Un Educateur: le V. M. Champagnat

15/Oct/2010

Les lecteurs du Bulletin réserveront certainement un chaleureux accueil aux pages que leur dédie le cher Frère Léon-Stanislas, directeur de l'École normale d'Arlon (Belgique), à l'occasion du centenaire de la mort de notre Vénérable Père Fondateur.

 

Instruction. Éducation. — La littérature pédagogique de ces dernières décades est à peu près unanime à opposer et à préférer l'éducation à l'instruction, la formation du caractère et de la volonté à la culture purement intellectuelle et scientifique. Les pédagogues actuels sont d'accord pour réagir contre la conception naturaliste de l'éducation, conception issue du philosophisme du XVIII° siècle, et portée à son point culminant par le scientisme du XIX° siècle, qui prétend rendre l'homme meilleur uniquement en l'instruisant. Enthousiasmés par le développement extraordinaire des sciences physiques et biologiques, heureux de se débarrasser à bon compte du dogme catholique et de la morale trop peu commode qui l'accompagne, les apôtres du scientisme avaient mis tout leur espoir dans la science. C'était elle désormais qui allait résoudre tous les problèmes de la vie…, elle qui rédigerait les credo de l'avenir…, elle qui allait dire le dernier mot de l'énigme humaine… Et voici que les années se passent… La science n'a rien résolu, elle n'a pas encore dit le dernier mot de l'énigme, elle ne le dira jamais… Et voici qu'en creusant plus à fond, les savants ont heurté partout le roc de la foi catholique qui, loin de s'ébranler, n'en est resté que plus solidement assis sur sa base. « La science a fait banqueroute », selon l'expression de Brunetière… La morale soi-disant scientifique a formé des générations en détresse sur la mer de ce monde, des hommes désemparés devant les grands problèmes de la vie. « Instruire, c'est éduquer », avait-on dit. La réalité est venue démentir cette orgueilleuse prétention. Socrate lui-même s'était déjà laissé prendre à cette formule traîtresse ; non, il ne suffit pas de connaître le bien pour le pratiquer.

Et alors, à l'aurore du XX° siècle est venue la réaction. Elle était inévitable ; elle était dans l'ordre naturel des choses. Action trop violente dans un sens appelle forcément une réaction pour rétablir l'équilibre. C'est à ce moment qu'ont surgi les Fœrster, les Lindworski, les Payot, les Dewey, les Willmann, d'autres encore… Ils ont mené le bon combat contre le scientisme pédagogique, et ont remis à l'avant-plan des préoccupations scolaires, les valeurs spécifiquement humaines, les biens d'ordre supérieur que constituent la formation de la volonté, l'éducation morale. Sans mépriser ni même amoindrir la culture intellectuelle, ils ont exigé que l'on formât tout d'abord le cœur et le caractère, que l'on envisageât l'homme dans sa vie intégrale et non plus dans un unilatéralisme aussi étroit que malfaisant. « Formez d'abord l'homme, dira l'un d'eux, et le reste vous sera donné par surcroît. »

C'est dans des circonstances analogues à celles créées par le naturalisme scientiste qu'apparaît l'homme de Dieu dont il est question dans ces lignes : le Vénérable Marcellin Champagnat.

 

Siècle de l'encyclopédie. — Le XVIII° siècle, le « siècle des lumières », qui, selon le mot de Kant, « avait rendu l'homme majeur », venait de s'éteindre sur un immense tableau de ruines et de sang. Le philosophisme avait bien terminé son œuvre : tel un Moloch, il avait dévoré ses propres enfants. Athée dans son aristocratie, il voulait un vague déisme pour maintenir le peuple dans la sujétion. Dieu existait encore, mais on l'avait relégué bien haut dans son ciel… trop haut pour s'occuper encore de l'humanité. Le rationalisme religieux avait envahi la société. La déesse Raison avait remplacé le Dieu de l'Eucharistie sur l'autel de Notre-Dame de Paris. Bref, le laïcisme venait de naître. L'individu est autonome. L'homme est un appareil à penser ; il doit savoir juger par lui-même. L'ignorance est le péché originel. C'est le siècle de l'encyclopédie : on vulgarise les sciences et on crée l'école populaire pour les faire pénétrer dans la masse. Instruire, c'est éduquer : ouvrir une école, c'est fermer une prison. L'intellectualisme bat son plein. La religion n'est plus qu'un anachronisme. Renan pourra dire plus tard : « La science est la religion des temps nouveaux » ; c'est donc elle qui dictera désormais ses dogmes à l'humanité.

 

Marcellin Champagnat. — C'est à cette époque « où les âmes n'étaient plus de mode », selon l'expression de James, où l'ignorance religieuse était à son comble, et où le scepticisme était de bon ton, même à la campagne, que Marcellin Champagnat commence son ministère. Pauvre vicaire d'une paroisse de 2.000 âmes, dont les hameaux sont disséminés dans les gorges du mont Pilat, sans autres ressources que son inébranlable confiance en Dieu, il entreprend de réformer les mœurs des habitants de Lavalla. Les enfants surtout sont l'objet de ses meilleurs soins. Bientôt, il fonde un institut de religieux enseignants qu'il anime de son souffle et à qui il laissera en héritage son immense amour pour les enfants.

Certes, on ne pourrait dire qu'il fut un célèbre bâtisseur de système pédagogique. Ses ouvrages n'ont point encombré les librairies, ses théories n'ont point conquis les cerveaux, ses hypothèses n'ont pas retenti à travers le monde… Non, mais il a fait mieux et plus grand que tout cela : il a communiqué son esprit à des milliers de fidèles disciples : il les a envoyés aux quatre coins du monde…, leur donnant le mot d'ordre du divin Sauveur lui-même : « Laissez venir à moi les petits enfants. » Son œuvre a été avant tout une œuvre d'amour. Si son nom n'est pas écrit sur les volumes poussiéreux des bibliothèques universitaires, il est gravé dans les cœurs des 150.000 élèves qu'abritent aujourd'hui ses écoles.

 

Ses traits psychologiques. — Avant de parler de son œuvre, voyons l'homme, voyons quelques traits de sa psychologie profonde.

Il était intelligent… Cette affirmation surprendra peut-être l'un ou l'autre de nos lecteurs. Ses biographes, en effet, nous apprennent que « le Père Champagnat n'était pas un aigle, que ses talents étaient très médiocres… » (Mgr Laveille, p. 350). Ils nous parlent de sa mémoire rétive, de ses difficultés pour apprendre à lire, pour s'initier à la grammaire, au latin… Ils nous apprennent que M. Arnaud, son beau-frère, le jugeait inapte à l'étude… et que les commères du Rosey, en apprenant qu'il songeait à la prêtrise, s'en allèrent, disant : « Si celui-là réussit, il y en aura bien d'autres… » Puis ce furent le supérieur et les professeurs de Verrières qui lui donnèrent le conseil de se retirer…

Voilà bien des avis concordants… Tous paraissent unanimes à constater une intelligence bornée, une déficience sérieuse au point de vue aptitude pour acquérir la science. Et cependant, nous maintenons notre dire : le Père Champagnat était intelligent, très intelligent.

Ne confondons pas, intelligence et instruction, capacité de penser et succès scolaires. Au moment de commencer ses études primaires, Marcellin Champagnat était un arriéré pédagogique, non un déficient de l'intelligence. Élevé à la campagne, à une époque de troubles, il n'avait pas fréquenté l'école. A quinze ans, on le confie à son beau-frère : les progrès sont lents, malgré les efforts et la ténacité de l'élève… L'intelligence paraît fruste, et la mémoire est rétive. Mais on peut se demander si l'enseignement de l'époque, et celui de M. Arnaud en particulier, était fait pour ouvrir une intelligence restée jusque-là étrangère à tout savoir livresque. Quelles méthodes suivait-on ? Que faisait-on apprendre ?… Faisait-on observer, penser, parler ?… Ne s'agissait-il pas uniquement ou peu s'en faut, d'apprendre des définitions et de réciter des formules ?…

Et au Petit Séminaire de Verrières ?… Il y a là des « forts en thèmes », des premiers en latin, des têtes de classe… Marcellin ne se trouve pas parmi eux, du moins au début. Les études d'ailleurs, dans les premières années de la création du séminaire ne sont guère organisées et les élèves sont souvent laissés à leur propre initiative. Mais voici qu'arrivent des hommes de valeur, des hommes à la hauteur de leur tâche, des hommes qui savent ouvrir les intelligences et deviner les talents cachés. C'est M. Linossier, « l'esprit fin, très cultivé, d'un goût littéraire irréprochable, aussi apte au gouvernement qu'à la formation intellectuelle ». Il dresse des programmes mûrement étudiés, dirige ses jeunes professeurs et fait régner l'ordre… Puis, c'est M. Baron, le professeur de philosophie…, M. Grange, M. Chazelles, tous hommes distingués, capables de donner une culture de l'esprit en même temps que des formules scientifiques.

Sous leur direction, l'élève Champagnat se développe, il franchit les étapes et comble les lacunes… Malgré tout, il redouble sa rhétorique, mais le biographe qui, jusqu'ici nous a laissés sous une impression pénible, nous apprend que « notre écolier retenait avec une admirable ténacité les notions laborieusement acquises et les exposait avec une parfaite netteté ». Dès ce moment déjà, on devine en lui « un catéchiste de premier ordre » (Laveille, p. 34). Et le même auteur parle de l'adulation qui allait aux élèves « censés » intelligents et du dédain qu'on avait pour les modestes, les vrais intelligents, semble-t-il dire… Marcellin était de ceux-là.

A Lyon, au Grand Séminaire, il passe de nouveau pour une intelligence médiocre, à côté d'étudiants « épris de vastes connaissances ou de beau langage ». Connaître beaucoup de choses et avoir un beau parler, voilà de grands moyens de succès… aux examens. Ces élèves étaient brillants, ils étaient premiers de cours… Mais avaient-ils la profondeur et la sureté de jugement dont fera preuve leur modeste condisciple ? Sont-ils restés premiers dans la vie ? Ont-ils eu cette immense influence qu'a exercée l'humble campagnard qu'ils dédaignaient ?… Sans doute y avait-il chez ce dernier autre chose que l'intelligence, il y avait une énergie indomptable de caractère et de volonté, il y avait la prière et la grâce de Dieu…, mais il y avait aussi un grand bon sens et une belle intelligence… Cette intelligence ne brillait guère dans les examens, elle brillera d'autant mieux dans la vie.

Oui, dans la vie… car c'est là que Marcellin va donner toute sa mesure. C'est au pied du mur qu'on voit le maçon. Ce mur, c'est Lavalla dont il rénove en peu d'années la vie religieuse… ce sont les jeunes campagnards qu'il réunit…, sans lettres et sans ressources, et dont il fera des éducateurs de choix…, ce sont les constructions qui s'élèvent, sans argent…, ce sont les fondations d'écoles qui se multiplient, malgré les contradictions ; ce sont les vocations qui surgissent…, ferventes, nombreuses, malgré la pauvreté extrême, malgré les privations, malgré les persécutions…

Puis, ce sont les fondations lointaines, c'est la sage direction de ses Frères, c'est la forte organisation de son Institut, ce sont les règles qui s'élaborent, les méthodes d'enseignement qui se rajeunissent, les conférences religieuses et pédagogiques qu'il donne à ses Frères…, ce sont mille autres nécessités auxquelles il doit faire face et ce sont de multiples problèmes de tous ordres qu'il se voit obligé de résoudre…

Et le voilà l'élève médiocre de Verrières !… Le voilà l'inapte aux études de M. Arnaud ! Mais, est-ce bien médiocre, est-ce bien inapte qu'il faut dire ?… Quoiqu'il en soit, si Marcellin fut un temps dernier de classe, il resta toujours premier dans la vie. Et il l'est encore dans son éternité…

Sa mémoire fut-elle « rétive » ? On l'a cru au cours de ses études, de ses études dans les livres, bien entendu…, là où il fallait retenir des mots et entasser des formules. Mais il y a autre chose que la mémoire des textes ; il y a la mémoire logique… Il y a la mémoire de l'homme qui observe des faits et les compare, qui s'observe lui-même et observe les autres, qui profite de l'expérience et élargit ses idées… Il y a la mémoire de l'homme qui écoute et réfléchit…, qui lit et médite…, qui voit se dérouler la vie et tient note de ce qu'elle lui apprend. Et sous tous ces rapports, l'abbé Champagnat était bien servi. Cet homme, à la mémoire si rétive, paraît-il, a lu et retenu énormément de choses…, sinon comment, malgré un labeur matériel considérable, malgré des soucis nombreux et sans cesse renaissants, malgré les occupations absorbantes de son ministère paroissial d'abord, du gouvernement de sa congrégation ensuite…, comment aurait-il pu acquérir des connaissances si profondes… et du cœur humain et de l'ascèse chrétienne et de la science pédagogique de son temps ? Ses instructions sont émaillées de traits historiques et de citations d'auteurs. Les règles qu'il établit prouvent une étude à fond des nécessités de la vie religieuse, tandis que les avis qu'il donne au hasard des besoins sont conformes à la plus saine théologie… Il lit et il étudie…, mais nous savons que son activité intellectuelle était réduite à chaque instant par mille préoccupations matérielles. S'il n'avait été admirablement pourvu d'intelligence et de mémoire, comment aurait-il pu faire face à des besoins si divers ?…

Concluons ces premières considérations… Celui que nous vénérons comme notre Père et Fondateur fut loin d'être une espèce de minus habens… Il fut au contraire un bien doué, un « mieux doué ».

(A suivre.)

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