Larbre de Marie
J. Gerson
14/Sep/2010
Pour inculquer l'excellence de la dévotion à Marie et l'estime de leur vocation aux juvénistes et novices de notre maison provinciale de Saint Paul-3-Châteaux, où il fut aumônier pendant quelques années, un bon Père mariste aimait à leur raconter — et toujours avec âme — le trait suivant :
« Un pieux enfant, au jour de sa première communion, avait senti vivement la nécessité de sauver son âme à tout prix, et il avait fermement résolu de s'y employer de toutes ses forces ; mais, en regardant autour de lui, il était effrayé des difficultés que cela présentait dans le monde. Comme ces jeunes israélites dont parle le poète, il disait tristement en son cœur :
Mon Dieu, qu'une vertu naissante,
Parmi tant de périls, marche à pas incertains !
Qu'une âme qui te cherche et veut être innocente
Trouve d'obstacle à tes desseins !
Que d'ennemis lui font la guerre !
Où se peuvent cacher tes saints ?
Les pêcheurs couvrent la terre.
Et, pour mettre en sûreté cette vertu précieuse et fragile, qu'il voyait exposée dans le monde, à de si nombreux et si graves dangers, il éprouvait un irrésistible désir de se consacrer entièrement à Dieu dans la vie religieuse, que la grâce lui faisait entrevoir comme un port de salut ; mais d'un côté il ne savait vers quel ordre se diriger, et d'autre part il craignait beaucoup que son père, dont il était l'amour et l'espoir, ne pût se résoudre à le laisser partir.
Plein de ces pensées, il entra dans une église qui se trouvait sur son chemin ; et, prosterné devant le saint Tabernacle, il faisait part à Notre Seigneur des perplexités de son âme, implorant avec ferveur la lumière de l'Esprit-Saint pour connaître la voie qu'il devait prendre, et sa force divine pour y marcher sans faillir, lorsque, ses yeux émerveillés, tout change subitement d'aspect. En un clin d'œil, l'autel a disparu, de même que tous les objets qui l'entouraient ; et, sans qu'il puisse s'expliquer ni pourquoi ni comment, il lui semble se trouver lui-même sur une éminence, au bord d'une vaste campagne dont son regard peut à peine embrasser l'étendue.
Puis bientôt, du milieu de cette campagne, il voit surgir un arbre gigantesque dont le tronc colossal se divise d'abord en plusieurs embranchements secondaires, lesquels, se divisant et se subdivisant à leur tour en une infinité de branches et de rameaux, vont s'épanouir dans l'azur du firmament en une frondaison magnifique.
Au sommet de l'arbre est assise Marie, sur un trône de lumière environné d'anges, et de tous les points du feuillage montent les voix de milliers d'enfants qui célèbrent le bonheur d'aimer, de louer et de servir cette auguste Reine du ciel. En manière d'invitatoire, les anges entonnent en choeur
Vous, qui de la Vierge Marie,
Heureux enfants, formez la cour.
O vous, sa famille choisie,
Objets chéris de son amour,
Chantez : la plus tendre des mères
Vous ouvre les trésors des cieux ;
A ses pieds versez vos prières,
Offrez-lui vos cœurs et vos vœux.
Et eux répondent avec des accents où l'on sent passer tout l'amour et toute la félicité de leur âme :
O Vierge, ton divin empire
Est l'empire de la douceur ;
Ta parole est comme un sourire,
Ta vue est comme le bonheur,
Heureux ceux que ta voix appelle !
Heureux qui de toi se souvient !
Heureux qui grandit sous ton aile !
Heureux ceux que ton bras soutient.
Notre pieux adolescent en était comme en extase. Il enviait saintement le sort de ces heureux enfants, dont plusieurs lui tendaient les bras comme pour l'inviter à venir les rejoindre. Instinctivement, de son côté, il leur tendit les siens ; et, avec tant de rapidité qu'il n'eut pas le temps de voir comment la chose avait pu se faire, il se trouva transporté au milieu d'eux sur l'arbre mystérieux.
Si son bonheur fut grand, on peut se le figurer. Il n'allait pas cependant, non plus que celui de ses heureux compagnons, sans une ombre de tristesse ou plutôt de tendre compassion, lorsque, du port de salut où ils se trouvaient, ils voyaient s'agiter au dessous d'eux tant d'autres enfants qui consumaient leur jeunesse à la poursuite des plaisirs vains ou coupables, continuellement exposés à être mordus par des serpents venimeux ou à tomber dans des abîmes dont l'orifice trop souvent se dissimulait sous des fleurs. Et, par toutes sortes d'industries, ils s'efforçaient d'attirer en haut leurs regards obstinément attachés à la terre et de les induire à venir partager, sur l'Arbre de Marie ou au moins à son ombre bienfaisante, le bonheur et la sécurité dont, par une faveur insigne de cette glorieuse Reine du ciel, ils jouissaient eux-mêmes.
Beaucoup se rendirent à leur appel ; et ainsi l'Arbre de Marie et ses alentours allaient se peuplant peu à peu de phalanges de plus en plus nombreuses de jeunes élus ; mais, ô prodige ! à mesure qu'augmentait leur nombre, l'arbre croissait en proportion, et leur bonheur devenait plus intense et plus pur.
Après avoir joui de ce merveilleux spectacle pendant un temps dont il ne put apprécier exactement la durée, il le vit, à son grand regret, s'effacer graduellement, et il se retrouva, comme au début à genoux devant l'autel de l'église où il était entré ; mais son âme, auparavant troublée et perplexe, avait recouvré le calme, la paix et la sérénité.
Peu de temps après, un homme de Dieu, à qui il demandait conseil sur sa vocation, lui parla avec éloge d'une jeune Société religieuse spécialement vouée à la pratique et à la diffusion de la dévotion à Marie. " Ses débuts, lui dit-il entre autres choses, furent humbles, petits, comme le grain de sénevé dont il est parlé dans l'Evangile ; mais, sous la bénédiction de Dieu et de son auguste patronne, elle a pris en peu d'années d'admirables développements jusqu'à devenir, comme cette mystérieuse semence, un grand arbre dans l'épais feuillage duquel sont venus s'abriter en grand nombre les oiseaux du ciel, c'est à dire les âmes affamées de sainteté et de justice’’. A ces traits le pieux jeune homme n'eut pas de peine à reconnaître l'Arbre de Marie dont Dieu lui avait donné un moment la mystérieuse vision. Avec l'agrément de son père, qu'il put, contrairement à ses prévisions, obtenir sans difficultés, il entra dans une des maisons de formation de cette Société ; et combien agréable ne fut pas sa surprise, dès les premiers jours, d'y entendre chanter d'une voix tendre et harmonieuse ce même cantique de louange que répétaient à l'envi, sur l'arbre merveilleux, les heureux enfants dont il avait partagé un moment l'enviable compagnie.
O Vierge, ton divin empire
Est l'empire de la douceur ;
Ta parole est comme un sourire,
Ta vue est comme le bonheur.
Heureux ceux que ta voix appelle !
Heureux qui de toi se souvient !
Heureux qui grandit sous ton aile !
Heureux ceux que ton bras soutient !
Il crut voir dans cette circonstance une confirmation céleste de la vocation qu'il avait embrassée ; s'appliqua de tout son pouvoir à en acquérir les vertus ; devint un religieux fervent, un zélé missionnaire, et il eut la consolation, avant de mourir, d'accroître dans une grande proportion le nombre de ceux qui, sur l'Arbre de Marie, bénissent le jour où cette divine Reine les a appelés sous son doux et maternel empire".
Si le bon Père considérait ce récit comme l'exposition d'un fait réellement arrivé ou comme une simple allégorie, destinée seulement — à l'instar des paraboles évangéliques — à rendre concrète et partant plus frappante la vérité qu'il voulait faire entrer dans les esprits, il ne paraît pas qu'il l'ait jamais bien précisé. De là vient que, parmi ses auditeurs, il est resté une certaine divergence d'opinion à ce sujet, les uns tenant résolument pour la première de ces hypothèses, tandis que les autres penchent de préférence pour la seconde.
Mais où ils sont tous d'accord, c'est à affirmer la douce et profonde impression que leur faisaient cette histoire et les applications qu'en tirait le pieux narrateur. Le bonheur d'être entièrement à Marie dans une Société religieuse spécialement consacrée à son culte ; d'y vivre dans une parfaite union d'esprit et de cœur sous sa maternelle égide ; de s'y sentir à l'abri des mille et un dangers qui menacent continuellement les chrétiens du monde ; de s'employer avec un zèle industrieux et dévoué à lui recruter des serviteurs aimants et fidèles était un thème sur lequel il ne tarissait pas et savait trouver des accents toujours pathétiques, parce qu'on les sentait venir du cœur.
Que ce soit aussi notre thème favori, à nous, chers Lecteurs du Bulletin, pendant ce beau mois consacré tout spécialement par la sainte Eglise à honorer Marie. Et si nous voulons que nos paroles trouvent un écho fidèle et sûr dans l'âme de ceux qui nous entendront, faisons en sorte qu'elles expriment comme celles du bon Père dont nous venons de parler, les vrais sentiments de la nôtre. Efforçons-nous de comprendre et de goûter de plus en plus le bonheur d'être à Marie, de l'aimer, de la servir, de lui attirer des cœurs ; et nos catéchismes, nos instructions et nos exhortations sur cette auguste Reine du ciel trouveront dans l'âme de nos auditeurs une correspondance qui leur donnera la vertu d'y porter du fruit.
Heureux le dévot serviteur de Marie !
Heureux, ô Marie, celui à qui vous donnez la dévotion de vous aimer, de vous honorer, de parler de vous, de vous glorifier, de vous bénir par dessus toutes les femmes, de proclamer à votre gloire que Jésus, le fruit de vos entrailles, est béni !
Heureux celui à qui vous inspirez l'amour du Saint-Esprit, qui procède de votre Fils, l'Ange du grand conseil, et qui descend sur vous avec ses sept clous
Heureux celui à qui vous donnez la foi qui agit par la charité ! Heureux celui qui loue le Seigneur avec vous ! Heureux celui qui est accompagné et éclairé de vos anges ! Heureuse notre âme si elle vous imite et se déclare la très humble servante du Seigneur ! Heureuse l'âme dont votre bon ange brise les chaînes, en la délivrant de ses misères et de ses péchés !
Heureux tous ceux qui vous aiment, ó Vierge incomparable, et qui se réjouissent en votre paix ! Ils éprouveront l'effet de ce que l'Esprit-Saint dit de vous au livre des Proverbes :
Heureux l'homme qui prête l'oreille à ma voix ; qui passe ses jours à l'entrée de ma maison et qui veille au seuil de ma demeure ! ! Celui qui me trouve, trouve la vie, et (par moi) son salut lui viendra du Seigneur.
J. GERSON.