Saint-Paul-Trois-Château carrefour de saints
Frère Louis-Laurent
27/Oct/2010
I. Brève évocation des origines.
Dans la belle couronne que tressent les 39 Maisons Provinciales de l'Institut autour de leur Maison Généralice, brille d'un éclat tout particulier celle de Saint-Paul-Trois-Châteaux (Drôme).
Située au pied d'un à-pic qui soulève vers le ciel la belle silhouette grecque de la chapelle de Sainte-Juste, la ville occupe le centre d'une curieuse région déjà habitée vers la fin de l'époque paléolithique. Lorsque plusieurs dizaines de milliers d'années plus tard, s'allumèrent les premières lueurs de l'Histoire dans les Gaules, une tribu de Celtes Voconces, les Tricastins, cultivait le pays. Elle fut écrasée par les légions de Quintus Martius Narbo, dans la sanglante bataille de Solérieux, à 5 km de Saint-Paul, l'an 636 de Rome (112 avant J.-C). Une colonie romaine s'y fixa : la ville prit alors le nom d'Augusta Tricastinorum qu'elle garda jusqu'à la fin du ive siècle. Son premier évêque fut, à en croire la tradition et la Légende Dorée, ni plus ni moins que saint Restitut, l'aveugle-né guéri par Notre-Seigneur, dont saint Jean raconte longuement le miracle et ses suites au chapitre IX, V. 1 à 41 de son Evangile. La liste des évêques compte 13 saints, dont saint Paul, le laboureur, qui a donné son nom à la cité actuelle1. Le concordat de 1801 supprima le siège épiscopal, mais le titre resta attaché à l'évêché de Valence.
Quant à la Maison-Mère des Frères de l'Instruction Chrétienne, elle n'était à l'origine qu'un sanctuaire mariai élevé vers la fin du ive siècle dans la nécropole au sud des remparts, d'où son appellation de « Notre-Dame-hors-les-murs ». Les misères consécutives à la guerre de Cent Ans ayant développé le culte à Notre-Dame des Douleurs, le sanctuaire tricastin s'orna d'une Piéta et mua son nom en celui de « Notre-Dame de Pitié». Au XVI° siècle, les calvinistes saccagèrent le pays, et, en 1562, effondrèrent les voûtes de la chapelle. Elle demeura abandonnée durant soixante et une années.
La restauration de l'édifice demanda plus de quatre lustres et ne fut achevée qu'en 1644. Les ruines morales furent encore plus difficiles à relever ; aussi Mgr Claude Ruffier, Cistercien et évêque de Saint-Paul de 1657 à 1674, demanda-t-il le concours des Frères Prêcheurs. Il leur confia le pèlerinage et le dota d'importants terrains environnants dont ils firent le plus beau jardin de leur Ordre en France. Bientôt sur le côté sud du sanctuaire s'élevèrent les trois autres ailes du couvent d'où la foi catholique rayonna ensuite sur tout le diocèse.
La Révolution détruisit l'œuvre. L'enclos et la chapelle, divisés en plusieurs lots, furent vendus le 9 avril et le 2 octobre 1791. L'argenterie et la cloche prirent le chemin de la Monnaie.
Une trentaine d'années passèrent. Un groupe de notables de la ville racheta alors partiellement le couvent et l'offrit aux Frères de l'Instruction Chrétienne. Les nouveaux religieux y entrèrent le 15 octobre 18242.
Désormais, par un privilège mystérieux, cette Maison-Mère de Saint-Paul-Trois-Châteaux, strictement contemporaine de celles de Notre-Dame de l'Hermitage et de Ploërmel, allait devenir un véritable carrefour de Saints dont les Causes poursuivent actuellement leur cours normal à Rome. Successivement elle fut visitée ou habitée par le Bienheureux Champagnat, le Vénérable Père Colin, le Vénéré Frère François, le Vénéré Frère Gabriel Taborin, Fondateur des Frères de la Sainte Famille de Belley, le Vénéré Frère Jean-Marie martyrisé à Tolède et le Vénéré Frère Alfano. A cette glorieuse litanie de futurs Saints (s'il plaît à Dieu !), nous pourrions ajouter les correspondants de M. Mazelier, notamment le Vénérable Jean-Marie de la Mennais, Fondateur des Frères de l'Instruction Chrétienne de Bretagne et son conseiller désintéressé3, ainsi que le Vénéré Jean-Louis Querbes, Fondateur des Clercs de Saint-Viateur, qui, après des essais infructueux de fusion avec les Petits Frères de Marie (1833) et les Frères de la Sainte-Famille (1834), s'adressa dans le même but au Supérieur des Frères de Saint-Paul. Mais nous nous bornerons ici uniquement aux six premiers.
II. Les visites du Bienheureux Champagnat à Saint-Paul-Trois-Châteaux.
Comment et par quelle voie « providentielle» le Père Champagnat entra-t-il en relations avec le pieux M. Mazelier ? Faute de documents explicites, nous en sommes réduits à des conjectures.
Peut-être par l'intermédiaire de M. Douillet : les départements de l'Isère et de la Drôme relevaient tous deux de l'Académie de Grenoble et les Frères de l'Instruction Chrétienne étaient légalement limités au Dauphiné4.
Peut-être aussi par Jean-Claude Courveille. Il est presque certain que ce dernier a visité Saint-Paul-Trois-Châteaux en 1828, époque où il dirigeait une Maison-Mère de Petits Frères de Marie dans l'ancienne abbaye de Saint-Antoine, à la limite de l'Isère, et de la Drôme5. En effet, le 3 juillet, « le père général de l'établissement de Saint-Antoine6», accompagné de M. Monier, curé de Saint-Lattier, conférait à l'évêché de Valence sur les écoles congréganistes. Le « zélé fondateur» s'en retourna avec le projet de visiter M. Mazelier « incessamment» et par diligences ; voire même « il aurait suivi sa route de suite, faite à moitié, mais il avait un cheval, et M. Monier le sien, monture incommode». Si nous remarquons d'autre part que les dernières tractations du Bienheureux Champagnat avec M. Courveille se situent au 29 mai 1833, qu'en outre le F. Jean-Baptiste rapproche formellement dans le temps l'échec des démarches d'autorisation légale en 1833 avec la connaissance de M. Mazelier7, il ne paraîtrait pas complètement téméraire de découvrir, sous les voiles périphrastiques, le P. Courveille.
Quoi qu'il en soit de cette supposition, ce qui est sûr, c'est que M. Mazelier demeura quelques jours à Notre-Dame de l'Hermitage en mai 18358. Le Bienheureux Champagnat lui rendit la politesse, probablement après la retraite de septembre de la même année. Il accompagnait alors à Saint-Paul quelques Frères sujets à la conscription. La Chronologie Mariste indique la date de 18359. Nous ignorons ses sources en l'occurrence, mais elle semble bien avoir raison. En effet, dans le post-scriptum de sa lettre à M. Mazelier, le 8 mai 1836, le P. Champagnat salue amicalement le vicaire de Saint-Paul et un certain M. André 10, conduite qui ne se comprend bien qu'en admettant une rencontre personnelle préalable et même une fréquentation de quelque durée. De plus, pendant ce premier séjour, le Bienheureux Fondateur se trouvait en compagnie de M. l'abbé Douillet, directeur au petit séminaire de La-Côte-Saint-André. Or précisément parmi les quelques Frères que le P. Champagnat entendait soustraire au service militaire figurait le bon F. Justin de la communauté de La Côte-Saint-André11.
De ce premier voyage nous ne possédons qu'un seul renseignement, celui que le F. Jean-Baptiste rapporte dans ses Biographies12. M. Mazelier, M. Douillet et M. Champagnat se promenaient ensemble dans le jardin lorsque le F. Paul, les considérant en présence de quelques Frères, s'écria : « Voilà trois Saints. Mon Dieu, qu'on est heureux d'avoir de tels hommes pour Directeurs et pour Pères !»
Dans une lettre du 16 juillet 1836, le P. Champagnat exprimait à M. Mazelier le désir d'avoir une nouvelle entrevue13. Elle eut lieu probablement en 1837, lors de la fondation de l'établissement de Lavoulte, l'école la plus méridionale du Bienheureux. C'était au mois de juin. Le P. Champagnat assistait à la Fête-Dieu ; il fut invité par M. Mazelier à porter le Saint Sacrement pendant la procession. Après la dernière bénédiction donnée au maître-autel14, au moment de rentrer la Sainte Hostie dans le tabernacle, on le vit hésiter longtemps et jeter sur elle des regards de ferveur comme s'il n'eût pu se détacher de Notre-Seigneur. Nous devons ces détails au F. Martialis (1821-1900) qui avait revêtu la soutane des Frères de l'Instruction Chrétienne trois mois auparavant, le 8 avril 1837. Il était alors jeune novice de 16 ans et se trouvait fort bien placé pour observer de côté le visage du Bienheureux Champagnat, épier son comportement. En effet, les Frères formaient la chorale et occupaient le transept sud, presque dans le prolongement du maître-autel, là même où actuellement se logent les Grands Novices chaque dimanche pour assurer le premier chœur des chants.
Au cours de cette même fête, le P. Champagnat fut prié d'adresser la parole de Dieu aux fidèles rassemblés. Après s'être agenouillé devant le maître-autel étincelant, il passa devant les stalles des anciens chanoines15, longeant la tribune du bel orgue classique construit en 170416 et atteignit l'escalier tournant qui conduit à la chaire accrochée au deuxième pilier gauche, à la limite du presbyterium. Ce presbyterium était alors coupé de la nef des simples fidèles par une murette surmontée d'une grille en fer forgé, empêchant ces derniers de voir les cérémonies liturgiques17. A la droite du prédicateur, face aux auditeurs, le pilier conserve les fragments d'un curieux bas-relief du XII° siècle représentant le jugement dernier, surmonté d'une pâle fresque du XIV° siècle18.
C'était la première fois qu'un Père Mariste allait prêcher dans une cathédrale ! Quand il en arriva à parler de la petite congrégation des Frères de l'Instruction Chrétienne, il fut pris d'un mouvement prophétique, et la comparant au grain de sénevé, il lui prédit qu'elle deviendrait un jour un grand arbre. « Je félicite, dit-il les notables du pays qui ont racheté le couvent. Il est vrai qu'à cette heure, il renferme un petit nombre de religieux, mais un jour viendra où, par les bénédictions de la Sainte Vierge, une multitude de Frères sortira de cette maison pour se répandre dans les diverses parties du monde!»
Un demi-siècle plus tard, Saint-Paul-Trois-Châteaux comptait environ 1 200 Frères Profès et plus de 120 écoles, contre 15 postulants-novices, 10 Frères brevetés et 7 écoles en juin 1838. De ses flancs féconds sortirent les 5 premiers Frères pour les Iles Seychelles (1883), les 4 premiers Frères pour l'Espagne (1886), les 4 premiers Frères pour l'Italie (1886), les 6 premiers Frères pour la Colombie (1889), les premiers Frères pour le Mexique (1889) et pour l'Argentine (1903), etc., donnant ainsi naissance à un arbre gigantesque qui étend maintenant ses branches puissantes sur 15 pays !
(A suivre)
Frère Louis-Laurent.
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1 Saint Paul fut évêque d’'Augusta Tricastinorum de 372 à 412. Il était en train de labourer son champ à Saint-Rémy-de-Provence lorsque les Tricastins vinrent le chercher : « Je serai évêque, dit-il, quand ce bâton fleurira». Et il planta en terre l'aiguillon qu'il avait à la main. « E l'aguïado flouriguè » !
2 Et non pas en 1825 comme il est mentionné dans le Bulletin, t. XXIV, p. 178, ni en 1823 comme l'indiquent les Biographies, éd. 1924, p. 133 ; éd. 1868, p. 168.
3 Les lettres du Vénérable de la Mennais à M. Mazelier ont été publiées par la Nouvelle Revue de Bretagne, Nov.-Déc. 1951, pp. 435-446 ; Janv.-Fév. 1952, pp. 50-62. Je me permets de remercier ici le CF. Henri-Charles Rulon qui a bien voulu offrir gracieusement ces deux numéros actuellement introuvables.
4 Politiquement, le Tricastin faisait partie de l'ancien Dauphiné. Ethniquement et linguistiquement, il dépend de la Provence. L'ancien pays des Troubadours commence immédiatement au sud de Montélimar ; Donzère en est la première ville sur le Rhône. Aussi est-ce de préférence dans les pays de langue d'oc que s'établiront les Frères de l'Instruction Chrétienne de Valence.
5 Bulletin de l'Institut, t. XXII, pp. 225-226.
6 M. Courveille s'est présenté à l'évêché avec les titres de « Père Générale et de « Fondateur ». Ils donnent la clef des fameuses lettres dont il accompagnait sa signature et qui, jusqu'à présent, furent prises à tort pour des sigles. Partant d'une étude serrée des signatures de M. Courveille à Solesmes, les PP. Coste et Lessard sont arrivés de leur côté au même résultat. En attendant la publication de leur travail, voici les rectifications : f.d. = f(on) d(ateur) et non pas f(ratrum) director). P.S.G.L. = P(ère) S(upérieur) G(énéral) L et non pas P(atrum) S(uperior) G(eneralis) L(ugdunensium).
Cf. Bulletin, t. XXII, p. 95 et I. Cire, p. 143, note 1.
7 Vie du Père Champagnat, éd. 1931, p. 219 : « Au moment même où le gouvernement refusait d'autoriser l'Institut, le P. Champagnat, par des circonstances toutes providentielles, fit connaissance avec M. l'abbé Mazelier…».
8 Circ, des Sup. Gén., t. I, p. 476, lettre de M. Mazelier au P. Champagnat, en date du 26 mai 1835.
9 Chronologie Mariste, éd. 1917, p. 13. Cire, des Sup. Gén., t. XIII, p. 447.
10 Circ, des Sup. Gén., t. I, p. 479.
11 Circ. des Sup. Gén., t. I, p. 191. Le F. Justin passa deux années à Saint-Paul : 1835-1836 et 1836-1837. En automne 1837, il fondait l'établissement de Perreux. Il mourut en 1838, favorisé d'une apparition de la Sainte Vierge (cf. Vie du Père Champagnat, 1931, p. 384 et Biographie, 192,, p. 338). Dans la note 3 de cette dernière page le F. Jean-Baptiste indique à tort 1820 et Saint-Just-en-Doizieux comme date et lieu de naissance ; il faut rectifier par 1815 et Lavalla.
12 Biographies, 1924, p. 140.
13 Circ, des Sup. Gén., t. I, p. 480.
14 Ce maître-autel existe toujours dans la cathédrale, mais il a été relégué dans le bas-côté nord pour servir de chapelle à la Sainte Vierge depuis 1875. Il date de 1663 et constitue une belle œuvre de style baroque, en bois doré. Aux deux extrémités on voyait des anges adorateurs. Au-dessus du tabernacle, il y avait la Vierge de l'Assomption, le regard et le bras droit tendus vers le ciel, le bras gauche (actuellement mutilé) abaissé vers la terre. Cette statue, également en bois doré, trône aujourd'hui, isolée, dans l'abside. Le devant de l'autel est orné des profils» à l'antique» de Marie et de saint Paul, patrons de la cathédrale. C'est sur cet autel que le P. Champagnat disait sa messe durant ses séjours dans le Tricastin.
15 Quel étonnement pour le Bienheureux Fondateur s'il revenait un dimanche à Saint-Paul ! Il verrait les stalles des chanoines, déplacées dans le chœur, occupées par des Frères des cinq continents ! Il entendrait commenter la grand-messe par un Frère du Brésil Central et un autre de l'ancien Congo belge !
16 Par l'Avignonnais Charles Boisselin. Le Frère Abile en est l'organiste suppléant.
17 En 1897, murettes et grilles furent enlevées.
18 On suppose que le personnage, couronné de l'aigle du Saint Empire Romain-Germanique, soit l'empereur Lothaire I (795-855), bienfaiteur avec Charlemagne de la cathédrale précédant l'actuelle qui est de la fin du XI° ou du début du XII° siècle.