Lettre dun prisonnier – Espagne
12/Oct/2010
Plaçons ici une de ces lettres qu'on ne peut s'empêcher de baiser, comme on le fait pour les chaînes de Saint Pierre et de Saint Paul, à Rome. Ses petits bouts de papiers, venus tout froissés et en cachette nous disent les souffrances interminables de nos Frères prisonniers et aussi les joies que Dieu, pour qui ils souffrent, fait parvenir jusqu'à leur cœur.
Mes Chers Amis Diogène et Michaélis,
J'ai depuis longtemps un grand désir de vous voir et de vous parler pour manifester les affectueux sentiments que je suis obligé de renfermer dans mon cœur.
La grande peine, pour moi, n'est pas d'être en prison, mais d'être isolé de ma famille (religieuse) et sans pouvoir communiquer avec vous.
Quand, le 20 décembre, après avoir été enfermé dans un cachot de Lérida, où j'ai vu et supporté tant d'horreurs, j'ai été transféré à Barcelone, à la prison Modèle, j'ai retrouvé plusieurs confrères et j'ai pleuré de joie presque toute la première nuit. Je ne savais plus si j'étais sur la terre ou au ciel. Et au matin, quand j'ai entendu nos prières, je croyais entendre les voix de ceux qui étaient morts.
Et quand j'ai été transféré ensuite à … j'ai encore versé bien des larmes, en disant adieu à cette chère communauté. Oh! quand pourrai-je vous revoir et être de nouveau en famille? Oh! chère famille! Il n'y en a pas de pareille ici-bas!
Ici, dans la même cellule, j'ai un compagnon qui est C. M. (religieux du Cœur immaculé de Marie…)
Nous partageons nos peines et nos joies. Il est seul. Sa famille (religieuse) et ses frères ont été assassinés avec plus de fureur que pour les autres. Je crois que cette manifestation de haine contre nos deux familles (consacrées à) M(arie) prouve une prédilection de leur mère commune pour s'entourer de ses meilleurs enfants…
De temps et temps, je reçois la visite d'un chauffeur. (C'est un de nos Frères qui peut encore circuler et qui, au péril de sa vie, visite quelques-uns de nos prisonniers).
Après tant de jours de solitude, j'estime comme un bonheur sans pareil la compagnie d'un des miens, même pour un court instant.
J'ai été condamné à mort. Après 10 jours, au lieu de me fusiller, on a commué ma peine en 30 années de chaînes et de grilles. Je dois cette faveur à mon Maître (à Dieu) et au consul d' …, agissant avec des amis…
Ah! mon Maître! comme j'ai longtemps désiré le revoir et le goûter ! A Barcelone, le 23 décembre, après cinq mois tout juste, depuis le 23 juillet, où j'avais pu le rejoindre à la montagne (aux Avellanas?) je l'ai eu enfin avec moi. Je l'ai porté sur ma poitrine et suspendu à un clou il a veillé sur mon sommeil, dans ma prison. Quelle marque d'amour, celle-là, que de se faire prisonnier avec les captifs ! Plutôt que de rester libre dans ce pays où seuls les méchants ont la liberté, il est venu demeurer avec ceux qui l'aiment jusqu'à la mort.
Que de choses admirables j'ai vues dans ces prisons! J'ai vu pleurer des bourreaux sur le point de massacrer leurs victimes, joyeuses de quitter la terre. J'ai vu, dans les cachots, ces miracles de transformation qui, d'un homme du monde, faisaient un homme du ciel. Ils allaient en tremblant devant leurs juges et revenaient condamnés, mais priant et nous disant tout joyeux : « Enfin, nous sommes dans la salle d'attente (du paradis) ».
J'ai vu tout cela de près, car à Lérida, où j'étais infirmier et où je pouvais visiter les condamnés, j'ai pu leur faire baiser ma croix de profession, que j'ai conservée pendant cinq mois. Je l'ai donnée à baiser à 385 condamnés qui sont morts en saints. J'ai pu le faire jusqu'au 5 décembre, où j'ai été envoyé à Barcelone dans un cachot ou personne n'aurait jadis osé loger un chien et où je suis resté enseveli 15 jours.
A Lérida, nos anciens élèves ont fait honneur à leurs maîtres. Ils se sont couverts de gloire, en mourant bien chrétiennement. C'est alors que j'ai compris combien nos écoles ont donné d'excellents fruits. Ah ! s'ils avaient été organisés…
..Si nous n'avions pas ici de fréquentes perquisitions je vous écrirais plus longuement.
Adieu et union (de prières) là, dans cette maison où mon maître est venu avec son corps…
F. Lucio.