Le Fils du charpentier
L. B.
23/Sep/2010
Légende.
Mon heure n'est pas encore venue (JOAN.., II, 4)
Le long des rues pierreuses de Nazareth, Jésus s'avance en tête du cortège qui conduit Joseph à sa dernière demeure. Il marche, le front couvert du taleth, enveloppé d'un manteau par dessus sa longue tunique. Cléophas l'accompagne avec ses fils, Jacques, Joseph, Simon et Jude, et, tout près de lui, Marie pleure sous son voile, entourée des filles de Cléophas et de leur mère.
De temps en temps, son regard voilé de larmes se pose sur la civière, qui se balance au mouvement de la marche sur les épaules robustes des porteurs. Il contemple le linceul, dont les plis moulent le corps du charpentier, faisant saillir violemment ses formes anguleuses et rigides, ses membres amaigris, fondus aux ardeurs d'un effort épuisant et tranquille.
Le soleil radieux et tiède atteint presque son midi. Sa lumière éblouissante poudroie au loin sur les champs de Manassé et de Zabulon. Une vague de bonté tombe des cieux, flottant comme une caresse attendrie sur les restes du pauvre artisan. Le long du chemin, le regret des humbles monte comme un hommage silencieux au travailleur probe et obscur qui s'en va. A ces marques de pitié, Jésus sent son cœur se fondre d'amour pour tous ces petits.
Autour de lui, les choses mêmes semblent compatir à son deuil, la plainte du vent, le pépiement des oiseaux, le parfum des buissons.
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Quand Jésus eut couché son père adoptif au tombeau, il se prosterna contre terre et pria longtemps. Sa sainte mère, ses amis et ses proches s'étaient éloignés en silence. La solitude était douce et Jésus s'y plaisait ; il eût voulu prolonger l'heure calme et bienfaisante.
Un pas furtif glissa derrière lui, une main se posa doucement sur son épaule. il se retourna : c'était Jonathan, fils de José.
— Votre père, dit Jonathan, avait promis de me livrer un chariot. J'en ai besoin pour porter mon froment au marché de la Décapole… Avant de mourir, vous en a-t-il au moins soufflé un mot ?
— Non, répondit simplement Jésus, mais j'accomplirai la promesse de mon père. Allez en paix, Jonathan, vous aurez le chariot pour la noémie prochaine.
Jonathan s'éloigna, et Jésus, de retour à la maison, s'assit au repas des funérailles.
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Comme le soleil descendait derrière les collines, il s'agenouilla pour prier. Par la fenêtre entrouverte, la brise lui apportait le murmure lointain des choses. Des grelots palpitaient dans la paix du soir. Deux enfants qui montaient de la plaine d'Esdrelon, poussant devant eux leur troupeau, chantaient la gloire et les douceurs du Messie.
C'était une fraîche et tendre cantilène dont leur mère avait charmé leur premier âge. Elle avait ce mouvement berceur qui calme et endort les nouveau-nés. Et il y passait un espoir si ingénu, l'impatience de voir enfin la consolation d'Israël y poussait des soupirs si touchants qu'elle montait comme un oiseau dans la sérénité du crépuscule, battant des ailes, appelant Celui qui devait relever les êtres opprimés et meurtris, et guérir la souffrance.
Les deux petits chanteurs avançaient dans un tintement de clochettes ; et quand ils passèrent près de la. fenêtre de Jésus ils disaient :
Ne vous verrai-je pas ?
Seigneur si bon, si doux au cœur dans l'amertume,
Au jonc froissé qui tremble, à la mèche qui fume,
Ne vous verrai-je pas ?
A cet appel des enfants Jésus frémit. Leur voix plaintive faisait lever devant ses yeux la multitude de ceux sur qui pèse le poids de tristesses inconsolées et d'un labeur sans joie. Il les voyait tendre vers lui des mains suppliantes. Ils le conjuraient de publier, de promulguer enfin l'Évangile du Royaume de Dieu, qui devait les affranchir.
Mais la promesse faite à Jonathan lui revint à l'esprit, et il songea que son heure n'était pas encore venue. Il pria Dieu son Père pour ceux qui l'appelaient, il enchaîna l'élan de son âme au poids de l'outil et il s'endormit pour se préparer au labeur du lendemain.
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Le lendemain, à l'aube, Jésus sortit de la maison. Tout reposait dans Nazareth. Cependant on entendait monter, dans cet assoupissement des choses un bruit confus comme le piétinement lointain d'une foule en marche. Jésus posait le pied au seuil de l'atelier, lorsqu'il vit passer, marchant la prière aux lèvres, une longue troupe d'hommes, de femmes et d'enfants harassés et pauvres. Ils appartenaient à la classe des artisans et des laboureurs, et venaient des montagnes de Nephtali.
La caravane avait pour chef un vieillard tout cassé qui s'appuyait sur un bâton. La poussière des chemins blanchissait ses sandales, son manteau était humide de la rosée des nuits.
Jésus l'invita à rentrer pour rompre le pain et s'offrit à puiser de l'eau pour lui à la fontaine voisine.
— A Dieu ne plaise, noble et généreux fils ! ignorez-vous que Jéhovah a visité son peuple ? Un prophète plus grand qu'Elie s'est levé en Judée. L'élu du Seigneur va venir, le Royaume de Dieu est proche… Jean nous attend, au Jourdain, l'heure nous presse… Et, quittant Jésus pour se mêler de nouveau à la caravane ; le vieillard, d'une voix tremblante, entonna le chant du Messie.
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Au seuil de l'atelier, Jésus regardait décroître, au tournant de la route, la file des Galiléens. Il se plaisait à son cantique, son âme s'ouvrait fraternelle et se refermait avec une tendre pitié sur sa plainte :
Ne vous verrai-je pas ?
Seigneur si bon, si doux au cœur dans l'amertume,
Au jonc froissé qui tremble, à la mèche qui fume,
Ne vous verrai-je pas ?
Il écouta longtemps, tressaillant d'amour pour ces humbles qui le cherchaient. Quand il eut cessé de les entendre, il poussa d'une main résolu la porte de l'atelier et entra…
Un morceau de bois à demi dégrossi restait au point ou Joseph l'avait laissé, et, à terre, la hache, comme elle était tombée des mains lasses du charpentier malade.
Jésus releva sa tunique, ceignit ses reins et ramassa l'outil. Puis on le vit dans l'atelier, toute la journée et durant plusieurs. semaines, courbé au poids de la hache sur la tâche mercenaire et sans gloire, ajournant jusqu'à la noémie suivante l'apparition de Celui qui était l'attente du monde.
J. Beller. – Récits.
Chers Juvénistes, Postulants, Novices, Scolastiques et Jeunes. Employés, c'est tout particulièrement vers vous que se tournait ma pensée, pendant je transcrivais ces lignes pour les offrir à la pieuse attention de tous les membres de l'Institut.
Peut-être, en pensant aux moissons blondissantes de jeunes âmes qui, de tous les points de l'univers, font appel à vos bras pour aider à les cueillir, vous est-il arrivé de trouver bien longs les ans, les mois, les semaines même que vous avez encore à attendre avant de pouvoir donner libre cours aux ardeurs de votre zèle.
Mais songez que Jésus, l'espérance de toutes les nations, a passé près de 30 ans dans la Maison de Nazareth, dans l'exercice d'un métier mercenaire, en attendant que ‘’son heure fût venue’’ ; et, pour prendre patience, en attendant que vienne la vôtre, employez bien votre temps à faire ample provision de connaissances, de piété, de charité, d'abnégation et d'esprit de sacrifice, vous souvenant que pour donner il faut avoir, que pour éclairer il faut être flambeau, que pour entraîner il faut être force, et que pour échauffer il faut être foyer.
L. B.