Bacheliers ou hommes et chrétiens?

Jean Daujat

22/Oct/2010

Cet article de M. Jean Daujat, paru dans un grand hebdomadaire catholique de France, signale une mentalité que l'on rencontre, hélas ! en bien d'autres contrées.

Un certain nombre de parents s'imaginent que le principal de leur rôle éducateur consiste à préparer l'enfant à être un jour capable de bien gagner sa vie, de réussir en ce monde et, s'ils appartiennent à un certain milieu social, de faire ce qu'on appelle « une brillante carrière » : tout leur souci et tout leur effort se tourne vers cette réussite matérielle. Cela n'est pourtant qu'un aspect secondaire et accessoire de leur mission éducatrice dont l'essentiel est la formation de la vraie valeur intérieure et personnelle de l'enfant. La réussite matérielle ne vaut que dans la mesure où elle est le fruit de cette valeur intérieure et personnelle authentique. Éduquer n'est vraiment rien d'autre que former la qualité réelle, la perfection interne d'un être humain et la seule chose qui compte est ce que cet être vaudra en lui-même et par lui-même.

Cela est vrai pour toutes les étapes de l'éducation et pour toute la durée de l'enfance. Mais cela est plus important encore pendant l'adolescence qui est l'âge où l'on commence à penser et agir par soi-même, l'âge où l'on acquiert ses convictions personnelles et où se forme la personnalité, de sorte que le plus souvent tout l'avenir d'un être humain dépend de son évolution, des positions qu'il prend et de la manière dont il se forme pendant l'adolescence. Or, c'est justement à cet âge qu'un certain nombre de parents tombent dans l'erreur de se désintéresser totalement de la valeur intérieure et personnelle de l'être qui se forme devant eux et souvent alors en dehors d'eux pour ne plus penser qu'à la réussite matérielle, à la « carrière », et imposer que 24 heures sur 24 de la vie d'un adolescent ou d'une adolescente soient occupées à l'entraînement en vue d'un examen qui ouvre les portes de « la carrière » tant convoitée. C'est la funeste erreur du « bachotage » (qui peut d'ailleurs concerner n'importe quel examen ou concours et pas seulement le baccalauréat) : erreur de nombreuses familles et de nombreux établissements scolaires (et dont la forme maximum se trouve dans ce qu'on a appelé la « boîte à bachot »). A voir l'attitude de certains, on pourrait croire que le baccalauréat est la fin dernière de la vie d'un adolescent et que Dieu l'a créé dans le seul but qu'il soit bachelier puisque tout le reste est sacrifié à ce seul baccalauréat.

Aussi, voudrions-nous insister un peu sur les divers éléments de la valeur intérieure et personnelle d'être humain qui se trouvent ainsi sacrifiés.

 

La santé et la vitalité du corps, si menacées en cet âge où s'établissent de nouveaux équilibres physiologiques (neuro-endocriniens) et pourtant si nécessaires, non seulement en elles-mêmes mais pour le bon équilibre psychologique.

Cette santé exige un temps suffisant de plein air : promenade et excursions, sports, jeux de plein air, exercices physiques. Ce temps ne doit pas être supprimé au profit du seul travail scolaire. S'il l'est, on verra comme si souvent aujourd'hui de ces adolescents épuisés nerveusement et cérébralement et, par là, déséquilibrés psychologiquement (et qui rateront finalement d'ailleurs l'examen ou le concours tant convoité à cause de leur épuisement physique). Le remède ne se trouve pas dans la solution artificielle d'une épreuve physique au baccalauréat qui, sans rapport avec le reste des épreuves ne peut que fausser le sens de l'examen ; mais dans des horaires de vie et de travail équilibrés pendant toute la durée de l'année.

La santé exige aussi un temps suffisant de sommeil, dont la privation aboutit toujours à l'épuisement nerveux et au déséquilibre psychologique : un adolescent doit avoir achevé son travail scolaire quand vient l'heure du dîner1 et il est inadmissible qu'il se remettre au travail après dîner, au détriment de son sommeil (mais remarquons ici que le cinéma, les émissions de radio ou de télévision, les bals, sont plus nocifs encore que le travail scolaire et contribuent davantage encore à épuiser nerveusement et déséquilibrer psychologiquement).

 

La valeur intellectuelle exige une culture personnelle de l'intelligence qui ne soit pas emprisonnée dans le cadre étroit des programmes scolaires. Or, un certain nombre de parents considèrent comme définitivement et rigoureusement exclu de l'effort d'étude d'un adolescent, ce qui n'est pas du « programme » sous prétexte que c'est du temps perdu pour la préparation à l'examen. Quand ils ont dit de quelque chose : « Ce n'est pas du programme », c'est, à leurs yeux, éliminé sans appel. C'est ainsi qu'on arrive à avoir tant d'adolescents qui, malgré une brillante réussite scolaire, n'ont aucune valeur intellectuelle et aucune culture personnelle, par exemple qui savent tout ce que dit un chapitre de manuel et rédigeront eux-mêmes une dissertation sur tel grand auteur, dont ils n'ont jamais lu une œuvre en entier ou sur telle grande œuvre théâtrale, qu'ils n'ont jamais vu jouer. Remarquons d'ailleurs que ceux qui ne se laissent pas emprisonner dans le cadre étroit des programmes et développent une authentique culture personnelle, réussiront souvent beaucoup mieux aux examens et concours parce qu'ils dominent leurs programmes au lieu d'y être enfermés et parce qu'ils savent établir des liens entre les différentes parties de ces programmes.

 

La valeur morale exige le développement de toutes les qualités personnelles de caractère, et tout l'avenir dépendra de leur formation pendant l'adolescence. Elles ne peuvent se former par le seul exercice du travail scolaire. Il faut que l'adolescent ait le temps et la possibilité de fréquenter des groupements de son choix, de prendre des initiatives et des responsabilités, d'affronter des difficultés, d'y nouer des amitiés, d'y déployer de l'énergie et du dévouement. Et que l'on veuille bien croire qu'il sera moins paralysé par la timidité ou par « le trac » à un oral d'examen ou le concours, si la vie lui a déjà fait montrer des qualités d'assurance et d'audace, de maîtrise de lui-même, de son émotivité et de ses nerfs. Quant à ces produits brillants d'examen et de concours, qui n'ont aucune force de volonté, aucune qualité de caractère, qui sont incapables de prendre des initiatives et des responsabilités, tous les secteurs de la vie de notre pays n'en sont que trop saturés.

 

La vie religieuse est le plus important de tout puisqu'elle concerne directement la fin dernière authentique pour laquelle l'être humain a été créé, qui est la vie éternelle. L'adolescence étant l'âge où l'on acquiert ses convictions personnelles, c'est l'âge où le christianisme doit devenir conviction personnelle : sinon il ne sera qu'une routine sans vie ou sera tout à fait abandonné. A notre époque, où l'ensemble du monde est déchristianisé et où se propagent tous les courants de pensée et de mœurs antichrétiens, il ne faut pas compter qu'un adolescent restera chrétien s'il ne redécouvre pas le christianisme pendant l'adolescence avec des raisons personnelles d'y adhérer. Or, justement, aujourd'hui, pour la plupart de nos contemporains, l'enseignement religieux et la formation religieuse s'arrêtent au seuil de l'adolescence et ne dépassent jamais le niveau élémentaire du catéchisme : c'est la raison pour laquelle il y en a tant qui abandonnent le christianisme pendant l'adolescence, parce que la formation de leurs convictions personnelles et de leur personnalité se fait alors en dehors du christianisme. Rien n'est donc plus important que de donner pendant l'adolescence un solide enseignement religieux correspondant à la maturité intellectuelle et psychologique de cet âge et une formation religieuse vivace, ce qui suppose qu'on laissera à l'adolescent le temps de suivre cours, réunions, retraites, de faire des lectures religieuses, de placer dans son emploi du temps quotidien la messe et l'oraison. On comprend quel est alors le crime des parents qui s'y opposent, sous prétexte qu'il faut tout sacrifier au sacro-saint baccalauréat. Propose-t-on seulement qu'une journée de dimanche soit employée à une retraite fermée ? Il y a justement la semaine suivante, une composition scolaire qu'il faut passer le dimanche entier à préparer et qu'ils jugent plus importante que le progrès de l'âme dans l'intimité de Jésus-Christ ! Et, un an ou deux ans plus tard, les mêmes parents se désoleront peut-être de voir leur grande fille ou leur grand fils abandonner le christianisme, sans se rendre compte que ce sont eux qui en sont responsables.

Ya-t-on nous faire dire alors que le travail scolaire doit être négligé ? Certes non ! Le travail scolaire est un devoir d'état de l'adolescent, qui doit être fait et bien fait, aux heures qui conviennent pour cela. Nous disons simplement que ces heures doivent être judicieusement placées dans l'emploi du temps et ne pas l'occuper tout entier. Que l'adolescent, rentrant chez lui, ne commence pas par perdre son temps à écouter la radio avant de se mettre au travail : qu'il ne gaspille pas des jeudis et des dimanches après-midi au cinéma, etc., beaucoup de temps peut être gagné avec un emploi du temps bien organisé. Mais, surtout, l'adolescent fera bien son travail scolaire, sans y consacrer un temps et un effort excessifs et épuisants, s'il a une maturité intellectuelle et psychologique suffisante, c'est-à-dire si on ne lui impose pas de faire trop jeune une classe qu'il pourrait et devrait bien faire deux ans plus tard ; le mal se trouve le plus souvent dans la trop grande précocité, dans la peur maladive des parents que leur fils ou leur fille soit « en retard », alors qu'ils sont presque toujours trop en avance ; il faudrait en France retarder d'environ deux ans, l'âge moyen des études (et pour cela supprimer les absurdes limites d'âges à l'entrée des grandes écoles).

Mais tout dépend de la préoccupation qui domine les esprits : le plus important est-il de faire des bacheliers ou de faire des hommes et des chrétiens ?

             Jean Daujat.

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1 Noter que, selon le vocabulaire à la mode, le dîner est maintenant le repas du soir.

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