanimité donnèrent au R.F. Louis-Marie tous les pouvoirs du Supérieur lui-même, avec toute sa responsabilité pour les exercer selon les Règles et les Constitutions, jusqu'à la mort du Révérend Frère Supérieur12 ou jusqu'à ce qu'un nouveau Chapitre Général en ordonne autrement».
Après la cérémonie de l'accolade fraternelle, les capitulants procédèrent à l'élection des trois nouveaux Assistants ; au premier tour, le F. Théophane fut élu par 26 voix sur 35 ; au second, le F. Philogone par 20 ; et au troisième, le F. Chrysogone par 27.
Le F. Louis-Marie reprit la parole pour exprimer sa soumission au Chapitre. Il déclara, à la grande édification de tous, qu'il entendait rester soumis au Vénéré Frère François pour sa conduite personnelle, s'engageant à lui faire sa coulpe, à lui demander la permission pour la communion13 et toutes les autres permissions personnelles, réclamant du Chapitre comme une grâce qu'il l'agréât. Vivement ému, le Chapitre lui accorda cette satisfaction à l'unanimité, par assis et levés.
En outre, avec les plus vives instances, le F. Louis-Marie conjura le F. Jean-Baptiste de lui servir de moniteur14, priant également le Chapitre de le lui enjoindre ; ce qui fut fait.
Le Frère Vicaire Général fit ensuite l'éloge de ses deux anciens collègues, puis des trois nouveaux Assistants qu'il appela à leurs places suivant leur rang d'élection. Et comme son émotion allait toujours croissant, il finit par se jeter aux pieds du Vénéré Frère François, le conjurant de le bénir ainsi que tous les capitulants. Ces derniers, eux-mêmes très impressionnés, se mirent tous à genoux avec le Supérieur Général qui, après la récitation d'un Pater et d'un Ave, prononça des paroles de bénédiction.
On dit l'Angélus, on s'embrassa de nouveau, on brûla les billets de vote et on leva la séance. Il était 13 heures15.
Dans la soirée, le R.P. Favre, Supérieur Général des Pères Maristes, vint complimenter les nouveaux élus et prononcer une allocution pleine de bonté, recommandant l'esprit de foi, d'union, de dévouement et d'abnégation.
4. Les journées des 19 et 20 juillet 1860.
Le lendemain matin, sur l'initiative du F. Jean-Baptiste et pour éviter des confusions, le Chapitre décida à l'unanimité d'appeler le Vénéré Frère François « Révérend Frère Général», et le F. Louis-Marie «Révérend Frère Supérieur16».
Désormais, le Régime se trouvait ainsi constitué :
F. François : Révérend Frère Général.
F. Louis-Marie : Révérend Frère Supérieur.
F. Jean-Baptiste : 1ier Assistant, chargé de Saint-Genis-Laval.
F. Pascal : 2ième Assistant, chargé de l'Hermitage.
F. Théophane : 3ième Assistant, chargé de Beaucamps (Nord), Hautefort (Sud-Ouest) et des îles (Angleterre et Océanie).
F. Philogone : 4ième Assistant, chargé de La Bégude (Aubenas).
F. Chrysogone : 5ième Assistant, chargé de Saint-Paul-Trois-Châteaux.
Les capitulants adoptèrent ensuite les Statuts Capitulaires proposés le 17 juillet17 et quelques autres motions, telle l'exécution du portrait du Vénéré Frère François dans le délai de six mois.
La clôture des travaux se fit l'après-midi du 20 juillet. Après la lecture et la signature des procès-verbaux, le F. Louis-Marie, dans une longue et solide exhortation, exprima le vœu que ce Chapitre fît époque dans la Congrégation et qu'il y amenât un renouvellement général dans la piété et la charité. De son côté, le Vénéré Frère François, en mots bien sentis, annonça que son autorité sur l'Institut ayant cessé, il voulait être désormais regardé comme le « Grand-Père» des Frères et qu'en cette qualité il s'efforcerait d'imiter Moïse sur la montagne, Jéthro et Samuel. Il termina en invitant le F. Louis-Marie à bénir les capitulants ; comme ce dernier s'en défendit, il le bénit le premier et le Révérend Frère Supérieur se hâta de transmettre la bénédiction du Révérend Frère Général aux membres du Chapitre.
A 4 h 30, la séance était terminée et les capitulants se séparèrent pour rejoindre leurs postes.
5. Après le Chapitre de 1860.
Juridiquement, le Vénéré Frère François restait à la tôle de la Congrégation ; pratiquement, il avait démissionné de ses fonctions : il régnait, mais ne gouvernait plus.
Le lendemain de la clôture, dans la belle circulaire des adieux, toute vibrante d'émotion, il laissait éclater son grand amour pour les Frères :
« …En me déchargeant sur un autre des pénibles et importantes fonctions que je ne pouvais plus remplir, je sens que mon affection, mon attachement pour vous et ma sollicitude pour tout ce qui regarde l'avantage de l'Institut ne diminueront jamais ; et qu'au contraire ils ne feront qu'augmenter tant que le bon Dieu me laissera sur la terre. En effet, quand on a été pendant vingt ans à la tête d'une Société si chère et si intéressante que la Société des Petits Frères de Marie ; quand on a eu des rapports si fréquents, si intimes, si agréables avec les Membres qui la composent, pourrait-on les oublier ? et ces doux sentiments, ces précieux souvenirs ne se gravent-ils pas dans l'esprit et dans le cœur en caractères ineffaçables ? N'est-ce pas un baume précieux pour tous les instants de la vie ?»
« Oh ! oui, mes bien chers Frères, je vous ai toujours aimés tendrement, et je vous aimerai toujours de même. Oui, toujours votre souvenir sera cher à ma mémoire, et je ne cesserai jamais de m'occuper de vous ; j'apprendrai toujours de vos nouvelles avec le plus vif intérêt, et je ferai tout ce qui dépendra de moi pour vous procurer tous les biens spirituels et corporels dont vous pourrez avoir besoin18…»
Le 26 août débutait la première retraite annuelle de Saint-Genis-Laval. La veille, un samedi, le Vénéré Frère François arrivait à Notre-Dame de l'Hermitage. « Vie cachée en Dieu avec Jésus, Marie, Joseph à Nazareth, notait-il dans son journal. Moïse sur la montagne, Jean-Baptiste dans le désert. Respectueux silence dans le grand reliquaire du P. Champagnat19».
Et dans son carnet de résolutions de retraite (1860), nous lisons le programme spirituel qu'il s'était tracé20 : « Réparer le passé, employer le présent, préparer l'avenir éternel. Me représenter Jésus, Marie, Joseph et les Saints dans la solitude». Puis cette oraison jaculatoire : «O mon Dieu et mon tout ! Faites que je sois toujours tout à vous». Enfin, un peu plus loin, cette belle prière assez originale à première vue, mais qui s'inspire du testament du Bienheureux Fondateur21 :
« Faites, Seigneur, que tous les religieux de toutes les Congrégations établies dans votre Sainte Eglise fassent mieux que nous ; et que nous fassions tous nos efforts pour faire toujours tous aussi bien qu'eux, pour votre plus grande gloire et le salut des âmes, que nous désirons tous uniquement en tout et toujours.»
Cependant, le 19 octobre de cette même année 1860, le « Révérend Frère Supérieur» nomma le « Révérend Frère Général» directeur de la maison de Notre-Dame de l'Hermitage. « Je vous fais, dit le F. Louis-Marie au F. François, comme vous m'avez fait. Je vous donne tout pouvoir et toute responsabilité pour cette maison, comme vous m'avez laissé tout pouvoir et toute responsabilité pour l'Institut22». Le Vénéré Frère François remplira cette charge jusqu'au 22 juillet 1863.
En effet, par suite de l'approbation des Constitutions, le 9 janvier 1863, le IV° Chapitre Général dut procéder à l'élection d'un Supérieur Général pour mettre fin à la situation provisoire créée le 18 juillet 1860. Le dépouillement des bulletins de vote donna, sur 40 voix, 37 au F. Louis Marie et 2 au F. Jean-Baptiste. Dès lors, le premier prit le titre de « Révérend Frère Supérieur Général » et le Vénéré Frère François redevint simple Petit Frère de Marie. Dans son journal, il écrivit :
« Le 22 juillet 1863, déposition du titre de Général entre les mains du Chapitre, aux pieds du Révérend Frère Supérieur Général élu ; et résolution de consacrer au bien de l'Institut, dans la condition ordinaire des Frères, tout le temps qui me reste à vivre. — Sainte Marie-Madeleine dans le désert. »
« Il y avait trois choses que saint Jean de la Croix demandait habituellement à Dieu : la première de ne passer aucun jour sans souffrir ; la seconde de ne pas mourir Supérieur ; la troisième de finir sa vie dans l'humiliation.»
« Pour la supériorité, j'ai eu vingt ans de préparation, vingt ans pour opération ; aurais-je vingt ans pour réparation23 ?».
Le lendemain, 23 juillet 1863, le Vénéré Frère François bénit le R.F. Louis-Marie par cette belle formule : « Que le Seigneur vous donne l'autorité d'un père, la tendresse d'une mère et vous accorde de nous conduire tous au ciel24».
De retour à Notre-Dame de l'Hermitage, il ne s'occupa plus « qu'à prier et à méditer, à édifier tous les Frères par ses nombreuses et éminentes vertus, auprès du tombeau du Vénéré Fondateur25».
Frère Louis-Laurent.
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1 Bulletin de l'Institut, juillet 1960, pp. 278-294.
2 Conformément à la tradition, nous ne compterons pas le Chapitre réuni par M. Courveille durant les vacances de 1825 qui procéda à l'élection du Bienheureux Champagnat comme Supérieur Général des Frères. Aucun des membres de ce Chapitre n'avait encore de vœux, même temporaires. Cf. Bulletin de l'Institut, XXII, p. 166 et F. Jean-Baptiste, éd. 1931, pp. 167-169.
3 Les Frères Léon (16 mars 1856), Urbain (14 juin 1857), Angilbert (31 mai 1858).
4 Circ, des Sup. Gén., t. II, p. 400.
5 Registre III des Procès-Verbaux des Chapitres, pp. 181 et 206. Pour les modalités des élections de 1852, voir Cire, des Sup. Gén., t. II, p. 104. Dans ce recueil, on lit p. 103, comme date : 10 avril ; dans le Registre III des Procès-Verbaux : 18 avril. C'est 17 avril qu'il faut retenir.
6 Durant la belle saison, cette chapelle sert de dortoir au scolasticat. Rappelons qu'en 1860, seules les ailes est et nord étaient achevées.
7 Cette salle, partagée une première fois en plusieurs pièces par le R.F. Louis-Marie dès l'automne de 1860, redevint une grande salle après 1903. En 1939, elle fut repartagée, mais différemment pour former l'appartement actuel du Révérend Frère Supérieur Général et la salle du Conseil avec ses dépendances. Le F. François logeait dans l'actuelle chambre du Frère Vicaire Général.
8 Celle de démissionner.
9 Au cours de son voyage à Rome (du 6 février au 24 août 1858). Voir à ce sujet la Circulaire du 25 décembre 1858 aux Frères d'Océanie, notamment les pages 338-339 du t. II des Cire, des Sup. Gén. où il est question de Mgr Bizzarri.
10 Le F. Louis-Marie.
11 Frère Jean-Baptiste, éd. 1931, p. 285 : Le F. Louis-Marie étant venu le voir à ce moment, il lui dit, en lui serrant la main : « Allons, mon Frère, secondez le Frère François de tout votre pouvoir ; entendez-vous bien avec lui ; vous aurez beaucoup d'embarras, mais ayez confiance, le bon Dieu sera avec vous ; car c'est son œuvre que vous faites ; avec son secours vous vaincrez tous les obstacles que l'ennemi pourra vous susciter. Puis, ne l'oubliez pas, vous avez la Sainte Vierge, qui est la Ressource de la Maison ; sa protection ne vous manquera jamais.» — Cf. Cire, des Sup. Gén., t. II, p. 406.
12 Le Vénéré Frère François.
13 Au XIX° siècle, il fallait encore demander au supérieur la permission de communier en dehors des deux jours réglementaires.
14 Pour l'avertissement fraternel.
15 Dans Nos Supérieurs, éd. 1953, p. 93, on lit à tort : « Le 16 juillet, à la première réunion du Chapitre, le F. Louis-Marie fut élu…» Comme on vient de le voir, c'est le 18 juillet et à la seconde réunion qu'eut lieu cette élection.
16 Ailleurs, c'est-à-dire une fois au moins dans les procès-verbaux et dans la circulaire du 21 juillet, le F. François est désigné par le titre de « Très Révérend Frère Général ». Mais contrairement à l'affirmation de Nos Supérieurs, p. 93, il n'a pas été dénommé « Très Révérend Frère Supérieur ». On voudra bien corriger ici également. Autre erreur dans Le Frère François, de Guy Chastel, éd. 1948, p. 76. Le titre du F. Louis-Marie ne fut pas « Très Révérend Frère», mais « Révérend Frère Supérieur ».
17 On pourra lire les 11 Statuts Capitulaires dans Cire, des Sup. Généraux, t. II, pp. 403-405.
18 Circulaire des Supérieurs Généraux, t. II, pp. 406-407. Je rappelle que cette circulaire n'est pas du 2, mais du 21 juillet.
19 L'original de ce journal n'a pas encore été retrouvé.
20 Pensées-Retraites ; ms. autographe n° 4, conservé à l'Historial de Notre-Dame de l'Hermitage, pp. 1495, 1507. 1510.
21 Frère Jean-Baptiste, éd. 1931, p. 278 :« Ah ! je vous eu conjure par la charité sans bornes de Jésus-Christ, gardez-vous de jamais porter envie à personne et surtout à ceux que le bon Dieu appelle à travailler, comme vous, dans l'état religieux, à l'instruction de la jeunesse. Soyez les premiers à vous réjouir de leurs succès et à vous affliger de leurs disgrâces. Recommandez-les souvent au bon Dieu et à la divine Marie. Cédez-leur sans peine. Ne prêtez jamais l'oreille à des discours qui tendraient à leur nuire. Que la seule gloire de Dieu et l'honneur de Marie soient votre unique but et toute votre ambition. »
22 Journal autographe perdu, p. 95. — Ponty, p. 232.
23 Les deux premiers paragraphes de cette citation se lisaient à la page 97 du manuscrit original actuellement perdu, et le troisième à la page 99. La copie partielle du ms. se trouve aux Archives Généralices et se trompe manifestement en datant les deux premiers paragraphes de 1860 au lieu de 1863. La tradition reporte à 1860 le troisième paragraphe : Ponty (1899) p. 230 ; Guy Chastel (1948) p. 76 et nous-même dans Avec Jésus et Marie. Conseils spirituels du Vénéré Frère François (1959), p.11.Cette tradition est contredite par la place de ce troisième paragraphe dans le ms. original : deux pages après la date du 22 juillet 1863. Il reste vrai que dans les manuscrits du Frère François on peut lire des textes postérieurs dans les pages antérieures.
24 Le texte de cette bénédiction se lit dans le Registre IV des Procès-Verbaux des Chapitres, p. 65. Quant aux détails du Chapitre de 1860 qui fait le fond de notre article, nous les avons pris dans le Registre III, pp. 206 à 217.
25 Frère Avit : Abrégé des Annales, cahier VI, p. 533.