Ecole de La Cuvette

16/Oct/2010

Si le Père Champagnat pouvait revenir sur terre et parcourir la Chine, ce serait certainement avec plaisir qu'il visiterait l'École qui porte son nom ici, à Chala. Chala est, comme on sait, un village tout proche des murailles crénelées dont Pékin est entouré et c'est là que se trouve notre maison provinciale.

Tout d'abord, il s'agit d'une école de campagne, comme celles qu'il fondait de son temps, car nous sommes dans un quartier habité par des paysans et des maraichers. Deux de ses enfants, le Frère Paitouolou et le Frère Joche-Césaire, tous deux Chinois, l'un de 45 ans, l'autre de 27, avec l'aide de trois professeurs civils, s'y consacrent à l'instruction et à l'éducation de 150 enfants du voisinage.

Ensuite, c'est la classe pauvre qui envoie des élèves à cette école nullement payante, dont la maison provinciale voisine assure la marche, à nos frais.

La cour de l'école est belle, grande et bien ombragée, mais les locaux des classes commencent à être étroits et le mobilier est fort modeste. L'école comprend cinq classes, rangées à la suite, en rez-de-chaussée, autour d'un jardinet triangulaire, dont elles forment deux côtés de l'angle droit.

En entrant dans la première salle où vous pénétrerez, vous verrez une quarantaine de petites tètes, aux cheveux noirs et courts, aux yeux en amandes et aux bonnes joues rondes. Tous ces enfants sont calmes et sages comme des poupées ; c'est dans le caractère des enfants de la campagne, en Chine. Ils se lèvent, en vous voyant et l'un d'eux, faisant claquer ses mains, tous vous saluent, par trois fois, d'une profonde inclination de tête. Se rasseyant, ils vous regardent maintenant avec un sérieux et une immobilité au-dessus de leur âge et aucun sourire ne vient dérider leurs visages attentifs et comme figés, pendant tout le temps que vous êtes avec eux.

C'est l'hiver. Tous portent la robe chinoise, épaisse, doublée de ouate et à manches longues, où les doigts restent l'abri du froid excessif et du vent glacial qui souffle souvent en cette saison. Les robes ne sont, hélas ! ni bien neuves, ni fraîchement lavées. On est si pauvre dans les campagnes de Chine ! Et la preuve en est fournie par quelques places vides, des enfants ayant été envoyés faire queue, pendant de longues heures, devant quelque magasin ou l'on vend, au compte-gouttes, tant soit peu de riz ou de mille . La guerre et la disette sont aux portes…

Mais passons ! Voyez, au moment de la leçon d'arithmétique, les petites mains se promener rapidement sur l'abaque chinois, sorte de boulier-compteur, grand comme un cahier ouvert, que l'élève tient à plat sur son pupitre. Chacun fait avec agilité glisser les boules noires sur les fils de fer et obtient, mystérieusement pour nous, européens, le résultat cherché.

La leçon d'écriture n'est pas moins curieuse. Les pinceaux, un peu plus gros et plus longs que nos porteplumes, sont tirés de leur étui. Chaque enfant frotte le sien sur le large encrier, sorte de godet, plat et carré, où il a préparé, avec quelques gouttes d'eau et une tablette, un peu d'encre… d'encre de Chine, bien sûr. Il l'essuie légèrement sur le couvercle de l'encrier, pour le mettre à point, le tient verticalement de la main droite comme un cierge, les doigts artistement placés à un certain écartement l'un de l'autre, puis, l'avant-bras posé au-dessous du cahier, commence un trait sur son papier léger. Suivez la main qui, tantôt presse pour élargir le trait, tantôt se soulève pour achever une pointe délicate. Les gros caractères des exercices sont tracés dans des carrés d'environ 5 centimètres de côté. Il faut une petite demi-heure pour remplir une page. Admirez l'art avec lequel des enfants de six ans enchevêtrent, comme à plaisir, les caractères les plus compliqués. Que de petits Français de leur âge s'y perdraient !

Nos petits Chinois ont d'ailleurs un programme aussi étendu que leurs camarades d'Europe, avec, en plus, depuis deux ans, l'étude du japonais, introduit jusque dans les écoles de villages.

Il n'y a, malheureusement, que bien peu de chrétiens parmi eux. A Chala, il n'y a que le cinquième de l'effectif. Le autres sont de pauvres petits païens, qui arrivent bien étrangers à notre sainte foi. Plus d'un, en voyant l'image du Père Champagnat, doit le prendre, les premiers jours, pour un nouveau Boudha jusque-là inconnu de lui. Mais, petit à petit, on lui révélera le personnage grâce à qui l'éducation lui est donnée, et nos belles vérités chrétiennes pénétreront, comme à son insu, dans sa petite tête. C'est d'ailleurs déjà un splendide résultat, jadis bien inespéré, que de voir des parents païens confier leurs enfants à une école chrétienne, tenue par des religieux.

Ceux-ci, confiants en la grâce de Dieu, sont patients et ne brusquent rien. Voyez, par exemple, parmi ces petits païens, celui-ci qui, sans doute, à la suite d'une diablerie, a été voué à quelque dragon du voisinage. Il porte la robe des bonzes et on lui laisse croître la fameuse tresse de cheveux que jadis tous les Chinois avaient dans le dos. Mais elle est pendante sur l'oreille gauche. Ce sera bien un miracle du diable si tout cela dure jusqu'à la sortie de l'école.

Beaucoup de ces enfants sont les descendants d'une tribu de Mandchous, établis ici autrefois, comme gardiens d'une porte toute proche de la ville impériale. Nous les appellerions, en France, des Tartares et ce nom éveille de sombres souvenirs. De fait, plusieurs sont les fils ou petits-fils des terribles Boxeurs qui, il y a quarante ans, incendièrent nos locaux et massacrèrent sauvagement deux des nôtres. Les Frères, leurs successeurs, continuent charitablement l'œuvre ressuscitée, en évangélisant les enfants des bourreaux. Et ils ont la consolation d'en amener, chaque année, quelques-uns au baptême. Quel plus bel idéal peut-on rêver ? Faire le bien à ses ennemis, annoncer la foi aux infidèles et, quand Dieu le permet, verser son sang pour lui… Bien sûr que le Père Champagnat doit regarder avec complaisance, du haut .du ciel, sa bonne petite école de Chala, qui ne brillera jamais parmi nos grands Collèges, mais qui ressemble tellement à celles qu'il rêvait !

 

La Cuvette. — Au début de cette année scolaire 1940-41, toutes nos Écoles de Chine marchent régulièrement, même le Collège de Chungking qui s'est transporté en dehors de la ville où il n'a jamais eu tant d'élèves. A Shanghai, au lieu de quatre établissements en 1937, il y en a cinq, dont le dernier ouvert à neuf cents élèves. L'École de Tsintao s'est rouverte avec quatre cents élèves au lieu de deux cent quatre-vingts. A Tientsin, on a réparé les dégâts causés par les inondations ; à Chala enfin, on a pu se remettre un peu au large et envoyer à « La Cuvette » le Grand Juvénat.

On a donné ce nom un peu drôle à la vaste propriété que nous possédons à dix-huit kilomètres de Pékin, dans les collines qui ont jadis été jalonnées de maisons de campagne ou de palais impériaux, dont il ne reste que des vestiges, d'ailleurs souvent grandioses.

Achetée en 1917, elle s'est agrandie de divers achats successifs. Elle forme maintenant un beau domaine qui commence, en bas, par des vignobles, jardins et vergers que nous avons créés, puis monte en pente douce, là où l'on a construit le Juvénat Saint-Joseph, continue en pentes raides qu'on a boisées et sillonnées d'une belle route à nombreux lacets, et atteint enfin le revers des premières pentes, formant alors vraiment cuvette avec les suivantes où est construite la maison de Notre-Dame de l'Hermitage. Cette dernière sert de sanatorium pour les Frères fatigués, ainsi que de maison de retraites et de vacances.

L'étendue de « La Cuvette » peut être estimée aux trois quarts d'un kilomètre carré. Il y a huit cents mètres entre les. deux maisons, à vol d'oiseau. Depuis vingt ans qu'on y plante des arbres, elle a pris un aspect d'oasis, en comparaison des pentes voisines, absolument dénudées. La solitude est complète, c'est un endroit idéal pour un Juvénat. La tranquillité troublée en 1937 s'étant rétablie tout doucement dans la région, au moins à peu près, on a pu, ces temps-ci, songer à y ramener les Juvénistes. Le 19 août dernier, donc, une quinzaine d'entre eux partaient en avant-garde pour préparer les locaux. On avait, d'ailleurs, déjà repris possession de la maison pour les retraites. Des voitures portèrent le matériel nécessaire et, le 22 août, le gros du Juvénat, hissé sur un camion, avec encore du matériel, partait joyeusement pour une réinstallation qu'il faut souhaiter définitive.

Les événements politiques n'ont d'ailleurs pas nui au recrutement des Juvénats de Pékin. Il faut, en effet, dire les Juvénats, car il y en a deux, se faisant suite. Un premier Juvénat qui reste installé à Chala reçoit les enfants qui n'ont pas fini leurs études primaires, de 11 à 13 ou 14 ans, en moyenne. C'est le deuxième Juvénat, celui qui comporte les six années d'enseignement secondaire, qui est parti à Saint-Joseph.

Il ne faut pas, en effet, se figurer la Chine comme un pays arriéré. Les études valent celles des autres pays et nous sommes obligés de fournir, à nos sujets en formation, de longues études, pour qu'ils soient au niveau des professeurs civils que nous engageons dans nos diverses écoles et en règle avec le Gouvernement. Évidemment, cela reporte le noviciat vers 20 ou 21 ans.

Il y a actuellement cinquante-quatre petits Juvénistes et soixante-quatorze grands. Le recrutement, dans nos Écoles, est fait avec zèle et, sur le total des Juvénistes, il y en a un bon quart qui sort des divers établissements de la Province. Plusieurs pourtant n'ont qu'une petite minorité d'élèves chrétiens. Il faut dire que nos Frères chinois ont un art spécial pour attirer leurs élèves chrétiens dans leurs rangs, comme d'ailleurs pour faire luire la vérité chrétienne aux yeux de leurs élèves païens.

Notre-Dame de l'Hermitage. — L'autre maison de « La Cuvette », celle du sommet, porte le nom de Notre-Dame de l'Hermitage et, effectivement, on y est dans un isolement complet du monde. Elle allait rester encore inoccupée, lorsque la Providence en a jugé autrement. Nous avons, à la Trappe de Yankiaping, une petite communauté de trois Frères qui est chargée de la formation des aspirants, des « juvénistes », comme nous dirions. Or, il est advenu, ces temps-ci, que là-bas, la tranquillité a été troublée sérieusement. Les Pères Trappistes ont dû procéder à l'évacuation de leur jeunesse. Où se réfugier ? En Chine, on s'entraide entre missionnaires. Nous avons dit aux Pères : « Venez chez nous. » Actuellement, c'est chose faite. Une vingtaine d'entre eux, ou plus exactement, des étudiants et leurs professeurs ont transformé Notre-Dame de l'Hermitage en une petite Trappe. Les deux maisons sont assez loin l'une de l'autre pour ne pas se gêner et il y a assez d'espace autour pour y prendre ses ébats sans même se voir, ni s'entendre. Nous leur laissons une vingtaine d'hectares et en gardons quarante ou cinquante pour nous. En haut donc, circulent les frocs blancs, avec scapulaires noirs, de saint Bernard et, en bas, les soutanes noires et rabats blancs du Père Champagnat.

Ainsi, après la pluie, vient le beau temps, comme dit le proverbe, et la situation, sans être merveilleuse, à cause du renchérissement du prix de la vie, finit par être à peu près normale. Nous espérons bien en profiter pour continuer à travailler pour le bon Dieu et lui amener de nombreux petits païens au baptême, comme chaque année.

RETOUR

Sur saint Joseph...

SUIVANT

En Rhodésie...