Lart dinterroger

F. D.

21/Sep/2010

Ainsi que nous le faisions déjà remarquer la dernière fois, l'art d'enseigner est un art complexe. C'est le concert ou la résultante de plusieurs arts distincts: art d'exposer, art d'interroger, art de décrire, art de narrer, etc., qui, sous l'action directrice du maitre, font concourir leurs moyens spéciaux à la réalisation du but final, qui est de communiquer le savoir d'une manière à la fois instructive et éducative. Pour nous faire une juste idée de son ensemble, il nous faudra donc arrêter notre attention successivement sur chacun de ces arts particuliers. Commençons aujourd'hui par l'art d'exposer, qui eut pendant longtemps une importance prépondérante, et dont le rôle, pour s'être de nos jours sensiblement réduit, surtout dans l'enseignement élémentaire, n'en demeure pas moins considérable encore.

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D'une manière générale, "exposer" c'est mettre en vue, en spectacle. Ainsi "exposer" un objet physique ou concret, c'est le placer dans une situation, sous un jour et de telle manière qu'il sollicite pour ainsi dire les yeux , que chacun soit à portée de le voir clairement, nettement et sans efforts; et par analogie, par métaphore, ''exposer" un objet spirituel, abstrait, qui échappe par sa nature à l'action des sens extérieurs, tel qu'un fait historique, une affaire, un projet, une théorie scientifique, une vérité de la religion, etc. …, c'est le raconter, le décrire, l'expliquer, le démontrer; c'est le présenter, en un mot, aux regards de l'esprit de façon que celui-ci n'ait qu'à être attentif pour s'en faire une idée précise et exacte. Or n'est-ce pas là souvent la tâche principale sinon unique de l'enseignement? Il faut en conclure que l'art d'exposer est un des plus nécessaires à tout bon maitre et par conséquent un de ceux qu'il doit cultiver avec le plus de soin et de persévérance, à condition de n'en user, dans la pratique, qu'avec tact et discernement. Il est particulièrement un âge avec lequel ce procédé d'enseignement s'harmonise assez mal et auprès duquel il ne faut s'en servir qu'avec beaucoup de discrétion et de parcimonie c'est la petite enfance, dont l'esprit mobile et léger se lasse très vite d'écouter sans parler, surtout si la parole qu'il doit écouter fait une exposition doctrinale. Il lui faut, en général, une forme d'enseignement moins monotone, plus vivante, et qui demande une attention moins soutenue, sans compter que dans une leçon tout à fait élémentaire, où il faut d'ordinaire expliquer presque chaque mot, répéter plusieurs fois toutes les données, vérifier si chaque détail est compris et retenu, le discours suivi ne peut guère être de mise. Mais à mesure que l'enfant grandit, que ses facultés se développent et que la signification des mots de la langue lui devient plus familière, on peut recourir avec moins de crainte, en évitant toujours d'en abuser, au procédé d'exposition proprement dite, qui offre l'avantage de se prêter aux récits intéressants, aux descriptions détaillées, aux développements doctrinaux et, le cas échéant, à l'expression des émotions profondes qui laissent dans l'esprit, le cœur et la volonté. de l'enfant une impression salutaire et durable. Il est d'ailleurs des cas où l'on n'a guère d'autre ressource, notamment quand il s'agit de communiquer des connaissances entièrement inconnues des enfants; par exemple des faits historiques ou certaines notions religieuses dont ils n’ont pas encore entendu parler. Prétendre tirer de leur esprit, au moyen de questions socratiques ces connaissances avant de les y avoir mises, serait, selon le mot de Pestalozzi, quelque chose comme vouloir prendre des œufs dans un nid vide.

Si épris qu'on puisse être des procédés heuristiques, il faut donc bien, souvent, par la force même des choses, se résoudre à exposer, à professer, c'est-à-dire à communiquer aux élèves des connaissances toutes faites au lieu de vouloir à tout prix les leur faire trouver et pour ainsi dire forger à eux mêmes; mais en somme le mal n'est pas grand et on peut l'accepter sans scrupule pourvu qu'on ait soin de "bien exposer" c'est-à-dire d'exposer avec exactitude, avec précision, avec clarté, avec simplicité, avec méthode et avec intérêt, en s'efforçant de. se mettre et de rester à la portée des élèves, de manière que, malgré la pauvreté de leur vocabulaire, le développement incomplet de leur intelligence et le bagage encore léger de leurs connaissances acquises, ils puissent comprendre sans trop d'efforts.

Qu'il faille d'abord exposer avec exactitude, c'est ce qu'il est à peine besoin de rappeler; car faire autrement serait, et volontairement ou non, enseigner l'erreur au lieu de la vérité trahir plus ou. moins sa mission. De là résulte pour tout maitre la nécessité de bien posséder sa matière, surtout si à l'exactitude proprement dite il veut — comme c'est éminemment désirable — ajouter la précision, qui exclut, en plus de l'erreur; l'indécision et le vague. Il ne lui suffit même pas d'avoir une solide instruction générale qui lui permette de parler avec compétence de ce qui fait le sujet de la leçon du jour; il est nécessaire encore que cette leçon soit précédée, au moins dans ses grandes lignes, d'une préparation immédiate qui rafraîchisse et précise ses souvenirs, faute de quoi il lui échappera presque fatalement, dans le cours de son improvisation, des inexactitudes et des imprécisions qui ne manqueront pas d'avoir leur contrecoup dans l'esprit des élèves. "On dit — fait observer une des célébrités médicales de notre époque — qu'il faut apprendre sept fois l'anatomie pour la connaître; mais celui qui ne la pratique pas constamment la perd après la septième reprise comme après la sixième. Le nombre d'oublis dont est susceptible la mémoire, en dehors des préoccupations journalières, est pour ainsi dire indéfini… J'ai quarante ans et voici trente années que je peine dans les livres et l'observation des faits : or je ne pourrais au pied levé trouver, sur aucune des sciences que j'ai cultivées, les réponses que l'on demande aux élèves et que j'ai fournies à diverses reprises en mon temps". Voilà une constatation, d'ailleurs générale, qui doit être méditée par ceux qui instituent des examens, et par les maîtres qui, pour bien donner leurs leçons, croient n'avoir pas besoin de les préparer.

D'ailleurs, ce n'est pas seulement pour exposer avec exactitude et précision que l'instruction générale et la préparation spéciale sont nécessaires; elles le sont tout autant, ou peu s'en faut, pour exposer avec clarté et simplicité. D'une part, en effet, la 1ière condition pour exposer clairement est de bien savoir ce que l'on doit dire — ce qui suppose la connaissance approfondie de son sujet en lui-même et dans ses rapports avec les sujets plus ou moins connexes — et d'en avoir tous les détails bien présents à l'esprit, ce qui ne se conçoit guère sans une révision récente. Et d'autre part, comme le remarque justement Vinet, pour s'élever à la simplicité, il faut une instruction supérieure; car l'homme supérieurement instruit est seul capable, parce qu'il voit les choses de haut, de dégager l'essentiel, en élaguant les détails inutiles, pour aller droit au cœur de la question.

Il n'est pourtant pas impossible d'être solidement instruit et, même après une préparation sérieuse, de n'être ni simple, ni clair, ni précis dans l'exposition de ses leçons. Le fait arrive fréquemment, au contraire, aux hommes instruits qui manquent de cet esprit méthodique qui non seulement inspire au bon maître, dès. le début de l'année, de prévoir et d'ordonner la, série générale de ses leçons de chaque mois, de chaque semaine, de chaque jour, de manière que chacune d'elles puisse profiter de celles qui la précèdent et servir de préparation plus ou moins éloignée à celles qui suivront; mais qui, à propos de chaque leçon particulière, lui révèle comme d'instinct la voie la plus sûre, la plus courte, la plus aisée pour faire arriver aux intelligences qu'il a devant lui la vérité ou la notion qu'il veut leur inculquer. Celui que cet esprit domine ne procède point au hasard, selon le caprice de l'inspiration du moment, mais d'après un plan concerté d'avance, allant toujours du facile au difficile, du connu à l'inconnu, du simple au compliqué, du concret à l'abstrait, notant à mesure, par l'observation des physionomies l'effet que produisent ses paroles et plaçant à propos, chemin faisant, la comparaison typique, le rapprochement heureux, l'exemple saisissant, le mot lumineux qui dissipe les derniers restes d'obscurité et fait apparaître sur les visages cet éclair de satisfaction intime qui veut dire : Oui, c'est compris. De la sorte, non seulement chaque leçon produit plus sûrement son effet propre; mais toutes ensemble, reliées d'après la loi psychologique de l'association des idées, forment un tout harmonieux comparable à un édifice bien construit ou à une bibliothèque bien. ordonnée, tandis qu'une suite de leçons données au hasard, sans ordre ni méthode, ne peut guère composer, dans l'esprit, qu'une sorte d'entassement chaotique, rappelant d'un peu plus près ou d'un peu plus loin un amas de décombres sur l'emplacement de quelque maison écroulée, ou un monceau de livres disparates entassés dans l'arrière-magasin d'un bouquiniste.

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Avec les qualités d'exactitude, de précision, de clarté, de simplicité et de méthode dont nous venons de lui reconnaître la nécessité, il n'est pas douteux que l’ "exposition", ait le droit de revendiquer sa bonne place parmi les procédés rationnels d'enseignement, et cela à tous les degrés. Remarquons toutefois que, pour ne rien lui ôter de sa valeur pédagogique, il convient, surtout dans l'enseignement élémentaire, de ne pas perdre de vue les quelques observations suivantes:

1° Faire en sorte que l'exposition, ni en elle même ni par la manière dont elle est présentée, ne dépasse la portée de la moyenne des élèves; y éviter autant que possible les abstractions et les généralisations que des préliminaires d'ordre intuitif ou expérimental ne les ont pas préparés à comprendre; en exclure les termes et les expressions trop techniques ou qui sortent du vocabulaire, généralement si restreint des enfants, et en écarter en un mot tout ce qui risquerait de la réduire à un pur verbalisme où la mémoire peut trouver son compte, mais dont l'intelligence ne tire aucun profit.

2° Ne pas faire de ce procédé d'enseignement un usage exclusif, mais le faire alterner à de proches intervalles avec l'interrogation, ayant soin pour cela de ne pas poursuivre l'exposé de la leçon d'un seul trait depuis le commencement jusqu'à la fin, mais de s'interrompre de temps à autre, notamment après chacune des principales parties, pour questionner les élèves sur ce qui a déjà été dit afin de s'assurer qu'ils ont bien compris, bien retenu, et d'avoir l'occasion d'ajouter, s'il le fallait, des détails ou des explications supplémentaires.

3° Il est encore aujourd'hui d'un usage très général que le professeur, au lieu de faire lui-même oralement l'exposé de la leçon, le fasse lire ou étudier dans un manuel de classe; et cet usage en lui-même ne mérite nullement d'être condamné. Sans compter, en effet, qu'un enseignement oral trop prolongé serait très fatigant pour le maitre, il ne laisserait ordinairement dans l'esprit des enfants que des impressions plus ou moins vagues, fugitives et sans consistance. Il est donc très désirable, sinon absolument nécessaire qu'au lieu de ne recevoir l'enseignement que par l'ouïe et d'une manière presque toujours trop rapide pour que la mémoire puisse bien le fixer, ils le reçoivent aussi par la vue dans un texte sur lequel ils puissent s'arrêter tout le temps nécessaire et même revenir au besoin pour retrouver ce qui aurait échappé à leur souvenir; et cela justifie pleinement l'emploi du manuel ou livre de classe pourvu que d'une part celui-ci soit écrit d'une manière simple, claire, concise sans sécheresse et intéressante, et que d'autre part le maitre ne se contente pas d'indiquer la leçon à apprendre puis de la faire réciter mot à mot, mais qu'il la fasse précéder d'un petit commentaire qui la relie aux leçons précédentes, en aplanisse les difficultés, en précise le sens, et qu'en en demandant compte, quand elle a été apprise, il s'assure qu'elle a été bien comprise pour le fond et pour la forme, en donnant au passage toutes les explications dont il a reconnu la nécessité. Il reste vrai toutefois que le livre de classe ne doit être qu'un auxiliaire.

Toujours plus ou moins froid et muet, même quand il est fait dans les meilleures conditions, il peut aider très utilement la parole du maitre, mais non la remplacer. Si bien écrit qu'il soit, il ne saurait, comme fait le bon maître avec ses élèves, se proportionner à ses lecteurs, s'adapter ingénieusement aux circonstances, tenir compte des aptitudes individuelles ni surtout suppléer le geste, le regard, l'intonation vibrante, qui, en éclairant les mots, pénètrent les esprits et les subjuguent1 .

4° Enfin, sans jamais se départir des qualités que nous avons signalées plus haut, l'exposition doit savoir varier sa forme et ses procédés selon l'ordre de connaissances qu'il s'agit d'inculquer : religion, histoire, grammaire, géographie, arithmétique, sciences physiques et naturelles, etc. …; car, dans le cadre de la méthodologie générale, chacune des branches de l'enseignement a sa méthodologie particulière à laquelle il convient de s'adapter aussi exactement que possible pour arriver plus promptement au but désiré. C'est ainsi que, dans l'enseignement de la grammaire, au lieu de multiplier a priori les règles abstraites accompagnées chacune de leur fastidieux cortège d'exceptions et de sous-exceptions qui, sans grande utilité pratique, surchargent la mémoire et embranchent l'esprit des élèves, on se trouvera généralement beaucoup mieux de se borner aux règles essentielles et de les faire tirer par les enfants eux-mêmes d'exemples empruntés au langage usuel de manière à enseigner "la grammaire par la langue" plutôt que "la langue par la grammaire". Dans l'enseignement de l'histoire, il est bon de garder un juste milieu entre la méthode surannée qui consiste à accumuler dans l'esprit des enfants une provision de faits aussi riche que possible sans s'inquiéter d'en montrer l'enchaînement logique ni d'établir entre eux une relation d'importance qui mette en lumière plus vive ceux qui ont eu des conséquences graves et lointaines en laissant dans la pénombre, comme font les peintres dans leurs tableaux, ceux qui n'ont eu que des suites plus ou moins insignifiantes, et cette autre méthode plus à l'ordre du jour mais non moins défectueuse qui s'attache uniquement à frapper l'imagination par la peinture des événements et de leurs conséquences sans chercher à en graver dans la mémoire un souvenir précis qui s'y conserve. Dans les leçons de géographie, il y a lieu, surtout dans les commencements, de faire une large place à l'intuition; de montrer en nature ou au moins en image ce qu'on veut définir ou expliquer; de faire suivre sur la carte murale les accidents physiques, les localités et les autres objets sur lesquels doit rouler la leçon, afin de joindre dans l'esprit des enfants la notion de leur situation topographique à celle de leurs caractères intrinsèques; de compléter au besoin les détails qui sont indiqués trop sommairement ou trop en petit sur la carte par des croquis agrandis au tableau noir; puis de signaler les rapports des accidents physiques entre eux et même avec les faits politiques et économiques, par exemple la relation qui existe entre la hauteur, l'orientation ou la structure géologique des chaînes de montagnes et la direction ou le régime des cours d'eau, la douceur ou l'âpreté du climat, l'abondance ou la variété des productions agricoles et même l'état de la civilisation; mais ne pas manquer d'autre part de faire remarquer à l'occasion la réaction exercée par le caractère entreprenant, hardi ou tenace d'une nation sur les conditions peu favorables de la région qu'elle habite. C'est ainsi qu'on parvient à rendre intéressante et éminemment éducative cette partie du programme trop longtemps regardée par les maîtres et les élèves comme fastidieuse et dépourvue d'utilité.

Et combien d'autres matières d'enseignement dont on peut dire, comme Montaigne disait de l'histoire, que c'est "une vaine étude pour qui veut, mais pour qui veut aussi une étude d'un fruit inestimable!". Tout dépend de la manière dont elles sont étudiées et enseignées.

Peut-être l'occasion viendra-t-elle quelque jour de le montrer avec un peu plus de détail. Retenons du moins dès aujourd'hui comme fruit et substance des quelques réflexions qui précédent : 1° Que l'art d'exposer est un des facteurs les plus importants qui entrent dans la composition de l'art d'enseigner; 2° qu'il consiste principalement à exposer avec exactitude, clarté, précision, simplicité et méthode ; 3° que, sans se départir jamais de ces qualités essentielles, l'exposition doit, pour garder toute sa valeur pédagogique, se tenir le plus possible à la portée des élèves, laisser une large mesure, surtout dans l'enseignement élémentaire à l'interrogation, n'admettre les manuels qu'à titre d'auxiliaires et savoir varier sa forme et ses procédés pour les adapter à !a méthodologie spéciale des diverses sciences qu'il s'agit d'enseigner.

                                                                                                                       F. D.

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1 Cfr. G. Compayré, Education intellectuelle et morale, 1'°''C Partie, Ch. XIII.

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