Nos soldats

22/Feb/2010

Par une disposition des desseins toujours adorables, quoique si souvent mystérieux, de la divine Providence, leur épreuve se prolonge au-delà de toutes les limites prévues ; et, loin de s'adoucir, elle devient, hélas ! de plus en plus dure. Ils ont donc plus que jamais besoin qu'on prie pour eux.

Nous savons qu'on le fait, dans toute la Congrégation, avec ferveur et constance, et nous aimons à penser que c'est surtout à cela qu'il faut attribuer non seulement que le nombre des. victimes ne soit pas plus grand encore ; mais que les survivants, aient pu se maintenir au magnifique niveau de patience, de générosité, de confiance, d'esprit de foi, d'abandon filial à la volonté de Dieu et de fidélité à leur vocation qu'ils firent paraître des le commencement avec une si consolante unanimité.

Eux-mêmes sont aussi dans cette persuasion, et il n'est guère de thème sur lequel ils reviennent, dans leur correspondance, avec une prédilection plus marquée.

" Pourquoi, se demandent-ils, suis-je encore en vie tandis que tant d'autres sont tombés à mes côtés et quand moi-même, en tant d'occasions, je devais à peu près sûrement, selon le cours naturel des choses, être victime des événements qui se sont produits ? Pourquoi en dépit de ma frêle constitution, ai-je pu résister pendant dix-huit mois aux intempéries de l'air, aux fatigues de la guerre ? Pourquoi, malgré mon naturel timide, ai-je montré, en telle ou telle occurrence, une hardiesse et une bravoure qui m'ont valu l'admiration de mes compagnons d'armes et les félicitations de mes chefs ? Pourquoi, lorsque d'autres fois en face de la tentation, je m'étais trouvé d'une faiblesse décourageante, ai-je pu traverser les plus dangereuses occasions sans que ma conscience ait été même éclaboussée ?…’’.

Et la réponse est toujours la même : " C'est qu'on priait pour moi ; c'est que, tandis que je combattais dans la plaine, des parents, des supérieurs, des confrères, de pieux enfants levaient les bras en ma faveur sur la sainte montagne.

"C'est grâce à eux que le mal — ni physique ni moral — n'a pu approcher de moi, selon l'expression du Roi Prophète, et que, je ne Sais comment, j'ai échappé aux traits qui volent pendant le jour, aux engins meurtriers qui cheminent dans les ténèbres, et aux attaques du démon de midi (et des autres heures)’’.

Ne nous lassons pas de leur continuer un secours si opportun ; prions pour eux, au contraire, avec une aideur et une piété toutes nouvelles afin que, par la protection de Dieu, de la Sainte Vierge, des anges et des saints, ils demeurent sains et saufs, et qu'ils nous reviennent bientôt, le cœur et l'âme plus fortement trempés, pour reprendre à nos côtés les saints combats contre l'ignorance et le vice dans l'âme de la jeunesse.

En attendant, comme de coutume, vivons nous-mêmes, en imagination, un peu de leur vie par la lecture de quelques extraits de leur correspondance. Pour nos cœurs fraternels, elle a tant d'intérêt, tant de charme !

 

De ma captivité, décembre 1915. — Mon bien cher Frère. Quelle excellente idée vous avez donc eue de m'envoyer cette première circulaire, qui sera, j'espère, suivie de beaucoup d'autres ! Elle m'est arrivée ces jours derniers en compagnie de celle du C. Frère Provincial. J'espérais y trouver une liste de placements pour savoir ce que sont devenus les Frères de la province. Sur ce point j'ai été déçu, mais ce sera pour une autre fois : ici nous sommes habitués à attendre !

Si j'ai été heureux de vous lire, j'ai été en même temps très attristé d'apprendre la mort du Frère Paul-Gabriel. J'ai récité l'Office des Morts pour lui et il aura désormais une intention particulière dans mon memento.

La lecture de ces circulaires et du Bulletin de l'lnstitut m'a fait passer quelques bons moments : 'je me croyais revenu pour un instant au milieu de notre chère famille Mariste.

Je crois vous avoir dit dans ma dernière lettre que provisoirement nous étions astreints au travail. J'ai de bonnes raisons de penser que ce provisoire durera longtemps. Cela ne m'épouvante pas du tout. On a, Dieu merci, assez travaillé, à Bébek, à ce certain mur au-dessus de la pompe du jardin, qui avait la détestable habitude de s'écrouler toujours et que le bon Fr. Z. s'obstinait à vouloir toujours relever ! Comme les temps changent ! Nous ne songions pas à la guerre alors

Actuellement, nous traînons gaillardement un tombereau. Cela fatigue bien un peu ma jambe droite, qui n'est jamais bien forte ; mais il faut bien quelques occasions de gagner • des mérites ; sans cela on risquerait de s'endormir dans les délices… de W***.

Les colis ont repris leur cours. Votre système va très bien ; il me permet de mettre dans ma poche un morceau de pain ou un biscuit en partant au travail ; car le retour n'a lieu qu'à 2 h. 1/2 ; et ce n'est qu'alors qu'on touche sa gamelle ; le jus du matin ne permettrait pas d'attendre si tard. Je viens d'essayer l'antésite ; elle donne une excellente boisson ; niais réservez cela pour nos combattants. Ici nous avons l'eau du Rhin ; elle n'est pas mauvaise et suffit amplement

A propos de colis, je vous aurai donné pas mal de tracas. Laissez-moi vous offrir ici mes humbles excuses et mes plus sincères remercîments pour tout ce que vous faites pour moi. Excluez de ces colis tout ce qui est trop coûteux, comme les conserves, et remplacez-le par un peu de riz, de macaroni ou antres pâtes, car il nous est possible de faire de la cuisine ; soit dit seulement dans le cas où cela ne dérangerait pas vos combinaisons.

Depuis notre envoi au travail, nous sommes privés de la messe sur semaine, ce que je trouve une des plus grandes privations de notre exil ; mais le dimanche, on peut assister à la messe et communier. Pour la confession, on se débrouille comme on peut pour y aller ; le bon Dieu, j'espère, tiendra compte de notre bonne volonté

Vous me ferlez plaisir de m'envoyer : 1° une image de notre Vénérable Fondateur ; 2° une liste de placements ; 3° un petit calendrier quelconque pour 1916.

En terminant, laissez-moi vous offrir les vœux de bonne année que je forme pour vous, pour le R. Frère Supérieur, pour le C. F Assistant et pour tous les Frères de la Province, particulièrement pour les combattants. Je prie Jésus et la Bonne Mère de les bénir et de nous réunir tous bientôt. Quand aurai-je le plaisir d'aller vous faire une visite dans la chambre du bon Frère Abel, mon ancien Maître de Novices ?… Ce moment, s'il plait à Dieu, viendra bien un jour.

Merci pour vos bonnes, Prières. Je vous embrasse bien affectueusement en J. M. J.

Fr. M. F.

 

Le 18 décembre 1915. — Mon cher Frère Assistant : merci pour le Bulletin ! Il me fallait bien ce messager de notre grande et chère famille religieuse pour distinguer ce jour si rempli pour moi de beaux souvenirs, et pour y mettre un peu de joie. J'ai profité des quelques instants de jour pour en lire le plus que je pouvais.

Ma surprise et ma tristesse ont été grandes en apprenant la mort du bon Frère Genti.us. Je ne me serais pas attendu qu'après six mois sa blessure dût aboutir à un si malheureux dénouement. il est vrai que ce cher confrère est plus à envier qu'à plaindre. Ses longues souffrances avaient achevé de le rendre mûr pour le ciel, où il est allé rejoindre son ami et compagnon d'armes, notre saint Frère Gélasin.

Dans la nuit du 8 au 9, nous avons fait silencieusement nos préparatifs de départ, et au point du jour nous avons brûlé la politesse aux Bulgares, qui avaient espéré nous surprendre. Pendant les journées des 9, 10 et 11, nous avons battu en retraite lentement et en bon ordre, suivant la rive droite du Vardar. Le 12 au matin, nous étions à Guevgheli. Près de cette ville, nous sommes revenus sur la rive gauche du Vardar et nous avons franchi la frontière serbo-grecque. La retraite a été bien conduite et nous n'avons perdu que très peu de soldats.

La Noël approche et pour la première fois de ma vie je vais la voir arriver sans plaisir, car je crains fort de la passer aussi tristement que tous les dimanches et fêtes depuis un mois. Depuis le 14 novembre, je n'ai pu id assister à la messe ni communier. Cette privation et les blasphèmes que si souvent je suis condamné à en- tendre me pèsent sur le mur plus lourdement que mon gros sac sur les épaules. Que je porte envie aux heureux confrères qui peuvent faire des descriptions enthousiastes des offices religieux auxquels il leur est donné d'assister sur le front français ! Ici malheureusement il n'y a rien de tout cela.

Je finis, M. C. F. A., en vous souhaitant une bonne et sainte année, et en vous demandant une petite intention pour moi dans vos communions et vos bonnes prières.

Fr. O.

 

Le 30 décembre 1915. — Mon bien cher Frère Assistant : Noël n'est plus ; mais le sentiment de bonheur dont elle a inondé les âmes reste encore pour nous rappeler les douces émotions de ces heures solennelles.

Je l'ai passée aux tranchées. Depuis des jours le temps était exécrable : la pluie continuelle, la boue jusqu'à mi-jambe en rendaient le séjour aussi affreux qu'on puisse se l'imaginer. Par intervalles, les échanges d'artillerie faisaient un. vacarme d'enfer. Le temps s'écoulait péniblement. C'était notre Avent, notre préparation au grand jour ; ou plutôt à la grande nuit. Enfin nous y voilà. Jamais je ne l'avais trouvée plus impressionnante.

On avait projeté une messe de Minuit ; elle eut lieu. Onze heures et demie du soir : il est temps de franchir le ravin. il n'est pas très profond, il n'est pas très large ; mais il l'est toujours trop, quand il faut le traverser sous une pluie d'obus. Nous partons néanmoins. Nous n'allons pas à l'église, nous nous rendons à la crèche.

C'est une profonde excavation sous la colline ; l'eau suinte à travers toutes les fentes de la roche. Tout au fond, une tôle ondulée protège le minuscule autel portatif ; des toiles de tente nous donnent l'illusion d'un abri, sous cette passoire ; les chandeliers sont improvisés et accrochés çà et là à quelque saillant de la pierre.

Minuit, l'heure solennelle, n'a pas sonné ici, mais une salve d'artillerie l'annonce. La crèche est au complet. Les artistes les mieux inspirés n'auraient pas mieux représenté celle où naquit l'Enfant-Dieu.

Là, pêle-mêle, tous se sont donné rendez-vous aux pieds du Dieu Sauveur. Nos chefs, ceux que le devoir ne retient pas près de l'ennemi, sont là. Les cuisiniers se sont arrêtés ; ils sont là, leur marmite à la main. Les ouvriers de nuit ont appuyé leurs pelles et leurs pioches le long de la galerie. Les mulets stationnent aussi, attachés par une courroie au bras de leurs conducteurs.

La messe, où j'ai l'honneur d'être servant, commence. Elle n'est pas chantée, car nous ne sommes qu'à 250 mètres de l'ennemi. Le prêtre récite donc simplement le Gloria in excelsis Deo et in terra pax ! Et en effet, au milieu des horreurs de la plus épouvantable guerre qu'ait jamais vue le monde, c'était bien la paix, dans cet humble et humide réduit. Aux intervalles des prières, régnait le silence absolu. Le clic, clac, cloue des gouttes d'eau était le seul bruit qui se fît entendre.

Quand vient l'Elévation, les genoux s'enfoncent dans la boue, les têtes s'inclinent profondément, des larmes coulent sur plus d'un visage terreux. Puis, au moment de la communion, quelques-uns s'approchent, et nous recevons le Dieu fait homme. Les beaux instants, ceux où, si près de la mort, on est en même temps si près de Dieu !

J'ai vu dans les églises bien des crèches qui étaient de jolis bijoux ; Mais, vrai, il n'y en a pas qui m'aient fait une impression aussi profonde que celle-là. On se serait cru vraiment à la grotte de Bethléem, au cours de la Grande Nuit.

Pardonnez, cher Frère Assistant, ces détails un peu décousus sur notre fête de Noël : on parle volontiers de ce dont on a le cœur rempli, et, en campagne, on n'a pas le temps de bien polir son style. D'autres, le cœur saintement joyeux, l'auront passée dans le recueillement des sanctuaires, et, dans un sens, nous leur portons envie ; mais nous n'en remercions pas moins Notre Seigneur de sa bonne visite chez nous, au milieu de la boue, sous la pluie et la rafale des obus.

Fr. U.

 

De la tranchée, 3-1-16. — Mon cher Frère Provincial : Ce soir, j'ai reçu votre réconfortante lettre accompagnée d'une petite image. Merci. Vous m'annoncez encore un colis de " bons légumes „. Tout cela me prouve une fois de plus combien grande est votre bonté pour moi. Que je suis heureux de faire partie de la grande famille religieuse du V. P. Champagnat !

Mais que faire en retour pour elle ? Souffrir et me sacrifier, en dirigeant bien pieusement mon intention. Ah ! pour cela, soyez sûr que je le fais de mon mieux. Je suis exposé certainement, et beaucoup même ; mais soyez sans crainte : votre F. M. est prêt à tout, et, Dieu aidant, il saura faire son devoir quoi qu'il arrive. Fiat à tout ce que le bon Dieu voudra !

Pour la première fois j'ai reçu Circulaire et Bulletin. De grâce, qu'on n'oublie pas, si possible, de m'en envoyer d'autres. Cela, plus que tout le reste, me fait plaisir et grand bien. On est toujours si heureux de voir arriver quelque chose de la famille !

Avec l'expression de mes sentiments respectueux et soumis, je vous prie d'agréer celle de mes meilleurs vœux de bonne année.

Fr. M.

 

X*** le 5 janvier 1916. — Très cher Frère Assistant : J'ai enfin reçu votre deuxième envoi du Bulletin et Circulaire, et par le même courrier votre lettre et votre circulaire polycopiée aux mobilisés. Quelle fête !

Je vais avoir enfin de quoi m'occuper dans mes moments libres, me nourrir un peu et même beaucoup d'un aliment mariste, m'entretenir avec nos bons Supérieurs absents. recevoir leurs conseils, leurs encouragements, vivre pour un moment la vie des chers confrères, et, par cette douce communication, fortifier un peu mon âme, vivre notre vie, et puiser des munitions spirituelles qui me permettront de durer jusqu'au prochain secours. .

Mille mercis, mon cher Frère Assistant. Le 1er janvier, à 6 h, du matin, nous avons laissé X*** où nous avions très agréablement passé la fête de Noël ; nous avons marché à peu près toute la journée puis le lendemain dimanche, nouvelle édition au détriment de nos pieds, de nos épaules et aussi de notre patience, qui parfois chancelle.

Heureusement, avec le prêtre que nous avons au bataillon, on se débrouille toujours pour pouvoir le matin entendre la messe et communier ; mais, hélas ! c'est le privilège du petit nombre, car c'est impossible à la généralité.

J'ai bien pensé à nos vénérés Supérieurs aux pieds du divin Enfant -de la crèche, et je lui ai exposé longuement les vœux que mon cœur formait pour Tous, le priant de les exaucer et de vous combler de ses plus douces faveurs.

Nous sommes, en ce moment-ci, face aux sombres et majestueuses forêts de l'Argonne ; mais je ne sais si nous monterons aux tranchées par ici ou si nous retournerons dans la Champagne Pouilleuse.

Lo que Dios quiera !

Je suis, cher Frère Assistant, Votre très humble et obéissant serviteur.

Fr. Th.

 

Carpentras, 8-1-16. — Bien cher Frère Assistant : Je viens vous offrir, en commençant, mes vieux sincères de bonne année.

Bonne année ! Cette épithète de bonne semble bien dérisoire au milieu des tristes événements actuels ; et cependant j'espère que la bonne Providence transformera ce cri du cœur en une douce réalité.

Bonne année ! C'est-à-dire : Finisse la guerre avec ses sanglantes horreurs ! Place à la paix victorieuse, à la paix accordée au droit, à la civilisation ! Et puisse le christianisme glorifié répandre librement ses bienfaits sur la société nouvelle !

Bonne année pour les œuvres chères à nos cœurs ; pour nos bien-aimés Supérieurs, qui se dépensent avec tant de dévouement pour le bien de la Congrégation ; pour nos confrères soldats, afin que le bon Dieu les rende bientôt à leur chère famille et à leur bel apostolat ; pour nos bons Anciens, afin que la divine Mère leur conserve la force et la santé ; pour les jeunes qui ont le bonheur de dépenser les prémices de leurs années à la glorification du saint nom de Dieu ; pour l’œuvre si chère de nos Juvénats et Noviciats ! Bonne année enfin pour tout ce qui intéresse notre Famille !…

Merci pour la bonne lettre que vous avez eu l'attention de m'envoyer. Elle est réconfortante à tous les points de vue. On sent bien en la lisant quel est l'esprit paternel et profondément religieux qui l'a dictée. Un pareil cordial est loin d'être inutile, surtout au moment où l'on voit arriver l'heure du départ pour la ligne de feu ! Cette heure n'est pas loin de sonner pour moi. Déjà pas mal de mes camarades m'ont devance, et mon tour ne peut tarder de venir.

Pour m'y préparer j'ai mis ordre à mes affaires spirituelles, et je suis pleinement résigné. J'ai promis de faire mon devoir, tout mon devoir, et je laisse tout le reste entre les mains de la bonne Providence.

Je monterai au front avec le grade de caporal. C'est un grade aussi périlleux qu'il est humble ; il demande un continuel dévouement Je me recommande donc à vos bonnes prières, mon très cher Frère Assistant, pour que je ne faille pas à ma tâche, et pour qu'on puisse dire au moins, si je tombe : "Il a été digne de son caractère et de ses maîtres „.

Je vous tiendrai au courant de ma situation par des nouvelles fréquentes. De votre côté, cher Frère Assistant, ne m'oubliez pas. Plus que jamais j'ai besoin de vos bons conseils et de vos prières.

Je vous demande votre bénédiction de Père de famille, afin que le bon Dieu me protège, ou plutôt que sa sainte volonté s'accomplisse en moi.

Votre très obéissant serviteur et fils en J. M. J.

Fr. I.

 

Toulon, 12-1-16. — Mon cher Frère Assistant : Merci de votre longue et belle lettre. Si vous aviez pu voir avec quel plaisir je l'ai lue et relue ! Vous m'y témoignez l'affection d'un Père, et j'aime à me persuader que ce n'est pas tout à fait sans raison, car la mienne à votre égard est celle d'un vrai fils.

En retour des vœux de bonheur que vous voulez bien former pour moi, je Tous prie d'avoir l'assurance que je me fais, de mon côté, un pieux devoir de bien prier à vos intentions, surtout à la communion du dimanche, la seule malheureusement qu'il me soit possible de faire.

C'est pour moi un jour de jeûne, car, employé de bureau comme je suis, je ne puis sortir avant 11 heures, et, avec l'assistance à la messe, cela me porte au-delà de midi. Et quel bonheur pour moi néanmoins de le voir venir ! Quand il me faudrait attendre jusqu'au soir je ne balancerais pas ; et j'ai la consolation de vous dire que je ne suis pas seul. Dieu merci, dans ces dispositions. Plus d'une fois on a vu de mes camarades, retenus au quartier toute la journée, garder le jeûne jusqu'au soir pour pouvoir s'approcher de la Sainte Table à ce moment tardif. J'ai donc en somme peu de mérite d'attendre jusqu'à midi. Que ne puis-je à ce prix avoir la communion quotidienne !

Soyez sûr aussi que je mettrai en pratique les sages conseils que vous me donnez. Les prières, forcément, sont courtes ; mais je trouve moyen de les faire chaque matin. Quant au soir, une partie du chapelet et la prière se disent au cercle : je n'ai qu'à compléter en particulier.

J'espère que, moyennant le secours de Dieu, je resterai et vous reviendrai, après la guerre, digne enfant de la famille mariste, dont je suis aussi heureux que fier d'être membre.

Au cercle catholique, j'ai fait connaissance avec un jeune et brave matelot de 20 ans, dont je me rappellerai toujours les pieux entretiens et les beaux exemples. Il est actuellement à Malte, à bord du "Jean Bart’’ ; mais nous sommes restés en correspondance régulière. C'est un futur Rédemptoriste, dont les lettres me, sont une vraie lecture spirituelle. Je remercie la Providence de me l'avoir fait rencontrer. Quant à l'aumônier du groupe militaire, je trouve en lui, un guide sûr, un conseiller prudent et plein de zèle. –

Votre très humble et très obéissant serviteur.

Fr. E. A.

 

En campagne, le 15, 2, 16. — Mon cher et vénéré Maître : Votre dernière lettre est venue, sous ma guitoune, réveiller les souvenirs, déjà lointains de nos jours heureux passés sous les regards maternels de Notre-Dame du Liban,… puis, ces quelques phrases exclamatives, jetées d'un cœur angoissé au dos de la lettre, m'ont tiré de mon mutisme. Je vais tâcher de vous rassurer sur notre avenir.

Peut-être ne vous faites-vous pas une idée bien juste de l'état d'âme d'on religieux éducateur, dans le cataclysme actuel. Raisonnons un peu,… tout en tenant compte de la grâce, qui ne manque jamais qui la demande d'un cœur humble.

Que nous faut-il ?… De quoi mourrons-nous ?

Nous avons besoin de victimes pures qui expient et fléchissent le ciel. Et on les trouver, ces victimes innocentes ? N'est-ce pas surtout parmi les religieux ?… Quel est le cœur de soldat apôtre qui n'a pas rêvé d'être un holocauste agréable à Dieu, de s'offrir, à l'exemple de Jésus-Christ, en sacrifice pour le salut de sa chère patrie ?

Noblesse oblige, cher Frère, et honte à ces âmes qui ont tant reçu, si elles ne comprennent pas le rôle sublime qu'elles doivent remplir dans ces heures tragiques de notre histoire !

Pour ma part, je puis vous dire que je ne perds jamais de vue grâce à Dieu, ce double but : expier et mériter, en songeant que la Providence a fait des événements actuels un sujet d'amélioration pour moi. Et si vous saviez comme je suis dans la paix intérieure depuis que je me suis remis, sans réserve, entre ses bras maternels !

Il y a des pensées qui sont un réconfort suprême dans les heures d'angoisse, dans les moments de "cafard’’, comme disent les Poilus : "Le Christ a souffert plus que toi… Unies à ses souffrances, les tiennes seront d'un prix inestimable… Tu réaliseras ainsi à la lettre la parole de l'Evangile : Portez votre Croix et vous serez mes vrais disciples’’.

Alors plus de crainte : je suis de la famille, j'y entre sans frayeur ; je suis un enfant aimé, choyé ; plus d'hésitation ; partant, la paix dans les peines du moment, et surtout le calme devant la mort. Vous ne croiriez pas comme, en raisonnant ainsi, on arrive à accepter la mort facilement. C'est une des merveilles que la Providence a faites en moi : voir la mort de près, m'y habituer, aimer le danger même…

Une autre petite confidence. N'avez-vous pas remarqué comme N : D. du Liban protège efficacement ses enfants ? Il faut le confesser hautement : notre province est privilégiée j'ai tellement l'espoir que nous serons tous préservés que lorsque j'ai appris la nouvelle (fausse) de la mort du Frère Charles Marcel je ne pouvais y croire. Je me disais : "Ce que Marie a commencé, elle l'achèvera’’.

Je m'en vais donc, sur le chemin de l'inconnu, avec pleine sûreté. Je voyage entre Jésus et Marie. Il y a bien aussi ma petite Sœur Thérèse,… mais je vous en parlerai une autre fois. J'entends les cuistots qui appellent à la soupe, j'y cours. Vous me permettez bien n'est-ce pas, de cacheter ma lettre. A bientôt.

Un poilu mariste : F. A.

 

Gourbi "Thérèse de l’Enfant-Jésus’’ ce 26, 2, 1916. — Mon Très cher Frère Assistant : Merci tout d'abord de votre intéressante circulaire n° 21. C'est un communiqué de famille que l'on voit toujours arriver avec plaisir, mais que t'on n'ouvre jamais sans hésitation. C'est que, parmi nos combattants, l'armée mariste est abondamment représentée !

Nos craintes vont surtout au "corps libanais’’ disséminé un peu partout. Mais N. D. du Liban ne cesse pas de nous continuer sa maternelle protection. Elle y est tellement intéressée et nous ferons si bien notre devoir après la guerre ! Je souhaite qu'elle adoucisse l'amertume de l'exil à nos deux chers prisonniers, et que bientôt elle nous rappelle parmi vous et nous rende à nos regrettées occupations.

Je vous remercie de la bonne idée que vous avez eu de m'envoyer l'Imitation de Notre Seigneur Jésus Christ. Cette lecture me fait grand bien, dans les circonstances présentes où l'on a toujours à souffrir moralement et physiquement. Notre division est en ligne depuis le 18 courant, et ce n'a pas été sans quelque appréhension qu'on a repris cette vie de bohème et de romanichel qu'est la tranchée. Que ce soit les "Paroches'', le "Bois le Prêtre'', "Massiges'' ça ne varie guère comme confort et comme intérêt. Le tempérament français se plie mal aux exigences de la vie "souterraine’’ où la lumière est rare, d'on les distractions sont bannies, et où l'on ne peut être ''soi’’ qu'à la faveur des ténèbres…

Nos tranchées sont donc nouvelles pour nous, mais que d'autres y ont passé et souffert ! Nous sommes à proximité d'un champ de bataille. Le village près duquel nous nous trouvons en est un témoin attristé. Rien n'est demeuré debout : l'église n'offre plus aux regards que sa façade principale et deux murs latéraux ; l'intérieur est un amas de ruines. Pauvre maison du bon Dieu ! Lui aussi souffre de la guerre, puisqu'on saccage son temple ! Toutes les maisons ont été visitées par les projectiles et croyez, mon cher Frère Assistant, qu'on ne les a pas ménagées.

Le champ des morts a eu, lui aussi, sa part dans le bombardement. Que de tombes décapitées, de croix renversées ! Sur la route, tout près, j'ai rencontré une pierre tombale avec cette inscription "Concession à perpétuité’’. Qui pourra réparer tous ces désastres après la guerre ! Avec quelle douleur les survivants vont revoir leur bienaimé ! Quel cœur vont-ils avoir à la besogne ?

Voulez-vous que je vous conduise à un autre champ de repos ? C'est le nôtre : celui des soldats. Le voici à l'entrée du village. Il y a la quelques centaines de braves de tous Ages, depuis le territorial des classes 1893 et 1894 jusqu'aux petites classes : 1913-14-15. A ma grande surprise, dans ma première visite, mes regards sont attirés par une tombe bien entretenue et presque à l'entrée, c'est celle du lieutenant Joseph Ollé-Laprune. J'avais lu dans la Croix de Paris des détails intéressants sur sa vie et sa mort héroïques. J'avais même conservé vivant un fragment d'une de ses lettres de tranchée. Parlant des 1ières lignes il disait : "On s'y sent comme jamais, comme nulle part, dans la main de Dieu’’ etc. … Comme tout cela est bien vrai !

Près de lui, d'autres héros ; et j'ai prié pour ces chers disparus du 140°, 74', 261' Tal, 322' Tal, 282' Tal, 109°, 75°. En souvenir des mères ou des épouses qui ne verront jamais où repose le leur, j'ai prié Dieu d'adoucir toutes les larmes que ce champ de bataille a fait couler et fera couler dans l'après-guerre.

Notre division était à peine arrivée, qu'elle aussi offrait des victimes. Quand donc Dieu viendra-t-il à notre secours ? Mon Dieu ! venez à notre aide !

Depuis notre "reprise'', nous redoutons les gaz asphyxiants. La période que nous, traversons est tout à fait favorable à leur emploi. Aussi le port de la "cagoule’’ est-il extrêmement recommandé et malheur aux contrevenants ! Depuis le début de la guerre, nous en sommes au 3e masque. Je ne m'aviserai pas de vous le décrire, car il est d'un chic vraiment carnavalesque. Si nous avons à subir l'envahissement de l'affreuse marchandise et qu'il me protège efficacement, j'aurai du plaisir à vous l'écrire.

Il ne me reste maintenant qu'à vous dire que mon ami Pierre va bien ; absent en ce moment, il a dû aller voir les infirmiers du bataillon au poste de refuge. Votre misérable correspondant est également bien portant. Oh ! la cure des tranchées ! Dites-le aux rhumatisants qui vous entourent "Souverainement efficace’’.

Mars arrive : Envoyez-nous un petit "mois de St Joseph’’, c'est le patron de la bonne mort et notre grand Protecteur ! Nous ne l'oublions pas.

Recevez, mon cher Frère Assistant, l'assurance de mes sentiments respectueux.

F. E.

 

B***, 4 mars 1916. – Mon cher Frère Assistant : C'est maintenant midi et demi : la matinée a été très laborieuse, mes compagnons de bureau sont allés prendre leur dîner, et moi, après avoir pris aussi le mien, qui consistait en un morceau de pain dur et un peu de viande que j'avais acheté, je me trouvais seul.

J'ai tiré de ma poche mon petit Livre d'Office et me suis mis à réciter les Petites Heures. En fait de pratiques religieuses, j'avais du me borner, depuis quelques jours, aux prières du matin et du soir et au chapelet, car nous avons eu beaucoup à faire, à cause du récent départ de notre Bataillon. Qui sait si aujourd'hui, samedi, la Bonne Mère ne m'a pas ménagé cette occasion de la prier un peu plus ? Et je me suis empressé d'en profiter.

Je vous ai dit que j'avais acheté un morceau de viande pour mon dîner : chaque jour je dois faire de même ou quelque chose d'analogue ; car je ne puis m'accommoder de la gamelle, qui me fait du mal plutôt que du bien. Et comme mes recettes ne sont pas fortes, il me faut calculer beaucoup et ne pas me permettre un grand luxe pour pouvoir joindre le deux bouts ; mais on n'est pas religieux pour rien. Puis, comment pourrais-je prouver mon amour à Marie, si je n'avais pas quelques sacrifices à faire et si je ne les acceptais pas généreusement ?

Oh ! comment pourrai-je la remercier assez des grâces qu'elle m'a prodiguées et de la protection visible dont elle m'a couvert en tant de rencontres, depuis que je suis loin (de corps) de sa Famille chérie !

Oui, quand je pense à mes confrères des tranchées, ou quand je lis les lettres qu'ils en écrivent et que je vois tout ce qu'ils souffrent journellement, je me demande vraiment à moi-même : Qu'ai-je fait pour que la Bonne Mère jusqu'à présent m'ait tenu loin de toutes ces peines ? Et je ne sais que répondre.

Aidez-moi donc, cher Frère Assistant, à remercier Marie de tant de faveurs de choix ; aidez-moi à lui demander la grâce de lui être toujours fidèle, quelques sacrifices qu'il puisse m'en coûter.

Elle me traite vraiment en enfant gâté. Encore ces jours derniers, tout notre bataillon est parti au front ; pourquoi nous a-t-on mis de côté, nous, les gradés, et nous a-t-on choisis pour instruire les nouvelles classes qui doivent venir dans quelques jours, tandis que le bataillon de la classe 9** part au complet, officiers et gradés compris ?

Beaucoup, à côté de moi disent que c'est le hasard, le destin ; mais pourquoi n'y verrais-je pas, moi, une faveur signalée du bon Dieu ? C'est ce que je fais, et je l'en remercie tous les joins…

Notre T. R. Frère Supérieur, comment va-t-il ? Toujours bien, j'espère, d'après les nouvelles que m'a données le C. F. Provincial. Dites-lui que son Petit Frère L. S. lui demande humblement sa bénédiction et qu'il prie toujours pour lui, comme pour tous les autres Supérieurs, afin que le bon Dieu donne lumière, force et courage, au milieu du terrible moment que traverse l'Institut.

En me recommandant à vos bonnes prières je vous prie de me croire pour toujours, bien cher Frère Assistant, votre très humble et très obéissant serviteur.

Fr. L. S.

 

NOS MORTS À L'ARMÉE

 

Frère MARIUS-LEON, Négrié Marius, de la province de St Genis (20 ans), mort à l'ennemi en septembre 1914, et non inscrit jusqu'à ces derniers temps.

Frère ULPIEN, Maurin Jean-Baptiste, de la province de Saint-Paul, (40 ans), tué à l'ennemi, nous ne savons encore en quel endroit vers le 8 février 1916.

Frère LOUIS-BERTRAND, Laux Louis, de la province de Constantinople (20 ans), mort à Berlin (Clinique des yeux) ; nous ne savons encore à quelle date.

Frère JOSEPH-FLORIBERT, J.-B. A. Robert, de la province des Etats-Unis (29 ans), mort de ses blessures à Habonnières (Somme), le 4 mars 1916.

 

Ont eu la Croix de guerre,

après citation élogieuse à l'ordre du jour :

 

Frères Donasus, Dimitrien et Epagathe, de la province du Mexique (Frère Donasus a eu en outre la médaille militaire).

Frères Honeste et Daniel-Ernest, de celle de Saint-Paul.

Frère Anastasius, de celle d'Espagne.

Frères Isidore-Joseph et Joseph-Louis, de celle de Syrie.

Frères Charles-André et François-Philogone, de celle de Constantinople.

Frère Désiré-Stanislas, de celle de N.-D. de l'Hermitage

RETOUR

Saint Mungos Academy (Glasgow)...

SUIVANT

Nos soldats...