Nos défunts

L. R.

28/Sep/2010

 

† Frère CLASSICUS, stable. * – Le Saint-Esprit semble avoir fait lui même le panégyrique de ce sympathique vieillard lors.que, par la bouche de l'écrivain sacré, il exalte la sagesse. "Sa possession, dit-il, vaut mieux que les perles, et la topaze d'Ethiopie n'approche pas de sa valeur''. Pieux, modeste et dévoué, homme de devoir et homme de règle, se donnant tout entier à son emploi, totalement détaché des mille bagatelles qui absorbent les esprits vulgaires, Frère Classicus symbolisait bien parmi nous cette solide vertu qui apprend à conformer ses pensées et ses actes à la volonté divine. Notre Vénérable Fondateur qui aimait tant les vrais enfants de la famille a dû accueillir à bras ouverts dans la ''Grande Province'' ce fidèle imitateur des ses vertus.

Connu dans le monde sous le nom de Jean-Baptiste Déléage, il était né en 1351, à Laversanne, petit hameau des hauteurs du Forez, où toute végétation se perd dans l'azur et invite l'homme à vivre lui aussi pour s'élever au ciel. A dix-huit ans, témoin de l'œuvre méritoire qu'accomplissaient alors nos Frères de Bourg-Argental, il résolut d'embrasser un état de vie qui lui permit de se dépenser sans réserve au service de l'Eglise et des âmes. Or, pour lui, voir le bien et l'accomplir seront deux opérations inséparables. La détermination prise, il entre le 24 novembre 1869 au noviciat de St Genis-Laval.

Il serait à la fois agréable et très édifiant de posséder quelques détails précis sur cette période d'initiation aux vertus religieuses où notre jeune homme dut apporter toute la confiante énergie de sa volonté. Nous en avons une preuve dans le vigoureux élan avec lequel il se jeta dans la vie active au sortir du Noviciat. Envoyé à. Unieux pour être chargé du temporel et aider en classe, il eut vite fait de s'arranger pour donner à l'enseignement la plus grande partie de sa journée, quitte à rogner sur le temps des récréations ou du repos pour préparer l'ordinaire de la communauté et entretenir l'ordre dans sa cuisine. Il avait présumé de ses forces : mais qui n'est pas présomptueux à vingt ans ? Sa robuste constitution ne put longtemps supporter un tel surcroît de besogne et c'est à l'infirmerie qu'il dut achever l'année. Il avait néanmoins révélé en cette circonstance le riche fonds de son tempérament. Pour lui le dévouement n'aura des limites que ses forces. Tel nous le trouverons partout dans cette longue et féconde carrière de plus d'un demi-siècle d'apostolat. Placé en face d'une tâche, quelque rude qu'elle soit, il ne verra que le devoir. Fatigues, tracas, veilles, obstacles de tous genres, ne feront que stimuler son ardeur: ce seront pour lui des accessoires auxquels il ne s'arrêtera jamais. Il avait, lui aussi, compris avec le saint évêque de Genève que "les apôtres ne combattent qu'en souffrant et ne triomphent qu'en mourant".

Cette abnégation dans le dévouement qu'il mettait au service de la religion sera désormais sa vertu caractéristique; elle l'accompagnera partout. Nommé à un poste, F. Classicus se donnait à sa tâche comme s'il dût n'en jamais connaître d'autres. Toutefois ce n'était ni aux lieux ni aux personnes qu'il s'attachait: c'était à l'œuvre, si humble, qu'elle fût. D'une sensibilité exquise, rien ne lui eût été plus doux que d'établir sa demeure parmi ceux dont il avait une fois conquis l'estime et redire avec le Sage: "Je mourrai dans mon nid". Il était de ces âmes tendres pour qui les objets inanimés eux-mêmes sont une âme qui s'attache à la nôtre et la force d'aimer. Mais il avait fait ce sacrifice héroïque pour lui, de déposer toutes ses affections en Dieu et de ne vivre que pour sa gloire. Le succès, des approbations aussi flatteuses que méritées, souvent vinrent tenter sa modestie ; il n'en tira jamais vanité. Il les acceptait comme des hommages à la religion et continuait, sans rien modifier de ses habitudes, sa tâche rude et monotone.

Son savoir-faire, la précoce maturité de son caractère, l'esprit d'entreprise qu'il manifestait en toute occasion engagèrent ses Supérieurs à lui confier de bonne heure la direction des établissements. Tour à tour professeur et directeur à Bellegarde, à Boën, à l'externat de Valbenoîte, à Charlieu, il déploie partout cette impétueuse et confiante activité qui lui valut les plus brillants succès ainsi que l'admiration du public.

Les années qui précédèrent la dispersion des Congrégations virent la lutte exaspérée de l'école neutre contre l'enseignement chrétien. F. Classicus était alors Directeur à St Jean-Soleymieux où les Frères recevaient la grande majorité des écoliers. Pour mettre en relief l'excellence de l'école religieuse, il ne reculait pas devant huit et même dix heures de classe pour préparer ses élèves au certificat. Les bonnes gens de l'endroit rappellent encore avec fierté l'effervescence jetée dans le camp adverse par ln réussite de onze candidats sur douze à la commission diocésaine. "Truquage et favoritisme'', allait-on répétant. Pour mettre fin à ces insinuations malveillantes, F. Classicus transporte audacieusement ses candidats aux examens officiels… et laïque, qui se tenaient huit jours plus tard à Montbrison, et, malgré la partialité souvent flagrante des ces commissions rivales, le soir, les paroissiens recevaient en triomphe douze jeunes lauréats. Agréable et glorieuse compensation pour les sueurs et les veilles qu'avait dû coûter un succès qui, sous une forme ou sous une autre, se répétait chaque année. La lutte à coup de diplômes n'était pas pour déplaire à un homme pour qui le travail semblait un besoin.

Tous n'y allaient pas avec cette franchise et ce courage désintéressé. La secte qui avait porté la lutte à l'école constatant qu'elle ne pouvait vaincre ses adversaires sur ce terrain, trouva plus simple de les supprimer. Une loi inique dispersa les congrégations enseignante.

Dans le désarroi où sombrèrent alors tant de belles institutions, le profond esprit religieux dont était pénétré le cher défunt ne lui permit pas d'hésiter entre ses inclinations naturelles et ce qu'il considérait être son devoir. On lui enlevait un champ d'action, il en cherchera un autre, ne réclamant pour toute faveur que d'utiliser jusqu'à la fin toutes ses forces au service de Dieu sans rien abandonner des obligations qu'il avait librement acceptées. La terre n'est-elle pas toute au Seigneur, et, lui conduire les âmes n'est-ce pas la plus belle et la plus noble ambition d'un chrétien?

En septembre 1903, nous trouvons Frère Classicus dans une petite classe à Québec. Lui qui venait de diriger avec succès des établissements importants ne crut pas s'abaisser en balbutiant l'alphabet. C'est dans ce modeste emploi que, vingt ans durant, nous pourrons le suivre à Baie St-Paul, à Montréal (St-Georges), à St Vincent-de-Paul. Une longue expérience lui avait montré combien il importe à la bonne marche des études, que les premières notions soient claires dans l'esprit de l'enfant et ses premières habitudes droites et saines. Cette détermination de se donner désormais aux classes élémentaires ne procédait pas chez lui du désir de se créer, en marge de l'action directe, une situation exempte de responsabilités où il pût couler en paix une longue et tranquille vieillesse. Loin de là. Ceux qui l'ont vu à l'œuvre durant cette période s'accordent à redire leur admiration pour l'art industrieux avec lequel' ce vieillard aux cheveux blancs savait mettre à la portée des bambins les premiers rudiments de la science. Un confrère qui l'a vu 18 ans à l'œuvre nous écrit: "La longue pratique de l'enseignement lui avait donné ce talent simplificateur qui dans un maquis de faits épars sait découvrir les jalons qui sillonnent la route. A la fin de chaque trimestre, il savait mettre les leçons étudiées en résumés simples, clairs et concrets. Arrivait le jour d'un examen public, ses bonshommes répondaient avec un aplomb qui émerveillait les auditeurs''.

De son côté M. Th. Tremblay, acier inspecteur bien à même d'apprécier le zèle intelligent du défunt, nous redit sa haute estime pour cet éducateur religieux "qui savait si bien se mettre au niveau des petits enfants, et qui, oubliant son âge et ses infirmités, ne craignait pas de réunir ses jeunes élèves les jours de congé et même durant les vacances pour hâter leurs progrès".

Malgré l'attrait de la liberté et du jeu, les enfants venaient à lui, gagnés par tant de sollicitude, de dévouement et de bonté. D'ailleurs, il n'épargnait aucune peine pour rendre ses leçons intéressantes sans pour cela les rendre amusantes. Ses collègues plus jeunes s'étonnaient parfois de le voir feuilleter les livres et prendre note de chaque nouveau procédé qu'il découvrait.

Vous les connaissez bien tous, lui disait-on. — "C'est vrai, répondait.il, mais il me faut les rajeunir". Lui aussi, il voulait rester jeune pour rester apôtre de l'enfance, car l'enfant n'aime pas ce qui vieillit et s'immobilise. Dans sa classe nul ne restait oisif: il mettait un rare talent à tenir son petit monde occupé. Tout en laissant une certaine part d'initiative à ses jeunes élèves, il veillait à tout. Chacun se croyant entouré d'une attention spéciale se faisait un point d'honneur de mériter la préférence dont il se sentait l'objet. On eût dit une ruche bourdonnante où tout était activité dans l'ordre.

Volontiers il acceptait de s'entendre appeler ''le Père'', sans pour cela oublier qu'il était avant tout le maître indulgent et bon, il l'était par tempérament; mais, sachant combien une éducation molle et sans nerf est préjudiciable au caractère des enfants, jamais il n'eût consenti à se concilier leur attachement par de basses concessions. Cette façon d'agir tenait chez lui à. une conviction raisonnée, et il ne manquait pas l'occasion de rappeler ces mêmes principes en conversation et dans ses lettres: "Faites de vos enfants des êtres de volonté, écrivait-il récemment à un neveu; rendez-les maîtres de leur cœur: le cœur est le foyer du vice comme de la vertu".

Ce conseil, il l'avait vécu avant de le donner. Ceux qui l'ont vu de près savent combien ses goûts personnels étaient pour peu de chose dans ses déterminations.

Lorsque, après une année de classe au Collège Laval, l'asthme dont il souffrait depuis longtemps éteignit sa voix, il trouva dans l'emploi d'infirmier, un moyen de servir encore et son lnstitut et l'enfance. Dans cette situation, d'autres auraient pu se contenter de traduire en pilules les récipés du docteur et prodiguer les calmants au sirop. Frère Classicus ne se serait pas résigné à faire de sa pharmacie un musée. Sans perdre une minute, livres et carnets en main, il se mit à même de parer aux mille accidents d'une journée d'internat. Dans ses heures libres, il parcourait d'un pied alerte les taillis, les sentiers et les berges des environs, en quête de plantes médicinales dont il composait des élixirs et des onguents merveilleux, la confiance qu'il savait inspirer ajoutant son action infaillible à la vertu contestée des simples. Son codex avait des remèdes pour toutes les affections. Aux pastilles qu'il donnait pour les rhumes authentiques, il joignait parfois l'amertume d'une sage admonestation à ceux que tentait l'arôme de ses tisanes. Resté éducateur par-dessus tout; il savait à l'occasion inculquer par l'exemple et par la parole, les fortes habitudes chrétiennes de l'empire sur soi-même. C'est là une pensée qui revient fréquemment sous sa plume. A chaque page dans ses notes personnelles nous rencontrons des citations de ce genre. " L'esprit de sacrifice est la condition du bonheur !" " Rien n'est impossible à Dieu et Dieu est avec nous". "Quand Jésus nous crucifie, c'est qu'il nous aime".

Ceux-là pourraient dire l'héroïsme de sa vertu qui ont vécu dans son intimité. "Toujours le premier aux exercices de piété, la prière alors l'absorbait tout entier, nous dit un confrère ; on sentait un homme pénétré d'esprit religieux: sa tenue modeste, son ton de voix soutenu étaient pour ses voisins édifiés une éloquente leçon d'esprit de foi. A l'instar de nos bons anciens, ses courts loisirs s'égrenaient en chapelets. A St Vincent-de-Paul, lorsque son emploi lui laissait un moment de répit, il allait à la chapelle tenir compagnie à l'Hôte du tabernacle et c'est là qu'on était sûr de le trouver dans les cas urgents. Là il se dédommageait de son inaction forcée en demandant au ciel le succès de ses confrères et la prospérité de nos œuvres. Quant à lui, il se préparait à la mort sans pour cela endeuiller sa conversation : il y pensait toujours mais n'en parlait jamais. Il n'avait, semble-t-il, nulle hâte d'être délivré des misères grandissantes de cette vie, sachant bien que Dieu ne nous a pas donné l'existence uniquement pour recevoir l'hommage de notre mort. De sa vie, il s'efforçait de faire un holocauste quotidien que, une fois mort, il ne pourrait plus offrir. Non mortui laudabunt te Domine. Et voilà pourquoi, paisible, courageux et confiant, cet infatigable moissonneur n'avait qu'une ambition: ramasser chaque jour, aussi longtemps qu'il plairait à Dieu, sa gerbe de saintes actions;

Puis un soir s'en aller sans trop causer d'alarmes,

Discrètement: mourir juste comme on s'endort,

Pour que les tout petits ne versent pas de larmes,

Et qu'ils ne sachent que plus tard ce qu'est la mort.

 

Aussi, pour abandonner son emploi, attendit-il le total épuisement. "Quand il vint à St Hyacinthe, nous assure le C. F. lnfirmier, il y avait près d'un mois qu'il ne pouvait plus se déshabiller pour dormir''. Et cependant la veille de son départ, de nombreux confrères en visite au Collège l'avaient trouvé aussi joyeux et aimable que de coutume. Il ne se faisait pourtant pas illusion sur son état. " A l'lnfirmerie, vous aurez vite pris le dessus, lui disait quelqu'un. – Je ne vais pas à l'lnfirmerie, mais au cimetière", lui répondit-il.

Il n'en conservait pas moins cette gaieté obligeante et affable qui appréhende de faire porter aux autres des peines et des ennuis tout personnels: délicatesse héroïque et charmante du rosier qui cache ses épines et ne montre que ses fleurs. Un des grands ennuis de Frère Classicus à l'lnfirmerie était de se sentir à charge à ses Frères. Il s'en excusait timidement. "Vous vous donnez bien du mal pour moi, disait-il un jour, mais ce ne sera pas bien long; dans une semaine, je serai parti vers le Grand Consolateur". Il se dédommageait de son impuissance physique par de ferventes oraisons jaculatoires, ces fervents cris de l'âme que lui inspirait son grand esprit de foi et par lesquels il exprimait sa vive reconnaissance envers Dieu et envers sa chère famille religieuse. Enfin le 18 juin, veille de la Fête-Dieu, après avoir reçu avec piété tous les secours de l'Eglise, en pleine lucidité, ce vénérable religieux éducateur allait célébrer dans le Ciel la fête de Celui qu'il s'était efforcé de faire connaître et aimer ici-bas.

Dieu lui-même semblait se complaire à glorifier son serviteur. L'enterrement n'eut rien de lugubre. Dans notre nouvelle chapelle toute resplendissante de blancheur, et dont les voûtes sonores multipliaient en vagues harmonieuses les voix sûres et puissantes des nos Novices, le soleil découpait sur la draperie du catafalque une éblouissante dentelle lumineuse que bordaient des palmes aux gracieuses frondaisons. C'était moins une cérémonie funèbre qu'une apothéose. Jamais la mort n'avait paru si peu effrayante. Et comme pour montrer que cette lumière était bien le reflet d'une gloire moins équivoque, une question épineuse recommandée au défunt durant cet office, par le C. F. Provincial, recevait, aussitôt après, une solution aussi heureuse qu'inattendue. Il nous est bien permis de voir là un premier gage de la protection que ce vertueux confrère ne manquera pas de valoir à notre Province canadienne et à l'lnstitut tout entier. Poisse-t-il obtenir à chacun de nous cette même invariable constance dans le bien et nous aider par son intercession comme il l'a fait par son exemple à réaliser la devise qui semblait être sienne: ''Vivre pour servir Dieu et mourir pour l'aimer !''  –  R. I. P.

 

† Frère MARIE-THÉOPHANE, stable. Ce fut pour tous une douloureuse surprise, lorsque, au lendemain de la Retraite générale, se répandait la nouvelle du décès du C. F. Marie-Théophane. L'œuvre considérable accomplie par lui dans la Province, ses rares qualités d'éducateur, l'influence précieuse qu'il exerçait dans le public, faisaient vivement souhaiter que sa forte constitution lui permit de vaincre un mal que l'on voulait croire guérissable. Sa mort cause un vide que l'oubli comblera difficilement dans le cœur de ceux qui l'ont connu et apprécié. Il était de ces hommes qui font leur marque partout où ils passent et ne laissent jamais croître l'indifférence autour d'eux. Voici en quels termes L'Eclaireur de Beauceville, en exergue de son portrait, exprimait le sentiment général: "En la personne du cher Frère Marie-Théophane, notre district vient de perdre un ami, un bienfaiteur, comme la communauté des Frères Maristes perd un de ses apôtres les plus ardents; le deuil des Révérends Frères est le deuil de notre district tout entier".

Pierre Gagnon, qui devait porter en religion le nom de Frère Marie-Théophane, naquit le 2 août 1869 à l'Ile Verte, paisible village situé sur la rive droite du fleuve St. Laurent. Le père, modeste ouvrier, peu privilégié du côté de la fortune, pourvoyait à la subsistance de la famille en exerçant l'utile profession de cordonnier. Comme il arrive souvent, dans cet humble foyer, les convictions les plus tenaces et une fidélité scrupuleuse aux traditions ancestrales et aux lois de l'Eglise suppléaient à l'instruction absente : si la science n'en avait pas franchi le seuil, la piété et la vertu y fleurissaient sous la main vigoureuse d'une autorité qui n'admettait pas de discussion. "Le père, dira Frère Marie-Théophane, travaillait souvent tard dans la nuit, mais jamais il ne nous eût permis de battre la semelle après l'heure réglementaire". Cette intransigeance peut paraître outrée à notre époque; elle n'en a pas moins formé des caractères que ne produira jamais le "respect de la personnalité", de la pédagogie dite moderne. A cette formation toute patriarcale, notre cher défunt a dû cet ascendant irrésistible, cette autorité incontestée qui, dans les emplois les plus divers, lui a valu le succès et a fecondé son apostolat.

Mais bientôt, le modique gain journalier ne suffisant plus aux besoins grandissants d'une nombreuse famille, le père suivit le mouvement qui poussait vers le sud nombre de ses compatriotes et alla s’établir à Lewiston, où l'abbé (plus tard Mgr) Hevey venait de fonder une paroisse canadienne, cédée peu après aux Révérends Pères Dominicains. Là, plus encore qu'à l'Ile Verte, il comprit l'avantage de l'instruction et il résolut de procurer à ses enfants un héritage moins incertain que la fortune. Aussi, dès l’arrivée de nos Frères, appelés par les Révérends Pères, Pierre Gagnon fut-il un des premiers à s'inscrire comme élève, malgré ses dix-sept ans. Il avait déjà attiré l'attention du Père Supérieur, qui n'hésita pas à lui confier la charge de diriger les enfants de chœur, emploi de confiance qu'il remplissait à la grande édification de toute la paroisse.

Le C. F. Côme, alors Directeur, comprit bientôt qu'il y avait en ce jeune homme un futur apôtre de la jeunesse, et comme il était lui-même surchargé de travail, il s'en servit d' abord comme moniteur. C'est ainsi que le jeune Gagnon fit une partie de son noviciat. Vers la fin de l'année scolaire, au mois d'avril 1887, il rejoignait, à Iberville, deux autres jeunes gens et, ensemble, sous la direction du C. F. Césidius et du C. F. Pierre-Chrysologue, ils inauguraient le premier noviciat mariste du Nouveau Continent. Le 5 juillet suivant, Pierre Gagnon revêtait le saint habit, en présence du R. F. Théophane, Supérieur Général, et, par une attention délicate du C. F. Stratonique, recevait le nom de F. Marie-Théophane. C'était notre premier Frère canadien.

La pratique de l'anglais qu'il avait acquise pendant son séjour à Lewiston apportait un précieux appoint à la naissante organisation. A cette époque, le français se trouvait un peu dans la situation de l'armée de Lévis après Ste Foye, avec cette différence que l'on était persuadé de voir bientôt flotter dans le monde des affaires l'anglais définitivement victorieux. L'enseignement intense de cette langue était le cachet distinctif d'une école moderne et prospère. Un jeune homme croyait sa carrière compromise s'il n'avait fait un cours de "langue seconde" ; les pensionnats se multipliaient pour donner satisfaction à ce besoin impérieux. F. Marie-Théophane fut envoyé à Upton pour y faire l'anglais en même temps que la cuisine. Dans l'esprit du Directeur, l'excellent Frère Marie-Eugène, ce dernier emploi était une occupation secondaire et ne devait pas devenir une préoccupation. Notre jeune novice, dont l'appétit égalait le courage et la bonne volonté, trouvait plutôt réduit un régime qui allait des légumes, au lard, jusqu'aux ''beans''… exclusivement, et tenait pour gourmandises, tolérées seulement les' dimanches, la viande et le beurre. Comme, en plus d'une tâche assez rude, il devait alimenter une forte constitution de vingt ans, son estomac lui suggéra parfois des additions qu'il croyait indispensables au bien-être général, mais que le modique budget d'alors supportait moins allègrement.

Dans sa hâte de contenter son goût pour l'apostolat, le jeune professeur dut d'ailleurs être maintes fois tenté de recourir aux procédés expéditifs de l'art culinaire. S'il brûla quelques sauces, du moins put-on augurer dés lors qu'il n'y aurait jamais rien de tiède dans son zèle.

Après un assez long stage à Lévis, où il cumula encore les mêmes fonctions qu'à Upton, nous le trouvons professeur successivement au collège d'Iberville, à Henryville, à Roxton, à Roberval, puis surveillant à Granby, où l'œil clairvoyant du F. Camélien eut vite remarqué en lui les éminentes qualités qui constituent le véritable éducateur. Entre ces deux bommes faits pour se comprendre s'établit une confiance, une estime mutuelle toute à l'honneur de l'un et de l'autre. Pour son Directeur, le nouveau surveillant fut à la fois un appui assuré et un disciple très attentif.

Loin de considérer son emploi comme un simple rouage dans l'exécution du règlement, il y voyait un sacerdoce; et, tandis que ses collègues s’efforçaient de meubler les intelligences, il se croyait avec raison chargé de former le cœur et la conscience. Pour former la conscience de l'enfant, il est nécessaire de lui en faire souvent constater l'existence. Quoi de mieux pour cela que ces rapides examens de la journée faits dans le calme du soir, dont on rappellera le matin suivant les résolutions et les conclusions? A l'instar de son Directeur, F. Marie-Théophane excella bientôt dans ces allocutions brèves, franches et directes, lancées droit au but, sans acrimonie, mais sans mollesse, humoristiques parfois dans leur vivante actualité, mais respectant l'honneur des coupables s'il avait à flétrir quelque faute. Après avoir condamné le mal, il avait soin de rasséréner et relever les esprits en leur faisant entrevoir la beauté de l'idéal chrétien. Aucun détail n'échappait â son œil perspicace. Ses rapports constants avec ses collègues, la part qu'il prenait à la vie écolière, les courtes conversations qu'il savait aiguiller habilement d'une question ou d'une allusion, lui permettaient, sans recourir aux perquisitions toujours blessantes, de sonder l'état moral de sa division. Toutefois, quel que fût l'empire de son autorité, il voulait que chacun de ses subordonnés fût soumis avant tout à l'empire de sa conscience. L'esprit de foi qui pénétrait ses paroles ajoutait le respect et l'estime à une autorité que la religion appuyait de ses sanctions inéluctables. Dans cette atmosphère tout imprégnée d'esprit religieux, les âmes grandissaient dans la joie qu'entretiennent les saines habitudes d'une vie laborieuse et foncièrement chrétienne.

Les services importants rendus à la Province par le premier de ses enfants, l'esprit de faucille dont il était animé, son dévouement prêt à tous les sacrifices, engagèrent le Conseil provincial à lui procurer, avec le bienfait du Second Noviciat, l'avantage de visiter le berceau de sa famille religieuse, et de prendre un contact plus intime avec sas Supérieurs majeurs, dont il s' était toujours montré l'enfant soumis et très attaché Aux vacances de 1905, il s'embarquait pour la France. En Europe, F. Marie-Théophane donna assez peu d'attention aux monuments; mais en apôtre qu'il était, il voulut connaître les œuvres. Ce séjour d'un an lui fut un réconfort et un nouveau motif de reconnaissance et de zèle. Sans transformer ses méthodes, il se raffermit dans la conviction que partout le bien s'opère par la vertu, et que sans la vertu la science n'est qu'un outil dangereux.

A son retour, il prit la surveillance générale à l'Académie de New York, où son action se fit heureusement sentir dans les études et dans les succès scolaires. Il se plaisait dans cet emploi méritoire, si intimement lié avec la prospérité de l'institution et l'efficacité de l'enseignement, lorsque le Cher Frère Angelicus, Provincial, jeta les yeux sur lui pour prendre la direction de notre pensionnat de St François de Beauce. Après diverses alternatives de hausse et de baisse, ce collège, trop éloigné des centrer urbains, tout en maintenant à un niveau honorable le cours de ses études, voyait diminuer le nombre de ses internes, qui était descendu à une cinquantaine. Mis à la tète de cette institution défaillante, Frère Marie-Théophane en fera désormais son œuvre. Connaissant par expérience les difficultés que rencontraient les Canadiens émigrés aux Etats-Unis pour procurer à leurs enfants une éducation chrétienne, "Notre avenir est dans le Sud", proclama-t-il. La première tentative fut une révélation. Nombre de familles enchantées de trouver au Canada une maison foncièrement religieuse, lui confièrent leurs fils, si bien que, en quelques années, le Pensionnat Saint-Louis de Gonzague devenait trop exigu. Il fallait songer à élargir la construction décidément insuffisante. Rendus prudents par les déceptions et les difficultés antérieures, les membres de l'administration hésitaient à engager les économies de la province dans une entreprise dont le succès pouvait n'être que passager. L'intrépide Directeur ne se tint pas pour battu. Persuadé que si la lenteur entre dans les plans de Dieu, l'hésitation n'en fait jamais partie, il se tourne vers le Ciel. L'institution s'appellera désormais "Collège du Sacré-Cœur" et c'est à ce protecteur puissant qu'il confiera la réussite de ses projets.

Le Ciel, qui aime les mains jointes, condamne les bras croisés. S'animant d'une audace que l'on taxait de téméraire, et avec un doigté qu'on ne lui soupçonnait pas, l'entreprenant Directeur sut intéresser à ses vues les pouvoirs publics, tout disposés, il faut le dire, à seconder un homme d'action. Le Premier Ministre de la Province voulut bien lui-même encourager de son haut patronage la fondation d'un cours d'enseignement pratique au centre de l'industrieuse population de la Beauce. Il y fit ajouter une aide substantielle et voulut présider en personne l'inauguration du nouveau collège, où 200 internes pourront à l'avenir évoluer à l'aise.

A l'occasion de ces réceptions officielles, Frère Marie-Théophane déployait un remarquable talent d'organisation et un rare savoir-faire. Sa bonhomie franche et loyale reposait agréablement les hauts fonctionnaires de la contrainte imposée par le cérémonial officiel: ils étaient charmés de n'avoir pas à affronter chez cet éducateur la morgue du pédagogue. Un discours de remerciement s'imposait-il, son éloquence naturelle lui permettait d'assumer cette tâche; la rhétorique pouvait désapprouver l'ordre logique de ces improvisations, mais tous les auditeurs se retiraient enchantés de l'à-propos qu'il savait y mettre.

Doué d'une activité prodigieuse, il semblait se complaire à mener de front plusieurs entreprises. Les emplois les plus disparates ne répugnaient jamais à son dévouement ni à sa dignité : économat, jardinage, culture, soin de la ferme, venaient sans cesse surcharger la direction pourtant absorbante d'un nombreux pensionnat. La maladie, les accidents, une épidémie, l'absence d'un employé, l'incapacité d'un autre, désorganisaient-ils un service ou menaçaient.ils le bien-être de la maison, l'inlassable Directeur se faisait tour à tour professeur, infirmier, surveillant, jardinier, chauffeur, cuisinier, et cela parfois pour un laps de temps considérable, malgré des infirmités précoces et de fréquents malaises qu'il supportait en silence.

Ces occupations contradictoires n'empêchèrent jamais Frère Marie-Théophane de rester un formateur consciencieux. Dès qu'un enfant était remis en ses mains, il s'en constituait le père et l'élevait avec une sollicitude toute paternelle, sans rudesse inutile, mais aussi sans mollesse. Sachant avec quelle facilité se répand la contagion du mal, il exigeait de ses collaborateurs une vigilance qui, sans être tracassière, fût continuelle et toujours en éveil. Lui-même trouvait l'occasion de mêler aux jeux, aux conversations, le mot spirituel, l'allusion transparente, la plaisanterie bouffonne qui dans une cour de récréation fait exploser en bruyants éclats de rire des lèvres gonflées par l'amertume ou le chagrin. Là, sans en avoir l'air, il s'informait de tout: un mot, une réflexion, un clin d'œil lui révélait l'état des esprits. Que de petits complots n'a-t-il pas éventés et déjoués sans bruit, par ses allées et venues dans les passages, où les élèves en défaut étaient étonnés de rencontrer l' "œil du maître".

Il appréciait le talent professionnel de ses collaborateurs, et il savait les découvrir et se les attacher; mais, dans ses efforts pour élever les âmes, il comptait peu sur les livres, auxquels il n'avait guère demandé. Il estimait la science ; mais, avec Joseph de Maistre, il la suspectait de rendre "inhabile à la vie active qui est la vraie vocation de l'homme". Aussi, chaque jeudi matin se réservait.il une heure, au cours de laquelle il s'attachait tout particulièrement à prévenir les illusions, à former le caractère et à développer le sens de la responsabilité. "Sa parole vibrante, chaude et persuasive nous impressionnait toujours", assure un ancien élève. Convaincu qu'à cet âge surtout rien n'entre dans l'intelligence sans passer par les sens, il ne ménageait pas le déploiement extérieur. Si c'est par les yeux que l'on captive l'enfant, pensait.il, c'est par les oreilles qu'on le retient, et les anciens élèves entendent encore retentir les foudroyantes apostrophes qu'il lançait à l'occasion contre les récidivistes. S'il frappait si durement en paroles, c'était pour ne pas avoir à exécuter la contrainte par corps qu'il savait la plupart du temps inopérante, Il pratiquait, lui aussi, la formule heureuse de ce soldat de génie qui achève en Afrique la conquête pacifique d'un empire : Manifester la force, pour n'avoir pas à s'en servir.

Par cette fermeté, il a su ramener, dans la voie droite, des écoliers indisciplinés renvoyés d'autres écoles, et qui aujourd'hui font honneur au Collège du Sacré-Cœur. Un jeune homme descend un jour à l'office, porteur d'un dossier compromettant ; il entre, les traits contractés par la colère, prêt à opposer le bouclier d'airain de son obstination à tous les arguments du bon sens. "Voici", chuchote-t-il sèchement en présentant la cédule de citation. Mais d'un coup d'œil, le Frère Directeur a saisi le cas. — ''Tiens ! Vous arrivez à propos'', dit-il, en ôtant ses lunettes, asseyez-vous là et additionnez-moi ces colonnes de chiffres qui me font mal aux yeux''. Il lui passe ses comptes et se remet tranquillement à sa correspondance. Devant ce calme, tout l'armement défensif du délinquant s'évanouit; il rentre dans l'ordre, honteux de ne récolter que la honte.

Mais, de tous les moyens de formation employés par le défunt, le plus puissant était son grand esprit de foi. Pour lui la prière était plus qu'une formule, il y mettait la confiance qui scandalise les- pusillanimes et qui transporte les montagnes.

"Sa prestance, sa tenue, sa démarche toujours digne nous imposaient le respect", dit un de ses disciples aujourd'hui religieux, "mais rien ne nous empoignait comme l'accent de profonde conviction avec lequel, de sa voix grave et lente, il clôturait les exercices publics par son invocation favorite: Cœur Sacré de Jésus, j'ai confiance en vous. On avait le sentiment que la piété était le grand ressort de sa vie". De là découlait sa confiance audacieuse qu'il apportait à l'exécution de ses plans d'apostolat, et cette singulière intuition qui, dans les yeux limpides d'un enfant lui faisait discerner la flamme naissante d'une vocation. Nombreuse est la phalange des jeunes gens qu'il a ainsi dirigés au service des autels ou vers nos maisons de formation.

A une époque on a pu dire, sans grande exagération, que Beauceville était le second noviciat de la Province. Son grand secret était la prière : au Collège elle avait la place d'honneur que rien ne devait lui enlever. Matin et soir, en étude ou en classe, les prières devaient se dire intégralement, énergiquement. A la messe, les cantiques, les supplications, les oraisons jaculatoires alternaient sans interruption avec les prières de la liturgie que chacun devait suivre missel en mains. Les neuvaines étaient fréquentes, et chaque matin quelque besoin nouveau venait ranimer la ferveur. Pour faire violence au Ciel, il savait payer de sa personne. Que de chemins de Croix et de ferventes visites au St-Sacrement dans le silence des veilles ! Comme le saint homme de Tours, sa consigne était d'ignorer l'hésitation dans la prière. Il l'ignorait aussi lorsqu'il s'agissait d'exiger un effort généreux : "On obtient tout des jeunes gens, disait-il, quand on ne craint pas de leur demander l'impossible" et il le demandait. Un silence monastique était exigé, même au temps de récréation, durant les Retraites annuelles, et l'une de celles-ci n'ayant pas donné les résultats attendus, il la fit prêcher de nouveau.

C'est à sa dévotion avouée, publique, offensive, au Sacré-Cœur, que le Collège et la ville doivent cette profession quotidienne de foi qu'est l'illumination nocturne de la statue monumentale qui domine l'institution, au pied de laquelle, à l'heure de la prière du soir, la vallée entière peut lire en grandes lettres de feu l'invocation : J'ai confiance en vous. Par cette manifestation durable de son amour et de sa reconnaissance, le C. F. Marie-Théophane voulait mettre le couronnement à l'œuvre qu'il avait faite sienne et dont il voulait faire hommage à l'Auteur de tout bien.

On a pu l'accuser de s'être trop identifié à cette œuvre; on ne saurait lui reprocher d'avoir voulu s'attribuer toute la gloire de ses succès. Nul mieux que lui ne savait en renvoyer le mérite à qui de droit; mais, comme il l'avouait humblement: "J'ai mis des années à me faire à cette situation; avec mes moyens limités, je ne saurais accomplir rien d'utile ailleurs".

Effectivement, une fois détaché de Beauceville, la maladie qui le minait depuis des années ne fit que s'aggraver. Lui, cependant ne concevait pas la vie dans le repos. Obligé de céder à l'épuisement, il trouvait ridicules ces journées d'infirmerie que le calendrier et le soleil étaient seuls à enregistrer, disait-il. Sur ses instances réitérées, le C. F. Provincial lui confiait au mois d'avril dernier la direction du Juvénat de Lévis. Malheureusement ses forces n'étaient plus à la hauteur de son courage. Après quelques semaines en chambre, voyant son état empirer, il se résigna à être transporté à l'Hôtel-Dieu, où une inspection radiographique révéla la présence d'un cancer. Accoutumé h compter sur le secours d'En-Haut, le malade ne désespérait pas pourtant. Jusqu'au dernier moment il conserva son humeur joviale des plus beaux jours, avec laquelle il s'était dépensé au service de Dieu. Le C. F. Directeur de Québec, qui le visita peu de jours avant sa mort, disait avoir rarement passé une lieue d'entretien aussi joyeux. Frères et Juvénistes faisaient violence au Ciel pour obtenir un miracle ; mais Dieu en avait décidé autrement et l'avant-veille de l'Assomption, il appelait à la récompense ce vaillant serviteur de la Reine du Ciel et apôtre du Sacré-Cœur.

L'espace ne noua permet pas de reproduire ici les multiples témoignages de sympathie suscités par la mort de ce méritant et regretté confrère. Ce qui lui sera plus agréable, ce sont les suffrages et les prières qu'offriront pour le repos de son âme les nombreux disciples qu'il a lancés dans la voie du salut. Du haut du ciel, il ne manquera pas d'appeler des bénédictions abondantes sur sa famille religieuse pour laquelle il a courageusement travaillé.   –  R. I. P.

 

† Frère GlLDAS, stable. – Frère Gildas (Jean Baptiste Durand) qui vient de s'éteindre pieusement à la Maison-Mère de Grugliasco, y laisse l'édifiant souvenir d'un de ces religieux que le Vénérable Fondateur disait aimer particulièrement parce qu'à une vertu solide ils joignaient à un haut degré l'esprit filial envers l'lnstitut.

Ne à Colombier-Saugnieu (Isère) le 9 octobre 1852, il entra à l'âge de 15 ans au noviciat de Saint-Genis-Laval, et fut ensuite employé successivement, d'abord comme charge du temporel puis comme professeur, selon l'usage de l'Institut, dans un bon nombre d'établissements de la Province. Nous le trouvons notamment dans les pensionnats de St-Didier-sur-Chalaronne, du Péage de Roussillon, de la Côte-Saint-André et au scolasticat de la Maison Mère. Sur cette époque de sa vie religieuse, il ne nous est resté que des données un peu vagues, ce dont il n'y a pas lieu de s'étonner si l'on songe que, dans la vie scolaire, les jours, les mois, les années se succèdent avec une régularité un peu monotone, qu'à très peu de différence près ils se ressemblent tous et que, pour le religieux enseignant, la plus commune — et à plus d'un point de vue la plus enviable — des histoires est de n'en point avoir. Nous savons seulement qu'il était bon confrère et maître dévoué. Peut-être manquait-il un peu de cet ascendant naturel qui imprime le respect et rend facile le maintien de l'ordre et de la discipline; mais sa capacité peu commune, fruit d'un travail assidu, et le soin qu'il mettait à préparer sa classe et à corriger les devoirs ont fait que ses élèves, même ceux qui en leur temps exercèrent le plus sa patience, lui ont conservé, pour la plupart, un très affectueux souvenir.

A la triste époque de la dispersion, aux vacances de 1903, il vint, à titre de professeur du scolasticat, à Grugliasco, où s'étaient réfugiés avec les membres de l'Administration générale, les débris des œuvres de la Maison Mère; et il n'en sortit plus, même 'pour aller visiter les maisons de l'lnstitut qui s'étaient ouvertes dans le voisinage.

Aussi dévoué qu'industrieux, il avait apporté, dans les Commencements, en dehors de ses heures de classe, un intelligent et très utile concours à l'organisation de la maison, où tant de choses étaient à faire; et il ne cessa jamais, dans la suite, de se prêter volontiers à divers offices qui, pour n'être pas pénibles en eux-mêmes, sont fort assujettissants par l'exactitude et l'attention qu'ils demandent. Tels sont ceux de sonner, le matin, le réveil de la Communauté, de mettre en action, de régler, de surveiller et d'arrêter à propos la turbine, la dynamo et la pompe qui lui fournissent la lumière et l'eau; de corriger toujours avec soin une profusion d'épreuves d'imprimerie, etc. …

Le transfert du scolasticat à Saint-Maurice le déchargea de sa tâcha de professeur; mais il ne devait pas tarder à recevoir à la place celle de sous-directeur de la maison et celle de vaguemestre, dont il s'acquitta de manière à conquérir en peu de temps la sympathique estime de tous ceux avec qui elles le mettaient en rapport.

Il était aussi, jusque dans ces dernières années, le complaisant relieur de la maison. D'un peu tous les quartiers, on lui apportait des livres décousus, chiffonnés, loqueteux, ou des revues dont les divers numéros, longtemps disséminés un peu partout, avaient reçu plus d'un outrage resté visible ; et, à la place de tout cela, il rendait, après un temps parfois un peu long mais toujours fidèlement, des volumes tout neufs et sans recevoir d'autre rétribution qu'un merci. Il se payait en lisant consciencieusement, avant de les rhabiller, tous ces pauvres invalides, dont la conversation le captivait, bien souvent, jusqu'à lui faire oublier le sommeil.

Un autre de ses passe-temps préférés était la culture des fleurs, qu'il aimait pour elles-mêmes encore plus que pour leur effet décoratif. Elles n'étaient pas seulement pour lui des ornements destinés à récréer le regard des passants, mais des êtres vivants et sensibles, qui ont leur langage muet, et qui savent reconnaître par des teintes plus riches, des formes plus élégantes et des parfums plus exquis chaque soins qu'on prend d'eux. Il en avait une belle collection où figuraient, à côté des plus magnifiques spécimens dus au patient travail de l'art horticole, les plus modestes variétés qui ne doivent leurs attraits qu'à la seule nature ; et ces dernières n'étaient pas toujours celles qu'il affectionnait le moins, Au printemps surtout, c'était plaisir de la voir; et, comme elle était principalement en pots, les Frères sacristains y trouvaient une précieuse ressource pour la parure du reposoir et des autels, le Jeudi-Saint et les Fêtes du Temps Pascal.

Cependant ces traits extérieurs de sa physionomie morale, tout sympathique, qu'ils contribuaient à le rendre, ne sont pas ceux qui ont laissé dans nos souvenirs la plus durable empreinte. En voyant encore passer souvent dans nos imaginations sa digne et calme silhouette, que nos yeux regrettent de ne plus rencontrer, ce ne sera ni le professeur capable et dévoué, ni le mécanicien industrieux et habile, ni le relieur complaisant que nous aimerons surtout à nous rappeler. Ce sera avant tout l'homme de foi qui se plaçait comme d'instinct au point de vue surnaturel pour apprécier les événements et les choses ; le bon religieux dont la piété était aussi sérieuse et solide que dénuée de toute ostentation; le vrai Petit Frère de Marie, humble, simple, modeste, dévoué sans réserves à son lnstitut, sur qui se concentraient toutes ses affections.

Puisse le Dieu des miséricordes avoir accueilli favorablement son âme généreuse et lui avoir accordé, par les mérites de N. S. J. C. et l'intercession de son Immaculée Mère, la récompense promise à ceux qui ont persévéré jusqu'à la fin !  –  R. I. P.

 

† Frère PAUL-BERCHMANS, stable. – St Etienne de Lugdarès (Ardèche, France), située sur les hauts plateaux du Vivarais, est une paroisse très chrétienne: elle fournit de nombreuses et bonnes recrues aux milices sacerdotales et religieuses. Notre Congrégation lui doit un Frère Assistant et toute une pléiade d'excellents sujets.

C'est dans ce milieu très religieux que, le 18 avril 1882, naquit Joseph Louis Barrot. Au sein de la famille, il reçut les premières notions de la religion; et elles furent continuées et développées à l'école de nos Frères, qu'il eut l'avantage de fréquenter. Dès qu'il put être utile à la maison, il ne; suivit les classes que durant les mois d'hiver ; le reste de l'année, selon l'usage local, il était occupé aux travaux des champs ou à la garde des troupeaux.

Dieu le destinait à une vie plus noble; il lui accorda la grâce insigne de la vocation religieuse. Le 22 septembre 1896, il entrait au noviciat d'Aubenas. Il y trouva de zélés formateurs: F. Damien, maître des novices, un saint et un savant; F. Aille, qui a laissé dans le cœur de ses nombreux élèves un durable souvenir de bonté et de piété; F. Jovite, d'un dévouement sans limites, qui fut son premier professeur; enfin F. Dange, ce fidèle serviteur de la Congrégation qui durant 41 ans, comme surveillant des postulants et des novices, a rendu les plus signalés services à la province d'Aubenas d'abord, et ensuite à celle de Léon.

Coïncidence: ce saint Frère est mort à peine quelques jours avant notre Frère Paul ; après l'avoir reçu au noviciat de la terre, il devait le précéder et le recevoir au ciel, rendez-vous éternel de tous ceux qui persévèrent jusqu'à la fin.

Sous de tels maîtres, et avec sa bonne volonté il fit un sérieux travail de formation. Le 19 mars 1897, il revêtit le saint habit qu'il a porté clignement jusqu'à la mort. Pour les études comme pour la conduite, il se maintint dans la moyenne, groupe qui dans toutes les carrières fournit les hommes les plus pondérés, les plus utiles.

Après une année de cuisine à St Florent, il fut appelé au scolasticat, foyer d'intenses études. Comme au noviciat, rien de notable ne le signala: il remplissait uniformément ses devoirs d'état de religieux et d'étudiant, ce qui est un grand mérite. Accomplir simplement son devoir quotidien, empreindre de surnaturel les actions au fur et à mesure qu'elles se présentent, n'est-ce pas la voie la plus sûre pour arriver à une haute sainteté?

En octobre 1900, à Aix, il obtint son titre académique. Il enseigna deux ans en France; ensuite, il alla en Algérie grossir la phalange de jeunes Frères qui faisaient la force et assuraient la prospérité du nouveau District gouverné alors par un homme de grand bon sens et de robuste vertu, F. Adelphus, d'inoubliable mémoire.

Les mesures sectaires de Combes, en 1903, mirent notre vaillant jeune frère dans l'alternative ou de se séculariser ou de s'expatrier. Il n'hésita pas. Sans idée de retour, il fit généreusement le sacrifice des siens et du pays. Il avait médité et compris la parole du Maître: "Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi, n'est pas digne de moi" (Matt. x, 37).

Après un court séjour à Grugliasco, le 5 novembre, il s'embarquait à Gênes, à bord du Nagishajos, à destination de Bahia. Il avait pour Mentor, son ancien maître de novices, le vertueux F. Damien qui se rendait au Brésil Nord comme Délégué du R. F. Supérieur. La traversée fut longue mais calme, elle ne laissa aux deux passagers que d'agréables souvenirs qui dans la suite ont tait le thème de maintes causeries; seule une avarie sans gravité se produisit à l'entrée du port de Recife; le bateau passant trop près d'un autre eut une partie de son bastingage enlevé, accident qui permit de visiter plus longuement les Frères de Camaragibe et ceux qui se trouvaient au Collège Salésien.

Nouvelle petite contrariété à Bahia; les deux Frères chargés d'aller les recevoir arrivèrent tard à bord, les deux voyageurs avaient débarqué, et comme c'était dimanche matin, ils s'étaient empressés de chercher une église pour entendre la sainte messe. La petite communauté de Bahia n'était installée que depuis quelques mois; elle n'avait qu'une salle et les corridors d'une église, le tout mis gracieusement à leur disposition par une Société de Prêtres, appelée S. Pedro dos Clerigos. C'étaient les débuts d'une œuvre, il y fallait la gêne bienfaisante de la pauvreté. Les deux nouveaux venus la partagèrent gaiement.

Peu après commença la retraite. Un religieux Franciscain la prêcha en français dans l'église attenante, les portes étaient fermées, non par crainte des Juifs, mais des regards indiscrets. F. Paul Berchmans y émit les vœux perpétuels ; il inaugurait ainsi sa mission au Brésil par ce grand acte de générosité, le plus beau de la vie religieuse.

Arrivés à Bahia dans le 20 semestre de l'année, les Frères n'avaient pas ouvert d'école ; ils s'étaient limités à des leçons de langue. Le voisinage immédiat de la grande Faculté de Médecine leur assura une clientèle nombreuse et choisie. Ces leçons leur procurèrent des ressources et firent apprécier leurs méthodes d'enseignement, mais elles ne permettaient qu'un apostolat indirect; ils voulaient mieux, ils soupiraient après leurs fonctions normales. En février 1905, ils ouvraient l'Ecole San Pedro. F. Paul, tout en étudiant le portugais, rendait de précieux services; pendant quelques semaines, il se constitua charitable infirmier d'un confrère malade.

L'année suivante, pour donner plus d'extension à l'œuvre, on ouvrit un collège avec externat et internat, il débuta au Corredor da Victoria puis s'établit définitivement au Canella. L'Ecole S. Pedro continua, F. Paul en prit la direction; elle fonctionna quelque temps dans le même local, puis dans un vaste salon de la Cathédrale. Elle fit un grand bien, le nouveau directeur s'y montra homme de bon esprit et de zèle. Chaque année, il préparait de belles premières communions.

Par son sérieux et ses bonnes manières, il gagna l'estime des familles et des autorités ecclésiastiques. Mgr Miguel de Lima Valverde, alors Vicaire général et aujourd'hui très distingué archevêque d'Olinda et Recife l'avait en particulière estime.

A S. Pedro, les Frères menaient une vie calme, uniforme, mais très sédentaire et pénible sous plusieurs rapports ; la nourriture venait du collège, et malgré la meilleure bonne volonté, elle arrivait souvent en retard et froide, gros inconvénient qu'un réchaud n'atténuait qu'en partie ; parfois aussi on les accablait de commissions. F. Paul constatait ces désagréments, les signalait gentiment, mais sans incriminer personne, sa charité lui dictait toujours une phrase justificative. Son esprit de sacrifice le rendait ingénieux à voiler ses privations. "Plusieurs fois, dit un confrère, il nous a assuré qu'il n'avait de goût: je crois bien plutôt qu'il avait le goût de la mortification". Ainsi procèdent les saints; avec la Bse Sophie Barat, ils disent: ''Il faut faire son secret de ce que l'on souffre, ce silence est agréable au Cœur de Jésus".

En 1910, nommé professeur au Collège, il eut une classe nombreuse et difficile; il s'y dévoua corps et âme, aussi les élèves, bien qu'ils lui fissent quelques misères, l'estimaient beaucoup, dès qu’il apparaissait en récréation, il était sympathiquement entouré. Il dut les quitter à la fin de l'année pour aller fonder le collège de Recife. Dans ce nouveau poste, il montra une fois de plus sa patience, son dévouement. Les cours s'ouvrirent en février, ils se limitèrent au primaire et à la première année du secondaire, on refusa aussi les élèves âgés. Ces restrictions rendirent les débuts modestes, mais solides ; les enfants travaillèrent et partirent contents; aussi l'année 1912 accusa-t-elle un progrès notable, la matricule atteignit la centaine. Les fêtes religieuses se célébrèrent avec piété et solennité. Le mouvement de la maison était excellent. Citons le témoignage flatteur du ch. Frère Assistant. Dans son rapport sur sa visite de délégation, il écrit: "Nous arrivâmes au Collège venant du Maranhâo avec le C. F. Provincial le 21 novembre, fête de la Présentation de la Sainte Vierge, à 8 heures du matin, et nous allâmes directement à la chapelle, oh le Saint Sacrifice venait de commencer Quelle bonne impression j'ai gardée des 75 élèves qui s'y trouvaient, entendant pieusement la messe ! Au moment de la Communion, avec une ferveur admirable et dans un ordre parfait, tous se sont approchés de la Sainte Table. On se serait cru au milieu de nos juvénistes, tant ces enfants étaient recueillis et édifiants !".

L'année 1913 amena un surcroît d'élèves et aussi de nombreuses difficultés. F. Paul paya largement de sa personne. Le Collège agrandi, organisé, il dut le quitter; l'obéissance l'envoya faire un intérim au Maranhào, il porta ensuite secours à diverses maisons.

F. Paul n'avait accepté les charges qu'avec répugnance, il se sentait plus de dispositions pour obéir que pour commander. Aussi s'estima-t-il heureux d'être envoyé au Ceará comme second. Il y arrive dans la vigueur des 34 ans avec l'expérience du directorat, du professorat et une bonne volonté cent fois prouvée. Aussi va-t-il y donner sa pleine mesure.

Durant 8 ans, il y sera constamment le bras droit du Frère Directeur. Non seulement il y sera professeur`, mais il aura encore à sa charge les domestiques, la dépense, le linge et toute besogne pénible qui se présentera. En un mot, il sera la cheville ouvrière de la maison, "le trésor de la communauté" écrit un Frère.

Les notes d'un autre témoin, confrère bon juge, confirment cette assertion. Nous les donnons à peu près textuellement, groupées sous des titres qui indiquent les qualités dominantes du regretté défunt.

Bon sens pratique. — Cette homme d'action par excellence a été l'homme incomparable du bon conseil. Dans nos petites réunions, nous aimions à l'entendre donner son avis; je dirai même que nous nous reposions sur lui de tout conseil: de fait, il avait le talent de trouver le juste milieu, de manifester l'opinion pondérée qui presque toujours ralliait les suffrages. Son expérience était grande, et il ne pourrait en être autrement. Intelligent, instruit, esprit observateur, il avait beaucoup vu et il avait bien vu. Aussi, comme il faisait bon le consulter ! Bon nombre de mesures qui ont tant contribué à la prospérité de plusieurs maisons, de celle de Fortaleza particulièrement, lui sont dues.

Cette salutaire influence ne s'exerçait pas seulement dans les conseils, elle avait aussi une action efficace dans le domaine privé; seul à seul, tout doucement, à mi-voix, que de bons conseils il semait ! La prudence, qui n'est qu'une modalité du bon sens, le rendait discret, très réservé, surtout dans la question si délicate des nationalités.

Les enfants eux-mêmes avaient recours à son expérience et il avait le talent de les accommoder.

Obéissance. — Il a toujours été un modèle d'obéissance et d'esprit filial. Loin d'être ce frère dont parle le V. Fondateur "que l'on est obligé de ménager et à qui l'on ne peut tout dire'', il a facilité la tâche des supérieurs, il leur a toujours donné entière liberté de l'avertir, de lui signaler un travers de caractère, un faible dans son emploi, une erreur dans son administration, de lui tracer une ligne de conduite. Constamment il répondait par le fiat prompt, joyeux, complet.

Cette vertu, fruit du bon sens et de la foi, a puissamment contribué à son mérite de religieux et à sa valeur d'homme. Ajoutons qu'elle a fait son bonheur, car, comme le répétait notre V. Père: "Obéissance, bonheur et solide vertu sont trois synonymes".

A sa mort, il a pu répéter les consolantes paroles de F. Ange mourant (Sydney, 1878): "J'ai toujours fait, sans réclamation aucune, tout ce que mes supérieurs ont voulu : ils m'ont placé à droite, à gauche, je n'ai jamais fait aucune résistance; au contraire, je me suis efforcé de faire de mon mieux ce qu'ils désiraient de moi, comme étant la volonté de Dieu. Aussi maintenant je suis content".

Dévouement., — Au premier abord notre F. Paul paraissait plutôt froid, mais sous cette écorce quelque peu rude, quel excellent cœur ! surtout quel trésor de dévouement ! Le dévouement impersonnel, constant, inlassable qui impose à chaque instant l'abnégation et le sacrifice, tel fut le trait caractéristique de sa vie. II l'a exercé sans trêve ni merci. Ceux qui l'ont connu ici au Brésil sont unanimes à le proclamer. Il ne l'a point déclaré, mais ce n'est qu'au prix de très grands efforts qu'il se l'est imposé; nous pouvons assurer que cet esprit de sacrifice l'a empêché de prendre le minimum de repos que sa santé aurait exigé, et pour sûr a hâté sa mort.

F. Paul, si dévoué, était ordinairement joyeux: il nous servait avec bonne grâce et une vraie sollicitude : "C'est un père, que dis-je, une mère'', expression courante entre nous, laquelle, même les jours un peu sombres, lui arrachait un demi-sourire, Et ce dévouement, il le cachait, et il était plein de ressources pour inventer des prétextes. "C'est un sacrifice pour moi de sortir", disait-il les jours de promenade avec goûter, mais il avait soin de garnir somptueusement la corbeille pour les autres. Il agissait de même aux grandes vacances, quand les Frères allaient prendre un repos légitime et nécessaire sur la belle montagne de Maranguape: il prévoyait tout, il préparait tout, et au dire de l'un d'eux, il les mettait presque dans le train. Quant à lui, il restait à la maison et se livrait à mille travaux. Si parfois il faisait une rapide apparition à la " Serra, c'était pour rendre service aux joyeux excursionnistes.

Pauvreté – Economie. — F. Paul a aimé la pauvreté et il l'a montré par des actes répétés, continus. Il usait ses habits jusqu'à la corde, ce qui lui permettait de secourir maintes petites détresses, et cela il le faisait avec une particulière bonhomie. Il était bien l'homme qui ne laissait rien perdre, aussi était-il rare que l'on ne rencontrât pas dans "ses trésors" les petits riens dont un Frère a besoin. "L'homme du monde le plus attaché aux biens de la terre, a-t-on pu dire du F. Ribier, s'occupe moins de sa maison que ce bon Frère des intérêts de sa communauté''. F Paul mérite le même éloge, et comme le saint de la Bégude il s'est préoccupé de son emploi jusqu'à ses derniers jours. Souvent il disait à ses veilleurs: "Qu'on fasse attention à telle chose, qu'on prenne telle précaution".

Enseignement. — F. Paul a montré un savoir faire hors de pair dans les emplois qui ont trait au soin du temporel: tous, unanimement, nous le reconnaissons. Il n'en reste pas moins qu'il s'est montré un maître dans le sens le plus strict du mot. Sa réputation, à Fortaleza au moins, était à cet égard fortement établie. Le fait que plusieurs élèves du Lycée de l'Etat lui demandaient des leçons, et une fois admis fréquentaient fort assidûment son cours de mathématiques en est une preuve convaincante. Notre regretté défunt possédait à fond son difficile programme. Cette science, ceux qui l'ont suivi le savent, il l'avait acquise au prix d'un labeur soutenu et d'une ténacité rare. Sa méthode était aussi sûre que son arsenal était bien monté. Science et méthode étaient au service d'une patience peu commune. Lui, du moins, ne se lassait pas de répéter, et cela d'un ton de voix toujours soutenu, malgré la fatigue qui parfois se trahissait. Si notre témoignage n'était pas probant, nous pourrions reproduire celui de nos élèves. Ceux-ci considéraient F. Paul comme un maître incomparable et le publiaient bien haut. Cette bonne réputation si bien méritée n'a pas été sans lui faciliter sa rude tâche; et la maison en a vu son prestige augmenté dans une notable mesure. A juste titre on peut lui appliquer ces Flots du R. F. Louis-Marie: "On ne se défend jamais d'estimer et d'aimer un Frère qui joint la vertu aux talents, la piété à la capacité, la modestie au succès''.

Un fait. En 1922, des jeunes gens du Lycée fréquentaient son cours ; tous furent reçus aux examens officiels, quelques.uns avec des notes élevées. Ils se rendent au Collège, cherchent F. Paul, le rejoignent à la porte de la cuisine où il donnait des ordres pour le souper, lui font une véritable ovation de gratitude. Le professeur sourit, les remercie, les complimente avec une aisance à la fois simple et digne. Scène charmante, qui évoque les Romains des premiers âges, également habiles à gagner une bataille, à gouverner la cité ou à conduire une charrue. Souvenir païen, peut être déplacé. Ce qui ne l'est pas, c'est l'hommage que mérite un Frère qui selon la Règle a su se rendre apte à tous les emplois.

Après cela, on comprendra facilement que Frères, parents et élèves aient accompagné avec une anxieuse sollicitude la longue maladie de ce digne ouvrier de la vigne du Seigneur. Très fréquemment on demandait de ses nouvelles, souvent on entendait cette exclamation: "Quelle perte ce serait !". Les médecins eux-mêmes répétaient : "Il faut sauver un tel professeur".

Et combien le Collège, débordant d'élèves, avait besoin de ses services !

Les neuvaines se succédaient au Collège, dans les familles, chez les Sœurs, mais sans obtenir la grâce sollicitée. Les desseins de Dieu, toujours adorables et empreints de miséricorde, sont souvent insondables â nos courtes vues humaines. A l'horloge du temps avait sonné la dernière de ce bon serviteur.

Le cher malade avait été d'abord soigne à la maison, puis transporté dans une chambre de l'Hôpital et confié aux soins maternels des Sœurs de St. Vincent de Paul. Mais les Frères continuèrent à le veiller, et malgré les fatigues de la classe, durant 40 jours, ils accomplirent cet acte de charité fraternelle.

Il fut administré le 22 juin. A la question: "Faites-vous le sacrifice de votre vie?" il répondit simplement: "Mais bien entendu", comme pour dire: C'est fait depuis longtemps.

Durant sa longue maladie il eut le bonheur de recevoir la Sainte Communion tous les jours. Chez ce bon Frère, il y avait une piété simple, mais solide, constante, faite non de sentimentalisme, mais de foi, de raison, de volonté. En santé, elle se traduisait par la fidélité aux prières de Règle et l'accomplissement des devoirs d'état; en maladie, elle produisit la résignation chrétienne et la confiance filiale.

On conservait toujours quelque espoir de le guérir, mais le 18 juillet le mal s'aggrava et ne laissa plus d'espérance. Le 19 au soir, on crut qu'il touchait à sa fin. Le Père Louis, zélé Prêtre de la Mission, lui fit refaire le sacrifice de sa vie, lui inspira de bonnes pensées, se recommanda à lui quand il serait au ciel et lui promit de dire une messe pour le repos de son âme. Il récita ensuite les prières des agonisants que le malade accompagna pieusement: il avait encore toute sa lucidité. Un confrère continua à lui suggérer des invocations et lui fit renouveler ses vaux. Le malade ne parlait plus, mais il était visible qu'il comprenait. L'agonie commença à 9 heures, se prolongea toute la nuit, mais suave, sans heurts. Comme le V. Fondateur, il mourut à 4h, 50, heure du Salve Regina. La Mère de miséricorde aura exaucé la prière tant de fois répétée : "Et montrez-nous, après cet exil, Jésus, le fruit béni de vos entrailles".

Et Jésus, nous en avons la douce confiance, a fait bon accueil à celui qui a tant honoré sa Mère, et qui sur la terre n'a pas seulement dit: " Seigneur, Seigneur, mais s'est appliqué à faire constamment la volonté du Père qui est dans le Ciel''. – R.I.P.

 

† Frère PIERRE-MARCEL, profès des vœux perpétuels. — Issu d'une honnête et très chrétienne famille de. cultivateurs, Marcel Eugène Girard naquit à Magnard (Savoie) le 1ier juin 1895. Il fut reçu, à l'âge de 12 ans, au juvénat de San Maurizio, (Piémont), où dès les premiers jours il se trouva comme dans son élément et fit concevoir de belles espérances. Trois ans plus tard, il était admis au noviciat, où ses bonnes dispositions se fortifièrent encore, et, le 29 janvier 1911, il prenait, avec le saint habit, le nom de Frère Pierre-Marcel.

Son noviciat fini, il fit encore une année de Scolasticat, après quoi il partit pour la Chine, objet de ses rêves d'apostolat. Et là, pendant dix ans, à Chala, à Pékin (S. Michel), à Tientsin, à Shanghai (École Municipale française) etc. …, il fit un fort bon travail d'éducateur apôtre.

Malheureusement l'impitoyable tuberculose pulmonaire, qui guette, dirait-on, comme des victimes de choix, les natures les plus heureusement douées du côté de l'intelligence et du cœur, ne tarda pas à donner chez lui les premiers symptômes de sa présence; et, malgré tout ce qu'on put faire pour en arrêter les progrès, elle ne poursuivit pas moins, avec des alternatives de recrudescence et d'accalmie, son œuvre de désorganisation.

En octobre 1920, Frère Pierre-Marcel, professeur à l'école municipale de Shanghai, déjà affaibli par la grippe et une bronchite négligée, fut pris d'hémorragies pulmonaires qui mirent sa vie en grand danger.

Remis de cette secousse, il alla demander au climat du nord le rétablissement d'une santé compromise. Grâce à un repos complet et à un régime fortifiant, il se trouvait à même, en septembre 1921, de pouvoir faire un peu de classe et fut envoyé à l'École Française de Tientsin.

Présuma-t-il trop de ses forces? Y eut-il imprudence?… En décembre les hémorragies recommencèrent et continuèrent, par intervalles, en janvier et en février.

A la fin mars, suffisamment rétabli pour supporter le voyage de Tientsin à Pékin, il revint demander une seconde fois, à la maison provinciale de Chala, le repos et le soins que réclamait impérieusement son état.

Malgré une amélioration très sensible, due en grande partie à un séjour de deux mois en Mongolie où il jouit en même temps de la douceur de la température et de la cordiale hospitalité des Pères de Nan-hao-tsien, il ne fut pas question, à l'ouverture des classes, de lui donner du travail. Ce fut une mesure très prudente. En effet, le 14 septembre il fut pris de douleurs de côté très aiguës, accompagnées de fièvre. C'était la pulmonie déclarée, suivie bientôt après, d'hémoptysies.

Dès les premiers jours d'octobre, le docteur déclarait conserver peu d'espoir de le sauver, et lui-même, conscient de son état, reçut l'Extrême-Onction et fit généreusement à Dieu le sacrifice se sa vie.

En février, il commence à quitter le lit quelques instants, à la fin mars, il peut rentrer la maison provinciale pour la troisième fois, mais dans un état de faiblesse telle qu'après plus d'un mois de convalescence il ne peut encore s'habiller tout seul.

 Au commencement de mai, il va s'installer au sanatorium de la montagne afin d'y respirer un air plus pur, plus sec et, partant, plus vivifiant.

La confiance semblait renaître en lui et en ses confrères, lorsqu'au bout de quelques jours les hémorragies recommencèrent. Force lui fut de rentrer de nouveau à l'hôpital, où, malgré les soins plus que maternels des Sœurs et le dévouement sans bornes d'un excellent docteur, son état continua à aller en empirant.

Dès les premiers jours de juin, le docteur avoua qu'il n'avait jamais eu l'espoir de le guérir, et que, vu son état actuel, le mois de juillet, avec ses chaleurs et son humidité, pourraient bien être un mois fatal.

Le 5 juin au matin, dit le Frère Louis-Michel, Directeur de Chala, je revenais de faire à notre malade, une de ces visites, dont le but était moins de le distraire un instant que de l'entretenir dans des sentiments d'abandon à la Providence et de résignation à sa sainte volonté. Soudainement, l'idée me vint que la petite Sœur Thérèse, qui venait d'être béatifiée, pourrait bien faire quelque chose pour lui: elle sème des roses partout, pourquoi pas à Pékin? Immédiatement je formulais trois promesses, toutes à la gloire de la Bienheureuse, si elle daignait exaucer nos prières et guérir ce confrère, de façon qu'il puisse suivre les exercices communs de la retraite du 8 au 15 août, et reprendre du travail en septembre, à l'ouverture des classes.

"J'écrivis ce jour-là même aux Carmélites de Tchongk'ing pour les prier de s'unir à nous pendant la neuvaine de prières que nous ferions à la Bienheureuse, du 1 au 9 juillet".

Coïncidence remarquable : à partir de ce moment, les hémorragies cessèrent et l'état du malade alla s'améliorant de telle sorte que le 24 juin il put retourner à la montagne et que, la neuvaine terminée, il faisait déjà, sur les collines des alentours, des promenades d'une et même de deux heures sans en éprouver de fatigue; la toux avait entièrement disparu.

Du 8 au 15 août, il suivit normalement les exercices de la retraite, se levant à 4 heures et demie comme tout le monde. A la suite, il reçut sa nomination comme professeur à l'École Française .de Tientsin; et deux mois et demi plus tard il pouvait écrire : "Me voilà à Tientsin, où je fais par jour 5 heures et plus de classe sans éprouver de fatigue, ce qui ne m'était pas arrivé depuis quatre ans".

Il se croyait donc entièrement guéri, et tout porte à croire qu'il l'était en effet; mais Dieu, maître de ses dons, ne les départ que dans la forme et la mesure où le comportent les desseins de sa providence, et en suspendant, par l'intercession de la Bienheureuse Carmélite de Lisieux, les effets de la maladie, il n'en avait pas supprimé le principe; de sorte qu'après avoir travaillé pendant six mois encore avec la pleine sensation et tous les symptômes d'une santé recouvrée, le bon ouvrier dut de nouveau abandonner le sillon, et regagner l'infirmerie.

Transporté d'abord à Chala, puis à l'Hôpital Central de Pékin, il y rendit saintement son âme à Dieu, le 22 septembre dernier, assisté du R. Père Lignier, aumônier de la maison provinciale de Chala, de ses frères en religion, des Sœurs de l'hôpital, du Docteur Ringenbach et de Mme Ringenbach, qui tint à remplacer, à ce moment suprême, la mère du pauvre moribond et promit d'aller lui porter son dernier adieu quand elle rentrerait au pays. –

Depuis plus de deux mois les moments de grande souffrance — et ceux qui le veillaient savent s'ils étaient nombreux – paraissaient être ses vrais moments de consolation, parce qu'il s'était offert à Dieu comme une victime. Les seules conversations qui eussent le pouvoir d'attirer son attention étaient celles qui roulaient sur Notre Seigneur, la T. Sainte Vierge, le ciel, le salut des âmes, et les seules paroles qui sortaient des ses lèvres étaient des oraisons jaculatoires où passaient toute la ferveur e toute la piété de ses sentiments: "Jésus, Jésus, je vous aime !… Oh, comme je vous aime !… Mon seul désir est que tout le monde ! vous aime !… Mais qu'ai-je fait pour que vous me traitiez ainsi? Je n'ai rien fait pour vous… Jésus, je vous aime !…"

Sa seule vue était une prédication; et c'est bien dans ces paroles, dictées par l'ange du Seigneur au Voyant de l'Apocalypse, que pourrait se résumer l'impression de tous les témoins de cette pieuse fin: Beati mortui qui in Domino moriuntur ! heureux les morts qui meurent dans le Seigneur.- R. I. P.

 

N. B. Bon nombre d'autres notices édifiantes seraient encore à ajouter à celles qu'on vient de lire, par exemple sur les Frères Victoriano, Filogonio, Marie-Abraham, Benedict, etc. ..; mais, ce numéro de la revue commençant à se faire long, nous nous arrêtons ici pour cette fois, nous réservant de réparer, s'il plaît à Dieu, dans le n° prochain les suppressions faites à regret dans celui-ci. En attendant, nous serions obligés à ceux qui connaissent d'intéressants détails sur les Frères Filogonio, Victoriano et Benedict de vouloir bien nous en faire part.

                                                                                                               L. R.

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