Comment amener la jeunesse Ă la pratique saine du renoncement et de la mortification
F. Elie-Victor
30/Oct/2010
x.
De quelques écueils qui sont à éviter.
Nous l'avons dit : l'enfant en âge scolaire se trouve dans la période dite « des intérêts objectifs ». Il est avide de découvrir le monde matériel et les êtres qui le peuplent. C'est donc une méprise que de vouloir, d'emblée, déprécier à ses yeux émerveillés les valeurs sensibles, sous le spécieux prétexte de braquer aussitôt son esprit naissant sur les valeurs suprasensibles et éternelles.
Et cependant, cette tendance existe chez nombre d'éducateurs et particulièrement chez les religieux. Cela, en effet, peut leur paraître conforme à la théologie morale fondamentale classique qui débute par un traité sur la béatitude. Il n'en est pas moins vrai que cela constitue une erreur du point de vue pédagogique. Nous ignorons encore généralement que ce point de départ s'inspire davantage de la philosophie grecque2 que du message de l'Evangile: il est donc bien moins chrétien qu'on ne le pense3.
Et c'est pourquoi, dès notre premier article, nous vous avons mis en garde contre pareilles conceptions.
Faut-il dès lors laisser l'esprit de l'enfant se fixer sur les seules « nourritures terrestres » ? Non pas : ce ne serait pas non plus une attitude chrétienne. Mais pour l'amour de Dieu, ne lui présentons pas de prime abord le monde comme mauvais et notre merveilleuse planète — peut-être unique en son genre dans l'Univers — comme une misérable vallée de larmes où se noient en pauvres exilés les malheureux enfants d'Eve.
Laissons ces considérations de désabusés de la vie pour plus tard : elles n'ont vraiment pas de quoi emballer l'enfant ni pour la création ni pour son divin Auteur. Comment pourrions-nous dans la suite lui parler encore de son infinie bonté? Et puis, disons-le une fois de plus, c'est un non-sens pédagogique de prétendre amener les enfants au renoncement, par la voie du mépris ou de la peur des valeurs terrestres. Outre qu'il n'y a aucun mérite à renoncer à ce que l'on mésestime, le danger est grand de créer ainsi un renoncement à base de refoulement, donc malsain et étrangement semblable à celui du renard de la fable en face des raisins. On ne peut vraiment renoncer qu'à ce qu'on a à sa disposition. La seule route du renoncement est celle qui conduit graduellement l'enfant de l'amour des biens sensibles à l'amour du Créateur.
Ecoutons à ce sujet une voix plus autorisée que la mienne, car nul ne passe pour prophète en son propre milieu, pas même s'il a le plus illustre de pareils personnages comme patron: il s'agit de W. Grossouw dont je voudrais voir l'admirable livre de méditations intitulé: Innerlijk Leven (Vie intérieure) entre les mains de tous mes confrères.
« On rencontre fréquemment de pieuses personnes qui n'ont jamais appris à aimer le monde ni la vie, tous deux cependant créés par Dieu: "Dieu vit que tout cela était bon" » (Bible).
« N'oublions pas que cette bonté intrinsèque des créatures, bien que blessée par la chute originelle, ne fut nullement détruite4. Et cependant, plus d'une âme travaillée par une
2 Voir l'article I. ; Remarque.
3 Consulter à ce sujet A. J. Festugière: L'idéal religieux des Grecs et l'Evangile. Paris, 1932.
Idem: Contemplation et vie contemplative selon Platon. Paris, 1950.
4 L'Eglise a condamné la théorie soutenue par les Protestants, d'après laquelle la nature humaine aurait été viciée ou pervertie par le péché originel. Tout ce qu'elle concède, sans l'imposer du reste à la foi des fidèles, c'est que la nature, dans l'état de déchéance, présente une plus grande indigence que dans l'état de « pure nature », c'est-à-dire dans cet état irréel, hypothétique dans lequel l'homme se serait trouvé s'il n'avait jamais été élevé à l'état de justice originelle et si, en conséquence, il n'en était jamais déchu. Qu'est-ce qui caractérise cette plus grande
angoisse non consciente5 cherche à s'échapper du monde.
La première tâche de tout homme en ce bas monde est de s'efforcer de devenir spirituellement6 adulte, à s'accepter soi-même et à accepter la vie7. La voie normale de tout homme est celle qui remonte de la créature à Dieu. Seul celui qui s'aime soi-même peut aimer le prochain8. Seul celui qui aime d'abord les hommes peut ensuite aimer Dieu. Et, enfin, seul celui qui accepte la terre avec tout ce qu'elle renferme peut, le cas échéant, et dans la mesure où II le désire, le Lui offrir en retour. Peut-on vraiment croire honorer Dieu en lui offrant des dons qu'on méprise? ».
Donc: Pas de « morale de panique9 ».
« Jamais la charité vraie n'acceptera qu'en son nom on diminue la nature » 9. « Dieu n'a que faire de nos mensonges » (S. S. Jean XXIII), de nos pieuses mais souvent fort imprudentes exagérations ou de nos prudes réticences. L'enfant, tout comme l'adulte, a droit à la vérité et rien qu'à la vérité, encore qu'il faille la lui présenter à doses mesurées et conforme à son degré de maturité intellectuelle et psychologique.
La raison et la liberté sont les seuls vrais parrains de toute la morale « la grecque aussi bien que la chrétienne10 »
« Si ma raison et mon intelligence des choses sont appauvries, infirmées, si ma raison n'est pas à sa propre mesure, ce n'est pas parce que je n'ai pas la foi, ce n'est pas non plus parce que j'ai la foi, c'est parce que je n'ai pas assez le culte de la raison, sur le plan naturel; c'est parce que, en raison de certains tabous, je suis obsédé par un pathologique scrupule à l'endroit du profane11 ».
Que notre idéal religieux soit de nature à favoriser grandement le dévouement et le don total de soi si nécessaires à tout vrai éducateur, qui voudrait en disconvenir?
Mais cet idéal ne nous convertit pas pour autant, ni instantanément, en parfaits éducateurs. A côté des vertus ou qualités foncières qu'en principe elle doit nous assurer dans le domaine de l'éducation, notre vocation, tout comme n'importe quelle autre profession, nous expose, si nous n'y prenons garde, à certaines déformations professionnelles; par exemple, à une certaine étroitesse ou unilatéralité d'esprit, à un manque manifeste parfois, d'ouverture au monde et à ses valeurs réelles, à une confusion très regrettable parce que fort nuisible à notre apostolat, du plan strictement religieux et du plan simplement chrétien ou humain (Voir pour de plus amples détails l'ouvrage du R.P. Rey-Herme : mentalité religieuse et perspective pédagogique).
Qui pourrait le nier: Notre formation ascétique jointe à la nécessité dans laquelle nous nous trouvons de nous tenir constamment en garde contre tout ce à quoi, par vœu, nous avons promis de renoncer, nous expose presque fatalement et davantage que les éducateurs laïcs, à adopter certaines attitudes, certaines façons de procéder et d'enseigner, à travers lesquelles se reflète tout ce legs d'idées, de sentiments, de réactions intérieures qui, d'hérésie en hérésie, à partir du Néo-platonisme et du Stoïcisme, s'est infiltré à travers les siècles dans nos conceptions ascétiques courantes et, tenaces comme chiendent, continue à empoisonner, souvent dès leur éveil, bien des consciences enfantines et adultes.
« Honni soit qui mal y pense », mais il me plaît une fois de plus de reproduire ici un passage de l'étude de M. A. Lussier. Je lui reproche cependant de croire son pays plus atteint que d'autres par le mal qu'il dénonce. Qu'il n'oublie pas que Mgr. Jansénius, par exemple, a semé d'abord en terre ménapienne et malheureusement pas en vain. J'en ai eu
indigence?…
5 La plupart du temps, la cause de cette angoisse, c'est une première éducation morale et religieuse maladroite.
6 Spirituellement, psychologiquement et intellectuellement.
7 Lire à ce sujet l'admirable brochure de R.P.R. Guardini: Die Annahme seiner selbst.
8 « Il est plus facile qu'on ne croit de se haïr. La grâce serait de s'oublier. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s'aimer humblement soi-même comme n'importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ » (Bernanos).
9 Ce terme ainsi que les citations (9), (10), (11) sont empruntés à la conférence de M. A. Lussier.
10 Ce terme ainsi que les citations (9), (10), (11) sont empruntés à la conférence de M. A. Lussier.
11 Ce terme ainsi que les citations (9), (10), (11) sont empruntés à la conférence de M. A. Lussier.
encore des témoignages irréfragables lors de ma dernière conférence donnée à une association de parents. Il est vrai qu'il s'agissait de faits qui s’étaient passés dans des pensionnats de Sœurs. Voici ce qu'écrit M. Lussier:
«Je ne peux ici m'empêcher de penser à ce qui s'est passé de temps à autre, au cours des premiers siècles du christianisme, à ces périodes de panique religieuse au cours desquelles tout intérêt porté aux choses de la nature était conçu comme pure folie, L'équivalent de la recherche île sa propre perdition; il ne fallait se préoccuper que de son salut éternel. Dans des circonstances très atténuantes, bien sûr, on a déjà prêché qu'il était indigne du chrétien de s'adonner aux choses de l'esprit, aux choses de la culture, de la science, de la philosophie. Je n'essaie pas d'établir un rapport d'identité entre les époques en cause. Je signale simplement, à la faveur d'une analogie très partielle, le fait vieux comme la chrétienté mais qui n'est pas le christianisme, d'une mentalité, d'une philosophie de l'existence, d'une morale qui semblent bien nous avoir marqués, nous, ici, très profondément et très nocivement. Autrefois, on parlait du démon, prince de ce monde. Et tout, sauf l'âme et son salut, entrait dans le répertoire du prince des ténèbres; le monde et les ténèbres, deux vocables pour une même entité. Tout, y compris l'esprit, Lucifer, le Superbe, glorification de la raison, tentation diabolique. Tout est trouble. Alors qu'autrefois on pouvait déclarer toute chose de ce monde propriété de Satan, aujourd'hui on dit: l'essentiel, c'est le salut éternel, avec toutes les ramifications que l'on sait : l'essentiel, c'est l'obéissance, la soumission; l'homme n'est rien. Il est néant.
Que cette mentalité, cette morale de panique ait régné chez nous, et causé des dégâts spirituels considérables, il y a là-dessus trop d'accord, trop de concordance dans un trop grand nombre d'études portant sur notre milieu, pour qu'il soit réaliste d'en douter».
Dans un article suivant, afin de n'être pas trop long, j'espère pouvoir montrer en détail à quelles pierres d'achoppement nous sommes exposés à nous heurter, en tant que religieux enseignants, si nous n'y prenons garde.
F. Elie-Victor