A la découverte du F. François

F. Louis-Laurent.

26/Oct/2010

Essai sur sa démission (18 juillet 1860).

 

A mesure que la Congrégation se développe, elle jalonne son histoire d'événements instructifs pour la postérité ; et lorsqu'un événement se trouve être le fait d'un homme dont l'Eglise étudie la cause de béatification, il mérite que l'on s'y arrête un peu. C'est le cas de la démission du Vénéré Frère François dont le 18 juillet prochain nous amènera le premier centenaire.

A cette occasion, le Bulletin de V Institut propose à ses lecteurs deux articles : l'un sera une brève étude des mobiles qui ont pu motiver cette détermination, l'autre se bornera au simple récit de cet événement en puisant aux premières sources, c'est-à-dire aux Livres Capitulaires.

 

I – Les mobiles de la démission.

Il est toujours malaisé de discerner parmi tant d'éléments disparates qui poussent les hommes à l'action quels en sont les mobiles exacts et décisifs. Cette difficulté ne fait que s'accroître lorsqu'il s'agit d'une démission. Souvent, en effet, pour le commun des mortels, la démission semble être le signe d'un échec. Aussi cherche-t-on, avec plus ou moins de succès, un prétexte plausible propre à en voiler les véritables motifs ; et souvent, faute de mieux, on est contraint à se rabattre sur la classique « raison de santé ». Malheureusement, elle n'a pas l'heur de satisfaire la curiosité publique, fût-elle fondée.

Or, le seul motif que le Vénéré Frère François allègue personnellement dans sa dernière circulaire générale aux Frères, le 21 juillet 1860, est précisément le mauvais état de sa santé1. Nous avons donc été poussé à étendre nos investigations et à consulter d'autres témoins de l'événement. A défaut du Frère Jean-Baptiste, qui n'en souffle mot, nous nous sommes adressé au chroniqueur de l'Institut, le Frère Avit, secrétaire du Chapitre de 1860. Justement nous lisons dans l'Abrégé des Annales :

« Les maux de tête du Révérend Frère devenaient continuels, l'administration devenait de plus en plus considérable et compliquée, son goût pour la vie intérieure et paisible allait croissant. Tout cela lui rendait la position très pénible. D'ailleurs, depuis quelque temps déjà, ses trois Assistants traitaient à peu près toutes les affaires. Dans cette situation, sa responsabilité l'effrayait2 ».

Ainsi, au mauvais état de santé du Supérieur Général, le Frère Avit ajoute deux autres motifs : l'administration de l'Institut de plus en plus écrasante et l'appel à une vie plus contemplative. L'étude comparative des différentes branches de la Société de Marie nous permet enfin de supposer vraisemblablement un quatrième mobile : l'exemple du Vénérable Père Colin, lui-même démissionnaire le 9 mai 1854.

Notre sujet comprendra donc naturellement quatre parties :

1. La mauvaise santé du Serviteur de Dieu.

2. Les responsabilités de plus en plus grandes.

3. Les exigences de sa vie intérieure.

4. L'exemple du Vénérable Père Colin.

 

l. La mauvaise santé du Serviteur de Dieu.

Rien qu'il vécût jusqu'à l'âge de 73 ans, le Vénéré Frère François ne paraît pas avoir été doué d'une santé bien florissante. Etait-ce un héritage de famille ? Le fait que son père soit mort dès 1827, suivi dans la tombe moins de trois ans plus tard par son fils aîné, l'abbé Jean-Antoine, pourrait donner quelque crédit à cette hypothèse. Mais dans l'état actuel de nos connaissances encore trop rudimentaires, nous ne pouvons rien affirmer.

De ses dix premières années passées à la maison paternelle, nous possédons peu de renseignements sanitaires. Un double récit autographe nous apprend qu'en 1814, à l'âge de 5-6 ans, le Serviteur de Dieu souffrait d'un mal à un pied. C'était probablement une blessure d'enfant sans conséquence. Mais ce même récit nous rapporte qu'à cette époque, s'étant levé la nuit pour quelque besoin, il fit une terrible chute de la grange à l'écurie, et roula sur un escalier en « pierres bruttes assez mal disposées ». Il aurait dû« se fracasser et même se tuer». Providentiellement « il ne se fit aucun mal, comme s'il était tombé et avait roulé sur un matelas ou du coton. Il remonta donc tranquillement à la grange pour se recoucher et fut tranquille le reste de la nuit ». D'autre part, son mal au pied « ne fut nullement aggravé par cet accident3 ». Le Vénéré Frère François y vit une protection spéciale de son Ange Gardien. Mais ne pourrait-on pas supposer que ce traumatisme, à première vue sans séquelles apparentes, ait pu être néanmoins à l'origine des terribles maux de tête qui deviendront très tôt ses compagnons les plus fidèles ? Ce n'est qu'une supposition, elle mérite toutefois d'être signalée.

Quatre ans après cet accident, le jeune Gabriel Rivât était au noviciat de Lavalla. Nous connaissons le régime alimentaire de la maison, régime nettement insuffisant, tellement la pauvreté, ou plutôt la misère, y était réelle. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il n'était guère propre à affermir une santé déjà délicate par nature. La nourriture, dans les premiers postes occupés par l'adolescent à sa sortie de Lavalla, était à l'image de celle du noviciat : l'on y ignorait totalement l'art de calculer les calories et de varier les mets.

Nous ne serons donc pas étonnés si, au soir de son élection, le 12 octobre 1839, le jeune Directeur Général, âgé de 31 ans, confiera à son carnet de notes cette franche constatation : « …Que ferai-je, moi qui reconnais clairement n'avoir pas la force du corps et de la santé4 ?… ?» Cette remarque n'est-elle que l'écho d'une fragilité physique réelle, mais exempte de souffrances ? Le témoignage u F. Jean-Baptiste, son Assistant, ne nous permet aucun doute à ce sujet. Dans sa préface des Biographies, il précise qu'en 1841, le Vénéré Frère François endurait déjà de pénibles maux de tête5.

Bientôt à ces céphalalgies s'adjoignirent d'autres douleurs : « Congestion cérébrale avec gastralgie, névralgie, affaiblissement général6 ». Tout le système nerveux étant ébranlé, l'estomac s'était détraqué à son tour, entraînant une anémie telle qu'en 1843, l'écriture lui devint un moment impossible. « Quel état pour un Supérieur ! » En janvier 1844, à la suite d'une fervente neuvaine de méditations sur saint Joseph, la santé s'améliora : « Saint Joseph, notre cher patron et puissant protecteur, m'a secouru merveilleusement7».

Cette amélioration cependant ne lui parut pas suffisante pour faire honnêtement front à toutes ses obligations : si les souffrances avaient diminué, si l'écriture était redevenue possible, les forces, elles, ne revenaient pas. Il décida en conséquence de se décharger de toutes les affaires extérieures et matérielles au bénéfice d'un Vice-Directeur Général. A cet effet, il envoya secrètement une lettre confidentielle aux Frères les plus anciens, lettre que nous nous permettrons de reproduire parce qu'elle n'a été publiée jusqu'à présent que par l'abbé Ponty dans son édition actuellement épuisée8.

 

J.M.J. N.-D. H., août 1846.

Mon Très Cher Frère,

La faiblesse de ma santé et l'épuisement de mes forces m'obligent à me décharger un peu du détail de l'administration extérieure et du gouvernement général de la Société, pour m'occuper plus spécialement de la direction intérieure, des Constitutions, etc. Pour cela, il est nécessaire que j'aie auprès de moi un Frère qui puisse me représenter au besoin, entretenir la correspondance nécessaire, soit avec les Frères Directeurs, soit avec les autres personnes, en un mot, se charger du détail de toutes les affaires de la Congrégation. Ce n'est pas que je veuille cesser d'avoir des rapports avec les Frères, ni me retirer du gouvernement de la Société, c'est au contraire pour être à même de m'en occuper d'une manière plus avantageuse.

Après avoir bien réfléchi devant le bon Dieu, prié et fait prier à cette fin, je viens vous demander votre avis, et vous engager à me dire, dans le plus bref délai possible, quel est celui des Frères Assistants ou des autres Frères Profès anciens que vous jugez le plus capable de bien s'acquitter de la charge importante que j'ai dessein de lui confier. Vous voyez que c'est une affaire très sérieuse et qui mérite toute votre attention ; c'est pour cela que j'ai voulu vous écrire, connaissant le tendre intérêt que vous prenez à tout ce qui peut contribuer à la prospérité de l'Œuvre de Marie, à laquelle vous êtes appelé à concourir d'une manière plus spéciale ; mais je vous oblige à un secret inviolable sur cette démarche, et je désire que les votes restent inconnus, tant pour le présent que pour l'avenir. — Je suis avec une respectueuse affection, en union de prières et de travaux, mon bien Cher Frère,

Votre très humble et très dévoué frère et serviteur.

F. François.

P. S. — Veuillez mettre votre avis au revers de cette lettre et me la renvoyer.

Les Archives Généralices conservent un exemplaire de cette lettre singulière ; sauf la signature, le P. S. et l'en-tête avec la date qui sont autographes, le reste est imprimé. On peut en déduire que le texte était préparé depuis un certain temps, peut-être depuis 1844, mais que le Vénéré Supérieur se réservait le moment propice de l'utiliser, c'est-à-dire la fusion effective et complète des Congrégations de Saint-Paul-Trois-Châteaux et de Viviers avec nous.

Quelle fut la réponse des Frères consultés ? L'exemplaire des Archives ne présente que trois pages vierges. L'abbé Ponty, qui a pu se faire l'écho de la tradition orale encore vivante à l'époque où il écrivait, rapporte que les Frères estimèrent que « à 38 ans, l'homme est dans la plénitude de sa force et qu'il peut se remettre facilement, même d'une maladie grave, qu'ils ne voulaient pas que l'autorité du Supérieur fût partagée par un Vicaire, même choisi par eux» (p. 120).

Les inférieurs sont souvent terriblement exigeants vis-à-vis de leurs Supérieurs ; parfois même, ils sont naïvement cruels. Ce fut le cas dans cette mémorable et mystérieuse circonstance. Le Vénéré Frère François essaya donc de continuer comme auparavant ; il se rendit vite compte que l'homme doit savoir accepter ses limites. Il se tourna vers ses Assistants, et c'est probablement à partir de cette époque que se réalisa ce que l'auteur des Sentences, Leçons, Avis rapporte au célèbre chapitre intitulé : « L'union fait la force9» :

« Frère François, à peu près toujours malade et dans l'impossibilité d'agir, est forcément obligé de laisser tout le fardeau de l'administration aux Assistants qui se partagent le travail, traitent les affaires, dirigent les Frères, règlent toutes choses, pourvoient à tout, avec un esprit d'unité si parfait, une telle abnégation d'eux-mêmes, que l'autorité du Frère François, loin de s'amoindrir, a toujours été en grandissant, et que les Frères se sont à peine aperçus qu'il s'effaçait et n'agissait que par ses Assistants.»

Mais une telle situation pouvait-elle ou devait-elle durer ? Le Serviteur de Dieu ne le pensait pas. Il avait d'ailleurs pour lui l'article 16 du chapitre III des Règles du Gouvernement. Il y est dit qu'il est surtout nécessaire que le Supérieur Général possède « une bonne santé et les forces suffisantes pour remplir les fonctions de sa charge10…».

Il ne restait plus au Frère François qu'à attendre patiemment la pitié de ses subordonnés.

 

2. Ses responsabilités de plus en plus grandes.

Au soir même de son élection, le Directeur Général mesurait scrupuleusement l'étendue et la gravité de ses fonctions. « Oh ! écrivait-il dans son carnet, que ces obligations sont grandes ! Qu'elles sont difficiles !… Qu'elles sont étendues et importantes !…»

Et, après ce moment d'effroi, il ajouta : « Je me console dans la pensée que, placé sous la protection spéciale et la surveillance paternelle du Vénérable Supérieur de la Société de Marie, et partageant le poids des affaires du gouvernement avec notre cher et pieux Fondateur et Supérieur, j'apprendrai de l'un et de l'autre la sagesse des conseils, l'à-propos des entreprises utiles, la force et la douceur du commandement11 ».

Hélas, moins de neuf mois plus tard, le Bienheureux Champagnat le quittait pour aller au ciel chercher sa récompense. « Pauvre Frère, lui avait-il dit peu avant sa mort, je vous plains, car le gouvernement de l'Institut est un lourd fardeau ; mais l'esprit de zèle, l'esprit de prière et la confiance en Dieu vous aideront à le porter. Souvenez-vous qu'on ne peut être utile aux autres et procurer le salut des âmes qu'en se sacrifiant… Vous aurez beaucoup d'embarras ; mais ayez confiance, le bon Dieu sera avec vous… Puis n'oubliez pas, vous avez la Sainte Vierge, qui est la ressource de la Maison ; sa protection ne vous manquera jamais12».

Quant au Vénérable Père Colin, en dépit du droit que lui conférait son titre de Supérieur Général de la Société de Marie, il évita avec soin de s'immiscer dans l'administration des Frères, comme il s'en expliqua franchement devant les membres du Chapitre de 1852 :« …Bien que le Père Champagnat, cédant à mes instantes prières, se fût donné un remplaçant, vous n'ignorez pas qu'il m'avait rendu dépositaire de son autorité et de ses dernières volontés. J'aurais pu, d'après cet acte, me mêler de vos affaires ; mais j'ai compris que cela ne pourrait que brouiller votre Gouvernement, et conséquemment que mon devoir était de laisser le tout entre les mains de votre Frère Supérieur et de ses Assistants… Il faut vous émanciper…13».

Force fut donc au jeune Supérieur de naviguer par ses propres moyens. Et l'histoire est bien obligée de reconnaître que les réalisations de son gouvernement furent immenses, au point qu'en plein Chapitre Général, le 12 mars 1880, le Révérend Frère Nestor décerna au Vénéré Frère François le titre même de Fondateur14.

Enumérons brièvement quelques caractéristiques de son généralat. Fusion avec les Frères de Saint-Paul-Trois-Châteaux en 1842, avec ceux de Viviers en 1844. Nombreuses et harassantes démarches à Paris et en Province pour obtenir l'indispensable autorisation légale toujours refusée par la Monarchie de Juillet et finalement accordée par la II° République, le 20 juin 1851. Missions d'Océanie. Exigences et tracasseries universitaires, multiplication des Noviciats, création des Scolasticats. Envoi des premiers Frères Maristes en Angleterre en 1852, en Ecosse et en Belgique en 1858. Codification complète de la pensée du Bienheureux Fondateur au cours des trois séances du second Chapitre Général, d'où sortirent, en 1852, les Règles Communes, en 1853 le Guide des Ecoles ; en 1854, les Règles du Gouvernement. Transfert de la Maison-Mère à Saint-Genis-Laval. Démarches pour obtenir l'approbation de l'Institut et des Constitutions par le Saint-Siège, séjour à Rome, et enfin, le 7 décembre 1859, premier résultat : l'éloge par Pie IX des Petits Frères de Marie à la S. C. des Evêques et Réguliers. Visites des Frères des trois grandes Provinces du Nord, du Centre et du Midi, etc. … Cette sèche nomenclature est à considérer à travers l'épaisse poussière des affaires courantes d'une administration de plus en plus compliquée du côté des pouvoirs civils et merveilleusement accrue du côté de la Congrégation, pour avoir une idée du surmenage auquel était exposé un pauvre Supérieur malade.

Progressivement, il abandonna à ses Assistants la gestion de toutes les affaires ordinaires, se contentant d'en assumer les responsabilités. En cela, la nécessité se trouvait en harmonie avec la conception que le Vénéré Frère François se faisait de l'Administration Générale. « Le suprême et parfait gouvernement, écrivait-il dès 1850, consiste à gouverner ceux qui administrent les détails… Vouloir examiner tout par soi-même, c'est défiance, c'est petitesse… Pour former de grands desseins, il faut avoir l'esprit libre et reposé… Les Supérieurs qui travaillent, qui expédient, qui font le plus d'affaires sont ceux qui gouvernent le moins. Ils font l'ouvrage des autres et cependant leur ouvrage, à eux, ne se fait pas : personne ne s'en occupe… En un mot, un vrai Supérieur ne doit faire que les choses que nul autre ne peut faire sans lui15».

Mais, précisément, pour faire ce que nul autre ne peut faire, il faudrait au Supérieur autre chose qu'un cerveau broyé dans un étau.

 

3. Les exigences de sa vie intérieure.

Avec quelques autres, comme de nos jours le Vénéré Frère Alfano, le Vénéré Frère François est une des plus belles, sinon la plus belle réalisation de la fameuse parole du Bienheureux Fondateur : « Se faire Frère, c'est s'engager à se faire saint ».

Il n'a que dix ans lorsqu'il franchit le seuil du noviciat, et cependant son âme d'enfant a déjà conscience d'avoir rompu avec le monde : « Donné par ma mère à Marie, au pied de l'autel de la chapelle du Rosaire, dans l'église de Lavalla, je suis sorti du monde, un mercredi, le 6 mai 181816».

Le monde, précocement et définitivement écarté, le Serviteur de Dieu marche allègrement vers son but. Pas d'hésitation, pas de divagations, par de méandres. Il nous est loisible de relever les jalons de son itinéraire spirituel grâce à ses précieux manuscrits. En 1824 nous y lisons cette résolution fondamentale du jeune Frère de 16 ans : « J'entretiendrai toujours dans mon cœur, avec la grâce de

Dieu, le feu de la Sainte Charité, reine de toutes les vertus, que je ne laisserai pas assoupir, parce que l'ennemi en profiterait pour le profaner en y semant son ivraie ».

Deux années plus tard, il expérimente l'abîme qui sépare l'immensité de l'amour que le Créateur témoigne à sa créature, de l'exiguïté de celui qu'elle lui paie en retour. « Ah ! s'écrie-t-il, si je ne puis vous aimer autant que vous m'avez aimé, que je vous aime du moins autant que je suis capable d'aimer ! »

Plusieurs décades avant sainte Thérèse de Lisieux, dès 1840, il foule déjà la petite voie de l'enfance spirituelle : « Se tenir entre Jésus et Marie, comme un enfant entre son père et sa mère qui le mènent par la main».

A cette date, il porte le poids des responsabilités du Généralat. Son devoir d'état, il le connaît avec la précision et l'acuité des saints. « Prier Dieu, m'unir à lui, conférer avec lui au-dedans de moi-même, mener une conduite régulière, soutenue, édifiante, sans affectation, contention ni dissipation. — Instruire, corriger, surveiller, en public et en particulier, ceux que Dieu a confiés à mes soins. — Souffrir, me mortifier, me sacrifier jusqu'à la mort pour obtenir la vie éternelle. — Telle doit être mon occupation17».

Ce programme, qui respecte la hiérarchie des valeurs, qui s'attache obstinément à l'unique nécessaire, nous le retrouvons sept ans plus tard, codifié dans les Règles du Gouvernement18 :

« Il est extrêmement important pour le bien général de l'Institut et pour celui des particuliers que le Frère Supérieur Général soit doué de qualités éminentes et qu'il possède à un haut degré toutes les vertus de son état. Les suivantes lui sont surtout nécessaires :

 

1. Une étroite union avec Dieu, non seulement dans ses exercices de piété, mais aussi dans toutes ses actions. Un grand amour pour l'oraison, afin de puiser dans ce saint exercice une abondante participation de l'esprit de Notre-Seigneur, en sorte que ce divin esprit soit l'unique principe et la seule règle de sa conduite dans la direction des Frères et le gouvernement de l'Institut.

2. Une grande pureté d'intention…

3. Une vie exemplaire en tout et partout, par la pratique de toutes les vertus, de manière qu'il soit un modèle parfait et continuel pour ses inférieurs et que chacun puisse voir dans sa conduite ce qu'il doit faire et ce qu'il doit être pour devenir un bon religieux.

4. Une charité immense pour ses Frères, qui lui donne pour tous le cœur d'un père et la tendresse d'une mère…

5. L'humilité, la simplicité, la modestie doivent faire le fond de son caractère ; il doit aimer ces vertus et les pratiquer avec tant de perfection et de fidélité et d'une manière si vraie et si naturelle, que l'esprit de l'Institut soit pour ainsi dire personnifié en lui, qu'il l'ait dans sa plénitude, afin de le communiquer abondamment à ses inférieurs… »

Ce devoir, incarner l'esprit de l'Institut dans sa plénitude, l'obsède ; il domine sa retraite d'août 1854. « Mes yeux, ma langue, mes mains, mes pieds, tout mon corps doit prêcher, en tout temps et en tout lieu, l'esprit de la Société. Mon cœur, mon esprit, ma volonté, toute mon âme, doit être remplie de l’esprit de la Société. Il faut que toutes mes pensées, toutes mes affections, tous mes désirs et mes desseins, toutes mes vues et mes paroles, toutes mes actions et mes démarches en portent toujours incessamment l'empreinte et tendent à la communication selon la volonté de Dieu et le but de ma vocation19 ».

L'esprit de l'Institut ! De plus en plus, le Vénéré Frère François sent que la véritable Congrégation du Bienheureux Champagnat n'est pas tant cette construction visible, cette ascension presque verticale des courbes statistiques du nombre de Frères et du nombre d'Ecoles, que ce mystique château intérieur qui doit s'édifier au sein de l'Eglise dans le mystère de la destinée de chaque Petit Frère de Marie avec de rugueux blocs de granit aux cristaux d'humilité, de simplicité et de modestie.

Progressivement, un choix s'opère dans son âme. A mesure qu'augmentent ses souffrances, il lui semble que Dieu lui demande moins d'être l'agent que le témoin du Bienheureux Fondateur, moins d'être celui qui combat dans la plaine que celui qui prie sur la montagne. Il sera celui qui, par sa prière, fécondera l'action des autres.

Cette évolution n'a pas échappé à l'esprit perspicace du Frère Jean-Baptiste. « Frère François, écrit-il dans ses Biographies, s'est toujours distingué par un attrait marqué pour la vie cachée, pour l'esprit de prière et d'union aux mystères de Notre-Seigneur. C'est par ce moyen qu'il s'est élevé à cette haute vertu que tous admirent en lui et qu'il a rendu de si grands services à l'Institut. Devenu Supérieur, il laisse généralement les embarras de l'administration à ses Assistants ; il les charge de traiter les affaires avec les hommes tandis que lui, élevant les mains vers le ciel, les traite avec Dieu, et en obtient ces grâces de bénédiction qui ont été la principale cause du développement et de la prospérité extraordinaire de l'Institut20». Ainsi, dès 1868, du vivant même du Serviteur de Dieu, la Congrégation reconnaissait publiquement que la principale cause de la prospérité de l'Institut, c'étaient les bras que le Vénéré François dressait vers le ciel.

Il y a des personnages qui font partie intégrante d'un paysage, comme le Christ historique de la Palestine. Frère François est de ceux-là. Le transfert de la Maison-Mère à Saint-Genis-Laval, en l'arrachant à la tombe du Bienheureux Fondateur, provoqua un cruel déchirement dans son cœur. Il ne put se faire à cette séparation. Du « Grand Reliquaire» sortait une voix bien connue, celle qui l'avait appelé il y a plus de quarante ans ; elle rappelait incessamment son témoin. Frère François n'était pas seul à l'écouter : le Vénérable Père Colin l'avait entendue également.

 

4. L'exemple du Vénérable Père Colin.

En donnant sa démission de Supérieur Général, le Vénéré Frère François n'innovait pas à l'intérieur de la Société de Marie. Sans parler du Bienheureux Champagnat qui démissionna d'une certaine manière en faisant élire un Directeur Général, le Vénérable Père Colin en avait donné l'exemple six années auparavant.

D'ailleurs, par plus d'un aspect, ce dernier présente de nombreux points de contact avec le Vénéré Frère François. Tous deux, en dépit d'une longue vie, étaient de constitution faible : l'un souffrait de vertiges, l'autre de maux de tête. Tous deux éprouvaient un attrait prononcé pour la vie intérieure, et après une vie active intense, se retirèrent dans la retraite, l'un à la Neylière, l'autre à Notre-Dame de l'Hermitage. Enfin, chez tous les deux, la démission était l'aboutissement d'un lent cheminement intérieur.

En effet, dès 1839, c'est-à-dire trois ans à peine après son élection canonique au Généralat, le Vénérable P. Colin rêvait déjà à se démettre. Il ne fallut rien moins que les sollicitations de Mgr Dévie et les instances unanimes de ses confrères pour le retenir21.

Deux ans plus tard, il récidive. Le 25 septembre 1841, le jour même de la profession religieuse de M. Cholleton, son successeur éventuel, le P. Colin signe une lettre de démission22. En vain ; mais la partie n'est que remise.

Nouvelle alerte en 1843, mais cette fois-ci avec une exigence nouvelle. Non seulement le Vénérable P. Colin veut donner sa démission de Supérieur Général de la Société de Marie, mais il entend encore finir ses jours sous l'habit des Petits Frères de Marie et partager, à sa mort, la tombe du Bienheureux Champagnat. Il n'en fait pas de mystère, et, le 19 décembre 1843, le déclare tout de go aux Pères à la fois ahuris et édifiés : « Je vais faire la règle des Sœurs Maristes, puis celle des Frères Maristes23. Ensuite je prendrai l'habit des Frères ; il y a longtemps que j'ai cette idée, ce désir ; puis, mourir Frère et être enterré dans le même tombeau que le P. Champagnat». Et le P. Mayet, témoin de ces paroles, ajoute : « Il a répété très souvent ce désir de mourir Frère avec l'habit de Frère24».

De fait, l'année précédente, au cours de son second voyage à Rome, le Vénérable P. Colin avait avoué au Cardinal Castracane : « J'aime les Frères Maristes : aussi, si je pouvais un jour me démettre de la charge de Supérieur Général, je prendrai l'habit des Frères Maristes25».

Il y aurait matière à une intéressante étude sur les rapports du Vénérable P. Colin avec les Petits Frères de Marie. Sans doute, plus d'une fois, les idées du Vénérable se trouvaient en désaccord avec celles du Bienheureux, mais son estime et sa sympathie pour l'œuvre des Frères ne s'étaient jamais démenties. Ainsi, en 1838, il déclarait aux Pères réunis à la retraite de Meximieux : « Ah ! quand je vais à l'Hermitage et que je suis au milieu des Frères Maristes, je leur dis souvent : Mes enfants, j'envie votre bonheur. Ils font dans la Société ce que faisaient Jésus et Marie à Nazareth26…».

Dans une autre retraite aux Pères, le 6 septembre 1845, il rendit compte d'une visite à Notre-Dame de l'Hermitage. « Ah ! Messieurs, dit-il, combien j'ai été édifié de ces bons Frères ! Ils viennent à vous, ils vous ouvrent leurs cœurs avec une simplicité franche, sans arrière-pensée. J'en avais sans cesse dans ma chambre. C'est consolant ! C'est pour ceux qui leur ressemblent que le ciel s'ouvre ». Et il enchaîna : « Messieurs, je pense quelquefois qu'il y aura plus de saints dans la branche des Frères que dans celle des Pères, et en voilà la raison : le sacerdoce donne un certain sentiment de soi ; on s'habitue à se regarder comme plus élevé ; c'est un obstacle à la sainteté». Puis il leur répéta encore qu'un de ses désirs les plus ardents serait de prendre l'habit des Frères Maristes27.

Quoi d'étonnant dès lors, si, trois jours après cette déclaration, en offrant de nouveau sa démission, il y mit cette condition : « Qu'il me soit permis de me retirer dans telle communauté de nos trois branches que je voudrai choisir, soit Prêtres, soit Frères, soit Sœurs, pour le bien. Car toutes ces communautés nous intéressent et ont une commune origine». Et le fidèle chroniqueur du Vénérable P. Colin, le P. Mayet, d'ajouter : « Par ces mots, je pense que le Père avait en vue le désir que si souvent il nous avait manifesté de prendre l'habit des Frères Maristes jusqu'à sa mort28 ».

Les Pères écartèrent une nouvelle fois cette démission, et, pour soulager le Supérieur, lui adjoignirent le P. Lagniet comme délégué ad universas causas ». Une quatrième fois, en 1847, le P. Colin revint à la charge : en vain. Finalement, il put rentrer dans le rang. C'était le 9 mai 1854. Et comme il venait de fonder peu auparavant la branche contemplative des Prêtres Adorateurs du Saint-Sacrement à la Neylière, il s'y retira pour achever de se sanctifier, en menant plus réellement la vie cachée de Jésus et Marie à Nazareth, idéal de la Société de Marie29.

(A suivre.)

                                     F. Louis-Laurent.

______________________

1 Circulaire des Supérieurs Généraux, t. II, p. 402. — C'est par omission du chiffre 1 que la réédition indique la date du 2 au lieu du 21 juillet 1860.

2 Frère Avit, Abrégé des Annales de l'Institut, p. 527 (cahier 6). A la date de 1860.

3 Archives Généralices. Manuscrit autographe du V. F. François, découvert en 1930 par le F. Jules-Victorin au grenier de la maison provinciale de Tuy (Espagne). Cet accident est rapporté à deux reprises : d'une manière anonyme, à la troisième personne, p. 146 ; d'une manière personnelle, p. 562.

4 Ponty, p. 50 ; Guy Chastel, p. 39. — Quand il nous a été impossible de retrouver les pièces originales, comme c'est le cas ici, nous nous contenterons de renvoyer aux biographes du Serviteur de Dieu.

5 Biographies, éd. 1868 et 1924, pp. xx-xxi : « Le R. P. Maître-pierre, dans une visite qu'il fit à l'Hermitage dix-huit mois après la mort du P. Champagnat, dit au R. F. François, Supérieur, en présence de ses Assistants, que le R. P. Colin désirait ardemment qu'on recueillît sans plus tarder des notes sur le P. Champagnat. Sur une observation du R. F. François, que ses occupations et ses maux de tête ne lui permettaient guère de s'occuper de ce travail, j'en fus moi-même spécialement chargé.

6 Ponty, p. 118.

7 Ponty, p. 118. — Guy Chastel, p. 47, date cette amélioration e Janvier 1845 au lieu de 1844. N'ayant pas encore pu trouver les originaux je ne puis prendre parti.

8 Ponty, pp. 119-120. — Ponty omet la publication du post-scriptum.

9 Sentences, Leçons, Avis (1868), p. 413 ; Avis, Leçons, Sentences (1927) p. 344.

10 Règles du Gouvernement (1854), p. 12.

11 Ponty, p. 51.

12 F. Jean-Baptiste. Vie de M. Champagnat, éd. 1931, p. 285.

13 Id., p. 306.

14 Ponty, p. 251.

15 Manuscrit autographe du V. F. François, Pensées-Retraites, n° 4, pp. 800-801, conservé à l'Historial de Notre-Dame de l'Hermitage.

16 Ponty, p. 21 ; Guy Chastel, p. 21.

17 Nous n'avons pas encore pu retrouver les originaux de ces fragments. Le dernier cité est de 1847.

18 Règles du Gouvernement, 1854, pp. 7-8. Comparer avec l'édition de 1927, art. 224 à 228.

19 Manuscrit autographe du V. F. François, Pensées-Retraites, n° 4, p. 968, conservé à l'Historial de Notre-Dame de l'Hermitage.

20 F. Jean-Baptiste, Biographies, éd. 1924, p. 23-24.

21 Chanoine Mulsant, Le Vénérable P. Colin (1925), p. 196.

22 RR. PP. Coste-Lessard, Origines maristes, I, p. 28.

23 Il s'agissait de codifier complètement la pensée du P. Champagnat, ce que fera finalement le deuxième Chapitre Général de 1852 à 1854. Les règles de 1837 n'étaient qu'une ébauche.

24 Archives Généralices des Pères Maristes, Premier Supplément des Mémoires Mayet, p. 46.

25 Ibidem, t. IV des Mémoires Mayet, p. 46.

26 Ibidem, t. I des Mémoires Mayet, p. 48.

27 Ibidem, t. II des Mémoires Mayet, p. 277. Le P. Mayet précise : « Presque tout cela mot à mot ».

28 Ibidem, t. VI des Mémoires Mayet, p. 109.

29 Chanoine Mulsant, Le Vénérable P. Colin (1925), p. 197 sq.

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