Comment amener la jeunesse Ă  la pratique saine du renoncement et de la mortification

F. Elie Victor

17/May/2010

xx.

Il nous reste maintenant à aborder le problème tel qu'il va se poser pendant l'adolescence: période de transition plus ou moins brusque et violente qui, d'un enfant, va faire un homme, suite à une série de transformations d'ordre anatomique, physiologique et psychologique assez étroitement interdépendantes.

Mais avant de nous aventurer sur ce nouveau terrain, faisons en quelque sorte le point, jetant un bref regard rétrospectif sur la période précédente pour en reprendre les idées essentielles et en dégager quelques dernières implications pédagogiques.

1. A partir de 6 à 7 ans, l'enfant explore avidement son milieu en tous sens et s'essaie progressivement à émettre à son sujet des jugements de valeur: jugements encore forcément teintés de subjectivité et d'égocentrisme. Le contact continuel direct ou indirect — grâce aux lectures — avec des adultes, formés et éminents, comme devraient l'être tous les éducateurs, fera mûrir son esprit : il éprouvera un souci croissant de donner à ses jugements un caractère toujours plus objectif en les dégageant de la gangue de ces multiples facteurs qui empêchent ou troublent l'appréhension saine des choses et des situations: préjugés et opinions toutes faites provenant du milieu familial ou social, irréflexion et précipitation, paresse d'esprit, petites passions naissantes, etc. …

Cette formation commencée dès l'âge de raison devrait normalement se poursuivre après 12 ans pour se parfaire au sortir de l'adolescence.

Il n'en est malheureusement pas toujours ainsi. Bien sûr, l'homme parfaitement, idéalement adulte à tous points de vue n'existe pas ou ne constitue qu'un rarissime cas limite. Mais chez combien d'individus le développement mental ne semble-t-il pas s'arrêter dès l'âge de la puberté ou même avant? Le plus regrettable cependant est le fait qu'un grand nombre de jeunes, même normalement intelligents, n'atteignent jamais le degré de maturité psychologique (ou affective) requis qui devrait leur permettre de réaliser adéquatement et sainement la relation «moi-toi». Enlisés, par tempérament ou par suite d'une première éducation maladroite dans leur égocentrisme, ils restent, sous un aspect ou sous un autre, des êtres infantiles plus ou moins profondément immatures et, dès lors, réfractaires à ces mille et un renoncements auxquels doit savoir se résigner quotidiennement tout homme vraiment adulte.

2. De l'intérêt et de l'attrait spontanés qu'il éprouve pour les êtres et les choses de son milieu, l'enfant doit s'élever graduellement à un authentique amour du prochain. Cela exige de sa part le renoncement à ces mouvements agressifs qui tout aussi spontanément surgissent en lui quand il se trouve affronté à autrui. N'oublions pas, en effet, que nos pulsions intérieures se groupent par « polarités » : nous aimons et nous haïssons simultanément les êtres et les choses, nous sommes actifs et passifs, autoritaires et soumis, dépendants et indépendants1.

De plus, tout individu se présente à nous d'une façon ou d'une autre, comme une instance quémandeuse, aliénatrice. Pour le comprendre, il suffit de se rappeler les idées d'un Sartre à propos du prochain, et sa conclusion : L'enfer, c'est les autres.

3. Nous savons déjà aussi que c'est à partir de l'affection pour les créatures que l'enfant doit remonter progressivement à l'amour du Créateur. Ecoutons un instant Etienne De Greeff à ce sujet : « Il existe chez l'enfant une aptitude invraisemblable à communier avec toutes les choses dans la sympathie et l'amour. Cet amour inconscient, instinctif des êtres peut constituer une base affective sérieuse à l'amour du prochain. Et c'est très probablement, sinon quasi certainement, sur cette sympathie universelle de l'enfant que va se greffer, en l'organisant et en lui donnant ses limites, l'amour du prochain et en même temps l'amour de Dieu. Hélas! nous ne connaissons que trop le mépris de l'éducateur pour cet épanouissement de sympathie de l'enfant envers toute chose : les bêtes, les plantes, les nuages, le ciel, le soleil. Il faudrait laisser développer ces grandes réserves affectives qui se transféreront tout naturellement dans la suite ».

Quelle n'est donc pas la méprise de ces éducateurs, souvent profondément religieux, qui, sous le spécieux prétexte de porter l'enfant vers Dieu, s'ingénient à étouffer dans son cœur cette sympathie naturelle pour le monde et ses habitants, parce qu'ils la jugent dangereuse.

Leur tentative, si elle devait réussir, ne pourrait manquer de travailler dans l'âme de l'enfant à la façon du boomerang, même si cet enfant est un juvéniste. « Celui qui songe à la prêtrise ou à la vie religieuse doit apprendre à estimer à sa juste valeur ce qu'il sacrifie. Il n'y a ici aucun danger (au contraire), sauf pour celui qui n'aurait pas encore vu dans la vie consacrée à Dieu une destinée surpassant toutes les autres. Mais alors, quel a donc bien pu être le motif de sa vocation? » (A. Kriekmans)2.

Ne laissons pas croire aux enfants que nous sommes des anges nostalgiques et individualistes, peu soucieux de notre monde et pressés de nous en évader. Nous n'avons pas à mépriser les réalités terrestres. Elles sont l'œuvre de ce Dieu qui, tout en nous créant chair et os, nous a déclarés faits à Son image et à Sa ressemblance. Il nous a ordonné de prendre possession de cette terre qu'intentionnellement il laissa fruste et inachevée afin que par notre intelligence, notre désir de recherche et de conquête, notre ténacité, nous puissions nous associer à son œuvre créatrice pour la parfaire et conduire à sa destination, par la pratique de la charité, le genre humain, Corps Mystique de son Fils.

Ne serait-ce pas parfois dans cette coopération de l'homme avec Dieu que se révélerait essentiellement notre ressemblance avec Lui, plutôt que dans une névrotique aspiration à nous évader au plus tôt de ce bas monde? Ne serait-ce pas cette tâche, menée fidèlement jusqu'à l'extrême limite de nos forces, qui doit nous mériter le paradis? «Celui qui s'efforce avec persévérance et humilité, de pénétrer les secrets des choses et des êtres, même s'il n'en a pas conscience, est comme conduit par la main de Dieu3 ».

Veillons par conséquent à ce que l'amour de la création puisse s'épanouir pleinement dans le cœur de l'enfant, mais sans omettre pour autant de lui révéler simultanément et graduellement l'existence de ces valeurs connexes spirituelles cachées derrière les réalités terrestres et qui doivent inspirer et orienter toute vie humaine, parce que seules elles sont capables de combler totalement et définitivement les aspirations profondes et ultimes de notre cœur4. Mais de grâce n'allons pas présenter aux enfants la Religion comme une sorte de spécialité, en marge de la vie réelle et se substituant aux valeurs humaines. Ce serait là introduire dans son esprit un dualisme dont actuellement, mieux que jamais, nous mesurons toutes les conséquences néfastes pour la Religion et pour l'humanité tout entière.

4. Il convient cependant de nous mettre en garde contre l'introduction prématurée dans le monde mental enfantin de notre conception adulte et rationaliste de la Divinité.

Dieu, armé de tous ses attributs transcendants, doit forcément impressionner l'enfant au point de lui inspirer la terreur. Mais comme celui-ci est encore incapable d'un abandon total et absolu de lui-même aux mains de la Providence, il y a grand risque qu'il n'éprouve cette exigence de la Foi que comme une sorte d'anéantissement inacceptable de sa personnalité. Et pour le comprendre reportons-nous une seconde fois aux théories néfastes d'un Sartre et consorts.

« Le Dieu, pur Esprit, principe de toutes choses : omniscient et tout-puissant, d'une justice incorruptible, dépasse les besoins réels de l'enfant. II se sent écrasé devant Lui, impuissant, et astreint à tout un comportement qui ne s'imposerait pas si ce Dieu, dont lui fait à un moment donné la révélation, n'était pas aussi extraordinairement au-dessus de lui » (Dr. Et. De Greeff: Nos enfants et nous, p. 147).

5. De plus, vu les tendances animistes, magiques et anthromorphiques propres à l'enfance, la conception adulte de la Divinité expose l'enfant au danger de tenter de se faire de Dieu une sorte d'allié, dans le but d'en obtenir des faveurs ou d'utiliser sa Toute-Puissance à des fins personnelles dominatrices. Dans ce cas nous aurons à faire ni plus ni moins à un « culte du moi » branché sur Dieu, mais qui en réalité ne représenterait même pas encore l'ombre du vrai culte divin. Si d'ailleurs pareille attitude vient à échouer dans ses desseins, à l'exemple de certaines âmes religieuses névrosées, l'enfant se croira frustré, comme si Dieu n'avait pas rempli sa part d'un contrat que, de fait, Il n'a jamais passé. Dans ce cas, du soi-disant amour de Dieu à la haine de Dieu, il n'y a qu'un pas.

« Lorsque quelques années plus tard, l'adolescent ou même l'homme nieront Dieu, ce sera le plus souvent en faisant appel à ces besoins d'enfant actuellement déçus. "…Non, je ne crois pas en Dieu; s'il y avait un Dieu, il ne m'aurait pas laissé traiter comme il l'a fait; il n'y aurait pas autant d'injustices; il y aurait plus de pitié dans le monde"» (Et. De Greeff).

Ces blasphèmes ne sont en réalité que la constatation que le Dieu que connurent de tels enfants n'a pas répondu au rôle qu'ils espèrent lui voir jouer, n'a pas répondu à leurs raisons de croire. Cela prouve aussi que leur représentation infantile de Dieu n'a pas évolué, ou n'a pas été comprise par leurs éducateurs.

6. Parfois aussi l'enfant fera semblant d'être pieux afin de s'attirer les bonnes grâces de ses parents et de ses éducateurs et d'en obtenir des faveurs: autre façon de ravaler Dieu au rôle d'instrument au service du « culte du moi ».

7. Enfin, ce culte larvé de soi-même branché sur Dieu, peut encore conduire certains enfants à une autre déviation morale et religieuse: se croire ou se savoir l'ami de Dieu.

Cette prétendue amitié, entretenue par force mortifications et sacrifices, doit permettre de considérer avec mépris quiconque paraît moins bon, moins fervent, moins mortifié que soi-même. C'est la réédition de l'histoire du pharisien et du publicain. Pareils types, devenus adultes, s'érigent volontiers en champions de l'honneur divin. Et ils le font avec la morgue qui caractérisait la « race de vipères ».

Us en arrivent à s'étonner, voire à se scandaliser, de la longanimité d'un Dieu tout-puissant à l'égard de ce monde pervers: «Maudit soit qui méprise la loi » : telle est leur devise. Fils du tonnerre, hommes du devoir, de la lettre, ils n'ont aucun égard pour les bonnes raisons que peuvent avoir ceux qui se permettent d'enfreindre la loi. On peut les rencontrer dans tous les milieux. Dans les chroniques du monastère de Windesheim. en Allemagne, on peut lire de la main de Thomas à Kempis, l'auteur présumé de l'imitation de J. C, la note suivante:

« L'obéissance y fut pratiquée avec une telle ferveur que personne n'aurait osé enfoncer un clou dans un mur sans l'autorisation préalable du supérieur. Un certain Frère Reyner, qui était chargé de la surveillance des roseaux fauchés, resta un jour aux champs, contrairement à la Règle, après qu'on eut sonné le repas, afin d'empêcher le bétail qui était de passage, de détruire la récolte ».

C'était logique me direz-vous? Je le pense aussi, mais écoutons la suite de l'histoire: «Il reçut une sévère admonestation de l'abbé Prieur, et comme il se permit de justifier son retard, il reçut — c'est ahurissant —-la réponse que voici: J'eusse préféré voir toute la récolte détruite plutôt que de vous voir déranger l'ordre de la maison! ».

L'an dernier, dans une des conférences qu'il assurait au profit des Frères de l'Année de Spiritualité, le R. Père Häring, trop connu pour vous le présenter, s'écria: « le Concile a porté un rude coup au formalisme, au légalisme et au juridisme, souvent exagérés, des siècles passés ».

Il n'entre aucunement dans mes intentions de jeter la suspicion sur qui que ce soit, mais je pense que ce qui précède est cependant propre à nous porter à la réflexion et doit nous mettre en garde contre le danger d'un certain intégrisme qui risque de faire prévaloir une loi faite de mains d'hommes sur le bon sens et… sur la charité, car c'est précisément en cela que les sujets dont il est question en ce moment pèchent manifestement. Foncièrement égocentriques, ils n'ont que du mépris pour quiconque ne pense pas comme eux. Ils prennent leurs convictions pour LA VERITE, leurs attitudes, comme normes suprêmes de tout comportement humain.

Au fond ils n'aiment nullement le prochain, sinon de cet amour glacialement froid prescrit par la Loi. C'est d'eux qu'on peut affirmer qu'ils croient aimer Dieu parce qu'ils n'aiment personne5.

On rencontre parfois pareille attitude chez des enfants et des jeunes gens à qui l'on a présenté prématurément le Bon Dieu comme le Dieu du tonnerre et de la vengeance. Ils se révèlent incapables de comprendre l'attitude de Notre Seigneur vis-à-vis des pécheurs, de ses persécuteurs et de ses bourreaux. Ils ont en haine tout ce qui n'est pas chrétien.

Reconnaissons d'ailleurs que cette incompréhension trouve assez facilement sa source chez l'enfant dans ses instincts de puissance et de domination. Volontiers il projette ses propres tendances dans autrui6. Faut-il vous dire qu'il y a lieu de combattre cette mentalité chez l'enfant et surtout de se bien garder de l'exacerber.

Les paraboles de l'enfant prodigue, du bon Pasteur jointes au récit de l'attitude de N. S. vis-à-vis des pécheurs, ainsi que ses vitupérations à l'adresse des pharisiens peuvent nous aider puissamment dans ces redressements de l'esprit enfantin.

Seigneur, puissions-nous apprendre que vous êtes doux et humble de cœur !

(à suivre)

F. Elie Victor
__________________

1 Voir: Vie spirituelle; supplément, sept. 1965, p. 251.

2 Lire à ce sujet dans la «Pédagogie Générale» de l'auteur cité le chapitre sur l'éducation sexuelle.

3 Extrait d'un texte soumis au Concile à propos des discussions sur les « réalités terrestres ».

4 « Vous nous avez faits pour Vous, Seigneur, et notre cœur reste inquiet tant qu'il ne se repose pas en Vous » (St. Augustin).

5 « Le christianisme ne commence que là où nous rencontrons le Samaritain» (Et. De Greef).

6 Voir à ce sujet notre article VIII du Bulletin, p. 649, remarque I. Lire aussi à l'occasion, dans l'ouvrage d'Et. De Greeff: Nos enfants et nous, le chapitre intitulé: « Première rencontre avec Dieu ».

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