Lesprit dimitation en Ă©ducation

F. D.

25/Feb/2010

Un des reproches que les tenants à outrance de l'éducation laïque et universitaire adressent le plus volontiers à l'éducation chrétienne en général, et spécialement à l'éducation congréganiste, c'est d'être trop autoritaire, trop comprimante, trop imposée du dehors et conséquemment trop passive.

Dans l'enseignement comme dans la façon de diriger et de gouverner la jeunesse – aiment-ils à dire – vous outrez également le principe d'autorité : vous faites sa part exorbitante et vous réduisez à rien ou presque rien celle de la liberté. Les vérités que vous enseignez, qu'elles appartiennent à l'ordre purement scientifique, ou à l'ordre religieux et moral, vous les imposez du dehors sous des formules toutes faites qu'il faut retenir et croire même avant de les comprendre. Vous vous chargez de penser pour ceux que vous dirigez, au lieu de les amener à penser eux-mêmes et à se rendre compte par leur propre expérience du degré de certitude et d'évidence que vos affirmations peuvent présenter. En leur laissant ignorer les objections et les contradictions, vous leur inculquez des croyants irraisonnés et vous les entretenez dans un état de paresse spirituelle ennemi de tout progrès. Vous en faites des êtres passifs qui récitent machinalement des mots et des formules, mais sans les digérer ni se les assimiler.

Et dans la manière dont vous avez coutume de gouverner l'activité extérieure de la jeunesse vous tombez dans une erreur analogue. Au lieu de lui apprendre de bonne heure à user de sa liberté, vous l'entourez de barrières et de défenses : vous la tenez en lisière : vous décidez pour elle dans les cas importants où sa responsabilité est en cause : vous faites des hommes dociles, mais inertes, moutonniers, sans spontanéité et sans énergie.

Vous espérez ainsi les sauver des entraînements et des écarts : mais vous vous trompez. Ces enfants élevés en serre chaude n'ont point de résistance : dès qu'ils sortent au grand air ils attrapent un rhume, le moindre refroidissement tourne de suite pour eux à fluxion de poitrine.

Soumis à des habitudes factices, ils se reprennent dès qu'ils le peuvent : et à peine sortis de vos mains ils se précipitent dans des folies par impatience du joug qui a trop lourdement pesé sur eux1’’.

Certes, il va sans dire que ces reproches ne sauraient s'appliquer justement, d'une manière générale, à l'éducation chrétienne, qui, Dieu merci, a donné partout, dans ses procédés d'enseignement comme dans sa manière de conduire la jeunesse, des résultats à faire le désespoir de ses plus habiles adversaires, réduits, en plus d'un pays, à la supprimer brutalement pour avoir raison de sa concurrence victorieuse.

Mais on ne saurait nier que l'écueil signalé est réel, dangereux, et qu'il est prudent de se tenir en garde pour éviter de s'y heurter : et c'est la raison pour laquelle il nous a paru bon, aujourd'hui, d'appeler un moment sur ce sujet l'attention de nos lecteurs. Heureux si de ces reproches, tout mal fondés qu'ils sont, nous pouvions les amener à tirer une leçon utile, et à profiter du proverbe latin : Fas est ab hoste doceri, il est bon d'être instruit par l'ennemi.

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Ce fut de tout temps, en pédagogie comme en politique, une question ardue, un difficile problème, que l'harmonisation de l'autorité et de la liberté.

D'un côté, en effet, il s'agit non seulement de protéger l'enfant contre les dangers du dehors et du dedans, de l'arracher à la domination de ses instincts et de ses appétits inférieurs qui tendent à le déprimer et à l'opprimer : mais encore de l'élever, c'est-à-dire de le faire monter de degré en degré vers le vrai et le bien par un progrès continu de sa raison vers la lumière, de son cœur vers l'amour désintéressé et le dévouement, de sa volonté vers la maîtrise d'elle-même sous l'empire de la loi de Dieu : or l'expérience démontre que cela ne saurait s'obtenir sans une autorité forte et obéie.

D'autre part, il est essentiel de faire du même enfant un homme, ou, ce qui est équivalent, un être apte à se gouverner personnellement, par ses propres lumières, et par conséquent de lui apprendre de bonne heure à penser et à vouloir par lui-même, à se bien diriger, à se décider librement et à bon escient : et ce n'est guère compatible avec une autorité trop rigide, qui sous prétexte d'empêcher les écarts de la volonté la dompte violemment par une compression infrangible et continue.

Pour atteindre vraiment le but, il faut qu'au lieu de s'opposer et de se contrarier, l'autorité et la liberté s'accordent et s'entraident : qu'elles se tempèrent l'une par l'autre de manière que la première, loin d'être compressive et despotique, se montre ferme, il est vrai, mais désintéressée et libératrice : et que la seconde, sans être rebelle ni intempérante, sauve l'enfant de l'inertie et de la paresse intellectuelle en laissant à son activité et à son initiative le rôle qui leur revient légitimement.

Mais qui peut prétendre déterminer d'une manière absolue la part exacte qui, dans cet alliage, revient à chacune d'elles ? Cette part ne doit-elle pas comme nécessairement varier en fonction d'une foule de facteurs, et notamment de l'idéal qu'on se fait de l'éducation et de la liberté ? Quoi de plus naturel, des lors, qu'ayant conscience, d'une part, de sa mission divine d'élever les enfants avant tout pour Dieu et en vue de la fin surnaturelle à laquelle ils sont destinés, et connaissant d'autre part les dangers auxquels ils se trouvent exposés par suite de la chute originelle, l'Eglise comprenne parfois la liberté autrement que les philosophes rationalistes ou positivistes et que l'éducation donnée en son nom porte l'empreinte de cette différence ?

Qu'en matière d'enseignement, par exemple, on entende par liberté le droit, le devoir même qu'a le maître d'être autre chose qu'un transmetteur routinier de notions et d'opinions toutes faites pour se faire éveilleur d'esprits, plus préoccupé de former le jugement que de bourrer la mémoire de connaissances, elle souscrit volontiers, elle applaudit même : pour s'en convaincre, on n'a qu'à lire à ce sujet ses interprètes les plus autorisés de tous les temps. Mais comment pourrait-elle admettre que, sous prétexte de liberté d'esprit, on critique devant l'enfant, au risque de les ébranler et de les ruiner, les vérités qui sont le soutien de sa vie religieuse et morale ? Ce serait oublier, — et elle ne le peut, — que le scepticisme, à cet âge, livre sans défense l'enfant ou l'adolescent à tous les dangers du dedans et du dehors, et que partant il est incompatible avec toute œuvre vraiment éducatrice. Comme une bonne mère elle veut avec raison que ses enfants mangent d'abord de confiance le pain substantiel des vérités chrétiennes dont son divin Fondateur lui a confié le dépôt, afin qu'ils se nourrissent et se fortifient : sauf à en étudier et analyser scientifiquement plus tard, s'ils en ont le goût et le loisir, les principes constituants et la valeur nutritive.

Pareillement, en ce qui concerne la discipline, l'Eglise ne peut pas, — consciente comme elle est des terribles conséquences du péché originel et du danger qui en résulte pour la vertu de ses jeunes ouailles, — les abandonner sans défense à la merci de leurs propres inclinations et des passions d'autrui, et par conséquent entendre comme les philosophes naturalistes fa discipline dite libérale, d'après laquelle il faudrait laisser l'enfant à la libre expansion de ses instincts, prétendant que son éducation se fera sans qu'on s'en mêle, et que s'il use mal de sa liberté les malheurs qu'entraînent l'irréflexion et l'imprudence le ramèneront vite au sentiment de la réalité : elle sent trop vivement sa responsabilité, elle a une trop longue expérience de la jeunesse pour pouvoir se fier à de pareilles utopies. Elle sait que l'enfant ne naît pas bon et équilibré, comme l'ont soutenu quelques philosophes rêveurs : mais qu'il apporte un mélange en proportions variables de bon et de mauvais : que, par suite d'un bouleversement primitif de sa nature, la cohorte anarchique des appétits inférieurs tend sans cesse à le déprimer ou à l'opprimer : que, pour lui assurer la plus essentielle des libertés, la liberté intérieure, il faut le refréner,: le contenir et au besoin le contraindre, afin de le soustraire à l'instinct, à l'impression, à la sensation, qui exercent sur lui an empire à peu lités irrésistible : qu'il faut, par conséquent, le dresser même malgré lui à bien faire, contrarier ses caprices, briser ses résistances afin de fui faire contracter de bonnes habitudes, de l'accoutumer à ce qui est bon, juste, honnête, vertueux, afin aussi d'affaiblir ses inclinations mauvaises qui en s'affermissant deviendraient plus tard un sérieux obstacle à l'exercice de sa liberté. Elle sait enfin que n'étant pas capable : de veiller sur lui-même, il a besoin qu'on y veille pour lui que sans une garde discrète qui l'accompagne partout pour, ôter de devant ses yeux et ses pieds ce qui peut lui être une occasion de chute, il ne pourrait être longtemps sans tomber entre les mains de ses ennemis. Et voilà pourquoi, parmi les instruments indispensables, essentiels, d'une bonne éducation, elle compte, avec une surveillance ,attentive, une ferme discipline, c'est-à-dire une règle qui s'impose à la volonté de l'en fana, qui l'oblige souvent, faire autre chose : Blue' ce qu'il voudrait, qui canalise pour ainsi dire son vouloir flottant, et le, force .à aller droit au devoir malgré la paresse, malgré le caprice, malgré l'ennui, ` malgré l'exemple : une règle: qui fixe sa mobile nature, l'accoutume à l'effort, l'oblige à s'observer, à se vaincre, et lui donne, selon l'expression de Mgr Dupanloup, de l'ordre, de la suite, de la contenance, de l'aplomb et du sérieux2.

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Mais, ces réserves faites, l'Eglise n'est nullement opposée à ce que, dans l'éducation, une part aussi large que possible soit faite à la libre spontanéité de l'enfant. Loin de le voir de mauvais œil, elle le désire, l'encourage et le favorise de tout son pouvoir. N'est-ce pas à un de ses plus illustres évêques, à Mgr Dupanloup, ce grand éveilleur d'âmes, comme l'appelle très justement Renan, qu'est due cette formule lapidaire de la participation active et volontaire de l'enfant à l'œuvre de son éducation: "Ce que fait personnellement l'instituteur est peu de chose : ce qu'il fait faire — j'entends ce qu'il fait faire librement et par voie de persuasion, — est tout'' ? …

En nous efforçant, dans notre œuvre auprès de la jeunesse, d'éviter ce qui pourrait rendre la discipline trop rude, trop compressive, ou l'enseignement trop dogmatique et trop autoritaire : en faisant appel, dans la mesure du possible, à l'activité, à la conscience, à la spontanéité de l'enfant : en tâchant de le provoquer à l'action, à l'effort personnel : en l'incitant à penser, à réfléchir, à juger. à vouloir par lui-même, à ne pas se payer de mots, mais à se rendre raison des choses, pourvu que ce soit d’une manière prudente et raisonnable, nous ne ferons, conséquemment que nous conformer aux meilleures traditions chrétiennes.

Ne craignons donc nullement, je ne dis pas d'entrer dans cette voie, car sûrement tous les lecteurs du Bulletin y sont déjà plus ou moins, mais d'y persévérer avec constance et courage et même au besoin d'y progresser.

Un des premiers moyens, tout en veillant avec sollicitude sur les enfants afin de les préserver, si possible, de tout accident, de tout danger physique ou moral, sera de ne pas rendre la surveillance inquiète, soupçonneuse, captieuse, mais de la maintenir calme, discrète, loyale. Dans tout enfant bien né, il y a un sentiment de dignité et d'honneur, qui lui fait trouver odieux de se voir épié à tout moment, comme si on ne le croyait capable que de mal faire : et c'est un sentiment qu'il faut craindre de froisser mal à propos. Il faut, à moins de raison grave, faire sentir à l'enfant qu'on a confiance en ses bonnes intentions et qu'on est tout disposé à s'en rapporter à sa parole et à ses promesses, tant qu'il n'aura pas montré qu'elles sont une mauvaise garantie. La crainte de perdre l'estime de ses semblables, et à plus forte raison, de ses supérieurs, est une des plus efficaces sauvegardes contre la tentation de mal faire : et malheur à qui s'en trouve privé ! "Tout est perdu pour un homme, a dit je ne sais plus quel moraliste, lorsque venant à regarder son miroir il a pris son parti d'y voir un vaurien’’. Et l'on peut en dire autant d'un enfant.

Dans l'éducation, la surveillance est malheureusement indispensable : mais combien il serait à désirer qu'elle pût devenir inutile ! Même dans les meilleures conditions, elle tend à donner à l'enfant l'impression qu'il n'est obligé de bien faire que lorsqu'il est vu, et qu'il peut impunément se négliger ou mal agir dès qu'il sait qu'on ne le voit pas, et c'est là sans contredit un inconvénient très grave. Quel avantage si, pour le maintenir dans le devoir, on pouvait substituer à l'œil du maître l'œil de Dieu personnifié dans la conscience ! C'est du moins un idéal vers lequel il ne faut jamais cesser de tendre, dans la pleine persuasion que notre œuvre éducative ne sera efficace que dans la mesure où nous l'aurons atteint. Un jour relativement prochain, par la force même des choses, la surveillance cessera et, si l'enfant s'est habitué à la regarder comme la seule raison de bien faire, il ne restera plus de lui, c'est fort à craindre, qu'un être amoral, insouciant du bien ou du mal et tout disposé, quand l'occasion s'en présentera à prendre sa revanche de la sujétion où trop longtemps l'a tenu l'œil du maître.

Pour bien élever l'enfant, il faut donc de bonne heure éveiller sa conscience et en faire le plus possible l'inspiratrice de sa conduite qu'il soit seul ou en société. Il faut tâcher aussi de lui donner dès le jeune âge le sentiment de sa responsabilité, et pour cela éviter de trop agir pour lui, de ne laisser rien ou presque rien à sa libre initiative ou d'étouffer sa spontanéité par une sévérité excessive.

Il est certaines maisons d'éducation où l'autorité est si absolue, si centralisatrice, si jalouse de ses attributions, que pour rien elle ne consentirait à en céder la moindre parcelle à personne et surtout aux élèves. Sa ferme conviction — on le dirait du moins — est qu'il ne peut y avoir de bon que ce qui vient directement d'elle : et les enfants y sont tellement façonnées à en tout attendre, qu'ils ne sauraient pas même s'amuser de leur propre mouvement: il faut qu'on les amuse, qu'on leur organise des jeux, sans quoi ils s'ennuient et flânent.

C'est là évidemment un abus. Poussée à ce degré, la réglementation tend à suppléer la bonne volonté et les généreuses initiatives. Trouvant partout dès barrières et des garde-fous, l'enfant finit par croire qu'il n'a pas besoin de vouloir éviter le mal puisque la règle y a pourvu : pas besoin de vouloir fuir le danger,, puisque l'autorité veille : pas besoin enfin d'avoir une conscience personnelle, celle-ci étant avantageusement suppléée par la prévoyance et la sollicitude des maîtres. Il se sent guidé, soutenu par des lisières, et il peut aller de l'avant, insouciant et heureux,… à moins — ce qui n'est que trop ordinaire —que ces barrières contre lesquelles il se heurte partout, ces règles qui prévoient et ordonnent ses moindres mouvements, ses moindres gestes, ne finissent par le fatiguer, l'exaspérer et le rendre impatient d'un joug qui se fait trop pesamment sentir3.

Beaucoup plus recommandable, à de multiples points de vue, paraît être le système où, sous la haute inspiration et la discrète orientation des Maîtres, les élèves sont admis, comme par exemple, dans les "School Cities’’ américaines, à prendre une part active au maintien de la discipline, à l'organisation du travail scolaire et surtout à celle des jeux : à condition, bien entendu que l'autorité, en s'adoucissant et en se dissimulant, ne laisse pas d'être effective et respectée. Non seulement, en effet, on prévient ainsi, pour l'heure de l'émancipation, le relâchement général et la griserie de la liberté qui résultent trop fréquemment d'une éducation autoritaire à outrance, exclusivement basée sur la passivité de l'enfant : mais on développe chez celui-ci un esprit d'activité et d'initiative, qui lui sera d'un précieux service dans la pratique de la vie.

La même incurie de la spontanéité de l'enfant qui, dans le domaine de l'éducation proprement dite, caractérise l'autoritarisme excessif dont nous venons de parler se retrouve, pour e qui regarde l'enseignement : dans cette sorte de pédantisme qui au lieu de considérer les méthodes pédagogiques comme une simple orientation, comme une direction général qui laisse, dans la pratique, une marge raisonnable, à l'inspiration du moment, leur attribue un caractère rigoureusement obligatoire, et les applique indistinctement à tous les esprits sans le moindre souci des différence de tournure, de capacité ou d'aptitude que la nature peut avoir mises entre eux. Elles ne sont pas pour lui la colonne de nuée qui guide sans la gêner la marche à travers le désert, mais un système de barrières rigides, infranchissables où vient se heurter douloureusement et souvent se briser toute originalité et tout esprit d'initiative. Les maîtres atteints de cette maladie ne prononcent jamais que des oracles susceptibles d'une seule interprétation. Ils ont à leur Usage un manuel ou un cours bourré de principes, de règles, de définitions et de démonstrations que les élèves doivent apprendre et réciter sans la moindre variante, fût-elle très admissible et même heureuse, sous peine d'être rabroués. Les exemples eux-mêmes ont rigoureusement requis, et malheur au téméraire qui aurait la hardiesse de leur en substituer d'analogues: il les verrait frappés d'un impitoyable ostracisme. Les fautes de logique ou d'esprit de suite les trouvent d'ailleurs beaucoup moins intraitables, et il n'est pas rare que les élèves s'en permettent d'ébouriffantes sans s'attirer le moindre reproche. Tel d'entre eux qui la veille a démontré imperturbablement, sur le chapitre de la multiplication, en reproduisant mot à mot les expressions de son livre, que le multiplicateur est toujours un nombre abstrait et que le produit est toujours de même nature que le multiplicande peut dire le lendemain sans crainte d'être repris, en cherchant la surface d'un rectangle, que 60 mètres de long multipliés par 20 mètres de large donnent pour produit 1.000 mètres carrés. Mais il est probable qu'un de ses camarades ne s'en serait pas tiré à aussi bon compte s'il s'était permis de demander timidement pourquoi, étant donné les théorèmes d'hier, 20 mètres, qui est évidemment un nombre concret, peut être multiplicateur, et pourquoi, le multiplicande étant 50 "mètres de long’’ le produit peut être 1.000 "mètres carrés’’.

Et pourtant il est possible qu'en théorie ce maître admette comme Plutarque que l'enfant est un esprit à dresser et non un vase à remplir : avec Montaigne, que le seul vrai fruit de notre étude est d'être devenu meilleur et plus sage, et avec tous les bons éducateurs, que l'enfant doit être élevé pour la vie et non pour l'école : que le vrai but de l'enseignement est de former le jugement. Mais, comme la logique n'est pas son fort : il trouve tout naturel que théorie soit un et pratique un autre, et il ne se soucie pas plus de les mettre d'accord chez lui que chez ses élèves.

C'est un travers qu'il lui faut laisser, en prenant toutes les précautions pour ne pas y tomber nous-mêmes. Maintenons à la surveillance, à l'autorité, à la méthode, le rôle auquel elles ont droit : c'est nécessaire. Mais gardons-nous d'autre part de leurs empiétements excessifs. Qu'elles n'étouffent ni ne paralysent, chez les enfants dont nous avons la charge, ni la spontanéité de la conscience, ni le sentiment de la responsabilité, ni l'indépendance virile du caractère, ni le souci légitime d'investigation et de contrôle, ni l'esprit d'initiative et d'entreprise, si nécessaires dans les conditions actuelles de la société. C'est avec le secours de la grâce de Dieu, une des plus sûres garanties du succès de notre œuvre.

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On pourrait citer à cet égard comme un remarquable exemple le Frère Cléomène, qui, autour de l'année 1880, était directeur du juvénat de Saint Paul-3-Châteaux4. Peu d'éducateurs, sans doute, auront eu à un plus haut- degré le don de savoir concilier et harmoniser ensemble les nécessités de la surveillance, le prestige dû à l'autorité, l'esprit de méthode dans l'enseignement,… et le libre essor de la spontanéité des enfants.

Bien que son œil perspicace fût constamment ouvert sur sa jeune phalange, qu'il ne perdait de vue ni jour ni nuit, jamais surveillance ne fut moins importune que la sienne, parce qu'elle n'était ni inquiète, ni méticuleuse, ni encore moins méfiante, mais tout empreinte de sollicitude et de véritable paternité. On avait l'impression très nette que ce qu'il cherchait à surprendre, c'était le bien discrètement accompli, afin de le louer Et de l'encourager, bien plutôt que les peccadilles pour en morigéner les auteurs. Les fautes, bien entendu, ne lui échappaient pas : et, pour peu qu'elles fussent graves ou qu'elles tendissent à se répéter, il savait les réprimer sans faiblesse, mais on sentait flue c'était à contre cœur et pour ainsi dire malgré lui. Il éprouvait par contre un plaisir visible à citer les bonnes actions qu'il avait vu accomplir sans faste, sans prétention, sans souci d'être aperçu, sous la seule inspiration de la foi, de la conscience, (l'une piété vraie ou d'un cœur généreux : et, sans froisser la modestie des auteurs, il excellait à en relever le mérite et à les montrer comme les seules dignes d'un bon juvéniste.

Il tenait évidemment à ce que son autorité fût obéie et respectée — ce que d'ailleurs il n'avait pas la moindre peine à obtenir, tant on le trouvait naturel et juste — mais il n'en était point jaloux : et il la partageait largement, tout en observant les nuances voulues, non seulement avec ses collaborateurs, mais avec les enfants eux-mêmes : ce qui en allégeait le poids à la fois pour lui et pour les autres. C'étaient des moniteurs choisis parmi les enfants et fréquemment changés qui avaient le rôle le plus important dans le maintien de la discipline. Il y en avait pour le bon ordre dans les rangs, durant les allées et venues, pour la bonne tenue des dortoirs, pour le travail et le silence en classe, etc. … : et ils s'acquittaient de leur mission avec un sérieux remarquable. Leurs notes, qu'on proclamait tous les dimanches, étaient tenues en grande considération par les subordonnées auxquels elles attiraient selon le cas, de la part du Frère Cléomène, un témoignage envié de satisfaction ou une réprimande redoutée.

En classe, Frère Cléomène donnait à ses leçons de l'intérêt et de l'entrain : mais il n'avait à aucun degré le culte du manuel. Après avoir bien fixé le programme, écrit en belles lettres sur des tableaux ornés de dessins suggestifs, il se déchargeait sur quelques bons élèves du soin de s'assurer que les textes avaient été bien appris, selon le sens plutôt que selon la lettre, et ne se réservait que les leçons principales, auxquelles il savait mettre une originalité qui les rendait saisissantes : mais ce à quoi il excellait, c'était à donner aux élèves le goût de faire, dans les moments libres, qu'il leur aidait au besoin à se ménager, des travaux de leur choix: dessins, cartes géographiques, mémorisation de compositions poétiques ou musicales, etc., qu'il dirigeait de ses conseils et aidait de ses encouragements. Une fois terminés, les dessins et les cartes, s'ils étaient réussis, ce qui n'était pas très rare, étaient encadrés gentiment et suspendus sur les murs de la classe ou des corridors comme ornements et modèles vécus : quant aux compositions poétiques ou musicales, après s'être assuré qu'on les savait bien, il donnait l'occasion de les produire dans de petites séances récréatives qui étaient pour tout le juvénat un amusement aussi éducatif que fort goûté.

Bientôt même les plus qualifiés de ces artistes fils de leurs œuvres se réunirent, avec son approbation, en société de Sainte Cécile et en Académie — tout est relatif en ce monde — et purent donner de vraies fêtes musicales et dramatiques, occasion de beaux moments de gaîté franche, expansive, aux principales solennités de l'année. Faut-il dire qu'une fois ces Molières improvisés, dans leur embarras de trouver toute faite une pièce qui correspondît à leur idéal, ne reculèrent pas devant la hardiesse d'en composer une de leur cru ?

Comme bien on pense, ils ne se mirent point en souci d'aller fouiller l'histoire ancienne pour y découvrir quelque sujet oublié par Aristophane et Térence : ils étaient trop de leur temps ! Sans tant de recherches, ils trouvèrent beaucoup plus près d'eux, dans la vie même du juvénat, un thème à leur fantaisie : ils se partagèrent l'ouvrage : et, comme en bons débutants ils ne doutaient de rien, en peu de jours la pièce était achevée.

A leur grande surprise, elle n'eut pas les honneurs de la représentation : elle fut écartée par le conseil de censure, et vraiment il faut convenir que ce ne fut pas sans justes motifs. Outre certaines allusions à des faits contemporains qu'on avait raison d'estimer peu opportunes, tous les genres de drames s'y coudoyaient avec un sans façon qui parut choquant : le style en était primesautier, mais naïf et parfois d'une correction douteuse : on avait pris avec la règle des unités des libertés à faire frémir les plus hardis romantiques, etc. …, etc. …

Est-ce à dire pourtant qu'on avait travaillé en pure pertes ? Ce n'était pas, à beaucoup près, l'avis du clairvoyant Directeur. Il avait fallu imaginer une action principale, grouper autour des actions secondaires, inventer des personnages avec un caractère déterminé, leur prêter un langage en rapport à la fois avec ce caractère et leur situation, combiner leurs apparitions et leurs sorties de façon à déterminer des scènes,… et tout cela, si modestement qu'on y eût réussi, avait nécessité une gymnastique intellectuelle beaucoup plus profitable pour la formation de l'esprit que dix compositions françaises faites sans intérêt et par manière d'acquit, comme le sont trop souvent celles qu'on fait en classe : aussi Frère Cléomène, tout en maintenant contre le drame la décision du tribunal, n'eut-il pour les auteurs que des encouragements.

Et dans toutes les branches de l'activité juvénile, il avait le même souci de favoriser l'esprit d'invention et d'initiative personnelle. On trouvait au juvénat, sous son regard souriant et approbateur, des maçons qui se plaisaient, la truelle en main, à réparer un mur ou à le construire de toutes pièces : des vitriers qui utilisaient les débris de carreaux cassés à la confection de châssis pour bâches : des ébénistes, qui employaient industrieusement les écailles de pommes de pin et les ceps de vigne arrachés à l'exécution de tables rustiques très originales : des fabricants de fleurs artificielles pour l'ornement des petits retables où s'encadraient les statues du Sacré-Cœur, de la Bonne Mère, de S. Joseph et de S. Louis de Gonzague, objet d'une grande dévotion : des horticulteurs, qui paraient de fleurs soigneusement cultivées et entretenues les moindres coins de terre qu'ils trouvaient disponibles, etc. …

Saint Paul-3-Châteaux, l'ancienne Augusta Tricastinorum, était une ville importante à l'époque gallo-romaine, et son territoire recèle encore de nombreux débris de la civilisation de ce temps, que la pioche des cultivateurs met assez fréquemment à découvert. Le Frère Cléomène trouvait là une autre occasion de promouvoir et d'entretenir parmi ses disciples l'esprit d'initiative. Non seulement, au cours des promenades qu'il faisait avec eux, il s'intéressait à leurs petites trouvailles : mais assez souvent il permettait à quelques-uns d'entre eux, qui venaient le lui demander, d'aller en groupe de trois ou quatre dans les maisons voisines pour demander si l'on n'en aurait pas. La petite ambassade tâchait de se présenter poliment, offrait les salutations du Frère Cléomène, qu'elle annonçait comme collecteur de vieilleries, faisait une peinture intéressante du petit musée qu'il avait déjà constitué, demandait si on n'aurait pas quelque vieille pièce de monnaie, quelque vieux vase ou autre objet analogue qui pourrait y faire belle figure,… et il n'était pas rare qu'elle revînt porteuse de plus d'un objet intéressant.

Les Congréganistes de l'Ange gardien faisaient un peu de même à l'égard des jardiniers, et Frère Cléomène le leur permettait dans un but analogue, mais à bon escient et dans la mesure où il pouvait avoir confiance en eux. Des esprits craintifs ont pu taxer parfois cette confiance de téméraire : mais en fait elle ne fut que très rarement trompée. Ceux qui en étaient l'objet se sentaient en général si vivement responsables que pour rien au monde ils n'auraient voulu en abuser.

Un certain jeudi de printemps les principaux dignitaires de la confrérie obtinrent d'aller chercher par là-bas sur les bords du Rhône, à huit ou neuf kilomètres de- chemin, des plantes qu'un jardinier de château leur avait promises. Il s'étaient engagés, et de la meilleure foi du monde, à être de retour vers les six heures : mais, soit qu'ils se fussent trompés sur la distance, soit qu'ils eussent demeuré plus qu'ils n'avaient prévu à visiter, en compagnie du jardinier qui leur en faisait les honneurs, les serres et les massifs du parterre, ils eurent le pressentiment, au retour, en voyant comme le soleil descendait vers . l'horizon et comme l'ombre des arbres s'allongeait devant eux dans la direction du levant, qu'ils s'étaient mis en retard. Aussitôt ils pressèrent le pas : mais en vain. Ils eurent beau démener leurs jambes, accélérer le mouvement et chanter pour s'animer des airs entraînants : on était au milieu du salut du Saint Sacrement qui précède le souper, lorsque, tout trempés de sueur et rouges comme des tomates, ils arrivèrent à la maison !… Ils apportaient des fleurs magnifiques : azalées, cyclamens, primevères de Chine, cinéraires du Japon, etc., qui dans d'autres circonstances auraient fait leurs délices : mais ils ne purent jamais les aimer: de leurs corolles si fraîches et si richement colorées semblait monter une voix qui leur reprochait non d'avoir encouru une verte grondée, — ce n'eût été rien — mais d'avoir peiné le Frère Cléomène et de lui avoir, quoique involontairement, manqué de parole.

Plusieurs d'entre eux, comme un bon nombre de leurs contemporains du juvénat, se sont distingués plus tard par leur esprit d'initiative et ils occupent encore aujourd'hui leur bonne place dans la grande armée du bien. Peut-être le doivent-ils en partie à leurs dispositions naturelles : mais qui voudrait soutenir qu'ils ne le doivent pas aussi pour une bonne part à ce genre d'éducation ? Ce ne sont sûrement pas eux, en tout cas : et nous serions bien étonné s'il en était un qui, parmi les hommes envers lesquels il se sent le plus vivement obligé, ne mît pas à un des premiers rangs le Frère Cléomène.

F. D.

1 Cf. A. Chauvin: Initiation de la jeunesse à la liberté. I, Comment se pose le problème.

2 Cf. A. Chauvin: Op. cit, Il, Le Christianisme devant le problème.

3 Cf. F. Kieffer: L'Autorité dans la famille et à l'école, III' partie, 4.

4 Il fut aussi plus tard, pendant une quinzaine d'années (1884.1899), directeur du juvénat de Digoin.

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