Heure dangoisse Ă Manizales
13/Oct/2010
Lettre d'un ancien de St François Xavier à ses successeurs.
Vous savez combien est doux pour un professeur de voir arriver la nuit qui lui permet enfin de se reposer et de prendre de nouvelles forces pour le jour qui va suivre. Et comme chaque jour amène son travail, chaque nuit aussi apporte son repos.
Cela est d'autant plus vrai pour nous que nos classes. sont remplies et bondées d'enfants qui, sans doute, viennent pour apprendre un peu de science, mais aussi, surtout, pourrait-on supposer, pour exercer la patience du pauvre jeune maître, presque perdu dans la mêlée.
Que penserez-vous alors d'un beau tremblement de terre qui viendrait secouer et renverser de son lit notre pieux instituteur, en le tirant violemment du beau rêve, pendant lequel il s'entretenait avec ses Frères du paradis?
Je voudrais en quelques lignes, aimables Lecteurs, vous faire part de ces émotions terribles qui arrêtent la circulation et font pâlir d'effroi les plus intrépides, ceux surtout qui n'ont jamais peur loin du danger. J'essaierai donc de raconter les faits le plus saillants de ce qui s'est passé dans notre beau Collège de Cristo, de Manizales.
Et tout d'abord un peu de géographie. — Manizales est une ville tout à fait récente, puisque sa fondation ne remonte qu'à 87 ans. Mais c'est une ville extrêmement pittoresque. Elle est bâtie sur des collines et, le croiriez-vous, il est assez difficile d'y trouver quelques mètres carrés de surface horizontale.
Encore les quelques places qu'elle possède sont artificielles, telle celle qui se trouve devant le Collège. Les rues sont des plans fortement inclinés; un peu comme celles de Rivoli, mais à une plus grande échelle. Aussi, les autos et les camions ronflent et s'échauffent comme des chevaux essoufflés. C'est vous dire la race active et forte qui peuple cette région riche en café et dont les montagnes gardent avec un soin jaloux des monceaux de l'or le plus pur et des pierres précieuses des plus belles.
Notre grand Collège, encore inachevé, se trouve sur une colline, un peu en dehors du centre de la ville. Avec ses trois étages, son architecture solide et imposante, ses larges et hautes fenêtres, ses nombreuses et fortes colonnes de béton armé, il domine la ville et semble en être la forteresse ou plutôt le phare et le sanctuaire : phare pour les jeunes intelligences, avides de lumières et de progrès, et sanctuaire aussi où se conserve intacte la saine doctrine qui fait les générations chrétiennes.
Du haut des terrasses, par les beaux jours d'un soleil éclatant, on voit sur les montagnes qui nous environnent, la splendeur de la neige couronnant la cime altière du Ruiz, un des plus beaux sommets de la Cordillère. Aussi, Manizales est appelé non sans raison la Perle du Ruiz.
Actuellement le Collège de Cristo, avec ses 17 classes et ses 23 professeurs, semble une ruche bourdonnante où plus de 600 abeilles travaillent avec ardeur à la fabrication du nectar qu'est une bonne instruction, en même temps qu'une solide éducation chrétienne.
Mais revenons à nos moutons… Nous avions fini fort heureusement la première semaine de l'année scolaire, le 4 février, premier vendredi du mois. Sauf deux ou trois Frères attardés à corriger des devoirs, nous étions allés, la prière du soir achevée, prendre notre repos, d'ailleurs bien mérité.
Tout-à-coup, voilà qu'au plus fort du premier sommeil, à 9 h. 20, je me sens réveillé en sursaut. Le lit danse, les murs tremblent, les armoires s'ouvrent, des craquements sinistres se font entendre.
Mon Dieu ! fut mon premier cri. Il dut être poussé si fort qu'il fit trembler de frayeur mon paisible voisin. Vite, en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, ou se lève, on s'habille sommairement et on fait ses adieux à ce monde, car sûrement la dernière heure est arrivée. Mille pensées envahissent l'esprit et la terreur ne permet pas d'y mettre un peu d'ordre… A peine trouve-t-on la porte pour fuir en titubant et en s'appuyant aux murs qui branlent. La cellule et les parois continuent à trembler. On arrive sur la terrasse.
La cloche violemment secouée s'ébranle avec furie et sonne le tocsin d'elle-même. Son tintement saccadé n'est pas pour rassurer:
Le sang paraît se glacer dans le cœur et les jambes ne trouvant plus d'appui solide semblent des roseaux agités par le vent… Vous riez, sans doute ! malin Lecteur. Ah ! je connais quelqu'un qui ne riait pas du tout et ne pensait qu'à quitter cette vie. Mais, chose curieuse, sa frayeur mortelle l'empêchait totalement de penser à l'autre. Pas le moindre acte de contrition ne vint au bout de ses lèvres.
Le voilà donc sorti de sa cellule, plus blanc que le rabat oublié. Sur la terrasse, quel spectacle ! Les fils électriques de la ville, secoués et s'entrechoquant, produisaient des étincelles, que dis-je ? des éclairs féeriques et terrifiants. Ces lueurs sinistres éclairaient des ruines !
Heureusement, si l'on peut dire, ma terreur n'était pas la seule. Un confrère était déjà là, gémissant d'une voix angoissée: « Quelle tempête ! Quelle tempête ! » Couché sur le sol, les mains crispées aux barreaux d'une colonne il demandait tout haut pardon et miséricorde au bon. Dieu. Dans sa terreur, il n'a jamais su comment il était sorti de sa couchette et le long de son parcours était semé de draps de lit, de couvertures, de bas et de souliers.
Un autre bon vieux et saint religieux, déjà habitué, paraît-il, à de semblables secousses, était cloué par la peur dans son lit et là promettait à Dieu s'il en réchappait, de lui être encore plus fidèle. A l'infirmerie reposait un Frère un peu malade. Soudain, la fièvre disparait et notre homme, gambadant à travers corridors et escaliers, arrive comme une flèche dans la cour où la présence de quelques internes lui fait songer que sa dignité professionnelle est bien compromise par son costume sommaire.
Partout la même terreur panique s'est emparée de tous les habitants de la maison, surtout des nouveaux, des Xavériens qui n'ont jamais senti trembler la terre sous leurs pieds. Imaginez si vous pouvez les cris, les mines affolées, les courses à travers les appartements et les couloirs.
L'un d'entre eux rêvant sans doute au moment du sinistre, qu'il combat dans les rangs de Franco s'éveille en criant de tontes ses forces: « Viva Cristo Rey ! Arriba España ! » et croyant peut-être la victoire gagnée, un Viva la Pilarica ! résonne encore sur ses lèvres. Mais il s'agit bien de lutter contre les mécréants. La fuite éperdue suivit la victoire imaginaire.
Dans la cour, bientôt nombre d'internes sont groupés autour des Frères et n'en mènent pas large. Mais, pour être complet, disons que les plus petits continuèrent à dormir sans se douter de rien et que quelques Frères se contentèrent ou de se laisser bercer dans leur lit, secoués par la mère nature ou, ce dont ils ne se vantèrent pas, se blottirent sous leur lit, en attendant la chute du plafond.
Combien de temps dura ce terrible tremblement de terre. C'est difficile, à dire, car les secondes sont des siècles, en pareille circonstance. Les journaux parlèrent de trente secondes, mais peut-être que les appareils sismographiques furent eux aussi trop éprouvés par les secousses pour être exacts, on constata que celui de Bogota avait été mis à mal par le cataclysme.
En tout cas, le calme mit bien du temps à revenir. Quand il revint, nous étions tous réunis et les moins courageux se montrèrent les plus loquaces. Tous, nous nous félicitâmes d'être encore en vie et ensemble nous fîmes le tour des appartements, pour constater les dégâts.
Tout d'abord, grâce à Dieu, il n'y eut aucun accident de personne à déplorer. Malheureusement, à la chapelle, Saint Joseph n'était pas resté sur son trône et gisait à terre si maltraité par la chute qu'il nous en faudra un autre. L'enfant Jésus, tombé lui aussi, n'avait aucun dommage et semblait encore sourire. C'est sans doute qu'il est le Maître et que, de son petit doigt, il peut faire trembler le monde sans trembler lui-même.
Comme le Collège est en ciment armé, les colonnes et les murs n'ont rien eu à souffrir. Il n'en est pas de même des cloisons, fendues en plusieurs endroits. Celles de la Chimie surtout, en s'ébranlant, firent ouvrir les armoires et le sol était parsemé de débris d'éprouvettes et de tubes, baignant dans des mares d'acides ou de pétrole.
Le spectacle que présentait le musée était des plus drôles. On y. voyait en bonne compagnie, comme au Paradis terrestre, mais tous à terre, des singes, des serpents et des oiseaux de tout plumage, mélangés avec les vieilles monnaies, les armes des Indiens, leurs dieux primitifs, bref tous les emblèmes
Des vieilles nations et des vieilles couronnes,
comme disait Victor Hugo.
Le malheur aurait pu être plus grand. Tout compte fait; nos dégâts et réparations diverses monteraient à environ 400 piastres, ce qui fait au moins 6.000 francs. C'est tout de même quelque chose !
Que se passa-t-il en ville ? Exactement ce qui s'était passé au Collège. Mais, comme toutes les maisons ne sont pas en ciment armé, beaucoup souffrirent des dégâts bien plus considérables que la nôtre. Par bonheur, il n'y eut aucun mort. Vu l'heure peu avancée, tout le monde avait pu fuir dans les rues, Les cinémas s'étaient vidés et dans un hôpital, plusieurs malades sautèrent. par les fenêtres. Il y eut même des prisonniers qui profitèrent du trouble pour s'évader. La Police, les pompiers et leurs autos circulant à travers la ville en confusion, tout fut pêle-mêle durant un bon moment. Pendant ce temps, la Radio rassura la population, annonçant des cataclysmes in ouïs au loin, ce qui console tout de même un peu.
Partout, comme chez nous, le calme finit par se rétablir et nous allâmes nous coucher, prêts à une nouvelle alerte qui ne vint pas, de sorte que le sommeil put remettre en place les organismes un peu énervés.
Au matin, le soleil se leva radieux, comme si de rien n'était et notre tranquille vie religieuse reprit son cours ordinaire, mais les bonnes résolutions prises la veille, au milieu du danger, ne furent pas oubliées.
Au dehors, les toits étaient couverts de gens essayant de remettre en place les innombrables tuiles déplacées ou remplacer celles qui s'étaient brisées, car ici la pluie est fréquente.
Et maintenant, cher Lecteur, veuillez excuser la longueur de ce récit. Elle peut vous montrer que les émotions ne furent pas petites pour nous. Et quand vous irez à la chapelle, où tant de Xavériens ont puisé la force du sacrifice, dites pour eux et pour celui qui écrit ces lignes un Ave Maria à la Vierge bénie qui nous a protégés.