La connaissance du caractère

F. D.

03/Sep/2010

On peut considérer comme une proposition évidente que, dans toute entreprise, la première condition du succès est l'adaptation intelligente des moyens employés avec la fin qu'on se propose d'atteindre. Or, lorsque la fin poursuivie, comme il arrive dans l'éducation, est le développement ou la transformation d'un sujet, il ne serait pas possible de lui adapter des moyens convenables sans une connaissance exacte de ce sujet, c'est-à-dire des enfants. Il s'ensuit que l'étude attentive des enfants, de leur tempérament physique et moral, de leurs dispositions bonnes et mauvaises, de leurs tendances naturelles et acquises, de leurs défauts et de leurs qualités, en un mot, de leur caractère, doit être un des premiers soins de quiconque veut s'occuper avec fruit de l'œuvre de leur éducation.

Voilà pourquoi il nous a semblé que ce serait peut-être rendre service à quelques-uns des lecteurs du Bulletin de venir leur rappeler une fois de plus cette vérité importante, en l'éclairant de quelques notions succinctes sur la nature du caractère, sur ses principales variétés et sur les moyens qui peuvent aider à le discerner.

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Dans la langue française, le mot caractère a des sens très divers. On le voit désigner tour à tour les figures qu'on trace en écrivant, les types dont on se sert pour imprimer, le titre ou la qualité des personnes, le portrait moral d'une classe de gens, l'ensemble des qualités du cœur, l'énergie de la volonté, etc. Littré, dans son dictionnaire, lui reconnaît jusqu'à 22 acceptions différentes, et, en poussant un peu plus loin l'analyse, il aurait pu lui en trouver davantage. Cependant, quand on va au fond de toutes ces acceptions, on ne manque guère d'y apercevoir une idée essentielle qui leur est commune, et qui dut être le sens primitif du mot : c'est celle de cachet, de sceau, d'estampille, de signe différentiel, de marque distinctive.

Telle est bien, notamment la signification fondamentale qu'il présente en général quand on l'emploie en pédagogie pour désigner le tempérament moral des enfants ; seulement cette signification est prise dans un sens figuré, métaphorique, transporté du physique au moral. Entendu dans ce sens, le caractère est bien, au fond, un trait distinctif ; mais, au lieu de consister dans une marque ou empreinte matérielle, il est comme la résultante de cet ensemble de goûts, d'inclinations, de tendances qui forme, pour ainsi dire, la physionomie morale de chaque personne, lui donne une sorte d'existence a part, détermine sa façon habituelle de sentir, de penser et d'agir, et fait que, dune manière plus ou moins prononcée, elle se distingue du commun des autres pour être vraiment elle-même.

Dans sa composition, entrent toujours à quelque degré les trois grandes puissances de l'âme : la sensibilité, l'intelligence et la volonté ; mais la proportion dans laquelle elles s'y trouvent mêlées et partait le rôle qu'y joue chacune d'elles est très variable. De là vient la diversité qu'il présente selon les individus ; diversité si grande que le philosophe anglais Bain n'a pas craint de dire qu'il est impossible de lui assigner de limites. Lorsque c'est la sensibilité qui domine, elle donne lieu, selon que sa prédominance est plus ou moins accentuée, et qu'elle se présente sous telle ou telle de ses nombreuses formes, aux caractères doux, aimants, affectueux, charitables, tristes, gais, timides, irascibles, jaloux, vindicatifs, violents, fantasques, etc. Si c'est l'intelligence, elle fait les caractères sages, pondérés, circonspects ; mais aussi, trop souvent, irrésolus, pusillanimes, chicaneurs, chimériques. Si c'est la volonté, enfin, elle produit les caractères fermes, énergiques, mais facilement durs, exclusifs, despotiques, obstinés, etc.

Ainsi, la prédominance, dans la composition du caractère, d'une quelconque des trois grandes puissances de rame peut être la source de qualités très précieuses ; mais, dès qu'elle s'exagère, elle expose à de graves défauts : c'est pourquoi il semble que le meilleur caractère ne serait pas celui où l'une de ces puissances serait portée à un degré transcendant, mais celui où toutes trois se trouveraient associées dans une harmonieuse unité, sans prédominance sensible d'aucune d'elles, et surtout sans qu'aucune d'elles fût sacrifiée. Elles sont toutes nécessaires et ce n'est jamais sans grave inconvénient que l'une quelconque se trouve étiolée et comme étouffée par l'exubérance d'une des autres ou même de toutes deux.

Cette vérité est très importante à connaître quand on s'occupe d'éducation, car elle offre le moyen de corriger, au moins dans une certaine mesure, les caractères défectueux. Presque toujours, en effet, cette défectuosité a sa source dans l'insuffisance de quelqu'un de leurs éléments constitutifs par rapport à un autre dont la prépondérance est excessive, et pour les améliorer il suffit de renforcer en eux les éléments trop faibles. C'est d'une manière analogue qu'on parvient, en agriculture, à amender la mauvaise nature du sol. S'il est trop argileux, on y ajoute du sable et du calcaire ; s'il est trop sablonneux, on y apporte de l'argile ; s'il est, trop pauvre en humus, on y mêle des matières organiques et l'on arrive par ce moyen à le rapprocher plus ou moins de la ‘’terre franche’’, où les quatre éléments du sol arable sont associés dans la proportion la plus avantageuse.

« Il n'y a point d'homme qui soit absolument équilibré, a-t-on dit, et tout le monde l'est un peu. C'est à ce que tout le monde le soit un peu plus que nous devons tendre. Et pour cela, il faut que l'éducation s'efforce de réaliser, dans la mesure du possible, une combinaison bien proportionnée de la raison, de la volonté et du sentiment, de façon qu'aucune de ces facultés n'étant négligées, elles se fassent mutuellement contrepoids et se fondent dans un ensemble harmonieux ».

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Ce serait là sans doute un bel idéal ; mais est-il sûrement réalisable ? En théorie, on comprend facilement que la modification du caractère soit possible ; mais, en pratique, parvient-on à l'opérer ? En d'autres termes l'éducation a-t-elle sur le caractère une prise réelle, et peut-elle vraiment le réformer ? Des pessimistes ont répondu que non. Ils ont dit que les dispositions intellectuelles et morales que nous apportons en naissant nous accompagnent — malgré tous nos soins — du berceau à la tombe ; que nos efforts volontaires viennent se heurter inutilement à la digue infranchissable formée par notre tempérament et nos dispositions héréditaires ; que chacun de nous est l'esclave soit de son passé, soit de la constitution native de son esprit et de son cœur, et qu'en un mot le sceau imprimé sur notre tête par la nature est indélébile.

Fort heureusement l'expérience de tous les siècles a fait justice de cette sorte de fatalisme décourageant. Que chacun de nous, en naissant, apporte avec soi un ensemble de dispositions, de penchants, de passions et même parfois de tares héréditaires, qui opposent leur force d'inertie aux impulsions de notre volonté libre et tendent à l'annihiler, c'est incontestable ; mais croire que nous en sommes irrémédiablement les esclaves, qu'il nous est impossible de les surmonter, serait tomber dans une erreur aussi manifeste que dangereuse ; ce serait oublier que, pour leur résister victorieusement, nous avons toujours â notre disposition une triple force capable non seulement de leur faire contrepoids, mais de nous porter en sens contraire : L'énergie propre de la volonté libre, aidée .de la puissance de l'habitude et du secours surnaturel de la grâce de Dieu.

La réforme du caractère est, sans contredit, une entreprise ardue, compliquée, difficile ; elle demande de l'intelligence, du tact, de l'énergie, de la persévérance ; mais, Dieu merci, elle n'est pas impossible. Il n'en faut pour preuve que l'exemple aussi célèbre que concluant du duc de Bourgogne. « Ce jeune prince, dit Saint-Simon dans ses mémoires, était né terrible, dur, colère, violent, impétueux, opiniâtre, voluptueux. Mais Beauvillers, Fénelon, l'abbé de Fleury travaillèrent. sans relâche à corriger cet effrayant naturel et, Dieu aidant, de cet abîme sortit au bout de quelques années un prince affable, doux, humain, modéré, patient, modeste, pénitent, et, autant que son état pouvait le comporter, humble et austère pour soi ». Contre des faits pareils, et l'histoire nous en fournit par centaines, que peuvent valoir les plus spécieuses théories ?

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Il peut donc y avoir — quoi qu'on dise — une éducation du caractère, c'est-à-dire qu'il est possible de le réformer, soit en luttant contre les inclinations mauvaises, soit en s'efforçant d'exciter et de développer les bonnes, qui presque jamais ne font défaut, même dans les naturels les moins heureux. Mais pour cela il faut savoir les découvrir, ce à quoi on ne parvient guère qu'au prix d'une étude attentive, prolongée, patiente, sagace. La classe et la récréation, pour qui sait les mettre à profit, en fournissent de fréquentes occasions.

En classe, les enfants ne se livrent qu'à demi, parce qu'ils se sentent surveillés ; néanmoins ils ne sont pas tellement sur leurs gardes qu'un observateur attentif et perspicace ne parvienne pas, en peu de temps, à dégager de l'ensemble de leurs allures le principe de leurs tendances habituelles ; mais c'est principalement en récréation, lorsque, se croyant libres de surveillance, ils se livrent sans réserve à toute la spontanéité de leur libre nature, qu'il convient de les observer.

Si peu nombreuse que soit l'école, on ne tardera pas a y distinguer toute une série de types divers et parfois opposés. On y verra des étourdis, qui agissent sans réfléchir, avant d'avoir pesé les motifs ou calculé les conséquences de ce qu'ils font ; des sérieux, qui réfléchissent avant d'agir, ne se décident qu'à bon escient et calculent d'avance les conséquences de tous leurs actes ; des irrésolus, qui semblent perdus au milieu des motifs que les sollicitent, et ne savent jamais h quel parti se ranger ; des inconstants, qui ne savent pas se tenir au parti qu'ils ont choisi et changent de résolution à toutes les heures ; des opiniâtres, qui refusent obstinément de revenir sur ce qu'ils ont fait ou dit, bien qu'ils voient clairement qu'ils ont tort ; des orgueilleux, pleins de morgue et de hauteur, qui regardent leurs camarades avec une sorte de dédain, et auxquels il faut que tout cède ; des timides, qui ne savent rien oser, rien risquer ; des téméraires, qui ne voient pas les difficultés, et se précipitent tête baissée dans des entreprises au-dessus de leurs forces ; des pacifiques à outrance, toujours disposés à céder, même lorsque le droit est de leur côté, plutôt que de prolonger la dispute ; des querelleurs, qui semblent ne se complaire que dans la noise et chicanent à propos de tout ; des boudeurs, des jaloux, des vindicatifs… et ainsi de suite.

On se figure quel trésor d'expérience pourrait acquérir un maître judicieux qui, pendant seulement quelques années, consentirait à s'assujettir à une pareille étude, et quel profit il en résulterait pour l'efficacité de son ministère. En effet, connaître le caractère des enfants, avoir une idée exacte de leurs qualités et de leurs défauts, c'est savoir du même coup de quelle manière il faut les traiter : s'il convient de les exciter ou de les retenir, de diriger leur activité dans un sens ou dans un autre, de les conduire par la douceur ou par la force, de les prendre par la raison ou par le cœur, etc. …

Ignorer le caractère des mêmes enfants, au contraire, c'est s'exposer aux plus graves erreurs. En voilà un qui est doué de brillantes qualités : sans savoir qu'il est fortement enclin à l'orgueil, on le vante, on l'applaudit, on flatte son amour-propre, cela le rend vaniteux, paresseux, et, au lieu d'un homme distingué qu'il aurait pu être, on en fait un homme médiocre ou nul, sinon quelque chose de pire. Un autre est laborieux et intelligent, mais d'un naturel timide et peu expansif : on le prend pour sournois et faux ; au lieu de l'encourager, on le traite avec rigueur et méfiance, et son défaut, loin de se guérir, se fortifie et s'aggrave. Tous deux seront mal élevés pour avoir été mal connus.

Conclusion toute naturelle : la connaissance raisonnée du caractère est nécessaire à l'éducateur pour guérir les maladies et les infirmités morales, comme la connaissance de l'organisme et des lois de la physiologie est nécessaire au médecin pour guérir les maladies et les infirmités physiques. En se laissant guider par la seule routine ou en se fiant à son inspiration spontanée, on peut réussir quelquefois par hasard ; mais bien plus souvent on manquera le but ou on ne l'atteindra que partiellement, si tant est qu'on n'arrive pas à un résultat contraire à celui qu'on cherchait.

F. D.

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