Exode de nos Frères de Samsoun

14/Sep/2010

Pour ne pas reprendre, à propos de nos Frères de la province de Constantinople, un récit d'expulsion forcément analogue à celui des Frères de Syrie, paru dans le dernier Numéro du Bulletin, nous allons nous borner à donner quelques détails sur l'exode de la Communauté de Samsoun1, partie la dernière de ces régions.

La rentrée s'était faite assez tranquillement ; bien qu'on n'eût pas pu conserver toutes les classes, on envisageait l'avenir avec calme, lorsque la Turquie entra dans le conflit européen. Il fallait dès lors s'attendre au contrecoup.

Dès le 5 novembre, une visite de la police nous apporte l'ordre d'enlever l'anémomètre qui tourne sur la terrasse. Quelques heures après, nouvelle intervention de la police et ordre de descendre la hampe du drapeau. Le lendemain, les autorités turques réclament l'anémomètre. Nous apprenons bientôt qu'il est confisqué, car on a découvert qu'il nous sert à télégraphier et que sa portée est de 25 kilomètres.

Après ce beau début, plutôt comique, une quinzaine s'écoule dans le calme précurseur de l'orage.

Le 20 novembre, vendredi, à 11 h ¼, une douzaine de policiers pénètrent chez nous. Leur chef me déclare en quelques mots sa mission : "A partir de ce moment, votre établissement appartient au gouvernement ottoman. Vous avez une heure pour vider la maison. Allez loger où vous voudrez, en attendant votre départ par le premier bateau, mais dans une heure je vais poser les scellés sur les appartements".

On peut imaginer la stupéfaction, l'effarement général. Le renvoi des élèves a lieu sur-le-champ ; ils s'en vont lentement et bien tristes, et pendant ce temps je cours au gouverneur. Celui-ci, jusque là bienveillant, m'assure que les ordres sont formels, et tout ce que j'obtiens, c'est que nous pourrons garder trois chambres jusqu'à notre départ. Sur cette assurance écrite, le chef de la police s'incline, en maugréant, et fait apposer les scellés en commençant par les portes des classes. L'opération fut assez longue, vu l'inhabileté des opérateurs et nous pûmes ainsi faire avertir les Sœurs de ce qui allait se passer chez elles.

Dès ce moment nous étions prisonniers chez nous. Jour et nuit la police veillait à nos portes, et si l'on n'eût oublié de mettre les scellés sur les fenêtres nous n'eussions rien pu sauver, tandis qu'une certaine nuit de pluie battante, pas mal de paquets passèrent chez de braves Américains, nos voisins, par dessus le mur.

Le mardi 24, comme on trouve que nous ne songeons guère vite à partir, expulsion définitive. On nous permet d'emporter les objets religieux, nos effets personnels avec un matelas et des couvertures, et nous devons céder la place à nos successeurs, des professeurs turcs, qui vont ouvrir une école dans nos locaux.

Oh ! le serrement de cœur que j'ai éprouvé en remettant la dernière clef à nos envahisseurs, en franchissant pour la dernière fois le seuil de cette maison que j'avais vue grandir pendant vingt ans, et en me trouvant avec mes confrères dans la rue !

Nous allons nous réfugier à la Cure, où les bons Pères Capucins, qui logent déjà les Sœurs depuis la veille, se montrent d'une charité sans pareille. La situation est bien sombre ; les bateaux attendus ne viendront pas. Déjà le consul de Russie a été interné à Césarée, et celui de France subit un sort semblable. Qu'allons-nous devenir ?

Sur ces entrefaites, le gouverneur décide que nous partirons par la voie de terre, pour rejoindre le chemin de fer à Angora, C'est 450 kilomètres, soit une douzaine de jours de voiture, à travers des contrées à demi désertes, sans routes, en plein hiver, dans des régions peu sûres, où la police aura plus envie de nous emprisonner que de nous défendre. Mais il n'y a pas à choisir. Le consul d'Amérique et celui d'Allemagne, un vieil ami, nous aident à organiser le voyage ; la caravane se composera de 7 voitures, louées au prix exorbitant de 345 francs chacune. Nous sommes 6 avec les 9 Soeurs — nos compagnes d'infortune — les 7 voituriers, le cavas (ordonnance) du consul d'Allemagne, qui doit nous faire respecter, et un gendarme turc qui doit nous prêter main forte : cela fait un groupe presque imposant.

Le 3 décembre, nous partons après des adieux bien émouvants à tous nos amis de Samsoun et à nos élèves, dont beaucoup nous accompagnent jusqu'en dehors de la ville, malgré le temps très mauvais.

En voiture, les 40 premiers kilomètres se font sans difficulté sur la route neuve ; le 4 décembre nous couchons à Havza, où nous trouvons les Pères Jésuites et les Sœurs de Marsivan, réfugiés chez les Arméniens catholiques.

Le 5, nous arrivons à Marsivan. Notre caravane attire l'attention de toute la population, qui s'attend au retour des Pères Jésuites. Nous devons prendre une huitième voiture, les voituriers se déclarant trop chargés de bagages. Le 6, nous sommes à Tchoroum, à 170 kilomètres de Samsoun. La foule s'amasse, nous prenant pour des Russes prisonniers de guerre. La police chasse ce monde à coups de cravaches. Le 7, nous sommes à Aladja, et le 8, à Yozgad, sans autres particularités que les formalités ordinaires de la police, aplanies par notre cavas. Avant de prendre notre repos, nous improvisons un autel ; les Sœurs ont emporté avec elles une statuette de la Vierge de Lourdes, et quelques bougies allumées nous permettent de penser aux illuminations et aux fêtes du monde entier en l'honneur de Marie, que nous prions fervemment.

A Yozgad, il faut se diriger vers l'ouest. Nos voituriers déclarent qu'ils ne connaissent plus le chemin et qu'ils redoutent les brigands. Nous faisons nos provisions pour trois jours, convenons que les voitures ne se sépareront pas et que notre gendarme à cheval restera en tète et,… en avant, à la garde de Dieu ! Nous traversons pendant trois jours d'immenses plateaux solitaires, couchant, la nuit, à Maden et à Kelechlar dans des cabanes en terre. Souvent il faut descendre de voiture pour se réchauffer en marchant, et les barbes sont blanches de glaçons. Ici, il faut tirer les voitures embourbées, là les décharger pour gravir une côte ; un soir, les Sœurs ; descendues de voiture, s'égarent dans les ténèbres et on ne se retrouve qu'après bien des anxiétés. Mais tout de même, le 12 au soir, on arrive à Angora. Là, complications policières qu'il faut bien du temps pour aplanir. Cela nous fait une journée de repos bien utile. Le 14, après 12 heures de train, nous sommes à Eski-chéir, où nous descendons pour passer la nuit. Bientôt notre hôtelier, pris d'un accès de patriotisme, se met à nous injurier, puis, ouvre la porte et va jeter nos bagages dans la rue, où il nous chasse, lorsque notre cavas parvient à le calmer un peu et nous obtient le temps de déguerpir. Il faut aller ailleurs. Le 15, à 6 h. du soir, nous arrivions à Haidar-pacha, en face de Constantinople. Le dévoué frère Marie-Adon s'y trouvait. Il arrangea les difficultés qui nous attendaient encore, et obtint par l'autorité de l'ambassade des États-Unis qu'on nous permît de nous retirer à notre résidence de St Benoit, où nous passâmes une bonne journée. Le 17, nous prenions le train pour Dédéagatch, d'on un bateau français nous conduisit au Pirée. Ce n'est pas sans émotion que nous passâmes la frontière turque, heureux de sortir sains et saufs des griffes de la police et de nous sentir libres, mais bien tristes pourtant de tout ce que nous laissions derrière nous : nos enfants abandonnés et nos œuvres en ruines.

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1 D'après un très intéressant récit dû au G. F. Joseph-Martial,

 

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