A propos de !a Nouvelle Edition du Guide des Ecoles
F. D.
26/Sep/2010
La nouvelle édition refondue du Guide des Ecoles, dont le Révérend Frère Supérieur, dans sa Circulaire du 25 décembre dernier, annonçait l'apparition comme très prochaine, doit se trouver actuellement dans toutes nos maisons ; et c'est, ce nous semble, une occasion très opportune de rappeler à l'attention de tous un article de nos Règles Communes peut-être un peu négligé depuis quelque temps, mais qui revient par le fait même d'actualité et qu'il importe de remettre en honneur, bien loin de le laisser tomber en désuétude. Nous voulons parler de l'article 344, qui s'exprime. ainsi : "Les Frères employés dans l'enseignement regarderont l'étude et la pratique du Guide des Ecoles comme un des plus sûrs moyens de réussir dans leur tâche. Ils le liront souvent, afin de bien le connaître et de l'observer avec fidélité".
La perspective des, remaniements annoncés a pu donner à la négligence dont nous venons de parler la possibilité d'invoquer en sa faveur, durant ces années d'expectative, le bénéfice des circonstances atténuantes ; mais elle n'aurait désormais plus d'excuses, puisque, grâce au vote unanime du dernier Chapitre Général, les points en suspens se trouvent aujourd'hui fixés, et pour longtemps, il y a lieu de l'espérer.
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Insister longuement sur l'importance des motifs qui justifient cet article de nos Règles nous parait oiseux, tant elle semble ressortir d'elle-même. Toutes choses étant égales d'ailleurs, dit avec raison un sage penseur espagnol1, la valeur pratique de l'artisan, dans une profession quelconque, se mesure à la somme de vérités, grandes et petites, générales et particulières, qu'il possède sur son art. C'est ainsi, que le meilleur négociant est celui qui connaît le mieux, avec les marchandises qui font l'objet de son trafic, les endroits d'où il est le plus avantageux de les faire venir, les moyens les plus aptes à les transporter rapidement, à peu de frais et sans danger d'avarie, les marchés les plus propres pour les vendre en peu de temps et avec profit ; que le meilleur agriculteur est celui qui connaît le mieux, avec la nature et les propriétés des terrains, les climats et les plantes, les meilleures méthodes de culture, les propriétés des engrais, les meilleurs instruments aratoires, en un mot les moyens les plus propres à obtenir que la terre produise abondamment et au meilleur prix de belles et bonnes récoltes.
Or ne peut-on pas, par analogie, dire avec au moins autant de justesse que, dans les mêmes conditions, la valeur pratique de l'éducateur est en proportion directe de la somme des notions d'ensemble et de détail qu'il possède relativement à sa mission, et qu'en thèse générale le meilleur formateur de la jeunesse chrétienne est celui qui connaît le mieux, avec la nature physique, intellectuelle et morale de l'enfant, les moyens naturels et surnaturels de le rendre plus apte à remplir, à ce triple point de vue, la fin pour laquelle Dieu l'a créé ; c'est-à-dire à mériter ici-bas, par une vie vertueuse, la félicité éternelle qui lui est réservée dans le ciel ?
Eh bien, cet ensemble de notions théoriques et pratiques sur le sujet de l'Education chrétienne, qui est sous bien des rapports la pierre de touche du bon formateur de la jeunesse et la condition à peu près indispensable du succès de toute œuvre, nous ne croyons pas que les Petits Frères de Marie puissent le trouver condensé avec plus de précision et d'une manière plus conforme à leurs besoins que dans le Guide des Ecoles, écrit tout exprès pour eux, selon les directions et l'esprit de notre Vénérable Fondateur, qui, à ce titre, avait certainement reçu d'En Haut des lumières spéciale.
Le 16 mai 1853, en ouvrant la 2nde session du II° Chapitre Général, qui allait examiner le texte préparé pour la 1ière édition en vue de l'adopter définitivement après y avoir fait au besoin les modifications nécessaires, le R. Frère François disait aux capitulants : "Je crois avoir à peine besoin, mes bien chers Frères, d'attirer votre attention sur la grande importance de l'œuvre que nous allons entreprendre. Ne sera-ce pas d'abord un agréable spectacle, pour notre pieux Fondateur, de voir du haut du ciel, grâce au Guide que nous préparons, tant de milliers d'enfants qui peuplent nos écoles instruits, élevés et dirigés dans les voies du salut par un si grand nombre de Frères et dans tant de localités différentes, par les mêmes moyens, les mêmes méthodes et les mêmes principes qu'il mit tant de soin à nous enseigner ? Puis, quelle consolation pour chaque Frère de pouvoir se dire à toute heure que ce qu'il fait et la manière dont il le fait est réellement ce que l'Institut, par l'entremise de ses représentants, a jugé le meilleur, le plus convenable et le plus utile ! Quelle commodité, quel encouragement pour lès Frères Directeurs de trouver dans le même Guide, avec ce qu'ils ont à faire eux-mêmes, ce qu'ils doivent prescrire aux jeunes Frères pour les former aux fonctions de leur état selon le but et l'esprit de la Congrégation ! Et quelle facilité précieuse, enfin, pour ceux qui sont changés en cours d'aimée, de trouver dans leur nouvelle classe les mêmes usages, les mêmes moyens et les mêmes règles que dans celle qu'il vient de quitter !".
De fait, les espérances qu'exprimait ainsi le vénérable Supérieur ont été largement réalisées par la première édition du Guide des Ecoles, qui parut peu de temps après. Reçue partout avec joie, elle fut étudiée avec amour, appliquée avec enthousiasme, et, pendant près d'un demi-siècle, d'un bout à l'autre de la Congrégation, elle fut la loi universellement respectée dans toutes nos écoles qui, grâce à elle, en vinrent bientôt à se ressembler comme des sœurs jumelles. Chaque année, chaque mois, chaque jour, à la même heure, munis des mêmes livres et suivant les mêmes méthodes, leurs vingt, quarante, soixante, quatre-vingt, cent mille élèves — car telle est la rapide progression qu'en suivit le nombre pendant ce laps de temps — faisaient les mêmes exercices aux mêmes sons ou aux mêmes mouvements du ''signal'' ; et il y avait incontestablement, dans cette vaste uniformité dont le texte du Guide était l'âme invisible, de réels et précieux avantages. Les maîtres se fatiguaient moins ; leur changement en cours d'année n'apportait presque aucune perturbation, les nouveaux se trouvant dès le premier jour au courant de la situation, et les élèves, que la substitution ne déroutait en rien, n'éprouvaient pas de retard dans leurs progrès ; car, sous un autre nom, un autre visage et une autre humeur, c'était toujours, au fond, la même manière de faire qui continuait.
Il est vrai que d'aucuns ont accusé ce système de faire la classe d'être un peu mécanique, monotone, de favoriser la routine, le psittacisme2, d'aller enfin à l'encontre d'un des caractères essentiels du véritable esprit pédagogique, qui tache de deviner pour ainsi dire à tout instant l'état d'esprit des élèves pour y adapter ses procédés. Et nous ne voudrions pas affirmer que pratiquement il n'ait jamais mérité ce reproche ; mais la faute en est beaucoup moins à lui qu'à ceux qui l'appliquent sans intelligence. En somme, le sens pédagogique et la routine sont personnels et ils trouvent, l'un comme l'autre, moyen de se faire jour dans tous les systèmes : dans celui que préconisait le Guide des Ecoles comme dans n'importe quel autre. Tout dépend dé la tournure d'esprit et des habitudes intellectuelles : du professeur. Avec les mêmes exercices, les mêmes procédés, les mêmes méthodes, le routinier aboutit à faire de ses élèves de simples perroquets, dont la mémoire est peut-être pleine de mots, mais dont le jugement et l'intelligence sont restés vides ; tandis que le maitre doué du vrai sens pédagogique, sans négliger la mémoire, qu'il sait être importante, s'applique surtout et arrive généralement à faire des siens des hommes de sens qui ont la faculté et l'habitude de penser par eux-mêmes.
Les hommes de cette dernière catégorie ont été, grâce à Dieu, le grand nombre, parmi les élèves de nos écoles de France au cours de la seconde moitié du XIX° siècle, et cela ne fait pas moins l'éloge du Guide au point de vue de la bonne formation des maîtres qu'à celui que l'organisation pratique de l'enseignement.
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Depuis lors, outre que, par la force même des choses, l'enseignement de la Congrégation a évolué et que, d'exclusivement primaire qu'il était presque partout, il s'est étendu en beaucoup d'endroits au degré secondaire, la nécessité de se conformer aux règlements officiels des divers pays où nous sommes établis aurait rendu très difficile, sinon impossible, la tâche de donner ; dans les questions de détail, à la nouvelle édition qui vient de paraître la précision et la forme impérative qui distinguaient sa devancière. Pour qu'elle restât applicable partout, il a fallu se tenir, sur bien des points, dans les généralités et donner à ses directions le caractère de conseils plutôt que d'ordonnances formelles.
Mais il va sans dire qu'en perdant ainsi de quelque manière, à notre égard, son caractère de Code pour ne se présenter à nous qu'a titre de Conseiller bienveillant et comme interprète authentique de la pensée de notre Vénérable Fondateur sur l'Education chrétienne et de l'esprit dans lequel, selon lui, elle doit être impartie, ce petit livre n'en a pas moins conservé tous ses droits à notre estime, à notre considération, à notre filial respect, et que nous ne devons pas cesser de l'étudier assidûment, dans sa lettre et dans son esprit, et d'en être saintement fiers comme d'un trésor de famille.
En, pédagogie, le Vénérable Père Champagnat ne fut, à proprement parler, ni un théoricien ni un novateur. Théoricien, il n'en avait pas le temps : douloureusement préoccupée de l'ignorance religieuse où se trouvaient les enfants des campagnes, son âme sacerdotale songeait d'abord à les en tirer, et delà la formation toute pratique qu'il s'appliqua à donner à ses premiers disciples. Quant à être novateur, son humilité ne lui permettait pas même d'y songer, d'autant plus que ce n'était pas nécessaire. Le type de l'école chrétienne était déjà tout trouvé.
Depuis plus d'un siècle, saint J. B, de la Salle, dont il était fervent admirateur, l'avait réalisé de la façon la plus satisfaisante ; ses disciples l'avaient propagé dans la plupart des villes de France et son unique ambition, à lui, était de le faire rayonner dans les paroisses rurales, où il n'avait pas encore pu pénétrer, du moins dans la mesure où c'était nécessaire.
Mais, soit que ce fut chez lui une disposition naturelle ou une de ces grâces d'état que Dieu se plaît si souvent à donner a ceux qu'il destine à une vocation spéciale, le pieux Fondateur avait à un enviable degré le don d'enseigner. Dès le temps de son séminaire, il en avait déjà donné des signes non équivoques dans les catéchismes que, durant le temps des vacances ; il faisait aux enfants de son hameau ; et que de fois, par la suite, on eut occasion de le remarquer, tant dans ses instructions familières aux fidèles de La Valla que dans ses conférences aux Frères, durant les retraites et dans les petites allocutions qu'il faisait aux élèves quand il faisait la visite des classes !
Il s'en est suivi que, tout en adoptant, dans l'ensemble, pour les écoles de son Institut, les principes et les méthodes en usage dans celles des Frères des Ecoles Chrétiennes, il n'a pas laissé d'y empreindre souvent, dans le détail, sa marque personnelle ; de sorte que notre Guide des Ecoles, quoique très redevable à la Conduite des Ecoles de St. Jean-Baptiste de la Salle, dont il s'est largement inspiré, n'en a pas moins, en somme, son caractère et son mérite propres ; caractère et mérite qui ont paru à plusieurs historiens de la pédagogie un titre digne de mériter au V. Père Champagnat, dont il résume la doctrine et l'esprit, une place très honorable parmi les éducateurs du XIX° siècle.
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Nous ne croyons donc pas pouvoir recommander trop vivement la lecture, la méditation et la pratique de ce précieux livre à tous ceux de nos Frères — en quelque endroit que l'obéissance les ait envoyés — qui ont le culte si louable de nos traditions de famille. Ne nous hâtons pas d'ériger en principe que son application est inconciliable avec les usages du pays ou les prescriptions des autorités académiques locales. En réalité, les principes de l'éducation sont universels ; et, allégé comme il a été de tout ce qui était trop spécial au temps et au pays où il a été composé, il doit y avoir bien peu d'endroits où son opposition aux usages en vigueur soit irréductible, mais dans le cas, sans doute fort rares, où il ne serait pas applicable à la lettre, faisons du moins en sorte qu'il soit fidèlement appliqué quant à l'esprit, ce qui est toujours possible et même facile.
Nous le recommandons tout spécialement à la chère jeunesse qui, dans nos scolasticats, se prépare d'une manière immédiate aux fonctions qui sont la fin secondaire de l'Institut, ou qui y débute dans les établissements. Qu'elle n'oublie pas que, si ces fonctions sont très nobles et très méritoires, elles sont aussi difficiles et délicates ; que par conséquent ce serait de sa part une présomption coupable de se fier, pour les bien remplir, aux hasards de l'improvisation ; qu'il lui importe essentiellement de s'y disposer par une préparation sérieuse, de suppléer à son inexpérience personnelle par le recours à l'expérience de ceux qui l'y ont devancée, et qu'avec la docilité confiante aux directions et aux avis de ses Directeurs, il n'est pas pour elle de meilleur moyen pour cela que la lecture attentive et assidue du Guide des Ecoles.
Toutes choses restant égales d'ailleurs, comme nous le disions plus haut en nous appuyant sur une parole de Balmes, elle sera d'autant plus apte à bien remplir ses fonctions qu'elle saura à leur sujet un plus grand nombre de vérités théoriques et pratiques et, en attendant l'âge où l'expérience les lui suggérera, c'est dans le Guide des Ecoles qu'elle les trouvera, en s'épargnant des tâtonnements aussi pénibles et dangereux pour elle-même que préjudiciables à ses élèves.
F. D.
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1 J. Balmes : El Criterio, I, 4.
2 Ce mot, de physionomie savante mais très usité en pédagogie, dérive du latin psittacus, perroquet, et désigne le défaut de ceux dont l'instruction, comme celle de cet oiseau, consiste à emmagasiner dans leur mémoire des mots et des phrases ; qu'ils répètent ensuite comme ils les ont appris, sans souci d'en vérifier la justesse, ni même d'en comprendre le sens.