Le mauvais esprit dans léducation

E. Benoit

29/Sep/2010

De tous les obstacles que rencontre la bonne éducation dans l'accomplissement de sa tâche bienfaisante auprès des jeunes âmes, le mauvais esprit est certainement un des plus redoutables à cause des ravages désastreux dont il manque rarement de marquer son passage. Heureuses les maisons où il n'est connu que par ouï-dire, comme nous aimons à nous figurer toutes celles de nos bienveillants lecteurs ! Cependant, comme d'une part, à la faveur de circonstances auxquelles nul ne peut se promettre d'échapper, il réussit parfois à s'insinuer dans les maisons même qui en ont été longtemps indemnes, et que d'autre part, il est souvent difficile de l'extirper complètement de celles où il est une fois parvenu à prendre pied, il nous a semblé que ce ne serait pas œuvre inutile de donner ci dessous quelques développements sur sa vraie nature, son mode de propagation, ses pernicieux effets, et sur les moyens de s'en préserver si on a le bonheur d'en être libre ou de s'en libérer, dans la mesure du possible, si l'on n'avait pas pu prévenir son invasion.

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I. En quoi consiste le mauvais esprit ? Chez les enfants pris individuellement, c'est, à des degrés divers, un détestable composé d'égoïsme, d'orgueil, de méchanceté précoce, et d'opposition systématique à l'autorité et à tout ce qui tient d'elle. L'enfant qui en est animé est égoïste. Indifférent à la sollicitude de ses parents et de ses maîtres, à l'intérêt, à la prospérité et la bonne renommée de sa famille, de son école ou de tout autre groupement social dont il fait partie, non seulement il n'a aucun souci d'y contribuer pour sa part, mais il semble se faire un jeu cruel de leur nuire. Il est orgueilleux et partant critiqueur impertinent. A son gré, rien n'est bien dans la maison où il se trouve; les usages, les règlements, le travail, la nourriture, l'enseignement, la discipline, les exercices de piété, les maîtres, les condisciples : tout passe obligatoirement par le crible de sa censure et subit un arrêt qui a la prétention d'être définitif. Il est méchant dans toute la force du terme : non seulement il est à l'affût de tout ce qu'il peut y avoir de répréhensible pour le dénoncer bruyamment, mais quand il ne peut pas le trouver il le suppose : s'il ne peut s'en prendre aux actes il incrimine les intentions: il calomnie les pensées les plus pures, les dévouements les plus généreux. La piété surtout a le don de provoquer son antipathie, et il la poursuit haineusement dans ses camarades chez qui il la remarque. Il exploite perfidement leurs faiblesses pour l'en rendre responsable, et il ne perd aucune occasion de les railler de les tourner en ridicule et de les décrier, surtout aux yeux des nouveaux1.

D'après ces quelques traits, qu'il nous serait facile de multiplier et de renforcer encore, on peut déjà se figurer quel terrible obstacle le mauvais esprit, même limité à quelques sujets isolés, oppose à l'œuvre de l'éducateur ; mais le pire est que, d'ordinaire, dans une maison d'éducation, il ne s'en tient pas longtemps à cet état solitaire : un autre de ses caractères essentiels est d'être contagieux, d'avoir une tendance en quelque sorte irrésistible à se communiquer, à se propager de proche en proche, comme un levain pernicieux, et à gagner rapidement la masse entière des élèves. Au lieu du mauvais esprit individuel, on a le mauvais esprit collectif, un des plus tristes spectacles et des plus funestes milieux moraux qu'on puisse imaginer. On peut dire très justement de lui ce due Massillon, après S. Jacques, dit de la médisance: " C'est une source pleine d'un venin mortel; tout ce qui en sort est infecté et infecte tout ce qui l'environne".

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II. Funestes effets du mauvais esprit. — Vous souvenez-vous, chers lecteurs, de cette "tumultueuse école de deux cents enfants railleurs et vicieux, ou tout respirait un air de malice, de fourberies et de corruption", que rencontra Lamartine "au sortir de l'éducation maternelle qui lui avait fait une âme toute d'expansion, de sincérité et d'amour2?…"

Ce n'est qu'un coin, une échappée, mais combien caractéristique, hélas ! du douloureux tableau que présente plus ou moins, au bout de peu de temps toute maison d'éducation où le mauvais esprit a pu établir son empire! N'y cherchez ni la docilité confiante, ni l'affection respectueuse, ni l'ordre et la discipline, ni la généreuse émulation, ni le culte du langage poli et des bonnes manières, ni la piété sincère et fervente, ni le joyeux entrain des récréations, qui forment une atmosphère si favorable à l'éclosion des sentiments et des dispositions que l'éducation a pour but de cultiver: de tout cela vous n'y trouverez rien; mais, à la place vous trouverez le navrant assemblage de tous les sentiments et dispositions qui en constituent la contrepartie.

On y est par principe ennemi de la maison et de l'organisation établie; on met une sagacité malsaine à découvrir dans le règlement, le régime et les mesures arrêtées ce qui peut prêter à la critique; on dégrade sans remords ce qui est susceptible d'être dégradé. "Par un étrange renversement d'idées, on s'y crée un nouveau système de morale, une nouvelle théorie du bien et du mal et presque une nouvelle langue, où la docilité est flétrie comme une lâcheté, la sincérité comme une sottise, la confiance envers ceux qui commandent comme une trahison contre ceux qui doivent obéir. Les maîtres, et surtout certains maîtres, sont considérés comme les ennemis naturels contre lesquels il faut se liguer. Se moquer d'eux est un piquant amusement; les tromper, une ruse innocente; les braver, une honorable indépendance. La première des vertus, et presque la seule, est un esprit de camaraderie qui consiste à entrer dans les idées vraies ou fausses de certains meneurs, à seconder leurs projets, à partager leurs mécontentements, à voiler complaisamment toutes leurs fautes et même à partager avec une ridicule générosité toutes les punitions qu'ils encourent3. Ajoutez à cela je ne sais quelle grossièreté de goûts, de langage et de manières, qu'on affecte de considérer, dans la coterie, comme l'expression du bon ton, et vous aurez une idée de ce que peut devenir en rien de temps, sous l'influence du mauvais esprit, l'aimable, généreuse et si intéressante jeunesse qui composait, naguère peut être, la population d'une école ou d'un collège. Le spectacle, certes, a de quoi Tendre tristement pensif, quand on songe avec quelle facilité relative, à la faveur de circonstances dont on n'est pas toujours maître, cette peste morale peut se faufiler dans la meilleure des institutions.

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III. Comment s'introduit et se propage le mauvais esprit. — Au premier rang des causes qui peuvent permettre au mauvais esprit de s'introduire et de se propager dans une maison d'éducation, il faut signaler la faiblesse de la discipline, la tolérance du désordre, même dans les choses qui peuvent paraître peu importantes par elles-mêmes. Autant la fidèle observance du règlement, maintenue avec vigueur grâce à une surveillance qui sait se faire sentir sans se montrer tracassière, constitue une atmosphère morale peu favorable aux suggestions perfides et aux exemples dangereux, autant le désordre né des libertés arbitraires que chacun peut impunément se donner à l'égard de l'ordre établi devient pour eux un milieu propice. A la faveur de ce tumulte qui ne s'apaise jamais, de ces mouvements incessants, de ces allées et venues solitaires qui se succèdent sans fin, le courage se détend, le travail se relâche, la dissipation envahit, l'obéissance décline, le mauvais conseil souffle à son aise, les actes d'insoumission ou de scandale ruinent le peu de bonne volonté qui demeure au fond de quelques âmes mieux trempées; et bientôt l'activité intellectuelle se tourne en opposition à l'autorité des maîtres. Au lieu du progrès dans la vertu et dans les études il y a progrès dans l'amour du plaisir, progrès dans la répugnance au travail, progrès dans la pertinacité de la volonté propre, progrès dans l'aversion de toute subordination, entraînement à tous les penchants vicieux. Par contagion, la pétulance de chaque enfant s'accroît de la confiance dans l'impunité qui s'appuie sur la puissance du nombre. Les plus intelligents, les plus hardis, les plus rétifs à l'ordre et à la censure constituent, par l'encouragement mutuel qu'ils se donnent, un faisceau de plus en plus compact et plus fort grâce à une fausse conception de la solidarité doublée de la puissance tyrannique de l'esprit de corps4 ;… et nous voilà précisément, comme de plain pied, en face du mauvais esprit dans tout ce, qu'il a de plus détestable.

Ce n'est pas, d'ailleurs par la seule voie de l'indulgence excessive et de la trop faible autorité que le mauvais esprit peut trouver accès dans un établissement d'éducation : il y arrive, par exemple, tout aussi bien et non moins souvent par la voie opposée du rigorisme et de la sévérité outrée.

Sans doute l'enfant, sur qui l'impression, la sensation, l'instinct, exercent un empire à peu près irrésistible, a besoin d'être refréné, contenu, contraint même quelquefois, sous peine de rester pour toujours asservi aux influences du dehors et du dedans, dépendant des autres et de ses propres appétits, inhabile à vouloir librement et à se gouverner selon la raison. Il faut le dresser à bien faire fût-ce malgré lui, contrarier ses caprices, briser ses résistances, afin de lui faire contracter de bonnes habitudes et d'affaiblir ses inclinations mauvaises, qui, en s'affermissant, opposeraient trop d'obstacle à la pratique du bien. Et pour cela une certaine sévérité est souvent nécessaire; mais elle doit s'assaisonner de douceur et de bonté, si elle ne veut pas aboutir à un résultat presque toujours contraire à celui qu'elle cherche, c'est-à-dire briser au lieu de ployer5.

Sous l'empire de la menace et de la crainte, la volonté de l'enfant peut bien être momentanément contenue et comme paralysée ; mais dès que l'autorité se relâche un instant, elle se détend avec d'autant plus de violence qu'elle a été plus longtemps et plus fortement comprimée ; et c'est ainsi que, par un contrecoup naturel, le terrorisme appelle la révolte.

C'est pourquoi Fénelon recommande de ne contrecarrer directement que le moins possible la volonté des élèves, de ne point prendre à leur égard, sans une extrême nécessité, un air austère et impérieux qui les fasse trembler ; mais de chercher plutôt tous les moyens de leur rendre agréables les choses qu'on exige d'eux. ''Quand même, ajoute-t-il, vous les réduiriez par autorité à observer toutes vos règles, vous n'iriez pas à votre but : tout se tournerait en formalité gênante et peut-être en hypocrisie. Vous les dégoûteriez du bien dont vous cherchez uniquement à leur inspirer l'amour''.

Et, bien avant l'illustre archevêque de Cambrai, d'autres hommes non moins recommandables par leur expérience et leur savoir professaient déjà à cet égard la même opinion, comme le prouve le trait suivant emprunté à la vie de saint Anselme.

Etant encore abbé du monastère du Bec, en Normandie, le futur archevêque de Cantorbéry reçut un jour la visite d'un autre abbé du voisinage qui venait lui demander conseil sur la règle à tenir à l'égard des enfants élevés à titre d'oblats dans son monastère, et dont la conduite faisait son désespoir.

 "Ils sont, lui dit-il, pervers et incorrigibles. Jour et nuit nous ne cessons de les battre, et cependant ils ne font que devenir pires.

Vous ne cessez de les battre ! interrompt Anselme étonné: et quand ils sont adultes, que deviennent.ils?

Stupides ou brutes, répond tristement l'abbé.

Mais à quoi bon alors les dépenses que nécessite leur entretien, si elles n'aboutissent qu'à ce malheureux résultat?

Qu'y pouvons-nous ? Nous les contraignons de toutes les manières pour les amener à faire des progrès, et ils n'en font aucun.

Vous les contraignez !… Dites-moi, je vous prie : si, après avoir planté un jeune arbre dans votre jardin, vous le comprimiez de manière à l'empêcher d'étendre ses rameaux, quel arbre pensez-vous que vous trouveriez lorsque, an bout de quelques années, vous le débarrasseriez de ses entraves ? A coup sûr un arbre inutile, aux branches tordues et entortillées. Et à qui la faute, sinon à vous qui l'auriez ainsi enlacé ? Eh bien, voilà ce que vous faites pour vos enfants. En les consacrant à Dieu, on les a plantés dans le jardin de l'Eglise pour qu'ils y croissent et y fructifient ; et vous, par la crainte, par les menaces et par les coups, vous les tenez dans une telle contrainte, qu'ils ne jouissent d'aucune liberté. Ainsi comprimés, à l'excès, ils accumulent dans leur sein, caressent et nourrissent des pensées mauvaises qu'ils entrelacent comme des épines, et ils les entretiennent et les fortifient de manière à repousser opiniâtrement tout ce qui pouvait servir à leur correction. Comme ils ne sentent en vous aucune affection, aucune bonté, aucune bienveillance, aucune douceur, ils croient que vos procédés à leur égard sont inspirés par la haine ou l'irritation ; et, par un malheur déplorable, il arrive qu'à mesure que leur corps se développe, toute sorte de mauvais soupçons croissent en eux et qu'ils sont inclinés et comme courbés vers le vice. Comme personne ne les a élevés dans une véritable affection, ils ne peuvent regarder personne que le sourcil baissé et avec des yeux de travers. Si vous désirez que vos enfants soient animés de bonnes mœurs, vous devez tempérer les corrections par une paternelle bonté, par une assistance pleine de mansuétude- En vous mettant ainsi au niveau de tous vos enfants, en vous faisant fort avec les forts et faible avec les faibles, vous les gagnerez tous à Dieu dans la mesure et au degré où il importe de le faire .

Ayant entendu ces paroles, l'abbé se mit à gémir : "Oui c'est vrai ; nous avons fait fausse route, la lumière et la discrétion ne nous ont pas éclairés''. Et, se prosternant aux pieds du saint, il confessa qu'il avait péché6.

Afin de n'avoir pas à faire — trop tard — un tel mea culpa devant la constatation des ravages du mauvais esprit parmi ses élèves, un éducateur averti ne croit donc pouvoir jamais prendre trop de précautions pour fermer à ce dangereux ennemi les deux principales avenues par lesquelles il a coutume de pénétrer dans les agglomérations de jeunesse, je veux dire la mollesse et le trop de rigueur dans l'exercice de l'autorité ; mais cela ne suffit pas à sa prudence. Il veille en outre à écarter à temps, dans la mesure du possible, s'il a eu le malheur de les recevoir, les enfants animés du mauvais esprit ; car il ne faut souvent qu'un petit nombre ou même qu'un seul de ces indésirables, pour infecter de leur venin pernicieux toute une classe, toute une division, voire même tout un collège. Dans les maisons qui commencent, il convient de n'accepter que des enfants au-dessous de douze ou treize ans au plus, lesquels n'ayant pas encore, en général, d'habitudes véritablement formées, sont plus susceptibles de recevoir l'esprit qu'on désire leur inculquer. Dans les années subséquentes ceux-ci passent graduellement dans les classes plus élevées et sont remplacés à mesure dans les classes inférieures par de tout petits; et de cette sorte, si les maîtres sont vraiment ce qu'ils doivent être, il s'établit dans la maison un bon esprit qu'il est relativement facile de maintenir.

Mais si dès le début, à dessein d'avoir immédiatement toutes les classes, on consent à recevoir des enfants de 14, 15, 16 ans ou plus, qui ont déjà passé par d'autres maisons où régnait un esprit tout différent sinon tout contraire, et qui peut-être n'ignorent rien des méchantes gamineries coutumières aux garnements de collège, il est fort à craindre que, sous leur influence, il ne s'établisse dans la maison un détestable esprit dont plus tard on aura grande peine à se débarrasser.

Et si par malheur on se trouve, non plus en face d'un danger plus ou moins prochain, mais d'un fait accompli, c'est-à-dire en présence du mauvais esprit déjà établi, c'est alors qu'il convient d'agir avec beaucoup de prudence, de circonspection et d'esprit de justice pour éviter autant que possible d'englober les innocents dans le traitement infligé aux coupables et ne pas dépasser, même à l'égard de ces derniers, les bornes de la modération; mais aussi — dès qu'on a pris ces précautions, — avec une fermeté inébranlable.

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IV. Un bel exemple. – Un bel exemple à imiter, dans ces circonstances difficiles, est celui de Victorin de Feltre, surnommé le Fénelon de l'Italie, parce que, deux cent cinquante ans avant le célèbre archevêque de Cambrai, il avait eu, sur l'éducation et les principes dont elle doit s'inspirer, des idées très analogues à celles de l'éminent précepteur du Duc de Bourgogne.

Appelé, vers 1425, à présider à l'éducation des enfants de J. François de Gonzague, prince de Mantoue, il se trouva à son arrivée, en présence d'une situation par certains côtés. excellente, mais déplorable à d'autres points de vue. Sous l'inspiration de Paula, sa vertueuse épouse, afin d'éloigner ses enfants du tumulte et des flatteries de la cour, le prince avait pris l'heureuse initiative de faire construire pour eux, dans un site charmant, à l'extrémité de la ville, une maison d'un style élégant et simple, avec des appartements amples, commodes et bien aérées, une chapelle du meilleur goût pour favoriser la splendeur des divins offices, des galeries ouvertes et magnifiquement décorées pour les récréations en temps de pluie et de vastes dépendances entrecoupées d'agréables ombrages pour les jours de beau temps. Comme local d'une maison d'éducation on n'eût pu trouver mieux ; elle méritait à tous égards le nom de Maison Joyeuse par lequel on se plut à la désigner ; et Victorin, en y arrivant, crut avoir trouvé l'idéal de ses rêves.

Malheureusement, pour ce qui concernait l'éducation, ce n'en était guère moins que le contrepied. Dans l'intention, excellente en elle-même, de donner à ses enfants le précieux avantage de la vie en commun et le stimulant d'une émulation salutaire, le prince avait réuni autour d'eux, à titre de condisciples, une troupe d'autres enfants de leur âge pris dans les familles nobles de la principauté; et, comme c'était à peu près immanquable, les bonnes dispositions de ces jeunes gens n'avaient pas été le seul motif qui eût présidé à leur choix. Dès qu'on. avait su que Gonzague voulait donner à ses fils des compagnons d'étude et de jeux, il avait semblé n'y avoir plus, dans la noblesse de. son petit Etat, que deux classes de personnes : l'une composée de gens dont les services devaient nécessairement, à leur dire, attirer sur leurs enfants les bonnes grâces du souverain ; l'autre formée de sujets dont la famille, prétendaient-ils, avait été sacrifiée à des intrigues de cour et qui suppliaient le prince de réparer cette injustice en préférant leurs enfants à tous les autres. Il en résulta que d'une part, le nombre des enfants acceptés fut beaucoup plus considérable qu'on ne se l'était promis d'abord, et que d'autre part il s'en trouvait parmi eux une bonne proportion qui étaient indésirables, sans compter que, l'amour-propre s'en mêlant, ils étaient tous venus vêtus d'or et de soie et accompagnés de toute une armée de serviteurs toujours prêts à satisfaire tous les caprices de ce petit monde, qui s'empressait, à son tour de satisfaire tous les caprices des jeunes princes. Il s'ensuivait naturellement que rien n'était réglé, l'heure de l'étude pas plus que celle du lever ni du repos: la table, la promenade, le jeu remplissaient la journée presque entière ; les onguents parfumés, les senteurs exquises, les produits les plus recherchés des confiseurs étaient journellement apportés de la ville, et tout le reste à l'avenant.

Après quelques jours d'examen, Victorin demeura convaincu qu'une réforme s'imposait, et qu'elle devait s'étendre à presque tout. Il demanda à Dieu de l'opérer dans la mesure qui convenait, sans demeurer en deçà ni aller au delà ; de savoir y mettre tous les ménagements qui pouvaient la rendre plus supportable á ceux qui devaient en être victimes ; puis il la proposa résolument au seigneur de Mantoue, bien décidé, si elle lui était refusée, à ne pas rester dans une situation où il n'aurait pu être que le témoin et par là même le complice du mal. Heureusement le prince, malgré l'orage qu'il prévoyait, eut la grandeur d'entrer pleinement dans ses vues : "Tranchez, réformez, supprimez, ajoutez, lui dit-t-il, tout ce que vous jugerez à propos, mon cher maître ; ne relevez que de Dieu, et de votre conscience dans l'œuvre importante à laquelle vous avez bien voulu vous consacrer auprès de mes enfants : je vous transmets à leur égard tous mes droits de père''.

Fort d'une approbation si complète et si compétente, Victorin se mit vigoureusement et sans retard à l'œuvre. Son œil exercé lui avait fait aisément découvrir, soit parmi le personnel à gage, soit parmi les condisciples de ses élèves, ceux qu'il convenait de garder, ceux qui pourraient rester sous condition et ceux dont il fallait se défaire sur le champ. Avec tous les moyens que donne une parole aimable, éloquente et vraie, il commença par faire envisager une réforme comme indispensable ; puis, quand il put croire les esprits suffisamment préparés, il appela chez lui les jeunes gens qu'il avait décidé de rendre à leur famille et leur parla avec la douceur et la charité qui assaisonnaient tous ses discours : "Je me suis convaincu, leur dit-il, qu'étant donné votre caractère, la sévérité de la discipline que je me propose d'introduire ici ne pourrait pas vous convenir, et il vaut mieux ne pas tenter un essai inutile. Je vais donc vous rendre à vos parents ; mais je ne renonce pas pour cela à la bonne volonté de vous instruire. Dans un local particulier que j'affecterai à cet usage, je me ferai un plaisir de donner à ceux d'entre vous qui le désireraient, les leçons qu'ils auraient pu recevoir dans l'intérieur du gymnase".

La plupart de ces jeunes gens, si audacieux et hautains qu'ils fussent, reçurent leur arrêt en silence, subjugués par le ton doux et ferme de Victorin. Le petit nombre de ceux qui voulurent faire entendre des paroles irrespectueuses entendirent une voix calme mais irrésistible par sa fermeté donner l'ordre de les faire sortir. Murmurant quelques mots d'excuses ils comprirent que ce qu'ils pouvaient faire de mieux était d'imiter la réserve de leurs compagnons d'infortune.

Seulement tous ces expulsés avaient des parents avec lesquels Victorin ne pouvait être si facilement quitte. Les pères, les mères, les aïeuls, les oncles à tous les degrés arrivèrent tour à tour et quelquefois ensemble pour lui demander raison de sa conduite. Ils essayèrent tous les moyens pour vaincre ce qu'ils appelaient ignorance et sottise de pédagogue; ils passaient de l'arrogance à la prière, de la colère à la supplication; mais Victorin tint ferme, donnant doucement, sans s'émouvoir les raisons de sa manière d'agir, et les plus tenaces finirent par se retirer désarmés.

En même temps qu'il faisait tête à cet orage, Victorin apprenait aux jeunes gens qu'il ne gardait que sous condition quelle conduite ils devaient tenir désormais s'ils ne voulaient pas aller grossir les rangs de ceux pour lesquels on réclamait si fort… et si inutilement.

On se le tint pour dit et dès le lendemain, dans la maison, tout avait pris comme par enchantement un aspect nouveau.

L'ordre, le travail, la régularité, avaient succédé à l'oisiveté et à la dissipation.

Cependant plus d'un jeune esprit parmi ceux qui n'avaient été gardés que sous condition regimbait encore intérieurement, malgré l'ascendant toujours croissant qu'exerçait Victorin; et, avant de se soumettre entièrement, on tenta, peu de temps plus tard, d'éprouver une dernière fois la fermeté du Maître bien qu'on eût pu être satisfait des marques qu'il venait d'en donner.

Jusque-là, les fils de Gonzague n'avaient pris ouvertement parti pour personne dans cette espèce .de révolution domestique; mais ils ne s'étaient pas vus sans regret séparer de quelques-uns de leurs plus chers compagnons de plaisir, et astreints à un genre de vie si différent de celui qu'ils avaient mené jusque-là. On résolut de se servir d'eux, en exploitant cet état d'esprit. Par des insinuations habiles, on parvint à les exciter contre Victorin, qu'on leur dépeignait comme un despote en train de vouloir faire de la Maison Joyeuse un cloître ou une prison. Puis, quand on crut le moment propice, un incident ménagé tout exprès vint mettre le feu aux poudres. Contrairement à la défense expresse qui en avait été faite aux domestiques, un de ces derniers, attaché au service de Louis, l'aîné des princes, avait apporté de la ville divers objets pour les écoliers. Il fut appelé par Victorin, devant qui il aggrava sa faute par des airs d'arrogance, et, la nécessité s'imposant de faire un exemple, il fut immédiatement renvoyé. L'effet prévu se produisit. Escorté de ses deux frères cadets, Louis se rend chez Victorin et, le verbe haut, l'œil en feu, lui demande compte du renvoi de son valet pour une faute qui, dit-il, n'en vaut pas la peine, et qui tient du reste à l'état de servitude chaque jour plus intolérable où ils vivent tous, lui, ses frères et les compagnons que leur père leur a donnés.

"Je crois, mon cher enfant, répond Victorin avec calme, que vous n'êtes pas maître de vous en ce moment; je vous engage à vous retirer dans votre chambre, ainsi que vos frères; et lorsque vous serez revenu de l'émotion qui vous tient hors de vous, vous viendrez avec eux me présenter vos excuses''.

A ce mot d'excuses, Louis sentit bondir en lui son odeur de gentilhomme et déclara hautainement qu'il n'en ferait pas; mais le digne précepteur tint ferme; et, dans la crainte de voir quelque domestique venir mettre la main sur lui pour l'emmener, l'enfant obtempéra quoique en maugréant à l'ordre réitéré par Victorin de retourner dans sa chambre.

Eh bien, qu'avez-vous obtenu? lui demandèrent anxieusement quelques chefs du complot qui épiaient sa sortie. Rien, répondit.il, mais je vais écrire à ma mère, et nous verrons bien si nous n'aurons pas raison de ce pédagogue".

Là encore il avait mal calculé. Sa mère vint en effet; mais .non pas pour entrer dans ses vues, comme il avait espéré. Loin de se laisser influencer par ses cris de dépit et de colère, elle lui en fit sentir la folie, réduisit à néant toutes les raisons qu'il alléguait pour justifier sa conduite, lui représenta combien ce qu'il avait fait était peu digne de sa condition de gentilhomme et de chrétien et, avant de se retirer, elle l'invita, en lui montrant le crucifix suspendu au-dessus du lit, à réfléchir à ses pieds sur la réparation qui s'imposait comme conséquence.

Demeuré seul, Louis, qui, avec un caractère bouillant et emporté, avait de bons et nobles sentiments, se hâta de suivre ce conseil maternel. Il tomba à genoux aux pieds de ce crucifix, qu'il avait oublié pendant le temps qu'avait duré l'orage; il réfléchit à tout ce qui s'était passé; à mesure que le calme renaissait dans son cœur, il vit le jour de la vérité se faire dans son esprit et il en tira courageusement la conclusion.

La journée était froide et pluvieuse, la promenade n'avait pas été possible et Victorin conversait familièrement selon sa coutume avec les jeunes gens dans une des magnifiques galeries, affectées aux récréations, lorsque la porte s'ouvrit et l'on vit paraître Louis avec ses frères. Il s'avança d'un pas grave, la tête haute, mais l'air calme et réfléchi. Arrivé près de Victorin il mit un genou en terre et lui baisa respectueusement la main; puis il se releva et dit d'une voix lente et un peu émue: "J'ai voulu, cher Maître, réparer autant qu'il était en moi le scandale que j'ai pu donner à ceux de mes compagnons qui m'ont vu répondre par la sottise et l'ingratitude aux soins éclairés que vous nous donnez à tous. Je vous supplie, en mon, nom comme à celui de mes frères que j'ai entraînés dans ma faute de nous accorder un généreux pardon, et je m'engage pour eux comme pour moi à ne jamais plus vous donner de pareils sujets de chagrin et d'ennui".

Bien, mon fils, dit Victorin en l'embrassant: on ne pouvait sortir plus noblement d'un pas difficile. Mes espérances n'ont pas été trompées. Que Dieu en soit béni ! Je suis heureux, de déclarer, de mon côté, que je n'aurai garde de me souvenir d'une faute si franchement reconnue et si spontanément réparée: vous ne m'en demeurerez que plus cher".

Mais vous n'êtes pas ici le seul coupable. J'ai suivi avec douleur, messieurs — dit-il à ceux qui étaient devant lui — tout le développement de cette conjuration à laquelle on s'est efforcé de donner pour chefs les princes de Gonzague. Les noms de ces imprudents, je ne les demanderai point à Louis, je ne veux pas le mettre dans la délicate obligation de livrer par devoir et par obéissance des noms que sans doute il a promis de taire : c'est de vous-mêmes que je veux les avoir. Je demande donc qu'ici même les premiers auteurs de ces troubles déplorables avouent leur faute et n'exposent pas plus longtemps leurs compagnons innocents à être soupçonnés. Il y eut un moment de suprême silence. Mais, après l'exemple que Louis venait de donner, comment ne pas s'élever au-dessus des conseils de la peur et de l'égoïsme? Au risque de se voir expulsés du gymnase, les coupables sortirent des rangs et se dénoncèrent eux-mêmes. Victorin, jetant alors sur eux un regard sévère où se traduisait pourtant la pitié, leur dit: Vous, savez à quelle condition j'ai consenti à vous garder: celle de n'être plus jamais pour vos compagnons une pierre de scandale. Et c'est ainsi que vous tenez vos engagements ? Mon désir est de faire de vous des hommes aptes au bien ici-bas et dignes de jouir là-haut de la félicité céleste: mais je ne le puis sans cette obéissance entière, prompte et volontaire que Dieu demande à ses enfants, et qui est seule digne d'êtres intelligents et libres. Examinez donc une dernière fois, si vous êtes capables de cette obéissance et si vous êtes disposés à me l'accorder. Ce n'est qu'à ce prix que je puis rester parmi vous et vous laisser dans cette maison avec les compagnons que vous avez poussés à mal faire; dans cette maison d'où je devrais vous exclure, mais où je consens à vous garder en considération de la promptitude et de la simplicité de votre aveu".

Une protestation unanime de la plus entière obéissance, que l'avenir devait montrer sincère, répondit à cette sorte de sommation; et l'heureux maitre fit la proposition, accueillie de tous avec enthousiasme, d'aller à la chapelle remercier le Dieu de charité d'avoir terminé au plus grand avantage de tous une journée commencée sous de si mauvais auspices.

(                                      D'après E. Benoit: Victorin de Feltre, t. I., ch. XII)

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1 Cf. Mgr. Dupanloup: De l'Education, t. III, p. 495.

2 Cf. Bulletin de l'Institut, N. 67, p. 601.

3 L'Abbé Poullet, Discours sur l'Education, p. 164.

4 Cf. P. Monfat s. m: La pratique de l'Éducation, 1ière Part., ch. I. art: 2.

5 Cf. P. Burnichon. S. J.: Etudes Religieuses, 14 nov. 1896.

6 Cf. L'Abbé H. Brémond : L'enfant et la vie.

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