Circulaires 383

Basilio Rueda

1975-05-30

Préface
Préambule
I - CONSTATATIONS
A - L'éclipse de l'obéissance
1) - L'obéissance est une valeur qui s'est perdue .
a) Certains n'ont qu'à reformuler leur idée de l'obéis¬sance
b) D'autres religieux ont complètement perdu le sens de l'obéissance
c) Un troisième groupe veut une vraie nouvelle valeur
2) - Pourquoi l'obéissance s'est-elle perdue?
3) - Quelle obéissance retrouver?
B - Eclaircissement préalable
1) - L'obéissance n'est pas un concept univoque .
2) - C'est un concept analogue

II - JALONS POUR UNE THEOLOGIE BIBLIQUE DE L'OBEISSANCE
A - Le christianisme est une religion d'amour
B - Il faut croire pour de bon que la volonté de Dieu existe
1) - Refaire en fonction de l'amour la lecture de tout .
2) - Prendre au sérieux la volonté de Dieu
3) - Il faut être passionné pour la volonté de Dieu . .
C - La volonté de Dieu ne se présente pas toujours de façon claire
D - Dieu nous veut sauvés et sauveurs
E - Volonté humaine et volonté surnaturelle . . . .
F - Ligne historique de l'obéissance
1) - Le mystère de l'obéissance dans la Bible
2) - Implications pour la vie chrétienne

III - LOIS INTRINSEQUES DU MYSTERE DE L'OBEISSANCE . .
A - La loi fondamentale est Jésus
B - Les lois de l'obéissance évangélique
1) - Jésus est modèle et source de l'obéissance
2) - Mais il y a des différences entre le Christ et les Chrétiens
a). Jésus sait toujours ce que veut le Père
b). Jésus veut toujours ce que veut le Père
c). Il le veut avec une grande intensité d'amour
. Pour nous il y a besoin d'un médiateur
. Personne ne peut dire: je me suffis
. La médiateur ne peut être quelconque
3) - Il faut tenir compte du poids de l'expérience humaine et de l'immanence humaine
4) - La médiation dont nous parlons ne peut être que d'ordre chrétien
5) - Médiation à la mesure de la personne
a) - L'Eglise est interprète légitime
b) - Mais sa médiation peut être trop loin de moi
c) - La vouloir ouverte mais réaliste .
d) - Le moyen: une Eglise éprise de la Parole de Dieu
e) - Même s'il y a plusieurs échos de la même Parole
f) - La soif de la Parole chez celui qui cherche . .
g) - ... peut exiger médiation plus étroite
6) - Volonté de Dieu intelligemment transmise .
a) - Vivre en contact avec le cœur de Dieu
b) - Ne pas avoir d'idées préfabriquées
7) - Un régime plus dense de qualification de la médiation
a) - Vouloir la médiation
b) - La vouloir en restant actif et critique
c) - La conscience du besoin de médiation suit un cheminement
d) - Rôles du directeur spirituel et du supérieur .
e) - Les nuances varient mais l'essentiel est clair .
8) - Toute obéissance chrétienne est consacrée
9) - Mais la consécration religieuse est une nuance privilégiée de l'obéissance chrétienne

IV - CONSEQUENCES FONDAMENTALES DE L'OBEISSANCE CONSACRES
I) - On ne peut pas sacraliser n'importe quel genre d'obéissance
2) - Une « métanoia » s'impose dans ce but
3) - Pluralisme des formes de l'obéissance
4) - Ne pas confondre signes des temps et modes . .

V - EXERCICE PRATIQUE DE L'OBEISSANCE
1) - Situation spéciale du religieux face à la médiation de l'Eglise
2) - Médiation et compte de conscience
3) - Base essentielle pour la mise en acte du vœu d'obéissance
4) - Exigences dérivées de là pour le religieux .
a). Trouver un médiateur authentique .
b). Qui puisse réellement exercer sa médiation .
c). Mais dont on ne prétend pas qu'il soit parfait
5) - Qualités de base du médiateur
a). Accueil de la volonté de Dieu
b). Connaturalité avec le plan de Dieu
c). Capacité mystagogique et psychologique
6) - Les risques de la médiation
7) - Importance du dialogue pour le Supérieur, chaque Frère et la Communauté
a). Maturité humaine
b). Degré de sincérité (ou de mensonge)

VI - QUESTIONS COMPLEMENTAIRES
A - Deux grands ordres d'obéissance
1) - Ordre de la sociabilité
a). Besoin de quelques moyens de décision
b). Besoin d'une sorte d'infrastructure humaine . .
c). Ne pas confondre structures et valeurs
d). Décisions sans rapport avec la volonté de Dieu .
e). Il faut éviter l'usure à la communauté
2) - Ordre de la grâce
B - Deux grandes manières de pratiquer l'obéissance
1) - Obéissance ascétique
2) - Obéissance pastorale
C - Quelques problèmes de l'obéissance
1) - Les antinomies entre les genres d'obéissance
2) - Croissance dans l'obéissance
3) - Jeu des autorités subordonnées
4) - Liberté et obéissance
D - Exercice collégial de l'obéissance
a) - Fonction de la subsidiarité
b) - Fonction de la centralisation
c) - Fonction de la décentralisation
d) - Médiation extensive
e) - La question à poser toujours
f) - Des choses réservées au Supérieur
Conclusion

APPENDICE
Le rôle de la communauté
A - Les faits
1) Des communautés veulent aider leurs membres
2) Chacun se sentant responsable des autres .
3) Des communautés veulent vivre sans Supérieur
4) Il faut élargir l'horizon des communautés
5) Il y a abandon de l'autorité personnelle
B - Une question
A la place du Supérieur ou avec le Supérieur?
C - Limites du rôle de la communauté
1) Le consensus n'est pas la volonté de Dieu
2) Le bien commun de la communauté et la dynamique de groupe ne sont pas toute la volonté de Dieu
3) Chacun a son don particulier pour la communauté .
4) Il est difficile à la communauté seule de déterminer les options pour chacun
5) Il est difficile à chacun de s'ouvrir à tout un groupe
D - L'utopie
E - Raisons de s'engager quand même: signe plus visible . .
F - Pourquoi plus visible?
1) On obéit à plus de médiateurs
2) Cela crée une pastorale dynamique
3) Cela fait croître chacun et forme des médiateurs . .
4) C'est vraiment la pré-eschatologie
G - Situation actuelle
H - Conclusions
1) Tenir compte des difficultés
2) Eduquer
3) Que le Supérieur joue le jeu
Renvois

383

75.1

L’OBEISSANCE.

N.B. : Cette circulaire, comme celle sur la Prière, est rédigée à partir d’une série de conférences du Frère Supérieur Général, qui a contrôlé le texte et donné son accord. (Note de la Rédaction).

                        Circulaire du 30 mai 1975

EN GUISE DE PREFACE

Ces pages sont l’aboutissement de longues années de réflexion sur le mystère de l’obéissance. Oui, j’ai longuement mûri ce que je vais dire, d’abord comme simple religieux, et puis comme membre du Monde Meilleur travaillant en Eglise, dans bien des pays et pour bien des familles religieuses, et enfin comme Supérieur général des Frères Maristes.

Peu à peu j’ai découvert le rôle capital de l’obéissance à l’intérieur du mystère du salut, et le besoin d’un renouveau qui ne soit pas seulement d’ordre structurel et pratique, mais vraiment charismatique.

Depuis que la circulaire a été rédigée, j’ai eu aussi, avant d’écrire cette préface, le temps de lire quelques-uns des livres et des articles récents sur l’obéissance et j’en retire la double impression suivante :

– plusieurs auteurs, en disant renouveau de l’obéissance traitent du renouveau de l’autorité, ce qui d’ailleurs a son importance ;

– mais quand ils essaient de bien situer l’obéissance charismatique et de la comparer aux autres conseils évangéliques, ils pensent à une obéissance organisée et codifiée et pas assez, me semble-t-il, à ce qui est le cœur même de l’obéissance.

Ce cœur c’est la passion de faire la volonté de Dieu, de laisser toute la place à cette volonté. Cela suppose donc le renoncement à tout projet personnel préalable à cette volonté, et la mise en œuvre, pour la découvrir et la faire, des moyens réalistes que sont la prière et la médiation d’un autre.

Il me semble que ces auteurs sont très conditionnés par le considérable rétrécissement actuel du champ de l’obéissance ; par les erreurs et abus de l’autorité, et par suite leur vision de l’obéissance ne va plus au fond du mystère, ne sait plus découvrir que notre obéissance est d’abord chrétienne, avant d’être ecclésiale et religieuse.

Plus encore. Ils trouvent beaucoup de difficultés à fonder l’obéissance religieuse comme vrai conseil évangélique, et quand ils y réussissent ils lui attribuent une importance moindre qu’à la pauvreté ou à la virginité.

Bien sûr, du point de vue où ils se placent ils ont raison, parce que la vie virginale et le détachement de tous les biens pour les donner aux pauvres et suivre le Christ sont des gestes tangibles et radicaux. Ces gestes rendent visibles les réalités du Royaume, et, pour la virginité, anticipent le mode d’aimer qui sera celui de l’éternité. Tout cela est très vrai, mais si l’obéissance, à côté, fait figure de parent pauvre, c’est parce qu’elle n’a pas trouvé toute sa vérité et n’apparaît que comme la soumission à un Supérieur selon un ordre constitutionnel.

On oublie qu’elle est orientée (dans la limite humaine du possible) vers le service intégral d’une recherche et d’une découverte de la volonté divine, d’une volonté divine qui devient la substance même de la vie (« J’ai une nourriture que vous ne connaissez pas »). Et cela veut dire deux choses :

a) L’obéissance est vraiment signe que le Royaume est présent puisque quelqu’un se déclare totalement disponible au vouloir d’un autre qui est Dieu. Un tel acte d’oubli de soi et de don de soi n’est pas moins radical que la virginité ou la pauvreté.

b) On peut d’ailleurs dire qu’il y a ici plus qu’un conseil : quelque chose d’essentiel à la vie chrétienne et donc à la vie religieuse. Le Christ n’est pas concevable hors d’une obéissance parfaite au Père. Il y a donc là aussi l’idéal de la condition du chrétien.

C’est dire que le renouveau de l’obéissance n’est pas seulement un élément de renouveau ; c’est vraiment la pierre de touche qui permettra de juger si le renouveau de Vatican II est authentique ou frelaté.

Partir en guerre contre les abus de l’autorité est un peu simpliste. Les panneaux de cette contestation sont un peu jaunis. Plutôt que d’entretenir une ardeur inutile contre un ennemi en voie de disparition, on ferait mieux de se réveiller à la réalité et de lire le journal de la vie. On y devinerait peut-être qu’une nouvelle forme de médiation peut naître sous le souffle de l’Esprit.

Si d’ailleurs on persévère à vouloir ressasser les vieux slogans contre l’autoritarisme, je dirai qu’il faut au moins nuancer. Aujourd’hui, quand l’autorité pèche une fois par excès, elle pèche dix fois par défaut. Mais il sera plus parlant de citer une conversation que j’ai eue avec un Frère assez jeune, mais très à même de bien juger une situation.

– «Frère Supérieur, on dit que vous préparez une circulaire sur l’obéissance. Direz-vous quelque chose sur les difficultés incroyables que rencontre un Supérieur après Vatican II ? ».

– « Non. Il n’y a rien de ce genre, et je n’y ai même pas songé. Au contraire, la circulaire va peut-être souligner plus encore les exigences pour les Supérieurs du nouveau genre d’obéissance ».

– « C’est dommage, car la possibilité de gouverner est un problème troublant en maintes congrégations. En effet et l’autorité connaît l’échec ou même la faillite ; et des religieux commettent des fautes graves contre la charité en prétendant travailler pour l’unité et la charité.

Voici par exemple ce qui se passe dans notre Province. Parmi le petit nombre de ceux qui pouvaient accomplir le service de l’autorité, un premier groupe s’est tout simplement dérobé. D’autres ont accepté en tâchant de faire loyalement leur devoir, sans recherche de facile popularité. Et ils ont en effet perdu toute popularité. Le pire, c’est qu’au Conseil Provincial nous avions dû exiger d’eux qu’ils se sacrifient en acceptant la charge, et ils avaient accepté vraiment en esprit de service et d’obéissance. Or plus tard nous avons dû leur demander de se sacrifier de nouveau, en acceptant de démissionner ; au fond, parce qu’ils annonçaient sans lâcheté l’Evangile du Seigneur à leur communauté. Un troisième groupe a accepté la charge mais a eu tôt fait d’adopter une politique de facilité, fermant les yeux sur les abus plutôt que d’avoir des ennuis. Enfin il y en a quelques-uns qui ont réussi et à être fidèles aux devoirs évangéliques de leur charge, et à se faire accepter ».

Cette analyse réaliste m’a bien fait réfléchir. En cherchant le renouveau d’une autorité si malmenée, il ne faut ni démolir nos meilleurs hommes, ni laisser s’établir, sous prétexte de renouveau, des styles de vie religieuse qui ne sont plus ni sel, ni levain. Il faut bien prendre garde surtout de ne pas annihiler toute capacité prophétique dans le Supérieur. Sans doute tout Supérieur qui souffre persécution ne souffre pas nécessairement cette persécution à cause de l’Evangile (ce peut être à cause de .ses propres erreurs), mais sans doute aussi tout Supérieur qui n’aura jamais connu ni contradiction ni critique sera difficilement un Supérieur vraiment évangélique.

Quoi qu’il en soit je vous fais part de mon expérience pour que cette question complexe ne reste pas à un niveau théorique. Il y a 8 ans que je suis Supérieur Général. Je crois avoir personnellement exercé l’autorité dans un esprit de service, sans jamais m’en sentir propriétaire et sans aucun désir de la conserver. Je puis dire que je n’ai pas du tout souffert de la solitude, comme s’en plaignent tant de Supérieurs qui disent avoir senti le vide se faire autour d’eux à la suite de leur nomination. Je n’ai ressenti aucune coupure d’avec mes Frères, ni manque d’affection de leur part.

Ce n’est donc pas par une réaction d’autodéfense que j’offre mon témoignage. Je crois simplement pouvoir dire que ma conception de l’obéissance, grâce aux efforts qui ont été faits parmi nous, pour changer l’image de l’autorité, cadre de mieux en mieux avec ce qu’a proposé Vatican Et j’affirme ceci : Ce qu’il faut faire, ce n’est pas d’abord transformer l’exercice de l’autorité, mais transformer ensemble l’exercice de la médiation et celui de l’obéissance.

Le Seigneur, la tradition et l’expérience ont donné un certain rôle au Supérieur à l’intérieur de l’Eglise et à l’intérieur de la communauté. Ce rôle est un rôle de coordination, d’animation et de médiation. Il ne s’agit surtout pas de supprimer ce rôle, mais de voir comment on peut mieux l’articuler, le rendre plus opérant par le dialogue créatif de chaque religieux et la collaboration médiatrice de la communauté.

Je traiterai dans un appendice ce rôle de la communauté qui, non seulement peut devenir capable de découvrir le bien commun, mais aussi être un lieu de rencontre, de médiation et de réconciliation avec la volonté du Père. 

Mes Chers Frères,

Voici donc cette circulaire sur l’obéissance. Je voulais la faire passer avant celle de la prière. Mais je me rendais compte qu’en abordant ce sujet sans vous avoir, au préalable, alerté un peu sur le problème de la prière afin de provoquer au moins un début de rénovation, je pouvais faire plus de mal que de bien.

Ce que je vais dire me semble solide. Certains progressistes cependant seront heurtés parce que le vent du progressisme ne souffle pas souvent dans le sens de l’obéissance ; certains qui s’accrochaient à l’obéissance comme à un bastion, seront eux aussi déçus et diront : « Vraiment nous nous faisions une autre idée de l’obéissance ».

Je voudrais dire à ces derniers que je n’ai pas a moindre envie de donner à la Congrégation une nourriture qui ne serait pas bienfaisante ; mais je ne suis pas maître de l’usage qu’on fera de cette circulaire : partial, ou intéressé, ou même nuisible. A la grâce de Dieu ! Je vous propose comme titre :

Vers une redécouverte et une réalisation maximale de l’obéissance consacrée.  

I — CONSTATATIONS.

A — ECLIPSE DE L’OBÉISSANCE.

1. L’obéissance est une valeur qui s’est perdue.

 Je ne vais pas partir d’une théorie, mais d’une réalité que j’ai observée dans les diverses Provinces.

Je peux dire que j’ai connu des Frères qui ont été formés selon une obéissance très stricte, qui voyaient vraiment dans toute la règle l’expression de la volonté de Dieu pour chaque jour et, dans le moindre désir du Supérieur, l’expression aussi de cette volonté. Et certains d’entre eux avaient trouvé là un chemin remarquable de sérénité, de réalisme, d’équilibre. Dans cette exigence constante du détail, à laquelle, vous le savez, le Père Champagnat tenait tant, ils avaient trouvé le détachement d’eux-mêmes, et une humilité et une douceur assez extraordinaires.

Je ne puis m’empêcher de citer ici le cas de Frère Michel-Antoine dont une biographie a été rédigée dans le Bulletin de l’Institut (Vol. 28, p. 364).

Ce Frère, né dans la religion orthodoxe, avait dû, pour devenir catholique et Frère mariste, affronter la colère d’un oncle violemment hostile à cette conversion et qui le menaçait de la police. Il allait devenir la cheville ouvrière du secteur grec, être un éminent professeur, spécialiste de l’histoire de l’art, et tellement estimé des familles catholiques et orthodoxes que la cathédrale St. Denis d’Athènes devait être trop petite pour contenir la foule qui assistait à ses funérailles le 1ieroctobre 1969.

Mais ce Frère avait une âme d’enfant et le Père Borboux qui avait entendu une de ses dernières confessions, pouvait me dire : « Cet homme vit déjà dans le ciel ». Nous avions eu une retraite d’animation pour la Grèce et j’avais développé, sur l’obéissance, quelques-unes des idées que vous trouverez ; ci-après. Frère Michel-Antoine vint me trouver et me dit : « Je comprends les considérations que vous avez faites, mais l’appel que je sens en moi est différent. Mon idéal a toujours été d’obéir aveuglément comme un enfant totalement confiant dans les bras de Dieu son Père ». Sans hésitation je lui répondis : « C’est bien là en effet un appel authentique. Ce n’est pas la norme générale, mais il y a des personnes à qui l’Esprit-Saint demande d’être signes d’un abandon total, de renoncer à tout projet personnel pour être seulement à l’écoute de Dieu sans discussion aucune. Continuez votre chemin ».

Il me demanda encore s’il pouvait me rendre quelque service. Et je lui dis que je serais très heureux d’avoir par écrit le dialogue que nous avions eu ensemble et la conférence que le Père Borboux avait faite sur la Vierge Marie.

Ce fut son dernier acte d’obéissance. Il eut le temps de rédiger les deux textes, de les mettre à la poste et quelques heures après il mourait, ayant accompli jusqu’au bout, jour par jour, la volonté de Dieu.

Mais, mis à part des hommes de cette trempe, je crois qu’il faut répartir nos religieux en trois groupes d’attitudes face à l’obéissance.

a) Certains n’ont qu’à reformuler leur idée de l’obéissance. Ils sont restés fidèles. L’obéissance veut vraiment dire quelque chose pour eux, mais elle est plutôt rangée sur le rayon des petites vertus, dont la pratique coûte bien quelque effort, mais si rarement ! Et pour dire toute la vérité, est-elle plus astreignante que l’obéissance de l’homme moyennement bien marié et moyennement bien placé dans sa vie professionnelle ?

Disons que c’est une vertu un peu obscure, dont on apprenait au noviciat qu’elle était la base du vœu le plus exigeant, sans jamais avoir bien cru à cette théorie.

Ce groupe de Frères doit comprendre qu’il a seulement à découvrir une nouvelle dimension de l’obéissance, à la lumière d’une théologie devenue plus biblique et d’une psychologie devenue une vraie science et dont il faut tenir compte.

b) Un deuxième groupe de religieux a complètement perdu le sens de l’obéissance, et cela peut avoir une double origine. Ou bien on a cessé de la pratiquer, et ensuite la valeur elle-même s’est vidée de son contenu ; ou bien on a perdu la foi en l’obéissance et on en a abandonné la pratique.

Dans l’un et l’autre cas, la cohérence invite à changer la formulation du vœu. De même que les Français sentent la nécessité de changer les paroles de leur hymne national qui les encourage à la guerre, alors qu’ils n’ont plus du tout envie de faire la guerre ; de même ces religieux, en faisant leur vœu, se sentent dans une sorte de contexte folklorique comme s’ils prononçaient une formule dans un dialecte moyenâgeux qu’ils ne comprennent plus.

c) Un troisième groupe, sérieux et fervent, trouve, lui, que l’obéissance c’est trop simple, trop flou ; qu’il ne faut pas laisser cette obéissance au niveau des nuages, mais l’obliger à s’incarner.

Plus qu’obéissance, ils pensent médiation et veulent la volonté de Dieu de façon radicale. S’ils veulent former de petites communautés, ce n’est pas (comme d’autres) pour agir à leur guise, c’est au contraire pour être continuellement les uns à l’égard des autres, médiateurs de la volonté de Dieu, pour s’entraîner réciproquement à un dépassement constant.

Dans tous ces cas, il y a, ou il doit y avoir, une recherche du sens, car on ne peut plus faire en public une comédie à laquelle on convoque des parents et des amis pour maintenir le principe d’un folklore religieux.

Essayons de nous poser quelques questions concrètes :

– Dans ma communauté, quel rôle joue le Supérieur ?

– Est-il vraiment coordinateur ?

– Ou seulement administrateur ?

– Quel rôle lui fait-on jouer ?

– Révèle-t-il les exigences évangéliques et peut-il même les révéler ?

– Au Conseil Général par exemple, est-ce un discernement évangélique qui nous est demandé dans les délibérations des Provinces ? ou seulement un acte administratif ?

Comme dit Mgr Riobé (1) : « Pourquoi nos différents conseils ressemblent-ils plus à des conseils d’administration qu’à des communautés de croyants qui scrutent les signes des temps ? ».

Il y a donc vraiment lieu de penser à une nouvelle formulation et à une nouvelle pratique de l’obéissance. Le Supérieur en effet se trouve affronté non seulement à de nouvelles questions dont il pourrait se dire qu’elles sont stimulantes pour l’esprit et qu’elles le maintiennent en forme intellectuellement, mais à de nouvelles attitudes (par exemple à des refus pratiques d’obéir) devant lesquelles il doit trouver, lui aussi, une réponse nouvelle sérieuse et évangélique, sous peine de « craquer » psychologiquement ou même spirituellement.

 2. Pourquoi l’obéissance s’est-elle perdue ?

 Quelque chose s’est donc passé, et là-dessus les explications foisonnent. Je ne m’attarderai pas trop à cette analyse des causes, car je suis préoccupé plus de l’avenir que du passé. Ce n’est pas seulement l’obéissance religieuse qui a été touchée. L’obéissance militaire a été très secouée par la dernière guerre et les 30 ans qui l’ont suivie. On a vu qu’une certaine obéissance aveugle avait mené aux plus grands crimes contre l’humanité, et y menait encore dans certains régimes totalitaires. Une rébellion de style Soljenitsyne sonnait le glas d’un certain patriotisme qui naguère justifiait toutes les soumissions.

On a eu tort sans doute d’assimiler certaines obéissances aveugles du monde religieux aux obéissances militaires qui s’étaient avérées criminelles, mais il faut bien admettre que tels ordres avaient pu être donnés au nom de l’obéissance religieuse qui n’étaient nullement justifiables au nom de l’Évangile.

Or lorsqu’une valeur est dénaturée, elle se venge un jour ou l’autre. Et alors, une erreur un peu grosse commise par un Supérieur qui a abusé de son autorité est montée en épingle, mise au pluriel, présentée comme un épouvantail. Ajoutez à cela le développement d’un certain naturalisme, qui veut rejeter tout fardeau ; et, presque du jour au lendemain, des principes de soumission qui avaient traversé des siècles sans difficulté, allaient être rejetés sous des prétextes variés.

Toutes les valeurs morales n’étaient pas perdues pour autant, et le sens moral de la nouvelle génération par exemple devenait plus aigu sur la justice, l’aide aux pauvres, etc. … Mais la valeur obéissance, telle qu’elle avait été conçue dans les siècles précédents, subissait une dévaluation irréparable. Si donc l’on veut maintenant envisager sa réévaluation, c’est, sous le même nom, à une autre réalité que l’on aura affaire.

 3. Quelle obéissance retrouver ?

Non, on ne va pas réévaluer n’importe quelle obéissance, car la mentalité moderne est devenue trop critique pour risquer une nouvelle banqueroute sur une valeur à laquelle on n’a plus confiance. On ne sacralisera plus un acte ou un geste vide, une forme sans contenu, un mot qui ne recouvre rien de solide. Le religieux, dans l’Eglise, est un témoin. Va-t-il être témoin en jouant une comédie ? Si notre vœu d’obéissance est du pharisaïsme, il tombe sous les attaques du Christ, et nous faisons partie de ces gens qui « ont enlevé la clef de la Science ». (Luc 11.52).

Il faut donc résolument mettre de côté ce qui serait seulement structure dépourvue de sens, ou geste purement symbolique, ou engagement qu’on ne veut pas tenir.

Et il faut aussi résolument inventer une obéissance qu’on puisse aimer, et qu’on veuille pratiquer, même si elle doit être d’une exigence qui paraît utopique.

Mais pour que cette option soit possible au niveau de l’Institut, il faut y engager des personnes qui se sentent appelées et disposées à suivre l’appel.

Il n’y a pas en effet à douter de cet appel. Il est dans la vie de Jésus, pour qui l’obéissance au Père est si essentielle. L’Eglise a laissé s’établir la vie religieuse parce qu’elle est, malgré ses déficiences et ses limites, porteuse de cet appel à la soumission au Père. Et il serait assez illogique qu’en une période de rénovation, une imitation de l’obéissance du Christ ne puisse être trouvée d’abord dans la vie religieuse. 

B — ÉCLAIRCISSEMENT PRÉALABLE.

 Avant d’aborder le problème je voudrais bien que nous nous mettions d’accord sur une difficulté de vocabulaire, car en employant le même mot obéissance, dix personnes peuvent avoir en vue dix réalités différentes.

1 — En philosophie on parle de concept univoque lorsqu’un mot ne suggère qu’une réalité. Par exemple si je dis : rouge, quelle que soit la forme des choses rouges auxquelles je veux penser, j’ai dans l’esprit une seule couleur précise.

2 — Il y a au contraire des concepts qui sont analogues. Le mot par lequel je les évoque recouvre des réalités très diverses. Quand je parle d’obéissance, s’agit-il d’obéissance civile ? contractuelle ? politique ? religieuse ? évangélique ? charismatique ? Et à l’intérieur d’une obéissance charismatique (pensez : charisme des Fondateurs) est-ce que je pense à une forme dominicaine ou bénédictine ?

L’obéissance d’un dominicain est à base de traditions démocratiques bolognaises du 12èmesiècle. L’obéissance d’un jésuite est beaucoup plus dans la ligne de la monarchie du 16èmesiècle. Celle d’un Institut séculier est de très haute valeur, mais il ne faut pas vouloir en faire celle des Frères Maristes. Si donc, même un théologien de grand renom me fait un discours sur l’obéissance, il doit faire attention de ne pas m’imposer le style d’obéissance de son Institut.

Les Pères du Désert peuvent me parler d’obéissance dans un sens, et Jean XXIII, en un tout autre sens ; par exemple dans le contexte de Pacem in Terris, il dit en effet : « Vu que le pouvoir de commander est tiré de l’ordre surnaturel et vient de Dieu, si ceux qui commandent le font contre cet ordre et contre la volonté de Dieu, ils n’ont plus le pouvoir d’obliger ». (Pacem in Terris, chap. II).

Sans doute les Pères du Désert eux-mêmes auraient contresigné ce texte, mais il était plutôt en dehors de leurs perspectives de formation de moines. Eux, ils pensaient obéissance charismatique orientée vers une vie contemplative, vers une conquête intérieure de l’homme, la domination des instincts : expérience qu’ont poursuivie et poursuivent encore depuis des millénaires tant de moines orientaux de diverses religions, et que vont même chercher aujourd’hui auprès des gourous tant de jeunes occidentaux. Dans cette optique, on peut envisager de faire planter des choux la tête en bas ou d’arroser un bâton planté en terre.

Jean XXIII au contraire s’adressait à des chrétiens qui avaient besoin de toutes leurs forces de réaction pour faire face à un monde devenu non-chrétien et à tendance inhumaine. (Pensez à tout l’univers concentrationnaire de beaucoup de pays marxistes et à la violence institutionnalisée de beaucoup de pays capitalistes). Là il faut une obéissance de style contestataire qui cherche infatigablement la justice.

On a pu ne pas voir la différence et, dans une période moins en crise que l’actuelle, certains maîtres des novices ont pu ne connaître qu’une conception de l’obéissance qui était assez proche de l’obéissance aveugle.

On a connu ensuite des réactions violentes contre « ces formateurs qui nous ont trompés misérablement ». Le maître des novices n’avait pourtant pas eu l’ombre d’un remords en faisant lire la Vie de S. Joseph de Cupertino, ou de S. Félix de Nicosie. Il aurait peut-être fallu qu’il fût un saint ou un génie pour sentir toute la gamme de nuances que recelait le terme obéissance. Et encore ! Autant blâmer le siècle précédent de n’avoir pas eu la télévision.

Quoi qu’il en soit, le passé est passé. Il faut prendre maintenant le problème tel qu’il est et envisager sérieusement un renouveau de l’obéissance.

II — JALONS POUR UNE THÉOLOGIE BIBLIQUE DE L’OBÉISSANCE

Mais il faut d’abord bien re-situer l’obéissance sur une base biblique avant de la proposer comme un idéal. Je vais donc essayer de disposer quelques jalons capables de nous guider dans notre recherche d’une nouvelle valeur d’obéissance.

A — LE CHRISTIANISME EST UNE RELIGION D’AMOUR.

Le christianisme n’est pas autre chose que le baiser d’amour historique que le Père donne à l’humanité en la personne de Jésus et qu’il prolonge ensuite par son Esprit. Le Père est amour, au point comme dit St Jean « qu’il nous a aimés jusqu’à envoyer son Fils en victime d’expiation pour nos péchés ». (1 Jean 4, 10). Et St Paul, à son tour : « Il m’a aimé et s’est livré pour moi ».

L’essence, le cœur, le tout du christianisme, c’est l’amour ; un amour qui bourgeonne un peu dans l’Ancien Testament, mais qui éclate en plénitude en Jésus-Christ. Cet amour du Père pour l’humanité va culminer dans une alliance totale — l’alliance en Jésus, l’alliance en l’Esprit-Saint — pour nous faire entrer au cœur de l’amour.

Toutes les vertus chrétiennes doivent donc être vues comme amour et à partir de l’amour. Il faudrait même dire par exemple : la prudence n’existe pas pour le chrétien. La prudence est une délicatesse de l’amour. L’obéissance n’existe pas pour le chrétien : elle est la manière amoureuse de faire ce qui plaît à la personne aimée. La virginité n’existe pas pour le chrétien : elle est simplement une canalisation de la potentialité sexuelle et affective qui est semée en notre corps, pour la diriger tout entière vers la rencontre avec le Père au long de la vie.

Il faut lire la volonté de Dieu avec le code de l’amour. Avec un autre code nous ne parlerons jamais d’obéissance chrétienne. Celui qui obéit, obéit par amour. Et si le Père a telle volonté à notre sujet c’est parce qu’il nous aime passionnément, même si cette volonté est crucifiante.

B — IL FAUT CROIRE POUR DE BON QUE LA VOLONTÉ DE DIEU EXISTE.

Dieu veut quelque chose à l’égard du inonde, à l’égard de l’histoire, à l’égard de nous-mêmes. Hélas ! Croit-on encore à la gloire de Dieu ? Celui qui dit encore : « ad majorem Dei gloriam » n’apparaît-il pas comme un être du passé qui n’a pas terminé son évolution — étant bien entendu que celui qui travaille à son épanouissement, lui, il l’a terminée ; son évolution !

Faute de bien comprendre cette volonté de Dieu, on dit des bêtises. On dit, par exemple, que dans le choix entre virginité et maternité divine, Marie aurait choisi la virginité. Cela part d’une conception de la virginité ayant un contenu en soi, quelque chose d’un peu magique comme pour les vestales chargées du feu sacré. Mais non ; Marie est avant tout la servante de Yahvé. Elle aime la virginité, par amour pour le Père. Si Dieu veut pour elle la virginité, elle sera vierge avec joie et ferveur, mais Marie n’a pas l’obsession de la virginité.

Il faudra donc bien se mettre dans la tête qu’une des bases du christianisme est celle-ci : prendre au sérieux la volonté de Dieu sur moi, croire que j’y ai accès jusqu’à pouvoir faire mienne la parole de Jésus :Père, j'ai achevé l’œuvre que tu m'as donnée à faire ».

Il s'agit donc :

1 – de refaire en fonction de l'amour la lecture de tout : de l'obéissance, de l'autorité, des systèmes de gouvernement, etc. … En effet, tout gouvernement, tout système d'autorité où ressort davantage le visage de l'organisation que le visage de l'amour se trahit lui-même et prend un pli qui n'est pas évangélique ;

2 – de prendre au sérieux la volonté de Dieu. Or Dieu n'est pas une industrie qui produit en série des bouteilles de coca-cola identiques. Dieu compose la richesse de son Eglise avec une exactitude mais aussi une variété extrême de natures spirituelles qui s'unifient en peuple de Dieu. Et ce sont les charismes. Et c'est la complémentarité.

Mais il y a plus important encore :

3 – il faut être passionné pour la volonté de Dieu.

Prendre la volonté de Dieu au sérieux, cela ne veut pas seulement dire de la faire coûte que coûte comme un devoir, mais en être amoureux jusqu'au fond de l'âme parce qu'elle ne nous aliène pas du tout, contrairement à l'impression peureuse de beaucoup. La volonté de Dieu, l'amour de Dieu ne détruisent pas l'homme : oh ! mais pas du tout. Les tragiques grecs, c'est bien, et nous pouvons pleurer sur Iphigénie, si nous voulons, ou sur Antigone : Il y a là une grande élévation de sentiments. Mais ce sont des cas comme celui du Père Kolbe qui nous donnent le vrai sens de la réalisation humaine trouvée dans une volonté de Dieu qui, même lorsqu'elle semble destruction, est en réalité accomplissement.

La volonté de Dieu n'est pas autre chose que le moyen d'éclairer pour nous le meilleur avenir possible, le moyen de communiquer les meilleurs dons spirituels et humains à travers l'histoire, car vraiment Dieu veut nous rendre participants d'un  plan merveilleux de bonté et d'amour.

Cela change du tout au tout la couleur de la volonté de Dieu. Avez-vous vraiment médité le psaume 49 : « Si j'ai faim, irai-je te le dire… ? Je n'ai que faire des taureaux de ton domaine… Je connais tous les oiseaux des montagnes ». Dieu n'a besoin ni de ceci ni de cela. Ce qu'il demande ce n'est pas pour lui, c'est pour notre bien, mais notre bien qui est collectif. Dieu ne peut pas vouloir que je sois meurtrier de mon frère. Si demain je dois vivre avec Frère X, Dieu ne peut pas vouloir que je cherche mon bonheur et ma réalisation au prix du sang et du sacrifice de mon frère et que mon frère soit l'escabeau de mes pieds.

Ce qu'il veut c'est que nous nous aimions fraternellement et qu'ensemble nous réalisions notre bien. Mais ce sont là des choses qui n'entrent pas facilement dans la tête. Il faut changer la couleur d'un certain ascétisme, car Dieu n'est pas un bourreau, encore moins un bourreau sadique. Et dans sa sainte volonté palpite toujours une tendresse plus grande que ce qu'on peut imaginer.

Bien sûr, ses plans nous dépassent et nous, comme des tout-petits, nous ne voyons pas comment notre Père va faire telle ou telle chose. Pourtant la réalisation aura lieu. 

C – LA VOLONTÉ DE DIEU NE SE PRÉSENTE PAS TOUJOURS DE FAÇON CLAIRE.

 La volonté de Dieu ne se présente pas toujours de façon claire. C'est justement une des caractéristiques de la condition humaine, d'avoir besoin de médiateurs pour découvrir cette volonté. Et n'est pas médiateur qui veut. Je peux vivre depuis longtemps avec quelqu'un et même l'aimer beaucoup, sans pouvoir pour autant dire quelle est sur lui la volonté de Dieu. Certains — et ce n'est pas rare — voudraient une espèce de certitude mathématique de la volonté de Dieu. Ils voudraient construire une suite de syllogismes pour se persuader eux-mêmes qu'ils font la volonté de Dieu en suivant finalement un caprice. Ceci n'est pas le chemin pour accéder à la volonté de Dieu. Le vrai chemin, le voici :

Dieu au-dessus de moi est un amour qui se donne à moi en forme de mystère, qui se donne à moi comme une tâche qui est d'abord découverte, puis passion d'amour, puis réalisation. Je puis me refuser à cette volonté, mais si je la cherche, je la trouverai sûrement.

On se souvient des paroles d'Isaïe citées par Jésus : « Ils se sont bouché les yeux pour ne pas voir de leurs yeux, ne pas entendre de leurs oreilles, ne pas comprendre avec leur cœur et pour ne pas se convertir. Moi, je les aurais guéris ». (Mat. 13, 15).

Si quelqu'un ne veut pas entendre, Dieu ne violentera pas sa liberté humaine. Si quelqu'un s'est mis dans la tête qu'il existe une formule mathématique pour trouver la volonté de Dieu, Dieu lui laissera appliquer sa formule. C'est la grandeur de l'amour de ne pas s'imposer, mais seulement de s'offrir.

Dieu s'offre à nous comme don et comme grâce et attend notre réponse.

Notre réponse, c'est de mettre en jeu notre liberté, pour embrasser sa volonté qui est notre Lien, notre bonheur, notre avenir. Ainsi nous lui aidons à réaliser ses plans en nous pour notre joie et notre fécondité. Tant que nous n'avons pas découvert ce mode de la volonté de Dieu, le jeu divin de notre vie se passe avec les dieux grecs, non pas avec le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ.

D — DIEU NOUS VEUT SAUVÉS ET SAUVEURS.

Il y a un autre élément merveilleux dans cette volonté de Dieu. Dieu veut que nous soyons sauveurs pour nos Frères, sauveurs unis à son Fils dans la rédemption et la transformation du monde.

Nous ne sommes pas seulement appelés à un rôle passif, même s'il est très beau : celui de l'accueil. Non, nous sommes appelés à nous mettre en marche avec lui pour réaliser le Royaume, créer un monde meilleur, un monde digne des hommes, un monde d'hommes de bonne volonté sur qui puisse descendre la paix.

Regardons Marie, la femme idéale. En un temps où il n'était guère demandé à la femme d'avoir un rôle autre que passif, elle se trouve engagée dans un mouvement extraordinaire de marche en avant vers un monde neuf, qui n'a sans doute de comparable que celui de S. Paul. Avec son sens de la contemplation qui apparaît dans les évangiles de l'enfance et avec son sens de l'initiative qui apparaît à Cana et au Calvaire surtout, elle est celle qui accueille l'initiative du Seigneur mais pour un extraordinaire dynamisme, de la Visitation à la Pentecôte : femme forte qui empêche toute interprétation trop quiétiste, tout excès de passivité dans l'obéissance.

Il faut donc capter la longueur d'onde de la volonté divine et bien rester branché sur elle, sinon la vraie vie ne passera pas. On écoutera une émission de variétés. On continuera à croire que la joie est un truc, qu'elle relève d'une technique, ou de l'intelligence. Ou aura toujours de ces religieux qui cherchent la libération par la psychologie, qui ont leur micro-projet individuel, leurs fantaisies, victimes toutes préparées des motivations de la publicité, qui se cherchent eux-mêmes, donc sont décidément incapables de sortir le monde de cette éthique individualiste qui l'étouffe depuis quelques décades. Des enfants, quoi ! qui n'ont aucune idée de ce qui leur est utile ou nuisible.

La volonté de Dieu est un mystère ; elle se présente entremêlée. Les grands principes, nous les connaissons, c'est entendu, mais appliquer ensuite ces grands principes pour découvrir la volonté de Dieu dans le détail, cela ne se fait que sous l'effet des dons de l'Esprit qui s'appellent prudence surnaturelle, conseil, discernement d'esprit, sagesse chrétienne : volonté de Dieu sur toi, sur moi, chaque jour inédite. C'est le sens du livre de Roger Schutz : « Vivre l'aujourd'hui de Dieu », et c'est très important.

E — VOLONTÉ NATURELLE ET VOLONTÉ SURNATURELLE.

Quand nous sommes sur le point de saisir la volonté de Dieu et qu'elle nous illumine, et qu'elle débrouille les difficultés de notre jeu d'échecs, nous nous rendons compte du phénomène suivant. D'une part la volonté de Dieu comporte une curieuse conjonction d'éléments naturels, parce que Dieu ne va pas à l'encontre de la nature, mais se sert d'elle habituellement. Et cependant la volonté de Dieu comporte aussi des éléments qui débordent complètement la nature ; elle nous donne des biens qui dépassent, en les illuminant, nos biens à nous et qui donnent une joie dont la nature est incapable.

Je puis vous dire bien simplement ma pensée : j'avais fait le plus merveilleux mariage possible avec une femme douée de toutes les qualités et qui m'ait donné des enfants doués de toutes les qualités, je pense qu'aujourd'hui je pourrais avoir une vie de famille comblée et avec une spiritualité conjugale très profonde. Cela m'aurait-il donné plus de bonheur que j'en ai eu dans la vie mariste ? Après mûre réflexion, je dis : « Non, aucune femme, aucun fils n'auraient pu me donner la densité de joie que j'ai trouvée dans la vie mariste ».

Et pourtant la vie mariste n'est pas une vie normale. Pour un jeune homme, c'est une vie anormale, totalement ; et jusqu'à tel jour précis, il ne m'était jamais venu à l'esprit d'embrasser cette vie, jamais, au grand jamais. La seule idée de devenir prêtre m'était insupportable. Quant à devenir mariste, même les autres n'y pensaient pas. Lorsque la volonté de Dieu s'est manifestée et que j'en ai parlé la première fois à mon professeur, il m'a dit : « Restez où vous êtes, et laissez-nous la paix ». Ce professeur était mariste et il ne manquait pas de motifs pour me répondre ainsi. Mais quand Dieu veut une chose, il sait la prendre. Un beau jour, il attrape quelqu'un par les cheveux comme a fait l'ange pour Habacuc et il vous le transporte à Ninive … ou à Rome.

Alors, qu'est-ce qui se passe ? Que la volonté de Dieu va vous mettre dans une situation qui ne vous sera pas naturelle, qui sera au-dessus de vos moyens. Seulement, voilà : la volonté de Dieu compose avec deux éléments : il y a ma nature, qui croit ne pouvoir se réaliser que dans telles conditions, et il y a l'incompréhensible : une aide incroyable de Dieu, que la foi simple d'autrefois accueillait tranquillement, et qui, dans la «mal croyance» d'aujourd'hui, est difficile à saisir.

Il faut bien dire que la foi est passée par un durcissement du tympan qui est une véritable épreuve. Envoyez David Oistrakh (2), le meilleur violoniste du monde, travailler 8 jours à la mine avec un marteau-piqueur et vous verrez le concert suivant ! Le musicien sera marqué pour longtemps, hébété. Eh bien, dans la volonté de Dieu, il y a une infinité de nuances qui n'ont pas leur explication en termes clairs. Une très grande finesse spirituelle seule peut les deviner. Dites-moi par exemple si vous pouvez expliquer rationnellement que Dieu ait envoyé à la mort son propre Fils !

Si nous voulons rationaliser la volonté de Dieu de telle façon que notre petite idée de notre petit bien soit la mesure et le critère pour discerner cette volonté, nous perdons notre temps. Nous allons accepter la volonté du Père là où elle nous paraîtra assez molle, mais pas là où elle sera dure. Et c'est pourtant là que se fait le plus profondément notre christification. Je n'ai pas la moindre envie de faire endosser hâtivement à la volonté de Dieu toutes les sottises des hommes, celle par exemple de commander sans réflexion, et de dire ensuite à la victime de ma légèreté : « Vous n'avez qu'à y voir la volonté de Dieu ». C'est un peu court comme explication. Comme dit un évêque : « Le respect que nous devons à la parole de Dieu doit nous rendre assez délicats pour ne jamais prendre une parole humaine, si respectable soit-elle, comme étant la parole de Dieu et pour la mettre au même niveau».

Beaucoup de choses arrivent contre la volonté du Père, malgré la puissance du Père. Vous allez me dire : Pourquoi Dieu le permet-il ? Parce que nous ne sommes pas des marionnettes et qu'il prend au sérieux notre liberté. L'histoire du salut, il la confie vraiment à la libre volonté des hommes et à la conduite de son Esprit. Et nous pouvons vraiment mettre obstacle au plan de Dieu. La grandeur de Dieu consiste à jouer avec cette liberté humaine – qui est une vraie liberté – avec cet homme qui a un vrai pouvoir de mal agir – même si Dieu ne veut pas qu'il agisse mal. Dieu est assez puissant par son Esprit pour guider l'humanité et l'Eglise à la rédemption malgré l'homme. Cela il ne faut jamais l'oublier.

Donc ne mettons pas trop vite l'étiquette de la volonté de Dieu sur tout, mais convenons après expérience qu'il y a des choses négatives qui arrivent et qui, dans la volonté de Dieu, ont un immense pouvoir de préparation à la christification. Je pense à tel Frère, dans une maladie très douloureuse qui n'arrivait pas à l'acceptation. « J'ai trop souffert, disait-il ». Et puis encore : « Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? ». Un confrère lui répondait alors : « Non, il ne t'a pas abandonné. Il te rend comme Jésus ; et il te montre, par notre affection à tous, qu'il est Père. Arrives-tu à dire Père ? ». Il disait : « C'est difficile ». Et puis finalement, deux jours avant sa mort il trouvait le calme, l'abandon : grâce que lui avait sans doute obtenue la prière fervente de tout son entourage.

C'est insuffisant de dire : Dieu voulait qu'il souffrît ainsi. Dans ce cas particulier la lecture de l'événement permet simplement de dire : Dieu voulait à travers le mal de la souffrance, réaliser un très grand bien.

F — LIGNE HISTORIQUE DE L'OBÉISSANCE.

Le mystère de l'obéissance dans la Bible.

 A travers toute l'histoire du salut on trouve une ligne continue d'obéissance. Pas explicite, bien sûr. Ne cherchez pas trop le mot lui-même. Il n'est pas fréquent. Mais le concept, lui, est bien mis en valeur, car toute l'histoire du salut trouve son unité dans l'alliance avec Dieu. Dieu s'abaisse vers l'humanité, vers un peuple préféré ; il en fait son allié dans un acte d'amour et lui donne une loi : « Si tu observes ma loi et marches selon mes voies, je serai ton Dieu et tu seras mon peuple… ». Et cela est répété systématiquement à Abraham, Isaac, Jacob, Joseph, tous les grands patriarches ; et cela passe à Israël, et Israël va en vivre.

Arrivera la captivité, et tout ce peuple dépouillé, détruit, désagrégé, ce peuple systématiquement persécuté et continuellement, va devoir continuer à croire en l'alliance. Les prophètes lui enseigneront que le vrai sens de l'Alliance n'est pas celui d'un pacte déjà fait, mais d'un pacte qui culminera dans le Messie. Et Jésus effectivement accomplira l'Alliance. Comment ? Par la forme d'obéissance la plus totale qu'on puisse concevoir. Oui, par une obéissance, une existence imprégnée, pénétrée des volontés du Père : « Je ne fais pas ma volonté, Je ne dis pas ma parole à moi ». « Si je disais que je ne connais pas le Père, je serais comme vous un menteur ». (Jean 8, 55). « Ce que fait le Père, le Fils le fait pareillement ». « Le Fils ne peut rien faire de lui-même, mais seulement ce qu'il voit faire au Père » (Jean 5, 19). Vous, vous faites les œuvres de votre père le diable » (Jean 8, 41).

L'Alliance, pour Jésus, est donc l'alliance d'une vie toute consacrée à accomplir les plans de Dieu. Et il annoncera aussi à Pierre qu'il doit être disposé à étendre les mains, se laisser mettre la ceinture et aller là où il ne voudrait pas.

Je me souviens d'un article écrit il y a quelques années et qui blâmait la passivité de ceux qui ne font que réaliser un programme établi avant eux dans l'obéissance religieuse : « Un chrétien, disait l'auteur, ne sera jamais un homme positif pour le monde, ni un moteur pour l'histoire, mais toujours un homme à la remorque des autres ». La vérité là-dessus, elle est dans ce mot d'un grand théologien :

Si les chrétiens n'ont pas été assez révolutionnaires ce n'est pas à cause de leur obéissance, mais bien parce qu'ils ont été trop peu obéissants à la parole de Dieu ». Car justement la volonté de Dieu les lance vers un engagement dans le monde et vers une transformation du monde. A condition, bien sûr, de lutter contre la superficialité et la sclérose spirituelle. Il est donc important de rappeler, contre une certaine littérature d'aujourd'hui, que l'on chercherait bien en vain dans toute l'histoire, l'idée qu'il peut y avoir un motif valable pour l'homme à s'opposer à la volonté de Dieu. Que les psychologues disent ce qu'ils veulent, mais l'Ecriture est claire : personne ne peut s'opposer à la volonté de Dieu et dire qu'il a pour cela l'appui de la Sainte Ecriture.

Ce n'est pas d'ailleurs tel ou tel texte qu'il faut mettre en relief pour justifier l'obéissance ; c'est plutôt l'ensemble des textes. En particulier, c'est toute l'attitude obéissante de Jésus-Christ qui est destinée à passer dans le chrétien. Le mode de vivre de Jésus doit devenir celui du chrétien. Et la vie chrétienne ne sera pas autre chose que ceci : Si vous êtes ressuscités avec Jésus-Christ, pensez aux choses d'En-Haut, vivez comme le Christ ». Car chacun porte un mystère en soi : Jésus-Christ est moi et moi je suis Jésus-Christ, au sens le plus profond du mot.

2. Implications pour la vie chrétienne.

Vous comprenez que face à ce mystère on ne peut avoir un comportement quelconque. Le vrai chrétien est attiré par Jésus, puis épris de Jésus jusqu'à sentir naître en lui-même une nouvelle forme psychologique d'être et de penser. Et cela a des manifestations qui ne trompent pas. Il peut donc se faire par exemple que dans un monde en crise, tel Frère n'ait plus les mots, la souplesse d'esprit, la Technique pour annoncer Jésus par une catéchèse adaptée, mais s'il aime Jésus, ce n'est pas un fardeau dont il se débarrassera à la légère, c'est un arrachement dont il souffrira. Non pas une blessure d'amour-propre, mais une douleur de voir que le Christ n'est pas reçu.

Je voudrais citer ici le cas très extraordinaire d'un de mes professeurs d'université. Il m'a enseigné : philosophie de la science, sexologie, théorie de la connaissance, métaphysique, etc. … Jamais il ne m'a fait une heure de religion. Mais son cours était enveloppé de tant de foi, de tant de sens évangélique !

La religion pour lui n'était pas une parenthèse que l'on ouvre pour y coincer un bout de religion, comme une annonce publicitaire. Non, chez lui, la foi s'épanouissait comme une fleur de la matière même du cours. Et, dans un cours profane, c'était impressionnant de voir comment il abordait non seulement le problème de la foi, mais de la règle, de la vie religieuse, de tout. Lorsque son cours tombait le samedi et que la communauté mariste où j'étais professeur organisait une sortie qui faisait sauter le cours d'Oswaldo Robles, ceux d'entre nous qui étaient ses élèves, nous étions furieux de devoir manquer ce cours tellement il était passionnant.

Plus tard préparant ma thèse, j'ai connu intimement Oswaldo Robles. Et un jour à ma demande : « Ça va ? » il m'a répondu : « Mal. J'ai une douleur aiguë à la colonne vertébrale et on doit même déjà me soigner à la morphine. Les médecins me disent que j'ai telle chose. Mais ce n'est pas vrai – il avait deux doctorats, et, en outre, un très bon niveau en médecine – ; dans trois ans j'aurai une hémorragie cérébrale et j'en mourrai ». Je savais qu'il travaillait à un rythme épuisant, se contentant normalement de quatre heures de sommeil, et chaque matin il faisait une heure d'oraison personnelle, puis assistait à une messe très matinale et se mettait au travail.

Donc un jour j'ai cru devoir dire à mon ami Oswaldo Robles : « Vous devriez réduire votre travail et vous reposer un peu ». Il m'a répondu : « Non, maintenant que je sais qu'il ne me reste que trois ans, je tiens à les brûler au maximum pour Jésus-Christ et son Eglise ». C'était chez lui une obsession. Il m'a dit encore : « Voyez ! les douleurs sont extrêmement vives, mais je vous assure que depuis le moment où elles ont commencé, je vis pratiquement en union avec Dieu de façon continue comme si je le touchais, comme si je le touchais. A ce prix je puis bien recevoir les douleurs, ou la mort, ou tout ce qu'on voudra ».

J'ai dû ensuite quitter la ville. Et environ trois ans plus tard, je suis revenu le voir. Il était à l'hôpital presque à l'agonie : hémorragie cérébrale, effectivement. Un sien cousin, grand neurologue, le sauva pourtant. Mais il resta semi-paralysé, avec une aphasie, et dut recommencer ses études d'espagnol, d'anglais, de français, d'allemand. Cinq ans d'efforts surhumains, qui le laissèrent cependant avec un grand complexe. Il n'osait plus parler fort. Il avait perdu son éloquence et il endormait son auditoire. Nous, ses anciens élèves, nous essayions de l'encourager. Et il disait : « Ne me trompez pas. Je suis devenu minable ». Sa richesse de pensée était parfaite. Il écrivait aussi bien qu'avant. L'éloquence seule l'avait abandonné. Et alors un jour il se mit à pleurer à chaudes larmes devant moi. Pendant cinq minutes. Si bien que je crus devoir lui dire : « Retenez-vous, car au fond il y a là peut-être un manque d'acceptation de la volonté du Père » : Il fit un effort pour se retenir et me dit : « Frère Basilio, vous vous trompez. Je puis vous assurer devant le Christ, que pendant 25 ans de triomphes universitaires, ici et à l'étranger, je n'ai pas pensé une minute à Oswaldo Robles mais seulement à Jésus-Christ. Si je pleure, c'est que j'ai perdu l'unique instrument que j'avais pour travailler à son règne ».

Et je vais encore vous citer une anecdote de ce professeur. Il donnait à ses élèves un travail fou. Un samedi il avait fait brillamment trois heures de cours très denses. Pour la leçon suivante, l'un de nous devait faire la synthèse de la leçon. Mais ce jour-là, en plus, voilà qu'il demande de lire le Discours de la Méthode de Descartes, de l'étudier et d'en apporter une critique écrite. Je m'y mets, travaille avec acharnement des heures et des heures pour retenir tout ce que je peux. Le jour arrive et M. Oswaldo me dit : Monsieur Rueda, voudriez-vous répéter ma conférence de l'autre jour synthétiquement ? ».

« Et moi de m'excuser ingénument : J'ai consacré tout le temps au Discours de la Méthode et je n'ai pas eu le temps de revenir sur la conférence pour en faire une synthèse mentale ». Et alors lui, très calmement : Ne prenez pas mal ce que je vais vous dire, mais voici : dès le premier moment que vous êtes entré dans ma classe, sachant que vous étiez religieux, je me suis dit : Voilà un homme que le Christ m'envoie pour que je le prépare pour le service de l'Eglise et du Royaume. Alors une autre fois même si vous devez vous priver de manger et de dormir, il ne faudra plus me dire que vous n'avez pas eu le temps ».

Je n'ai pas besoin de vous dire que des leçons comme celle-là, il faut longtemps pour les oublier.

Vous voyez le but de ces anecdotes. La grande leçon, face aux problèmes de la catéchèse d'aujourd'hui, c'est qu'il est possible qu'un Frère ait des raisons valides pour ne pas faire le cours de religion – ceci est à voir avec le Supérieur – mais il est impossible qu'il se résigne avec indifférence à ne plus transmettre Jésus-Christ à travers tout son enseignement.

Voyez ! je suis le fils spirituel d'un homme lui ne m'a pas fait une seule classe de religion, mais qui m'a inondé d'Evangile. Et la première chose qu'il m'a enseignée, c'est justement à obéir. Quand ma thèse était presque à point, voilà qu'on m'envoie au juvénat. Je vais trouver le professeur et je lui dis : Voyez tout est presque prêt. Et maintenant on m'envoie ailleurs ». Et lui de me dire : « Frère, quand Dieu vous demande de partir ailleurs, il ne faut pas discuter. Moi je vis dans la science. Mais la science ne vaut pas Jésus-Christ ».

Plus tard, ma thèse terminée, et ayant une chaire à la faculté de philosophie des Jésuites, voilà que je suis envoyé au Monde Meilleur, ce qui suppose l'adieu à la philosophie, pour me mettre au niveau d'un auditoire populaire. Là encore il me dit : « Frère, n'hésitez pas une seconde ; partez et obéissez ».

J'ai pu parler avec assez d'abandon de cet homme parce qu'il est mort maintenant et que cette expérience me semble tellement éclairante. L'obéissance chrétienne n'est pas une loi extérieure que l'on impose ; elle vient de l'intérieur. Elle est un fruit de l'Esprit-Saint, née d'une vie intérieure qui s'appelle Jésus-Christ vivant en nous. C'est le même Jésus qui a appris à obéir parmi les larmes, un grand cri, des souffrances, tout Fils qu'il était ». (Hb. 5, 7). Le mot est très important : appris à obéir. C'est lui encore qui va apprendre à obéir en nous. 

III — LOIS INTRINSÈQUES

DU MYSTÈRE DE L'OBÉISSANCE 

A — LA LOI FONDAMENTALE EST JÉSUS.

La base de l'obéissance chrétienne c'est Jésus-Christ. Il n'est pas soumis à une loi ; il est au-dessus de la loi, et, parce qu'il est au-dessus de la loi, il nous libère pour que nous ayons une vraie liberté. Telle est en tout cas la conséquence tirée par S. Paul : Nous n'avons pas besoin de loi. Notre loi c'est Jésus-Christ ». Toute l'Epître aux Romains est un chant de triomphe qui proclame la mort de la loi et l'incomparable supériorité de la foi en Jésus. Jésus lui-même avait dit d'ailleurs : Quelle est l’œuvre de Dieu ? L’œuvre de Dieu c'est que vous croyiez en celui que le Père a envoyé ». (Jean 6, 29).

L'essentiel de l'attitude de Jésus-Christ dans le monde est indiquée au chapitre 2 de l'épître aux Philippiens : Jésus n'a pas considéré comme une proie à saisir d'être l'égal de Dieu ; il n'a pas voulu conserver jalousement sa condition divine, mais il s'est dépouillé ; il a pris la condition de serviteur et est devenu semblable aux hommes (sauf le péché) ; il s'est fait obéissant jusqu'à la mort et la mort de la croix. Et c'est pourquoi Dieu l'a exalté et lui a donné un nom qui est au-dessus de tout nom ».

Ceci est la synthèse. Jésus pourtant n'avait pas craint d'affirmer sa personnalité par rapport à la loi. Il faut relire paisiblement ces phrases formidables : « Il a été dit aux Anciens… moi je vous dis » (Mat. 5, 21). « Il y a ici plus grand que le temple ». (Mat. 12, 7). « Le Fils de l'homme est maître même du sabbat » (Mat. 12, 8).

Mais Jésus, si nettement au-dessus de la loi, ne profite pas de cette situation exceptionnelle. Il n'est au-dessus de la loi que pour se rendre totalement obéissant et par là nous introduire à une adhésion totale à son obéissance. Il ne s'agit plus d'un volontarisme qui nous rendrait capables de pratiquer à 60 % ou 70 % les 613 préceptes qui sont le code des pharisiens du temps, mais de continuer Jésus dans sa soumission totale au Père. Car c'est cela la mission de Jésus telle que nous la transmet en particulier la prière sacerdotale. « Tu me les as donnés. Je les ai gardés en ton nom, tant que j'étais avec eux ». (Jean 17, 12). « Maintenant je quitte le monde … Je vais à toi ». « Garde-les en ton nom ceux que tu m'as donnés » (Jean 17, 11-13). « .le ne te demande pas de les ôter du monde mais de les garder du mauvais ». (Jean 17, 15). « Ta parole est vérité ». (Jean 17, 17).

Cette Prière sacerdotale est le texte fondamental où nous vivons au rythme du cœur de Jésus, et elle culmine dans cette parole essentielle : « Père, j’ai accompli l’œuvre que tu m'as ordonné d'accomplir dans le monde ». (Jean 17, 4). Parole plus importante – plus explicable que le « consummatum est » qui, lui, est susceptible de plusieurs interprétations.

Jésus a donc accompli son œuvre, comme chef de file. Le mot de S. Paul dans Romains 8, 29 est d'ailleurs beaucoup plus juste. Il est premier-né » — car il ne s'agit pas seulement de modèle à imiter, mais de vie à continuer.

Jésus en effet a été soustrait par la mort et la résurrection à la condition humaine ordinaire ; l'état nouveau de son corps l'enlève physiquement à l'histoire. L'homme nommé Jésus, fils de Marie, a reçu, pourrait-on dire, une injection du Verbe, et a déposé sa personnalité pour vivre celle du Verbe ; et a été vivifié par le Verbe, tout le long de sa vie. Quand ensuite par la mort et la résurrection il va perdre ses conditions physiques d'action dans l'humanité, il se met dans la nécessité de faire appel à d'autres natures humaines, d'autres volontés, d'autres pieds, d'autres mains, d'autres libres arbitres qui veuillent s'offrir : Seigneur, tu ne peux plus compter sur l'humanité physique de Jésus. Mais voici en moi pour ton Verbe une autre humanité intégrale, non seulement un corps, des pieds, des mains, une tête, mais un libre arbitre, une psychologie, un cœur que je te demande d'inonder de ton Esprit, parce que je veux que ton Verbe possède d'autres hommes en qui il puisse vivre, pour continuer la tâche qu'il a commencée et porter à son sommet ton histoire du salut chez les hommes.

Et vraiment le même Verbe qui a fait vivre Jésus-homme de façon divine, habitant maintenant en nous comme en de nouveaux Christs, veut faire avec des hommes obéissants les révolutionnaires de l'Histoire. Ceci est la clef de l'obéissance chrétienne. Et seuls méritent d'être sacralisés, une obéissance qui a ce sens, un système, une forme de gouvernement qui permettent de transformer cette théorie en réalité, car seule cette conception de l'obéissance est évangélique. Seule elle est un de ces conseils évangéliques auxquels on peut s'engager par des vœux.

B — LES LOIS DE L'OBÉISSANCE ÉVANGÉLIQUE.

Il s'agit, en effet, de savoir si les systèmes d'obéissance en vigueur dans l'Eglise sont vraiment évangéliques. N'oubliez pas qu'il ne suffit pas de prononcer le mot obéissance pour croire qu'on a affaire à une valeur chrétienne. L'obéissance est un concept « analogue », couvrant de multiples réalités et donc susceptible de diverses applications. Une Institution religieuse peut avoir un système de gouvernement administratif ou commercial ou industriel, ou contractuel, ou démocratique, etc. … Le fait d'être consacrée n'empêche pas une société d'être humaine. Et même c'est très facile de glisser dans un naturalisme, un humanisme, où des personnes mûres vont fort bien s'entendre, mais où il n'y aura plus de place pour le mystère de la grâce et le mystère de Jésus-Christ obéissant à son Père.

J'insiste donc sur l'idée de « lois intrinsèques de l’obéissance », car le problème est de savoir comment peut fonctionner une obéissance évangélique qui ne soit ni imposée du dehors, ni facultative. Il s'agit de découvrir les lois à partir desquelles naîtra et vivra dans un milieu humain réel le mystère de l'obéissance.

1 – Jésus est modèle et source de l'obéissance.

Il faut bien se redire que :

Jésus est modèle et source de notre obéissance, sinon on se met à chercher le ou les textes bibliques qui fondent l'obéissance religieuse et on se perd en discussions stériles. Le fondement c'est tout simplement – je l'ai déjà longuement indiqué – toute la Bible et spécialement toute l'existence terrestre de Jésus. La phrase qui synthétise tout cela c'est la phrase mystérieuse de Jésus : « Le Père est plus grand que moi » (Jean 14, 28). Jésus évoque par là cette attitude d'obéissance par laquelle il ne fait que ce que le Père lui dit de faire, réalisant ainsi sa mission, cette mission dont il pourra effectivement dire ensuite qu'il l'a accomplie.

Ce mot non seulement renvoie à un Jésus qui nous montre comment obéir, mais qui nous donne le pouvoir d'obéir. Et c'est ce pouvoir qui fonctionne en nous. Quand donc nous n'obéissons pas, ou n'avons pas envie d'obéir, c'est que nous ne le laissons plus agir en nous.

La vie dont nous vivons n'est pas différente de la vie dont a vécu Jésus-Christ. (Je parle de vie divine, dans le sens le plus strict du mot). Et cette vie donne naissance à une puissance d'agir, à une manière d'être, de penser, de sentir, de concevoir, de désirer. Peut-elle rester en état d'hibernation, alors qu'elle est faite pour grandir, nous faire reproduire les gestes de Jésus, retrouver les goûts de Jésus ? Le chrétien est une nouvelle nature humaine qui s'offre au Verbe à un moment de l'Histoire. Ce Verbe, Dieu l'incarne pour être le salut du monde Fondamentalement d'abord en Jésus, fils de Marie ; ni l'introduit dans l'unité d'une seule personne divine et lui fait opérer le salut du monde dans l'obéissance (Phil 2, 8). Cette obéissance ira jusqu'à l'enterrer, l'incorporer au cosmos pour ensuite l'arracher à ce cosmos, et c'est cela sa mort-résurrection.

Dès lors sa nouvelle présence au monde exerce une action de deux manières. L'une est directe : et ce sont les sacrements qu'il a transmis, sa parole présente dans l'Ecriture et son Esprit-Saint qui nous conduit dans toute la vérité. Cependant cette action resterait bloquée, inachevée parce que, à moins d'un miracle, le véhicule d'incarnation et de présence tangible qui existait dans le Verbe Incarné ne joue plus son rôle direct. Il faut donc qu'elle continue indirectement en de nouveaux membres qui prennent la relève de cette disponibilité au Père qui était l'âme du Fils de Marie.

Il ne s'agit pas d'une sacralisation rituelle qui serait opérée tel jour (du baptême) et s'accommoderait ensuite d'une vie quelconque, mais d'une sacralisation de conversion qui met en place des ferments destinés à soulever le monde en le christifiant. L'un de ces ferments est l'obéissance religieuse par laquelle l'homme offre sa vie au Père pour être transformée jour après jour.

2 – Mais il y a des différences entre le Christ et les chrétiens.

a) – Jésus sait toujours ce que veut le Père. Toujours. Pour lui la volonté du Père n'est pas mystérique, nécessitant médiation : elle est immédiate. Pour nous la volonté du Père n'est pas toujours claire. Il y a des moments où même un saint peut être perplexe : que dois-je faire ? que demande le Seigneur ? Lisez simplement les lettres du P. Champagnat.

b) Jésus veut toujours ce que veut le Père. Il ne veut que cela. Il veut tout cela. Quand il s'agit de nous, il faut changer, hélas ! ces phrases. Nous ne voulons pas toujours ; souvent nous disons non. Et toutes les fois que nous fuyons la lumière de Dieu, toutes les fois que nous allons chercher des conseils en Egypte et que nous mettons les données du problème à notre sauce pour obtenir la réponse désirée, nous jouons une farce. Derrière ce jeu tortueux où s'entrelacent transmission, communications, où nous demandons du temps, beaucoup de temps pour réfléchir, nous faisons du travail ou superficiel ou désinvolte : la seule chose claire c'est que nous ne voulons pas la volonté du Père, ou en tout cas que nous ne la voulons pas tout entière.

c) Une autre différence c'est justement l'intensité d'amour avec laquelle nous voulons ce que veut le Père. Jésus le voulait de tout son être. C'est une expression viscérale qu'il emploie quand il répond : « J'ai une autre nourriture que vous ne connaissez pas : faire la volonté de Celui qui m'a envoyé ». « L'homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu».

Jésus n'est pas un platonicien qui se divertit en faisant des arabesques de pensée. Jésus est existentialiste : pour lui les idées vont à la vie. La vérité est donnée pour être vécue, non pour être élucubrée.

Il y a donc de profondes différences entre Jésus et nous, et j'insiste encore sur cette médiation dont il n'a pas besoin, lui, et dont nous avons besoin, nous. Il est possible que l'on fasse une vive accusation à l'Eglise d'après-Vatican II (je ne parle pas des textes, je parle de la vie), au mode de vie chrétienne des religieux, de l'Eglise, des prêtres, des laïcs, etc. … Cette critique serait la suivante : on a beaucoup souligné l'Eglise comme communion, très peu comme médiation. On a fini par nous transmuer comme cela arrive en chimie, en nous faisant perdre le sens d'un élément essentiel de notre condition humaine : le besoin d'être sauvés. Cette lacune nous fait faire des actes d'orgueil et de  témérité. Et si le moment est venu d'ouvrir une route, ce n'est pas avec la foi en nous-mêmes que nous l'ouvrirons. Il s'agit donc de ne lâcher ni l'horizontal ni le vertical, ni l'ouverture à l'Esprit ni la médiation de l'Eglise.

Gérard Bessière a une comparaison encore plus suggestive. Nous avons un gué à passer une nuit de brouillard. Il faut le passer, il y a moyen de le passer, mais à quel endroit exact a-t-on pied ? Même si nous nous croyons d'avant-garde, n'oublions pas les autres. Il ne s'agit pas de réussir seul ou de trier mes compagnons. Il s'agit de faire passer toute la ronde.

La tentation est double. D'une part il y a ceux qui mettent tout l'accent sur la médiation ; ils N'agrippent à la main d'une Eglise peut-être très structurée, institutionnelle, et ils disent : «Moi, voilà ma sécurité. Ne me parlez pas du Saint-Esprit». Et il y a ceux qui mettent tout l'accent sur l'Esprit-Saint, qui voudraient vivre au souffle de cet Esprit, mais qui ne supportent guère de médiation. Or, l'homme a absolument besoin de médiation. Je ne dis pas : tous les jours, mais je dis : besoin absolu quand même, à cause justement de la distance énorme qu'il y a entre le Christ et les chrétiens.

Cette distance est variable d'un chrétien à l'autre. Il y a des chrétiens tellement loin du Christ qu'ils en sont une caricature. Saint Augustin dans ses Confessions dit une phrase pénétrante : « O Éternelle Vérité … quand pour la première fois je t'ai connue, tu m'as soulevé pour me faire voir … et j'ai tremblé d'amour et d'horreur … et j'ai découvert que j'étais loin de toi, dans la région de la dissemblance ». (VII, X, 16).

Et ça, ce n'est pas un Augustin faisant de la rhétorique. Il fait la photographie parfaite de sa vie et il se découvre face à l'amour de Dieu « dans la région de la dissemblance ». Mais il ajoute cette réponse encourageante du Seigneur : « Je suis l'aliment des grands ; grandis et tu mangeras… et c'est toi qui seras changé en moi ». (VIII, X, 16).

Quand, à la suite de cela, on entend un chrétien dire tranquillement qu'il se suffit à lui-même, qu'il peut se déterminer tout seul, qu'il n'a pas besoin de médiation, on comprend combien nous est nécessaire l'exemple des saints qui disent tout le contraire. Saint François d'Assise, par exemple, qui se dit si grand pécheur. Et pourtant quelle ressemblance, quelle proximité à Jésus-Christ ! On sent que la vie de Jésus transparaît dans cet homme ; qu'elle qui change le goût et lui fait même chanter l'hymne à notre sœur la mort.

Ce sourire à la mort, je l'ai trouvé dans tel prêtre, tel Frère, décédés récemment. Et en effet si le baptême grandit vraiment dans un homme pour animer encore son dernier acte d'obéissance, il dira : « Oui » au Père qui l'envoie à la mort. Maturité du baptême, plénitude de la profession qui donnent facilité à l'acte difficile de mourir : mourir peut devenir aisé, parfois même désiré. Cela c'est le côté de la ressemblance à Jésus.

Chacun a donc un besoin plus ou moins grand de médiation. Evidemment, à mesure qu'un homme est christifié, et que le Christ opère en lui, ce besoin est moindre et il a beaucoup plus de possibilité d'autonomie dans l'Esprit-Saint. Plus il est loin, au contraire, plus il a besoin de médiation.

Il faut ici introduire avec beaucoup de nuances le problème des jeunes et de leur besoin de médiation. Il est logique que ce soient les jeunes qui aient le plus besoin de médiation, puisqu'ils débutent dans une vie spirituelle. Mais il faut parfois comprendre leur refus de l'accepter comme réaction à une falsification de l'obéissance.

Qu'ils ne se fassent pas illusion eux-mêmes. Souvent leur révolte est un prétexte, car cette falsification a eu lieu beaucoup plus qu'elle n'a lieu maintenant. Et les plus intransigeants pour souligner certain despotisme de leurs Supérieurs, auront peut-être trouvé eux-mêmes dans cinq ou dix ans une autre forme de despotisme à l'égard de leurs inférieurs.

Mais enfin convenons qu'il y a des allergies à l'obéissance qui s'expliquent un peu, par les méthodes d'une autorité qui n'était pas évangélique. Dans ce cas, il arrive un moment où l'obéissant moyen sent que quelque chose ne va pas et commence à se dire : « Je suis en train de me dépersonnaliser, de me rendre insignifiant, de m'annihiler, de m'aliéner dans des actes d'obéissance ». Et on ne peut pas dire que son raisonnement soit faux.

Par ailleurs comme les jeunes ont des réactions très ou trop spontanées, ils ne font pas la part des choses et ils jettent le bébé avec l'eau. Le malheur c'est que justement ce sont ceux qui ont le plus besoin de médiation qui la refusent parfois. 

3 – Il faut tenir compte du poids de l'expérience humaine et de l'immanence humaine.

D'autres sont déjà plus loin et se disent : « Moi je n'ai pas besoin de l'obéissance. Je suis mûr, je me suffis ». D'une certaine façon peut-être c'est vrai, mais qui est mûr par rapport à Jésus-Christ ? Un homme mûr peut se suffire pour les choses humaines. S'agit-il d'une entreprise, il suffit d'une bonne planification, d'un bon technicien de programmation, d'un bon analyste du marché, d'une formation pédagogique, et avec tout ça on peut dire : «Je me suffis». De ce côté-là, inutile de demander l'aide du Supérieur parce que le Supérieur n'est pas compétent dans ce domaine.

Mais je parle, moi, d'une obéissance évangélique et de la recherche de la volonté de Dieu dans une circonstance donnée. Or l'obstacle à la volonté de Dieu en la circonstance c'est le péché, qui a la dimension religieuse d'être l'anti-volonté de Dieu.

Il est vrai que des cours de théologie d'aujourd'hui démolissent des idées superficielles sur le péché. Et je suis d'accord avec eux ; car, souvent on a mis dans des catégories de péché ce qui n'était pas péché. Cependant ce qui reste essentiellement vrai c'est que le péché est au fond de l'homme, non pas tant dans les actes que dans le cœur. L'homme, est pécheur, de l'intérieur. Et St Jean le dit carrément dans sa première Epître : « Si nous disons que nous ne sommes pas pécheurs, nous faisons de Dieu un menteur et sa parole n'est pas en nous ». (I Jean 1, 10). Nous ne pouvons pas jeter par-dessus bord la conscience de notre condition de pécheur, sans automatiquement devenir menteurs. Comme dit Jung, commentant Freud : « Toute la grandeur du monde nous donne à peu près ce qui suit : Dans un sauvage et un civilisé existe le même animal subconscient qui agit derrière la culture ou derrière la mentalité primitive. Mais le premier sait parfois abuser du prochain en des formes élaborées, le second y va plus directement ».

Ce n'est pas la culture qui sauve l'homme ou qui l'évangélise. Souvent elle est seulement source d'orgueil. Je n'ai rien contre la culture, car la culture doit elle aussi se mettre en marche et devenir source de l'avenir de l'humanité – d'une humanité qui s'occupera de l'homme. Mais il ne faut pas sacraliser la culture.

Donc le problème qui se pose est celui de l'expérience du péché de l'homme (que cet homme soit sauvage ou très civilisé), de l'expérience de l'option humaine.

Souvent nous n'arrivons pas à voir, même en ayant bien envie de voir, et souvent nous voyons de travers. Nous croyons que notre maturité humaine, notre plénitude humaine peuvent remplacer l'action de la médiation dans le domaine spirituel. Mais ce sont deux ordres » différents comme dirait Pascal. Je veux bien que l'on apprécie le poids de l'expérience humaine, de l'immanence humaine, mais qu'on les mette à leur juste place.

Franchement avec les données que nous avons de l'histoire du salut, je ne vois pas le pouvoir sauveur d'un Dieu qui ne compterait pas sur les hommes ; mais je ne suis pas marxiste et je ne crois pas non plus au pouvoir des hommes qui ne compteraient pas sur Dieu.

Il y a une phrase d'un auteur moderne qui me plaît beaucoup : L'Antéchrist ne sera pas une personne, mais un moment où les hommes diront à Dieu : Nous n'avons pas besoin de toi pour faire le bien et pour être bons. Nous nous suffisons ». L'homme dans ce cas se replie sur son humanisme, rejette le fait religieux qui est en lui, et proclame : « Il suffit d'être homme ». Au contraire, quand un homme commence sérieusement à être l'homme de la volonté de Dieu, il mesure de mieux en mieux à l'intime de lui-même ce qu'il est vraiment. Comme il grandit de plus en plus en fidélité, cette fidélité lui rend la médiation nécessaire, et il sent le besoin de trouver un homme qui soit capable, au nom de Dieu, de chercher avec lui les volontés du Père. Assez souvent ce besoin sera orienté, non pas seulement par rapport à un homme mais par rapport à un groupe de chrétiens qui peuvent être d'autant plus capables de conseil et de discernement, qu'ils partagent son apostolat et sa vocation.

4 – La médiation dont nous parlons ne peut être que d'ordre chrétien.

Cela pose le problème dans les termes suivants : Qui peut être un vrai médiateur dans un ordre d'obéissance qui soit authentique face à la parole (le l'Évangile et face à la vie chrétienne ?

La seule médiation valide est celle de l'Eglise ; ne l'oubliez pas.

Les paroles de Jésus sont claires : « Nul ne connaît le Fils si ce n'est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n'est le Fils et celui à qui le Fils veut bien le révéler ». (Mt 11, 27). A qui le Fils veut-il le révéler ? Je trouve la réponse en Saint Jean (15, 14-15) : « Vous êtes mes amis… Je ne vous appelle pas serviteurs, je vous appelle amis, parce que tout ce que j'ai entendu auprès de mon Père je vous l'ai fait connaître… » et en St Jean (16, 27) : « Le Père lui-même vous aime parce que vous avez cru que je suis sorti de Dieu : Je suis sorti du Père et je suis venu dans le monde ».

Et il faudrait citer les autres passages où. le Seigneur enseigne :

– qu'il a transmis la doctrine,

– qu'aux autres il parle en paraboles mais qu'il dit directement aux Apôtres ce qu'il tient du Père,

– que cette vérité, il va l'éclairer et lui donner sa plénitude par l'action de l'Esprit-Saint. Et en précisant pour ce dernier aspect : Seuls ceux qui possèdent l'Esprit de Dieu comprennent les choses de Dieu : L'homme laissé à sa seule nature n'accepte pas ce qui vient de l'Esprit de Dieu. C'est de la folie pour lui… » (1 Cor 2, 14). Or cet Esprit de Dieu est donné à l'Eglise. Quand on relit les chapitres 12, 1.3 et 14 de la Première Epître aux Corinthiens on sent bien un foisonnement de l'Esprit et la nécessité de trouver dans l'Eglise ordre et sécurité, non pour éteindre l'Esprit, mais pour lui donner toute sa force de cohérence. Sans une foi ecclésiale, il y a toujours le danger de sortir de l'orbite.

On peut chercher des éléments valables, et une vraie lumière en des lieux bien divers y compris certaines affirmations marxistes, (3) mais on ne doit pas chercher la médiation hors de l'Eglise en devenant satellites d'une idéologie quelle qu'elle soit.

Sans doute il est plus frappant de recevoir certaines vérités de sources inattendues et il est sain d'apprécier ces sources. Dieu me garde de trouver à redire à ce que l'on cite Bonhoffer ou Garaudy ou tant d'autres qui étaient ou qui sont des chercheurs de vérité. Mais il est un peu étrange que la même vérité dite par le Pape nous laisse indifférents. On a peut-être été autrefois trop exclusivement attentifs à cette expression de la vérité. Aujourd'hui on est parfois à l'autre extrême.

Je ne veux pas proposer de retourner nous enfouir dans nos terriers mais simplement de nous sentir davantage Eglise. Comme dit Martelet : «Dieu épousant la chair s'appelle Christ ». « Le Christ épousant les hommes s'appelle Eglise ».

Que l'unique médiateur soit le Christ, selon la plus pure interprétation luthérienne ; qu'il soit – selon la lettre aux Hébreux — le seul prêtre, j'en suis parfaitement d'accord. A condition qu'on n'oublie pas que le Christ embrassant l'humanité M'appelle Eglise… Et qu'il transmet à cette Eglise son pouvoir de médiation. Cette Eglise n'est autre que l'humanité christifiée, incorporée au Christ et devenue comme lui prêtre, prophète et roi. Et tel don explicite, comme celui de remettre les péchés, aurait même pu ne pas être exprimé par Jésus, car il taisait partie intégrante d'une Eglise médiatrice.

Cela n'empêche pas que dans cette humanité devenue Eglise et prolongation du Christ, il y ait ensuite un sacerdoce ministériel indiscutable. Mais enfin c'est de l'intérieur que vient à l'Eglise sa médiation, du fait qu'elle est évangélique et qu'elle st chrétienne.

Celui donc qui veut recevoir la médiation doit la tenir dans l'Eglise. Pas d'autre solution. Se soustraire à l'Eglise c'est se soustraire à la médiation. Je peux très bien comprendre cet évêque qui dit être devenu chrétien à 34 ans alors qu'il était prêtre depuis 10 ans, parce que jusque-là il vivait pratiquement sous la loi de l'Ancien Testament. Mais ce que je n'admets pas ce sont ceux qui disent  devoir sortir de l'Eglise pour vivre en chrétiens. C'est là une énormité, car on est chrétien en communauté, en communion. La nouvelle Eglise qu'on prétend trouver doit laisser l'Evangile assez loin.

Pensez plutôt à l'exemple de Sainte Catherine de Sienne. Cette femme accepte la médiation de l'Eglise, mais elle ne s'en préoccupe pas moins de convertir le Pape, avec l'Evangile en main. C'est cela l'attitude du chrétien, car tout chrétien, de par sa qualité de prophète a l'obligation de travailler à ce que l'Eglise ne perde pas le sens de l'Evangile, et que, étant évangélique, elle joue son rôle de médiatrice. Mais en même temps, le chrétien doit se sentir pécheur, et demander avec modestie et humilité la médiation de l'Eglise. Et c'est pourquoi le renouveau de l'obéissance n'est pas une petite cuisine entre nous, c'est quelque chose à dimension ecclésiale. Il ne s'agit pas de ressusciter une vertu, comme par exemple la modestie, ou la ponctualité. C'est tout autre chose.

5 – Médiation à la mesure de la personne.

a) L'Eglise est interprète légitime.

C'est donc l'Eglise qui connaît les choses de Dieu avec vérité et authenticité.

Elle est seule à pouvoir interpréter, disons légitimement, la parole de Dieu. Guardini le dit très bien : « Toutes les fois que la parole de Dieu est lue hors du contexte ecclésial, elle se convertit en une source d'équivoques ». L'histoire l'a démontré.

b) Mais sa médiation peut être lointaine.

Mais il faut aller plus loin. La médiation de l'Eglise doit être une médiation à la mesure de la personne. Je m'explique. L'Eglise est universelle. Donc quand nous parlons d'une Eglise qui doit être notre médiatrice, il ne faut pas rester en l'air, I'Eglise c'est vaste.

Si vous êtes Anglais ou Malgache, vous n'allez pas attendre de la Conférence épiscopale de Hollande ou du Portugal qu'elle vous dise la volonté Dieu sur vous. Pourtant les évêques sont bien les successeurs des apôtres. Mais cette médiation n'est pas à votre mesure.

d) Il faut la vouloir ouverte mais réaliste.

Je me souviens de la chanson d'un enfant qui s'endormait dans les bras de sa mère, et rêvait qu'il allait à l'école, faisait des études brillantes, obtenait un doctorat, entreprenait une campagne politique, allait être élu et était assassiné. Il se réveillait alors et entendait sa mère chanter le refrain : « Ne sors de ta sphère ».

C'est ce refrain que je retiens, non l'intention du film, qui était raciste et que je n'approuve évidemment pas. Chaque homme a sa propre sphère. Et hors de cas exceptionnels, il doit trouver la médiation dans sa sphère. Elle est toujours vraie la lunule du Père Champagnat : « Ne cherchez pas des conseils en Egypte ».

Il ne s'agit pas ici de penser en termes de chapelle ou de ghetto. Loin de moi de penser par exemple qu'un prêtre, parce qu'il n'appartient pas à la Congrégation ne pourrait pas, et très valablement, donner des conseils sur notre spiritualité mariste. Il y a des hommes qui ont le don de conseil à un très haut degré, et des prêtres dont nous ne reconnaîtrons jamais assez le bien qu'ils nous ont fait.

d) Le moyen : une Eglise éprise de la Parole de Dieu.

Mais le problème est autre. Si vraiment vous aimez passionnément la volonté de Dieu, vous voulez la lire dans tel cas concret, vous voulez la lire tous les jours, et vous savez que ce n'est pas facile, qu'elle n'est pas toujours claire, que vous trichez dans votre jeu avec Dieu, alors que pourtant il ne pensé qu'à vous faire gagner. Vous avez besoin d'une lumière qui éclaire vos difficultés ou votre incapacité de voir la volonté de Dieu ; vous avez besoin d'un aide qui soutienne votre volonté aux moments de faiblesse, aux « coups de pompe » spirituels, car il s'agit, jour après jour, d'apprendre à aimer de mieux en mieux.

Cette médiation il faut la trouver à votre mesure, et l'Eglise elle-même doit être très attentive et à universalité de sa médiation et à «l'atterrissage » concret de cette médiation. Telle Eglise locale, par exemple, peut avoir la tentation de se replier sur elle-même et par exemple de bloquer des vocations missionnaires, de ne pas sentir l'appel de l'Esprit sur tel ou tel de ses membres, parce qu'elle est trop braquée sur ses propres besoins. Dans ce cas une vie religieuse devrait jouer tout son rôle charismatique, en servant de fenêtre à une réalité locale trop close sur elle-même. Mais la vie religieuse ne joue pas toujours ce rôle. D'une part elle est généralement organisée en Provinces qui peuvent se former autant que des Eglises locales, et qui n'ont même pas la justification théorique d'un mandat divin. Qui plus est, certaine tendance actuelle de céder trop facilement aux options personnelles conduit à mettre encore plus l'accent sur un besoin local, donc à être encore moins ouverts et moins souples que la Province elle-même. On risque ainsi de laisser se replier sur elle-même une vie religieuse qui devait être signe d'universalité pour l'Eglise et pour le monde.

Les jugements de valeur doivent se faire avec une vision universelle, et cela n'empêche pas d'être réaliste, face à celui par exemple qui veut sa promotion personnelle par des études au lieu du don de soi, le brio d'une aventure lointaine au lieu de l'humble contact avec les gens de son pays. Souvent nous avons réduit l'obéissance aux détails, par exemple, l'heure du lever. Mais il fallait surtout regarder les questions d'ensemble : prises de position de l'épiscopat ; options relatives aux différentes sortes de travail apostolique ; souplesse entre ouverture et identité, et l'infinité de questions qui gravitent autour de celles-ci.

Une médiation authentique et sur mesure doit être en premier lieu la médiation d'une Eglise qui se sache universelle, et en second lieu d'une Eglise qui se sache locale.

Par ailleurs une Eglise authentique ne dit pas sa parole à elle, mais celle de Jésus-Christ, sinon elle trahit l'Evangile.

Attention ! car, c'est justement ce qui s'est passé avec les Juifs au temps du Seigneur.

Jésus leur reproche d'avoir délaissé la parole de Dieu et de l'avoir remplacée par leur tradition. Une Juive : Simone Weil fait même remarquer très judicieusement qu'il doit y avoir quelque chose de vraiment grave qui explique les malédictions du Christ et que ce quelque chose est révélé en Saint Luc (11, 52) : « Vous avez pris (ou : vous avez caché, selon quelques manuscrits) la clef de la sagesse ; vous n'êtes pas entrés vous-mêmes et ceux qui voulaient entrer vous les avez empêchés ».

Cette parole du Seigneur est grave. Comme est grave celle que nous trouvons en Saint Marc (7, 13) : « Vous annulez la parole de Dieu par la tradition que vous transmettez ». Et ces paroles doivent nous faire réfléchir. Est-ce que toujours dans l'Eglise on a eu la préoccupation d'enseigner la parole de Dieu ? ou bien de nouveau a-t-on inventé des traditions auxquelles on a soumis les hommes, fixant toutes leurs préoccupations sur des inventions humaines, bonnes sans doute d'ailleurs, mais qui mettent au second plan la parole de Dieu. Et ils ont pu être coupés de cette parole, ne plus en vivre.

Or, Jésus, lui, avait dit (Jean 7, 16) : « Moi, je ne dis pas ma parole ».

Lui, la Parole de Dieu, il ne se sentait pas en droit de dire sa propre parole — parce que « celui qui parle de son propre chef cherche sa propre gloire» (Jean 7, 18). Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même. C'est le Père demeurant en moi, qui accomplit ses propres œuvres». (Jean 14, 10).

Il est facile de comprendre que pour une Eglise qui naît de Jésus, qui prolonge Jésus, qui vit la vie de Jésus et qui proclame cette vie par la parole ecclésiale, la loi fondamentale doit être de dire la parole que Jésus a dite, cette parole que le Père qui a ordonné de dire à l'humanité.

e) Même s'il y a plusieurs échos à la même Parole.

Mais la parole du Seigneur est une chose ; en tirer des déductions hic et nunc face aux circonstances est autre chose. Le moins que l'on puisse faire c'est d'accepter que la même parole puisse faire naître en toute pureté et honnêteté un pluralisme d'échos à travers une prière sincère et une médiation irréprochable. L'Eglise peut concrétiser sa médiation    par un point de discipline ecclésiastique. C'est son droit du moment qu'elle ne dépasse pas ses limites ; mais, pour qu'il y ait médiation, il faut qu'il y ait véritable qualité ecclésiale, sinon on a un message brouillé. L'Eglise doit devenir sacrement de Jésus-Christ pour ceux envers qui elle est signe que la parole de Dieu leur est adressée. Pour que Ie message passe il faut que l'Eglise soit vraiment nu niveau de la parole de Dieu, qu'elle voit avec la rétine de Dieu tous les événements humains, qu'elle ne soit conditionnée ni par des préjugés, ni par des intérêts, des modes ou autre contamination du monde.

Si alors la médiation, née dans ce climat, sait s'adapter à la mesure de l'homme et si cet homme l'accueille avec une vraie soif, elle est prête à produire des fruits merveilleux.

f) La soif de la Parole chez celui qui cherche…

Evidemment c'est cette soif qui est l'élément dynamisant : Voulons-nous vraiment qu'on nous dise ce que Dieu veut pour nous ? oui ou non ? Je ne parle pas de consultation psychologique. Quand on est démoli psychologiquement, on est souvent bien prêt à tout dire et à tout faire pour guérir. Mais alors ce que l'on cherche, c'est une thérapie : Ce n'est pas précisément la volonté de Dieu. Dieu me garde de mépriser les malades, mais peut-être, est-ce là le cas de rappeler le mot de St Irénée : La gloire de Dieu, c'est l'homme vivant… » et bien vivant !

g) … peut exiger une médiation plus étroite

Or quand le cœur d'un chrétien sait unir un amour intense de la volonté divine et un sens profond des problèmes et des limites qu'il trouve en lui-même (son péché, sa faiblesse, son opacité), il arrive un moment où spontanément il se précipite à la recherche d'un régime de médiation plus dense et plus qualifié.

L'attitude de ce chrétien va être le contraire de celle de Luther qui s'est dit : Moi, je veux vivre de l'unique sacerdoce qui est celui de Jésus-Christ. Je veux vivre de l'unique médiateur qu'est Jésus-Christ ». Ce chrétien dont je parle ne se contente plus de la médiation ecclésiale commune. Sa passion pour la volonté de Dieu et la conscience de ses limites pour la découvrir viennent d'atteindre un point de non-retourr. Il se dit : Je ne veux plus continuer à me faufiler entre les rochers comme le ruisseau tranquille, avec un système de médiation trop flou, trop fantaisiste. J'ai besoin d'un régime plus rigoureux de médiation. Je me jette dans la centrale électrique ».

Est-ce infantilisme ? Besoin de sécurisation ? J'oserais dire : tout le contraire. Il y a des hommes extrêmement créatifs, inventifs qui ont plus besoin que d'autres de la médiation, et à qui cette médiation rut apporter discipline et orientation, évidemment a condition que le médiateur soit ouvert et n'aille pas leur conseiller quelque chose sans relation ni avec leurs besoins ni avec le souffle de l'Esprit.

6 – Volonté de Dieu intelligemment transmise.

Cette lecture de la parole de Dieu ne se fait automatiquement ni par miracle ; elle est dépendante d'un certain nombre de facteurs. Nous y reviendrons. Mais je voudrais mettre en relief deux des acteurs parmi les plus importants.

a) Vivre en contact avec le cœur de Dieu, pas lui lâcher la main et se familiariser avec sa façon de voir les choses et de les sentir.

b) Ne pas avoir d'idées préfabriquées. Un directeur spirituel, un supérieur doivent être ouverts à la conduite de l'Esprit, et ne pas imposer leur spiritualité à eux, ni leur manière d'être à eux. Si vous avez été formé de telle façon, de grâce n'allez pas croire que vous devez transmettre cela comme l'héritage le plus précieux, surtout si vous vous rendez compte que pour vous-même les résultats ont été médiocres.

Un exemple. Aujourd'hui, on commence à s'apercevoir que les laïcs peuvent vouloir suivre des cours de théologie, faire les Grands Exercices de St Ignace, etc. …, mais qu'ils n'ont pas le temps matériel. Alors on s'adapte ; on a donc pensé par exemple répartir les « Grands Exercices » sur une année, un directeur spirituel proposant tous les quinze jours le thème d'une méditation ignacienne, et le dirigé rendant compte, au cours d'un dialogue, etc. … L'idée est excellente (il y a d'ailleurs des Frères Maristes qui ont déjà fait cette expérience) car c'est un bon entraînement à la direction spirituelle. Mais le directeur spirituel doit être très attentif à ne pas imposer une spiritualité ignacienne, sinon la méthode est inacceptable. Il doit être très attentif à ce que l'Esprit, à travers les circonstances, dit à chaque personne qui se confie à lui. C'est tout.

7 – Un régime plus dense de qualification de la médiation.

a) Vouloir la médiation.

Et nous arrivons au point essentiel. Le ruisseau qui se faufilait entre les rochers est arrivé à la solution : se précipiter dans la centrale.

Le choix de départ est difficile à faire. Quelqu'un qui veut accomplir la volonté du Père, éprouve le besoin de trouver un guide qui cherchera au moins aussi loyalement que lui-même où est cette volonté. Dans le cas surtout d'un tempérament plein de force et d'inventivité, on peut bien penser que ce n'est pas n'importe quel guide qui fera l'affaire.

Le vrai danger en effet n'est pas d'avoir des dirigés trop exigeants, quand ils arrivent à quarante ou cinquante ans, mais d'avoir des dirigés qui s'installent au lieu de monter. La maladie la moins grave d'un jeune est une ingénuité un peu stupide qui s'exprime en un flot de paroles mal réglées. Disons qu'il faut simplement un peu de patience pour le laisser dire. Mais le plus âgé sait au contraire faire son nid très discrètement, s'enrouler dans son cocon, et chercher douillettement une manière de continuer à vivre dans une foi qui n'engage pas, dans une prière qui ne réveille pas, même dans un dialogue qui ne compromet pas. On arrive très bien à ne renoncer ni à Dieu ni au monde, et à chercher patiemment la quadrature du cercle : Servir Dieu et … la commodité de la vie. Evidemment on finit par ne servir personne.

Le problème est qu'on se rend vaguement compte de cela, mais n'étant pas sûr de se tromper, on reste simplement avec une impression d'insatisfaction indéfinie. C'est alors pourtant que devrait surgir le besoin d'une médiation plus qualifiée.

b) La vouloir active et critique.

Chez un vrai chrétien la médiation n'est jamais cherchée et vécue passivement. L'attitude « perinde ac cadaver » n'est pas à conseiller facilement. C'est même une erreur dans son interprétation commune. Non, celui qui cherche la médiation reste actif dans cette médiation, et pour fournir les données, et pour ne pas se laisser instrumentaliser par l'autorité ou par le médiateur.

Maintenant à partir de tout ce qui précède, on peut dire que la vie religieuse devrait se placer dans une zone où la médiation est plus intense et plus exigeante. Sans doute, il est très possible que si je demande à tel Frère : « Êtes-vous venu dans la vie religieuse pour trouver le lieu où on vous interpréterait le mieux possible la volonté de Dieu ?», il me répond : « Non, j'avais d'autres motivations, mais pas celle-là ». Tous ne sont pas venus à la vie religieuse pour être obéissants, ou pour être vierges, ou pour être pauvres. Parmi toutes les valeurs qu'incarne une congrégation religieuse, chacun de nous a été attiré par l'une d'elles ou plusieurs, pas nécessairement par toutes, ni par les plus importantes.

e) La conscience du besoin de médiation suit un cheminement.

Mais nous avons commencé à cheminer. La formation nous a découvert ce qu'était la nature de cette vie et, à partir de nos premières intuitions incomplètes, nous avons choisi un peu mieux et progressé dans la lumière. Un moment est venu où nous nous sommes rendu compte que, à l'intérieur de notre projet existentiel la moelle était l'obéissance. Non pas l'obéissance comprise comme discipline de gouvernement, l'obéissance devenue vivante : celle d'un groupe d'hommes voulant vivre au rythme de la volonté du Père. Arriva le moment des vœux perpétuels. Allions-nous les faire oui ou non ? Souvent il y a à ce moment le casse-tête des implications de la virginité. Mais pourtant ce n'est pas là le fond. Il intéresse une sphère de la personnalité humaine, mais seulement une sphère, et le vœu de pauvreté une autre. Mais le vœu d'obéissance, lui, prend tout. Avec lui c'était le fond du problème : « Veux  vivre selon ta volonté ou celle du Père ? Et cette volonté du Père s'étendra à tout ». Voilà comment devrait se présenter le problème de l'engagement définitif. Et c'est pourquoi j'ai pu dire ci-dessus : la vie religieuse, parmi les diverses manières de vivre l'Evangile, se situe parmi celles qui cher-clonent le régime de médiation le plus exigeant.

d) Rôles du directeur spirituel et du Supérieur.

Normalement cette médiation est cherchée ou à travers un Supérieur ou à travers un directeur spirituel dont je vais essayer de préciser les zones d'influence. Supposons que j'aie tel directeur spirituel depuis de longues années. Il me connaît à fond. Je lui ai raconté l'histoire de ma vie intérieure, de ma vie chrétienne avec toutes ses implications : mon immersion dans le monde, dans ma communauté, mes options, le travail de Dieu dans mon cœur. Et je lui dis sur un point : « Je ne vois pas ce que j'ai à faire ». Supposons qu'il me dise : « Connaissant de vous ceci et cela, il me semble que le Seigneur demande… Voyons,… discutons… Bon ! je vois… En conséquence je vous ordonne de… ». Je vais lui répondre : Non, Père, vous ne m'ordonnez rien du tout, car vous êtes simplement directeur spirituel ». C'est une erreur des siècles précédents d'avoir eu des directeurs spirituels qui se muaient en dictateurs. Ste Jeanne de Chantal a été sauvée de la dictature de tels directeurs par St François de Sales qui a su voir clair. Le directeur spirituel est un guide, un compagnon d'écoute de la volonté du Père. Mais ma liberté est à moi.

Passons maintenant au Supérieur. Quand je fais vœu d'obéissance, non seulement je m'engage à vivre selon la volonté de Dieu (ce qui peut être une phrase dépourvue de valeur pratique) mais je m'engage à créer les conditions moyennant lesquelles la volonté de Dieu deviendra tangible, perceptible en ma vie. Et je manque à l'esprit et au cœur et à l'âme de mon vœu, si, l'ayant fait, je ne crée pas les conditions qui rendent possible la découverte de la volonté de Dieu dans ma vie. Autant vouloir une récolte sans semer ni arroser.

Donc les conditions que je mets en faisant le vœu d'obéissance m'amènent à ceci : Je m'engage non seulement au dialogue, non seulement à accepter la médiation d'une personne dans ma vie pour trouver la volonté du Père, mais, quand le dialogue aura lieu, quand la recherche aura été faite correctement, selon les lois internes du mystère de l'obéissance, si la personne dont j'ai accepté la médiation estime que la volonté de Dieu est telle ou telle et m'ordonne de la faire, je m'engage aussi par vœu à lui obéir.

e) Les nuances varient, mais l'essentiel est clair.

Voyez la différence entre le directeur spirituel et le Supérieur. Le Supérieur non seulement peut me dire, dans les limites humaines bien sûr, ce que veut le Père Céleste, mais me commander de le faire. On lui conseille, c'est vrai, de ne pas commander en vertu du vœu, mais à moi on ne me conseille pas de ne pas obéir en vertu du vœu. Les vœux perpétuels sont une chose sérieuse qui engage toute la vie. Et ne mettons surtout pas sur le même plan la nature chrétienne et charismatique de l'obéissance avec telle réglementation canonique qui, à travers la casuistique, a pu aboutir à un grand appauvrissement du vœu.

Voilà. Le chemin a été long avant d'arriver à parler concrètement de notre obéissance consacrée. Mais tout ce qui a précédé était nécessaire pour en établir la place exacte, car il faut bien voir aussi que l'obéissance consacrée concerne tous les chrétiens qui, dans l'Eglise du Christ, ont entendu l'appel  à placer toute leur vie sous le signe de la volonté de Dieu, et qui subordonnent tout autre projet à cette volonté, et pour toute la vie. Ces chrétiens veulent entrer dans un régime où cette recherche de la volonté du Père soit sérieuse et ils s'y engagent d'une façon ou de l'autre. Les Instituts séculiers, par exemple font seulement un vœu privé, à l'intérieur d'une Institution et avec un médiateur. Souvent c'est même très secret, et personne de leur entourage de travail n'en sait rien. Pour un religieux c'est davantage public, dans le but de témoigner devant les hommes, mais le fond est le même.

Nos Constitutions ont fort bien mis l'accent sur ce que je viens de souligner. Après avoir évoqué les médiations un peu lointaines : Souverain Pontife, Ordinaires des lieux, Supérieurs majeurs, elles ajoutent : Mais dans la vie de chaque jour c'est en union avec son Supérieur immédiat en tout respect et en toute vérité, en union aussi avec sa communauté que le Frère cherche à découvrir la volonté du Père et à l'accomplir ». (N. 26).

Le Supérieur est un compagnon qui m'aide à trouver la communion avec la volonté du Père, dans certains cas, et dans d'autres cas qui m'aide à vérifier, à authentifier cette volonté que je crois avoir trouvée.

Il n'est pas vrai que le Supérieur soit toujours et plus mûr, et plus saint, et plus habitué à la lecture du mystère de la volonté de Dieu que chacun de ses religieux. Mais ce qui est vrai c'est que les hommes les plus clairvoyants des voies de Dieu à l'égard des autres sont loin d'avoir la même lucidité pour eux-mêmes ; c'est aussi que l'acte du partage fraternel où l'Eglise s'incarne dans la médiation d'un Frère attire souvent des grâces spéciales de l'Esprit-Saint. Ces grâces de lumière et de force ont pour but surtout de rendre les hommes plus nécessaires les uns aux autres, et donc plus fraternels ; et cette fraternité fait apparaître davantage les croyants comme Eglise-communion et comme Eglise-sacrement. Il ne s'agit donc pas simplement d'un résultat individuel, mais d'une construction et d'une croissance de l'Eglise. Et c'est là le fondement du rôle de la communauté dans la médiation.

Les Constitutions indiquent encore les sources, d'importance d'ailleurs variable, où il faut aller puiser la volonté de Dieu : pas seulement les ordres du Supérieur, mais les commandements, les conseils évangéliques, les Constitutions, le Directoire, etc. … les événements qui prennent valeur de signe (N. 26).

Ces directives ont besoin moins d'aggiornamento que de mise en pratique.

8. Toute obéissance chrétienne est consacrée.

On a pu dire ces dernières années que c'était toute obéissance chrétienne qui était consacrée. C'est vrai, et, comme le rappelle Tillard, tout chrétien obéit par amour et par cohérence avec son baptême, fait très réellement un acte d'obéissance consacrée. Car cet acte n'est pas purement humain. C'est l'Esprit de Jésus qui agit dans un chrétien et le porte à obéir. Quand tel chrétien, que je connais, peut dire : « Jamais je ne me suis révolté. J'ai perdu ma femme quand j'avais 32 ans ; elle me laisse un fils d'un an et demi et un autre de quelques mois. J'ai embrassé de tout cœur la volonté du Père» ; cela est-il consacré ? Je répons : « Oui, car c'est le baptême en action ». C'était même le grand argument de Tillard pour dire qu'il n'y a pas de consécration religieuse, parce que le chrétien est déjà consacré, et que pour allumer une chandelle il faut qu'elle soit éteinte. Je ne suis pas d'accord avec cette manière de présenter les choses, mais enfin, il faut ne pas se quereller sur des questions de vocabulaire, et il est juste de dire : L'acte d'obéissance d'un chrétien qui obéit à l'Evangile, dans la foi au Dieu et Père de Jésus, est un acte d'obéissance consacrée (4).

9 – Mais la consécration religieuse est une nuance privilégiée de l'obéissance chrétienne.

Cependant la vie religieuse incarne une obéissance d'un caractère distinct. Il s'agit, en effet, d'une obéissance qui revêt à l'intérieur de l'Eglise une forme plus importante, plus totale. Je prends un exemple.

Voici une bourgade de pêcheurs dans un pays où affluent les touristes étrangers. Le panorama est très beau, la plage très propre, mais il y a des moments du jour où le ressac est dangereux pour les baigneurs, et de plus il y a parfois des requins. Un dimanche, à la fin de la messe, le curé annonce : « Un paroissien a quelque chose à dire ». Un des pêcheurs avance, que tout le monde connaît. Il dit : «Mes amis, vous savez tous que depuis longtemps je pense que le chrétien est un homme qui, le moment venu, ne doit pas hésiter à risquer sa vie pour le salut de ses frères, et que le plus grand mensonge est de dire que la charité bien ordonnée commence par soi-même, ce qui est le contraire de l'Evangile. Nous sommes les fils d'un Dieu qui n'a pas hésité à livrer son Fils à la mort pour nous. Nous sommes les frères de Jésus, qui s'est livré lui-même pour nous à la mort. Et quand on dit la mort, ça veut dire la mort. Donc conscient de cette exigence de l'amour chrétien, aujourd'hui, je viens, mes amis, en présence de Dieu, en présence de l'Eglise, en présence de vous tous, faire le vœu perpétuel que voici : Toutes les fois qu'il y aura une personne en danger de se noyer, je me jetterai à la mer pour la sauver, même s'il y a des requins dans le voisinage. Dieu, aide-moi par ta grâce, au moment où l'occasion se présentera, d'accomplir cette promesse que je fais aujourd'hui par amour pour toi ».

A vrai dire, cet homme de par le baptême, s'il sait assez bien nager pour sauver un homme et si cet homme est en train de se noyer, a l'obligation morale de se jeter à la mer. Mais, c'est une chose que de devoir obéir à son baptême dans une circonstance donnée. Et c'est autre chose de décider de mettre au service de l'Eglise, ce témoignage public de charité, sous le signe d'un engagement une fois pour toutes et pour toute la vie.

Vous voyez ce que veut dire alors le vœu d'obéissance. Maintenant la question peut se poser à vos esprits : «Est-ce ainsi que j'ai fait le vœu d'obéissance ? Et si ce n'est pas dans cet esprit, dois-je le refaire ? ». Il est bien certain que ce serait une reprise de conscience qui pourrait transformer la v le, et qui s'exprimerait à peu près ainsi : « Seigneur, je n'avais pas découvert le sens de mon obéissance. J'ai prononcé mon vœu devant ton Eglise sans me rendre compte, mais maintenant je désire te dire, Seigneur, que je le comprends mieux. Si je le fais devant ton Eglise, c'est pour qu'elle donne un caractère sacré à cet engagement que je prends de vivre selon ta volonté, à ma décision de chercher chaque jour cette volonté sainte, de la chercher à travers les médiateurs que tu me donnes et avec leur aide. Je m'engage à obéir de façon chrétienne et courageuse, s'il le faut, quand le médiateur m'aura aidé à découvrir ta volonté ».

Vous voyez que ce serait assez différent de ce qu'on fait habituellement et c'est cela que j'appelle, moi, obéissance consacrée. Il y a autre chose qu'une nuance entre elle et l'obéissance chrétienne générique.

Nous sommes tous des gens qui ont fait le vœu d'obéissance. Mais un laïc pourrait nous dire : «Je ne vois pas l'intérêt de votre groupe ; et ce n'est pas que je refuse d'obéir ; j'obéis autant que vous ». Alors pour lui répondre je retourne à ma parabole du village de pêcheurs. Celui qui a fait le vœu doit créer les conditions qui lui permettent d'accomplir sa promesse. Il faut qu'il habite près de la mer, qu'il soit un peu libre dans la période de tourisme, donc qu'il trouve un travail compatible avec sa promesse, etc. …

Maintenant voici le moment où réellement une personne est en danger, où réellement il y a des requins dans le voisinage, où la mer est démontée. Il prend peur et ne se jette pas à l'eau. Mais un autre chrétien qui n'a pas fait le vœu, lui, se jette à la mer et perd la vie. Qu'est-ce que cela veut dire ? Que l'engagement est un don du Saint-Esprit, mais pas nécessairement un signe de sainteté de l'intéressé. Car lorsque quelqu'un va mourir ce n'est que son existence vécue qui peut dire s'il est à un haut degré dans l'amour de Dieu.

Le Seigneur a dit en effet : «Ce ne sont pas ceux qui disent : Seigneur, Seigneur, mais ceux qui font la volonté du Père qui entreront au royaume ». Prenons le cas de l'un de nous qui a fait le vœu de pauvreté et qui avec ce vœu, mène une vie confortable et sans préoccupation des pauvres. Un autre ne l'a pas fait mais a assez de charité pour consacrer une bonne partie de son salaire à ses frères nécessiteux ; par ailleurs il tâche de vivre de façon austère et d'être disponible. Il est bien évident qu'au jugement du Seigneur le second sera le premier à être appelé vrai pauvre, en dépit du diplôme officiel de pauvreté que possède l'autre.

Les gens très simples, mais extrêmement fidèles à leur devoir quotidien, sans faire de vœu d'obéissance, pratiquent une obéissance parfois très parfaite à la volonté du Père. Si je leur citais telle phrase : « La volonté est le lieu de l'union à Dieu parce qu'elle est ce qu'il y a de plus profond dans l'être » (5) ils ne comprendraient peut-être pas, mais ils sont les grands témoins de cette vérité. Moi, au contraire, qui ai fait des études, je puis être décidé par une phrase de ce genre à faire mon vœu d'obéissance, mais comme ma vie réelle n'est pas appuyée sur la même fidélité, j'aurai malgré mon vœu, plus de difficultés que ces chrétiens fidèles qui n'ont pas fait de vœu. Ce qui n'empêche pas qu'une volonté qui veut se plier à un projet d'obéissance peut rester authentique malgré quelques faiblesses.

Il est injuste d'ailleurs de comparer un mauvais religieux et un laïc fervent. Le chrétien, surtout le chrétien fervent, doit certainement répondre à un appel d'obéissance qui le rende cohérent avec son baptême au fur et à mesure des événements de sa vie. Quelle est la frontière entre cette obéissance-là et celle du religieux ? A ce sujet on peut au moins préciser deux choses :

1) L'intensité d'adhésion à l'obéissance est plus grande chez le religieux au moins dans les formes de vie et les projets existentiels. Il y a comme une condensation qui dès le départ met toute la vie sous l'obéissance, alors que cette obéissance chez le chrétien non religieux est plus diffuse, moins décidée d'avance.

2) Et surtout, l'obéissance religieuse est en même temps une plus claire explication. Si en effet elle est authentique et cohérente, elle devient signe et anticipation dans l'Eglise. A parité de conditions, ce signe est bien plus lisible dans le cas du religieux que dans le cas du laïc, et même dans le cas du chrétien consacré dans la sécularité (Instituts séculiers).

IV — CONSÉQUENCES FONDAMENTALES

DE L'OBÉISSANCE CONSACRÉE.

1 – On ne peut pas sacraliser n'importe quel genre d'obéissance.

Autrefois on sacralisait un peu tout au hasard. On profitait des Rogations pour cela, et puis il y avait la bénédiction des voitures, des maisons, des bestiaux. Beaucoup de prêtres aujourd'hui se refusent à ces gestes. Peut-être y a-t-il défaut là où il y avait excès, mais enfin il est bien évident par exemple que je ne puis me prêter à bénir une usine où je sais que les lois sociales seront foulées aux pieds.

Pour l'obéissance, c'est la même chose. Il faut se demander quel est l'espèce d'obéissance qui peut être consacrée. Sûrement pas celle qui est liée à des Supérieurs qui ne s'occupent pas de la volonté de Dieu, puisque le sens même du vœu est exactement le contraire : chercher la volonté de Dieu.

2 – Une « métanoia » s'impose dans ce but.

Dès l'instant que le projet d'obéissance est généralisé par des vœux et des vœux publics, et adopté en Eglise, il faut que les divers facteurs qui touchent au vœu de près ou de loin passent par une « métanoia », que ce soit le gouvernement, les structures, la médiation, les techniques d'administration, etc. … Il faut en effet que le projet d'obéissance puisse être compris, ne pas être faussé, et qu'il laisse transparaître l'Evangile avec l'image de Jésus obéissant.

Il est curieux que des congrégations se préoccupent de conduire des gens au vœu perpétuel d’obéissance, sans se préoccuper si le mode de donner des ordres est pneumatique, évangélique ou purement humain.

Que voulons-nous ? Préparer des gens pour les faire vivre bien disciplinés dans une société ? ou bien avoir un cadre, dirions-nous, d'hommes fidèles qui, face aux ordres donnés, soient efficaces, actifs. organisés non pas par une surveillance extérieure. mais par un conditionnement interne ?

Ceci peut être une très bonne forme humaine d'obéissance mais faut-il faire un vœu pour cela ? n'est-ce pas mêler les plans ? Par ailleurs, au vœu d'obéissance devrait correspondre aussi un vœu d'autorité, un vœu de savoir commander. Comprenez bien ce que je veux dire. Ce n'est pas, du vœu que nous avons besoin mais de la réalité. Si donc il faut mettre en question les réalités d'un Institut, son gouvernement, les facteurs qui entrent en jeu, il faut les mettre en question à partir des lois internes de l'obéissance et non à partir d'un ordre, administratif ou autre.

Vous pourrez me faire l'objection suivante : « Laissons donc tranquille toute sacralisation. Nous sommes en temps de sécularisation ». Je ne vais pas si vite et je dis simplement : ne sacralisons que ce qui est sacralisable. Beaucoup d'affirmations, par lesquelles nous prétendions donner une dimension et une valeur religieuse à un régime ou à des actes de gouvernement et d'obéissance, auxquels nous avions mis l'étiquette de volonté de Dieu, ne sont pas du tout vraies. On peut faire entrer ce régime et ces actes dans la catégorie des disciplines humaines, des principes d'une société mûre qui accepte des conditions d'organisation et d'efficacité, mais ils ne sont pas pour autant des actes vrais d'une obéissance que l'on peut sacraliser et proposer à des candidats.

Voyez d'ailleurs ce que proposent nos Constitutions au Supérieur : «Frère parmi ses Frères, il les aide avec patience, discrétion, amour, à chercher loyalement dans quelle direction, personnelle et communautaire, les pousse l'Esprit-Saint ». (N. 29).

3.. Pluralisme des formes de l'obéissance.

L'obéissance religieuse peut se couler dans des formes diverses. Autre est la forme jésuite, autre la forme  dominicaine, etc. … Où faut-il chercher la forme qui sera vraiment la nôtre ? celle qui conviendra vraiment à notre institution ? Evidemment dans  la spiritualité de la congrégation, dans le charisme  que l'Esprit-Saint  a donné à chaque famille religieuse et dans les intentions du Fondateur que I'Eglise a ratifiées en approuvant la congrégation, parfois les modifiant, parfois les acceptant telles quelles.

4. Ne pas confondre signes des temps et modes.

Pendant ces dernières années nous avons vécu vraies épidémies, des séries d'épidémies. Auparavant, les esprits hardis n'avaient pas le droit de grand'chose. Dès qu'ils dépassaient légèrement la mesure, on les arrêtait ; s'il s'agissait de doctrine on leur interdisait l'enseignement, on mettait leurs écrits à l'index. Et puis est venu brusquement une grande  liberté. Mais les esprits non préparés à cette liberté n'ont plus su réagir au milieu d'un bombardement de nouveautés. Alors ces nouveautés ont vraiment joué le rôle d'épidémies que l'on a attrapées un peu partout. La fièvre aujourd'hui est bien tombée, mais enfin il reste nécessaire d'alerter chacun sur la différence entre signes des temps et modes passagères.

Qu'est-ce, au juste, que les signes des temps ? Les signes des temps sont des événements à travers lesquels Dieu veut provoquer une réponse des chrétiens, une réponse évangélique de l'Eglise. Les signes des temps ne sont pas pour être pris tels qu'on les trouve, mais pour être interprétés : Vous savez interpréter l'aspect du ciel, et les signes des temps vous n'en êtes pas capables ». (Mat. 16, 3).

C'est justement cette interprétation qui permettra de ne pas confondre les signes des temps avec les modes qui ne sont signes de rien sinon de la versatilité humaine. Les gens sans réflexion, sans esprit critique, et surtout les gens qui ne méditent plus, ne peuvent pas lire de façon évangélique l'histoire de l'Eglise et l'histoire du monde. Ce n'est plus pour eux qu'un kaléidoscope. Ils sont prêts à tout pour être dans le vent » mais pas pour être disponibles au vent de l'Esprit.

Il peut y avoir — et il y a eu — une sorte de manie de la vie communautaire, et même de la vie de prière. Je ne minimise ni l'une ni l'autre puisque j'ai écrit une circulaire sur l'une et sur l'autre. Mais je dis qu'il y a mode ou manie lorsqu'on se met à privilégier un aspect de ces piliers de la vie religieuse. On regarde le chapiteau de ces piliers et on décide que s'il n'est pas de tel style, rien ne va plus. La décoration sans doute est importante, mais enfin le pilier a une autre fonction !

Si donc je ne me mets à prier que, parce que tout le monde est allé à une maison de prière, parce que tout le monde a participé à une réunion charismatique, parce que tout le monde a fait une session de zen pour apprendre à se concentrer, etc. … ma motivation peut n'être guère différente de celle qui me fait pratiquer le sport, devenir végétarien, etc. …  Dans ces deux derniers cas, je peux avoir d'excellentes raisons d'agir ou bien je peux agir par pur snobisme. De même il peut y avoir un vrai sens spirituel qui me fait travailler à la rénovation de la vie communautaire ou de la vie de prière, mais il est possible aussi que j'agisse par simple snobisme.

Si donc un pays donné passe par un période d'engouement pour une chose bonne en soi, que les Supérieurs sachent profiter d'un courant qui peut sauver des embarcations à la dérive, mais il y a tom un art de la connaissance des courants. L'engouement par exemple pour les maisons de prière ne durera pas toujours. Si cette période bénie permet à des religieux  ou à des aspirants de prendre un vrai contact avec Dieu, d'approfondir la méditation de la parole de Dieu, tant mieux ! Mettons de côté pour le temps des vaches maigres, car ce temps viendra. Peut-être la décennie 80 parlera de la décennie 70  comme d'une période romantique et ceux qui ne s'étaient préoccupés que de la mode ne voudront mur rien au monde avoir l'air romantiques : de nouveau ils abandonneront la prière, parce qu'ils n'aurifia bâti que sur le sable.

C'est pour cela d'ailleurs que Roger Schutz, prieur de Taizé, ne veut pas qu'il y ait un mouvement Taizé. Il se trouve qu'il y a là quelque chose qui aide puissamment les jeunes à être chrétiens. Que les jeunes en profitent, non pour être fervents de Taizé, mais fervents chrétiens dans leur cellule, dans leur paroisse, dans leur communauté, etc. … Nous sommes dans le siècle des réactions atomiques, des réactions en chaîne. Tout ce qu'envoie l'Esprit-Saint doit nous servir à aller continuellement plus avant, plus avant.

L’œcuménisme est une des choses les plus importantes ; mais certains s'y sont intéressés un peu comme à un folklore et c'est peut-être faute de partisans vraiment convaincus qu'il est un peu au point mort aujourd'hui, sous certaines de ses formes (6).

L'autre danger est de confondre signes des temps et décadence axiologique, c'est-à-dire abandon des valeurs fondamentales. Quand le jeune d'aujourd'hui ne veut plus obéir et veut la médiation de la communauté mais non du Supérieur, ceci est décadence axiologique, mais non signe des temps. Si un jeune veut se sentir dépendant non seulement d'un Supérieur qu'il aime, mais aussi de la communauté, cela oui est un signe des temps.

Le sacerdoce des laïcs est un signe des temps et non une mode s'il laisse sa place au sacerdoce ministériel et la complète. Mais s'il vise à la mort du sacerdoce ministériel, il n'est pas signe des temps.

V. EXERCICE PRATIQUE DE L'OBEISSANCE

1 – Situation spéciale du religieux face à la médiation de l'Eglise.

Venons-en maintenant aux applications pratiques de l'obéissance. L'existence chrétienne est une réponse existentielle à l'amour dont le Père nous a aimés en Jésus-Christ et l'Eglise. Cette réponse existentielle consiste d'une part en un amour intérieur qui va croissant et mûrissant jusqu'à la plénitude  et d'autre part en un don de soi aux autres dans des actes de chaque jour, sous le signe de sa sainte volonté, au service de son règne et pour l'accomplissement de l'histoire du salut.

Le chrétien a donc essentiellement à être attentif  aux manifestations de la volonté du Père, pour son collaborateur dans la réalisation de cette volonté. Cette volonté mystérique et difficile à trouver, nous avons cherché comment la découvrir, et ceci nous a amenés à sentir la nécessité de la médiation, dont Jésus, lui, n'avait pas besoin, mais qui nous est indispensable à nous pour aller de l'éloignement au rapprochement, et jusqu'à la configuration à Jésus-Christ. Et c'est la nécessité de ce cheminement qui nous a amenés à découvrir quelques-unes des lois de la médiation. Nous avons vu aussi qu'à l'intérieur de cette nécessité de vivre existentiellement obéissants à la volonté de Dieu, le Saint-Esprit avait fait germer dans l'Eglise des formes consacrées de vivre l'obéissance qui supposaient un régime de médiation plus serré, un souci plus grand de vivre selon la volonté du Père, un sens plus profond de la condition humaine. Nous avons vu aussi que cette obéissance consacrée pouvait s'incarner en des formes diverses, selon les charismes, les Instituts, les spiritualités, chaque personne devant trouver la forme qui lui convient le mieux.

L'Esprit-Saint a voulu en effet une Eglise différenciée et complémentaire, non un quelconque grégarisme collectif. Dans un orchestre, rien ne va plus si les trombones abandonnent leur instrument par admiration pour les violonistes.

Je fais ici une digression sur les Instituts séculiers, pour dire que ceux-ci n'ont pas du tout besoin — et ne veulent pas du tout — que les religieux se mettent à imiter leur genre de vie. Les Instituts séculiers, nous disait leur président, n'ont leurs difficultés ni du côté du recrutement, ni du côté de la prière, mais sur deux autres points : leur difficulté d'être compris par les gens d'Eglise qui les poussent à des gauchissements qui anéantiraient l'intuition de Pie XII, et la tendance de plusieurs congrégations religieuses à vouloir devenir Instituts séculiers, alors qu'elles n'y sont pas appelées.

Tels sont les principes qui expliquent comment on est arrivé à l'accentuation de la médiation dans l'obéissance consacrée.

2 – Médiation et compte de conscience.

Il faut voir maintenant comment cette médiation va vraiment pouvoir aboutir. Le Droit Canon s'est modifié sur un point pour presque tous les religieux, excepté pour les Jésuites, et ce point le compte de conscience qui est chez eux non pas facultatif mais obligatoire, en ce sens au moins que le Supérieur, s'il le juge nécessaire peut exiger d'un religieux qu'il s'ouvre à lui, même pour ce qui regarde le for interne, afin de faire avec lui une analyse de discernement des esprits. C'est là tout simplement revenir à ce qui existait dans la législation primitive des moines. Certains disent : c'est un viol de conscience. Non, l'idée est simplement de créer les conditions minimales pour que le mandat de médiateur soit réellement évangélique et que le Supérieur puisse devenir sacrement de la volonté de Dieu. Sans cela on demande une chose incohérente : que le Supérieur accomplisse la tâche de médiateur Père, pour laquelle on ne lui donne pas les moyens indispensables.

L'ouverture intérieure au Supérieur était en ne solution sérieuse dans la recherche de la volonté de Dieu. Il y a eu des abus. On a pu avoir là un certain esclavage des consciences en faisant du moyen une fin, et ce n'est pas en tuant la té qu'on progresse vers l'Evangile.

Le code a réagi en supprimant un remède qui rait nocif. Mais au lieu de le supprimer, il fallait peut-être seulement le doser.

Quoi qu'il en soit, le Code est en révision ; on sait d'ores et déjà que la partie commune à toutes les congrégations sera très réduite. L'idée aujourd'hui est de laisser chaque congrégation créer son droit particulier, donc de chercher en liberté évangélique un gouvernement et des structures vraiment capables d'aider à chercher la volonté du Père. Si nous voulons être sérieux dans notre respect de la liberté de chacun, il faut, à partir de structures solides, demander une liberté cohérente et non anarchique.

L'option de base ne suffit pas. Elle doit être complétée par une série d'actes sans lesquels elle est tout à fait platonique.

3. Base essentielle pour la mise en acte du vœu d'obéissance.

Le point de départ essentiel pour le religieux, c'est de vouloir faire la volonté de Dieu. Si un religieux n'a pas vraiment cette intention, il ne devrait pas faire vœu d'obéissance : il débute dans l'incohérence.

Reprenons l'exemple du pêcheur de la plage. Le voilà qui sort de l'église et ses compagnons le félicitent : « On ne te connaissait pas comme ça. D'où t'est venue cette inspiration ? etc. … ». Et puis l'un d'eux lui demande : Mais vraiment, crois-tu que tu auras le courage de faire ce que tu as promis ? ». Et le pêcheur de répondre : « Mais non, mon pauvre vieux. Je ne suis pas fou ». Comment ! Mais alors pourquoi est-ce que tu as fait ce vœu public ? ». « Ah ! il faut faire des actes de culte et des actes de témoignage ».

Sans doute, mon pêcheur est-il stupide d'aller promettre solennellement une chose qu'il ne veut pas faire ; mais celui qui fait le vœu d'obéissance sans aimer sérieusement la volonté de Dieu, sans vouloir en faire la moelle de sa vie, est aussi stupide.

Voyez ce religieux qui est en train de faire le calcul suivant : « Si on ne m'accorde pas cela, je sors de la congrégation ». Où en sommes-nous ? Je puis comprendre celui qui cherche de tout son cœur la volonté de Dieu, et qui voyant que ses Supérieurs s'y refusent croit devoir quitter la congrégation, (évidemment avec les nuances du sérieux de sa recherche, etc. …) car cela peut découler du vœu d'obéissance, cela existe dans la vie de quelques saints canonisés. Mais dire : « Si on ne fait pas ma volonté, je m'en vais » démontre qu'on se moque de son vœu d'obéissance.

Il faut dire plus que jamais que la virginité un acte libre et que seul doit faire le vœu de virginité celui qui veut vivre une vraie liberté ; mais Il faut le dire plus encore de l'obéissance ; il ne faut faire le vœu d'obéissance si on n'aime pas la volonté de Dieu, et si on ne veut pas librement se soumettre à cette volonté.

4 – Exigences dérivées de là pour le religieux.

On a commis une grave erreur en opposant dialogue et obéissance. Faudrait-il, pour être obéissant, être muet, être l'homme qui fait tout ce qu'on lui dit, mais seulement quand on le lui dit et comme on le lui dit ? Et celui qui dialogue est-il désobéissant ? Ce qui se passe, c'est que nous avons faussé l'idée de dialogue, comme beaucoup d'autres idées, on se hérisse pour des questions de vocabulaire : on n'ose plus parler de supérieur, parce que cela suppose les autres inférieurs ; de responsable, parce que cela suppose les autres irresponsables, etc. …

Si donc quand nous disons dialogue, nous pensons à la conversation d'un supérieur qui s'efforce de convaincre un Frère de faire ce que lui, Supérieur, veut que le Frère fasse, ou la conversation d'un Frère qui s'efforce d'échapper à un ordre du Supérieur et d'obtenir qu'on lui commande une chose qui lui plaît mieux, évidemment dans ce cas dialogue et obéissance sont incompatibles, sont même aux antipodes. Mais cela n'est pas du tout le dialogue dont je veux parler.

C'est l'amour même de Dieu, c'est la passion même pour la volonté du Père, c'est la conviction même qu'il existe une volonté du Père, qui peuvent décider un religieux à chercher une réponse de médiation plus serrée et à en faire profession perpétuelle par un vœu. Et ce même amour, cette même passion, cette même conviction exigeront du Supérieur de ne pas commander n'importe quoi, ce qui lui plaît, mais de travailler fort pour chercher où est la volonté de Dieu, et quand il l'aura trouvée, pour commander de la faire, mais elle seule et rien d'autre.

Donc le mouvement d'amour et le mouvement de don qui ont porté un Frère à faire le vœu, sont les mêmes qui vont lui dicter son style d'exigence à l'égard de son Supérieur.

Si un religieux dit :  « Moi, ça m'est égal que ce soit A… ou Z… qui commande ; qu'il commande mal ou bien, peu m'importe » ; cette attitude n'est pas recommandable. Il faut avoir un plus grand zèle de la volonté de Dieu.

En effet, il n'est pas équivalent que les ordres du Supérieur soient bons ou mauvais, que nous ayons un bon pape ou un mauvais pape, que ce pape soit attentif aux signes des temps et réveille son Eglise pour qu'elle soit active dans un moment historique exceptionnel, ou bien que ce pape laisse piétiner cette même Eglise dans la routine ; ou qu'un Supérieur Général voie ce qu'il peut faire à un moment donné ou bien lance sa congrégation dans un chemin sons issue. Et pour un Supérieur de communauté, ce n'est pas équivalent qu'il prenne ses 15 religieux et les consacre à des travaux significatifs, ou au contraire qu'il leur laisse faire ce qu'ils veulent, qu'il soit capable ou non de voir où sont les vraies priorités du Règne du Christ, selon le charisme de la congrégation et selon le lieu où vit sa communauté. Non, ce n'est pas du tout la même chose. Et cette Indifférence ne peut manifester une passion pour la volonté du Père.

Laisser l'obéissance au niveau externe, canonique ne satisfait plus. La définition classique du vœu : « engagement sacré et public par lequel on promet de faire une chose bonne et meilleure que son contraire », n'empêche pas une vraie perplexité. Les conséquences qui en découlent sont plus difficiles à défendre que celles de la chasteté et de la pauvreté. Les Actes des Apôtres sont là avec la parole de Pierre et de Jean : « Qu'est-ce qui est juste yeux de Dieu ? vous écouter ? ou l'écouter, lui ? ». (Actes 4, 19).

Quelle relation possède une certaine obéissance religieuse avec la recherche de la volonté du Seigneur ? Où l'obéissance aveugle a-t-elle trouvé son fondement ? Dans les Actes ? Dans les Epîtres ? Il y est demandé d'être fidèle à la doctrine, mais quelle relation y a-t-il entre la doctrine et tel homme concret ?

Une telle remise en question va paraître à plus d'un une dangereuse utopie. Et sans doute savez-vous que le mot utopie reprend de nos jours une valeur très positive et que les conditions matérielles et spirituelles de notre monde sont telles qu'un auteur récent a pu proposer le dilemme : l'utopie ou la mort.

Il faut donc trouver des groupes de religieux qui veuillent devenir porteurs du souffle de l'Esprit d'une manière qui puisse là encore « aider l'aurore à naître ».

L'homme qui aime la volonté du Père et qui veut que le Supérieur lui ordonne cette volonté, pourra fort bien se trouver face à un Supérieur qui se trompe, ou qui ne cherche pas assez cette volonté et il devra le lui dire par amour pour ce Supérieur et par passion pour Dieu à qui il a consacré sa vie. Bien entendu, après avoir pris les moyens normaux de chercher la vérité.

Quand je disais que nous avons à redécouvrir l'autorité, je disais quelque chose de sérieux et d'important pour l'Eglise. Ce n'est pas une affaire de discipline ou d'autres éléments secondaires.

Le religieux qui se met sous l'obéissance doit sentir trois exigences :

 a) Trouver un médiateur authentique…

 Ceci suppose une certaine horreur de la politique : ce jeu qui va consister à favoriser l'homme qui me plaît, même si ce n'est pas le meilleur. Qu'est-ce que c'est que cette communauté où tout le monde doit chercher la volonté de Dieu et où on élit comme supérieur celui qui sera le plus « coulant » ? Que vient faire la nationalité ou la couleur du supérieur ?

Si vraiment, je veux l'homme le plus capable de dire à chacun la volonté de Dieu, je dois me refuser à toutes les actions destinées à détraquer les mécanismes de transmission de cette volonté. On peut avoir parfois lieu de se demander comment en pratique on a fait l'élection de tel Supérieur Général, de tel Provincial, de tel Conseil Provincial ? Quand on sort de telle assemblée qui vient de faire des élections on trouve parfois des hommes qui ont « fait de la politique » ; qui ont fait du « battage » pour  un tel contre un tel, qui se sont prêtés à quelque « combine », qui ont pratiqué le « do ut des ». Tout cela n'a rien d'évangélique. Où est la simplicité du « non, si c'est non ; oui, si c'est oui » ?

 b)- … qui puisse réellement exercer la médiation.

 Il a existé et il existe peut-être encore des situations aberrantes. On ne peut pas demander à quelqu'un de remplir la fonction de Supérieur si son travail professionnel est excessif. Comment être en même temps directeur d'un collège de 1.000 élèves, faire 15 à 20 heures de classe et être réellement celui qui aide les autres à chercher la volonté de Dieu ?

Et je me souviens de tel Frère Directeur me disant la réflexion d'un de ses Frères : « Si vous ne prenez pas tant d'heures de classe, ne comptez pas sur ma collaboration ». C'est d'emblée créer des conditions d'impossibilité. On a dès lors un Supérieur nominal qui va faire de l'administration, devra trouver un peu de temps pour les parents, un peu pour les élèves, un peu pour la discipline, mais n'en trouvera pas pour la communauté. Or, chaque religieux a besoin d'un Supérieur qui commande ce qu'il faut, ce qu'il aura découvert dans la lumière de Dieu, et cela suppose le temps de la réflexion.

 c) – … mais dont on ne prétend pas qu'il soit parfait.

 L'Eglise d'ici-bas est pèlerine et imparfaite et pécheresse. Ce Supérieur, que l'on aura choisi le mieux possible, n'attendons pas, de grâce, qu'il soit parfait. Le rêve du Père Champagnat mettait en garde contre les mauvais Supérieurs. Au temps passé il ne fallait pas que le poste de Supérieur ait été désiré, mais certains, une fois acquise la position, la tenaient bien et en profitaient. Le Supérieur d'aujourd'hui fait plutôt penser au serviteur de la vision d'Isaïe : « racine en terre aride, sans beauté ni éclat, méprisé et déconsidéré » (Is. 53, 3). Il faut demander au Seigneur de susciter des vocations de Supérieurs.

5. Qualités de base du médiateur.

On dirait que le rêve du P. Champagnat concernant «des hommes de haute taille habillés moitié Frères, moitié soldats » et qui à la fois démolissaient l'édifice et lapidaient les jeunes Frères, se comprend mieux que jamais, comme représentant la plus mauvaise forme de l'autorité qui n'éduque pas. Plus notre projet et notre engagement seront sérieux, et plus il nous faudra des guides qui veuillent se laisser forger par l'Esprit-Saint une psychologie et une spiritualité qui ne se laissent pas facilement entamer par l'angoisse, par la nostalgie des restaurations monarchiques, par la vision idéalisée d'un passé, si glorieux qu'il ait pu être. Des hommes qui, comme Abraham, se laissent déloger pour aller vers une terre inconnue.

Voici les quelques qualités primordiales qu'on peut demander pour eux.

 a)  Accueil de la volonté de Dieu.

 De même qu'un Frère qui ne veut pas vivre selon la volonté de Dieu ne doit pas faire le vœu d'obéissance, de même il ne faudrait pas accepter le supériorat si l'on ne veut pas accueillir la volonté de Dieu et seulement elle. L'homme qui, voyant qu'on va l'élire, est prêt à employer sa charge pour ordonner ce qui lui plaît, ce qu'il a pensé, mais pas la volonté de Dieu, ne doit pas accepter d'être nommé parce qu'il lui manque la condition la plus fondamentale. Comment serait-il médiateur de la volonté de Dieu ?

Si nous concevons le rôle de l'autorité comme une affaire purement disciplinaire, humaine et naturelle, il suffit d'avoir des gens prudents, équilibrés, etc. … ; mais s'il s'agit d'exercer une médiation, d'être catalyseurs de groupes à la recherche de la volonté de Dieu, il faut d'autres hommes.

 b) – Connaturalité avec le plan divin.

 Cette volonté de recherche ne suffit pas. Je puis avoir profondément à cœur la volonté du Père, sans avoir la capacité d'être médiateur pour les autres.

Cette capacité consiste à prendre les grands principes de l'histoire du salut, l'Evangile, le charisme de la Congrégation, les grandes lignes de l'Eglise, les grandes orientations de la Congrégation, et à les appliquer au cas concret de chaque Frère.

Le médiateur doit donc pouvoir comprendre quel est l'état de santé intérieure d'un Frère, son âge spirituel, ce que lui demande l'Esprit-Saint. Peut-être devra-t-il lui dire par exemple de se servir des guides que lui donne assez clairement l'Esprit-Saint avant d'aller en chercher d'autres dont «l'heure n'est pas encore venue ».

Tout cela le Supérieur doit pouvoir le dire, et il doit pouvoir exiger ce qu'il y a lieu d'exiger. Il ne doit pas se réfugier dans la facilité des structures et des règlements pour se dire : « Ils savent ce qu'ils ont à faire », en ayant peur de parler à chacun.

Car ce chacun, lui, ne voit peut-être pas du tout les signes que Dieu lui fait, alors que Dieu te les montre à toi, Supérieur, pour que tu les lui montres à lui.

J'ai eu à dire à tel Frère : « Votre cas est si clair qu'on vous sent bloqué, alors que vous n'avez pas de raison d'être bloqué ». Tout en effet, dans son caractère, dans sa personnalité, dans les grâces qu'il avait reçues, dans l'histoire de sa vie lui donnait le ressort voulu pour franchir un seuil en deçà duquel il arrêtait l'évolution de la vie du Christ dans son cœur.

Mais évidemment, ce genre de conversation, le Supérieur ne peut le tenir que si d'abord il a essayé d'accommoder sa rétine à celle de Dieu, de tout examiner avec les yeux de Dieu. Ceci n'est pas de la littérature ; je parle de façon très réaliste, mais il s'agit des réalités de la foi.

Il n'est pas question d'être infaillible : tout homme peut se tromper ; mais cependant nous avons une parole du Christ qui doit nous rassurer. Je vais même en étonner plusieurs par un providentialisme » dont le reste de ma vie donne l'idée inverse : je pécherais plutôt par excès de conscience professionnelle, comme si je voulais ne rien laisser faire à la Providence. Mais quand je fais une conférence, facilement je commence par un bout et continue par un autre en toute tranquillité, en pensant à cette parole de Jésus : « Quand on vous amènera devant les synagogues, les chefs et les autorités, ne vous inquiétez pas de savoir comment vous défendre et que dire. Car le Saint-Esprit vous inspirera à l'heure même ce qu'il faut dire ».

Evidemment, il faut préparer ce qu'on a à dire, mais il faut aussi être toujours docile à l'Esprit-Saint. Après avoir parlé à quelqu'un, je me dis parfois : Ceci n'est pas venu de moi ; je n'ai pas pu dire cela de moi-même, car je n'avais pas du tout cela dans la tête ». Alors quoi ? Suis-je un charismatique ? Pas du tout. Mais tout simplement un Supérieur a droit de compter sur l'aide de l'Esprit-Saint quand il accomplit sa tâche.

Si devant un tribunal qui n'a pas la moindre envie d'entendre la vérité, l'Esprit-Saint sait ce qu'il faut dire et enseigne à le dire, comment ne l'enseignerait-il pas à celui qui fait ce qu'il peut pour chercher la lumière et la vérité ? Nous nous trouvons là à mi-chemin entre l'infaillibilité ingénue et l'état angoissé qui n'attend le conseil de vérité qu'au bout de la recherche humaine, de la force humaine, de la sagesse humaine.

La familiarité avec le plan divin nous donne la capacité de discerner à la lumière du plan général de Dieu, ce qu'il veut dans le concret et le quotidien et le provisoire.

 c). Capacité mystagogique et psychologique.

 Nietzsche prophétisait il y a cent ans à propos de l'époque qui allait suivre : Qui donc voudra encore gouverner ? Qui donc voudra obéir ? L'un et l'autre sont trop pénibles ». Devant une faillite assez généralisée de la volonté, le Supérieur peut avoir la tentation de faire son métier à la petite semaine ». Et pourtant il doit être autre chose qu'un pompier chargé d'éteindre des incendies successifs et qui arrive toujours trop tard. Ce qu'il faut, c'est un Supérieur capable de jeter un pont vers ses Frères, d'atteindre le cœur de ses Frères.

Et pour cela il n'y a pas besoin de tout faire. Le Supérieur qui veut se mêler de tout, qui brûle son autorité pour des vétilles, ne peut plus dire la parole profonde, adaptée, quand il faut la dire. Et je pense à tel défunt que j'estime comme un saint, t avec qui nous étions amis intimes : il avait de telles capacités en tout qu'il ne pouvait s'empêcher d'intervenir dans nombre de domaines. Et cela avait pour résultat d'agacer ses subordonnés plus que de les conquérir. Il avait pourtant une vie spirituelle très haute, et aimait profondément ses Frères.

Le Supérieur doit avoir une capacité mystagogique, et je m'excuse envers ceux qui n'aiment pas les grands mots, mais c'est le mot juste. Il s'agit vraiment d'un conducteur du mystère de l'obéissance qui sache se mettre au pas spirituel de ses Frères, et suivre la direction dans laquelle souffle l'Esprit. Si le Seigneur nous envoie de tels hommes, les disciples viendront.

Joseph Combin fait, dans une remarquable conférence, une remarque qui rejoint assez bien notre propos, même si elle choque à première vue. Il y a des prêtres, dit-il, qui se plaignent d'avoir des difficultés avec leur évêque ou leur Supérieur. Il faut choisir votre évêque ou votre Supérieur. Si on vit en état de conflit permanent dans un diocèse déterminé, on peut aller ailleurs où ce conflit n'existe pas. Je n'ai jamais eu personnellement de difficultés avec un évêque parce que j'ai toujours choisi mon évêque. D'ailleurs, toute la tradition monastique et spirituelle va dans ce sens. Ce n'est pas le maître qui choisit ses disciples, mais les disciples qui se choisissent d'eux-mêmes un maître. Dans la vie religieuse, un seul s'impose : c'est Jésus-Christ. Au temps des Pères du désert, les maîtres moines attendaient, les disciples venaient. On ne faisait pas de recrutement ».

Il n'est pas question que le Supérieur soit directement branché sur le Saint-Esprit. Mais par la recherche que je fais avec lui, en toute ouverture de cœur, je puis espérer qu'il me fera trouver la volonté du Père. Cela donc suppose des moments tranquilles de dialogue pour qu'il connaisse mon idéal, mes désirs, mes inquiétudes, et aussi mes limitations, mes difficultés. Ce dialogue sera une information objective spirituelle qui permet au moment voulu de recevoir la direction voulue, sous forme d'ordre ou de conseil.

6 – Les risques de la médiation.

Quand j'étais jeune Frère, on me disait qu'il fallait obéir toujours, parce que, pensait-on, le Supérieur pouvait se tromper, donner un ordre contraire à la volonté de Dieu, mais c'était si rare que pratiquement cela relevait de l'infinitésimal. A vrai dire pourtant, une telle affirmation n'est pas exacte. Il peut fort bien arriver que le Supérieur ne donne pas un ordre bon ou par égoïsme, ou par faiblesse, ou par incapacité, ou pour tant d'autres motifs.

J'ai déjà dit qu'un certain enseignement traditionnel sur l'obéissance aveugle était théologiquement faux, mais il faut comprendre surtout où sont les risques et les incertitudes de l'obéissance.

On avait pu arriver à dire pratiquement que toute parole des Supérieurs transmettait la volonté de Dieu ou fabriquait la volonté de Dieu. En effet, il fallait bien se représenter ou Dieu transmettant ses ordres à travers un Supérieur infaillible, ou Dieu donnant à ce Supérieur un chèque en blanc qu'il était chargé de remplir comme il lui plaisait.

Aujourd'hui devant la critique de l'obéissance aveugle certains se disent : « Si on n'est plus certain d'être dans la volonté de Dieu quand on obéit à un Supérieur, il vaut mieux s'en aller ». Je réponds en disant : Patience. C'est vrai l'obéissance n'est pas aussi simple qu'il paraît. Il faut avancer pas à pas ; mais il faut avancer. Volontiers je fais mienne cette « litanie du soir » du philosophe mexicain Vasconcelos qui dit entre autres choses : « J'ai demandé d'être un ange et Dieu m'a répondu : contente-toi d'être un homme ».

Il y a toujours la tentation de l'angélisme, tant en virginité qu'en obéissance. Et elle est fatale. On veut que ce soit dans la vie spirituelle comme dans un certain cinéma russe ou dans certains westerns : il faut distinguer clairement les bons et les méchants sans pouvoir se tromper. On veut des choses trop simples comme dans le journalisme de masse : « Pensez que votre lecteur a douze ans ». Mais nous avons plus de douze ans ! et si nous ne sommes pas capables de mettre à nos vœux toutes les nuances voulues, nous apportons à l'Eglise une force peut-être plus massive, mais cela, les dictatures, militaires ou commerciales, peuvent l'apporter aussi, et mieux que nous. Nous n'avons aucun vrai intérêt à simplifier trop les choses. Nous ne sommes pas des anges. Nous sommes des hommes en chair et en os, et Dieu veut que ces hommes, pécheurs, s'appuient les uns sur les autres pourvu que ce soit avec bonne volonté.

Des risques dans l'obéissance, oui il y en a. Alors pourquoi faire le vœu d'obéissance ? Parce que, tout compte fait, dans l'ensemble d'une vie, si l'on compare les risques courus de tomber dans l'égoïsme humain, de se soustraire à la dynamique de l'histoire du salut, de ne pas laisser christifier sa vie, ils sont moindres dans un régime d'obéissance où l'on collabore pour appliquer l'Evangile à sa vie, que les risques que l'on court en essayant de faire soi-même pour son propre compte cette application.

Donc, si vous voulez bien, dédramatisons le problème. L'obéissance ne comporte pas l'infaillibilité, ni l'absence de risques. Ne croyons pas que tout dans l'obéissance sera nécessairement positif, qu'elle supprimera tous les problèmes. Je pourrai même me trouver face à tel résultat négatif, à tel mal plus grand que si je n'avais pas été sous un régime d'obéissance. Mais cela même n'est pas une raison pour renoncer à mon vœu. Il faut se faire une raison. Un Supérieur, après tout, sauf tout le respect que je lui dois, est, dans ma vie, un oiseau de passage, qui n'est médiateur de la volonté de Dieu que pendant trois ou six ans. Et ma vie est plus longue que cela. Dans le mariage, si on a mal choisi, il faut bien tenir jusqu'au bout dans la loi d'amour, d'unité et de fidélité. Même face à un conjoint qui trahit, qui aime ailleurs, on reste tenu par la charité du Christ, à lui pardonner, à le racheter, à le réconcilier, à le transformer, alors qu'on est trompé et peut-être méprisé et détesté.

En communauté, il arrive que deux confrères ne puissent se pardonner et en tout cas se refusent une vraie amitié intime et profonde. Dans le mariage, les heurts sont encore plus fréquents dans cet espace plus restreint, et le conjoint trahi reste tenu à aimer l'autre. Lisez le prophète Osée, et cet ordre étrange de Dieu : « Va, prends une femme portée à la prostitution et des enfants de prostitution… ». Dieu veut nous dire par cette parabole en action que lui-même doit supporter constamment les trahisons de son peuple, avec qui pourtant il s'est lié par les liens les plus intimes. Alors pourquoi vouloir, nous, que l'obéissance nous crée des relations uniquement enrichissantes, épanouissantes, réconfortantes, etc. … et que jamais elle ne nous cause de mal ?

Et le jour où vraiment j'ai éprouvé un grand mal, pourquoi dois-je rester comme une voiture endommagée, qui a reçu un bon coup et qu'on n'a pas menée à la carrosserie et qui reste des années à l'état de « vieux clou » ?

La capacité de « digérer » les couleuvres, la capacité de recommencer, de se rénover, est vitale chez un religieux. Aussi bien que son Supérieur, il doit savoir encaisser les coups. Un Supérieur doit accepter dans sa communauté un Frère très pénible, parce que s'il ne l'accepte pas, lui, il faudra bien qu'un autre l'accepte. Un vrai Supérieur accepte, accueille, cherche à comprendre, supporte. Pourquoi un Frère ne devrait-il pas en faire autant avec un Supérieur qui a de grands défauts ? Nous oublions un peu trop de mettre toute chose dans un contexte plus élargi : ne pas attendre de l'obéissance une perfection paradisiaque, mais beaucoup de bien et plus de certitude d'agir selon Dieu que dans un état où l'on est livré à soi-même. Donc, que l'on ne nous prenne pas pour des enfants. Que l'on ne nous fasse plus des peintures idylliques d'une obéissance mythifiée, que la vie se chargerait de réduire à des dimensions bien plus humaines !

7. Importance du dialogue pour le Supérieur, chaque Frère et la Communauté.

Aujourd'hui les Frères ont le pouvoir en grande partie au moins, de choisir leur Supérieur, et ceci est une chose excellente. Mais cela doit justement rendre le dialogue de plus en plus important, car encore une fois, il est une pièce maîtresse du renouveau. Je me permets ici de citer un mot que me disait un Jésuite : Vous pensez bien que si l'on se lamente chez vous de la perte du sens de l'obéissance, la lamentation n'est pas moindre chez le Jésuite classique, habitué à faire partie d'un armée de plus de 30.000 hommes qui obéissait au moindre mot du Supérieur et constituait pour l'Eglise une force impressionnante. Et alors on se pose des questions, on dit : Il n'y a plus de Supérieurs qui sachent commander ; ou bien : il n'y a plus de religieux qui sachent obéir ».

Le Père Arrupe, parlant de l'obéissance, au cours de la congrégation générale qui l'a élu, faisait es utiles remarques :

« Une crise qui est née d'éléments nouveaux ne doit pas se résoudre par des moyens anciens mais par des moyens nouveaux. Les circonstances actuelles nous incitent à redécouvrir des valeurs humaines et évangéliques que S. Ignace avait su trouver en profondeur. Il ne s'agit pas d'une adaptation qu'il faudrait accepter malgré nous ; ou d'une mitigation, ou d'une dévaluation. Au contraire. Par des circonstances providentielles nous nous sentons invités à purifier l'idée et la pratique de l'obéissance, de tout élément artificiel qui en d'autres temps, l'a rendue plus facile. Maintenant l'obéissance est devenue plus difficile ; mais par là même elle peut et doit se révéler plus authentiquement chrétienne  ignacienne. … ne faut-il pas dès lors une rééducation tant des Supérieurs que des autres ? C'est un  nouvel art de gouverner et un nouvel art d'obéir qu'il faut apprendre ». (Documents de la Congrégation Générale XXXI, édition espagnole, p. 150 t 153).

Et j'ajoute simplement : la formation qui suffisait pour qu'un religieux pût pratiquer l'obéissance  dans l'étape précédente, disons dans la conception classique de l'obéissance, aujourd'hui est tout à fait insuffisante. Ni les religieux formés il y a 50 ans, ni ceux formés il y a 5 ans, n'ont été formés pour la nouvelle étape qui s'ouvre à l'obéissance, et à part quelques saints, ni les uns ni les autres ne sont préparés à obéir dans le sens du terme tel qu'il se découvre de nos jours.

Dans cette nouvelle vision de l'obéissance, il faut une toute autre densité de vie spirituelle, beaucoup plus de pureté d'intention, de renoncement à l'égoïsme, de volonté totale de suivre les chemins du Seigneur, une vraie passion de la volonté du Père. Et c'est justement là notre drame. Nous avons voulu instaurer un nouveau système d'obéissance et qui est le vrai – mais il arrive à une heure qui le rend difficile, car il arrive au moment où s'est perdu en grande partie le sens de la prière, où la foi est entrée  en crise, où nous a envahis non pas la bonne sécularisation qui se fait grecque avec les Grecs, et barbare avec les Barbares, pour porter Jésus-Christ à tous, mais un sécularisme frivole qui enlève la saveur au sel et le dynamisme au ferment ; et où l'Evangile est remplacé par une psychologie qui est tout simplement destructrice.

Quoi qu'il en soit, nous n'avons pas le choix. Le dialogue est l'outil indispensable de la nouvelle forme d'obéissance, et il doit être fréquent, voire habituel. Si en effet ce dialogue est rare, il lui arrive d'avoir lieu à un moment où le Supérieur a des reproches à faire, un projet à interdire, et ce jour-là, il risque de prendre un ton qui ne sera pas celui d'une calme recherche.

Ce dialogue-là, plutôt sec, peut bien aussi avoir sa place ; mais ce n'est pas de lui que je parle. Je parle d’un dialogue serein, du style auquel il faudrait d'ailleurs arriver en communauté. Mais si un Frère n'est pas capable de s'ouvrir à son Supérieur, en un dialogue évangélique, comment s'ouvrira-t-il face à la communauté ? S'il s'agit de quelques passes d'escrime ou de quelques phrases brillantes, ça va bien ; mais s'il s'agit d'une manifestation spirituelle qui me révèle en profondeur pour que ma communauté devienne vraiment responsable de ma vie, que nous cheminions ensemble, que je me charge de mes Frères et eux de moi, et que vraiment nous voulions nous mettre ensemble pour chercher la volonté de Dieu, il faut qu'il y ait une haute dose de charité que l'on joue les cartes sur la table. Mais combien y a-t-il de communautés qui en sont là ? Combien a-t-il de Frères qui, passant par une crise, en parleront à la communauté ? C'est pour cela qu'il faut d'abord être capable de faire avec le Supérieur ce dialogue qui est le vestibule de l'obéissance.

Embrasser la volonté du Père est une attitude dont la croissance dépend de plusieurs facteurs dans ceux qui donnent les ordres et ceux qui les reçoivent.

a) – Maturité humaine. Si on a affaire à des  enfants, il faut commander comme à des enfants, comme dit Saint Paul :  « se servir de la loi ». Avec Ies mauvais joueurs qui tapent dans les tibias au lieu de taper dans le ballon, il faudrait multiplier les arbitres.

b) – Degré de sincérité (ou de mensonge), car avec les mêmes paroles on peut dire aussi bien la vérité que le mensonge. Les paroles humaines sont souvent lourdes d'équivoques, et ce qui dissipe l'équivoque c'est la progression de la sincérité, de l'ouverture, de la communication, de l'esprit de foi, de la vie de prière.

La virginité n'est pas possible sans une oraison théologale qui inonde le cœur d'amour et lui donne toute sa force ; mais le dialogue d'obéissance n'est pas plus possible sans cette oraison et si vraiment nous voulons arriver à cette forme d'obéissance, il n'y aura pas d'autre chemin d'accès que cette oraison qui sera en même temps le chemin de la maturité.

S'il y a chez le Supérieur ou chez l'inférieur un problème caractérologique, il faut envisager un traitement caractériologique, mais ensuite c'est le cœur qu'il faudra analyser du point de vue de la conversion. Si ton cœur ne veut pas se convertir, le problème c'est toi. Ne perds pas ton temps à chercher l'explication d'un mauvais fonctionnement de l'obéissance dans des histoires théoriques : relations, systèmes, structures. Si tu as eu déjà en plusieurs communautés des difficultés de relations avec tes Supérieurs, il y a 95% de chances que ce soit toi-même le problème. Il reste sans doute, à voir de quelle façon il faut l'attaquer, ce problème ? Côté moral, ou psychologique, ou spirituel, ou caractérologique ? Il faut voir ; il faut chercher ; mais de toute façon, le court-circuit est à l'intérieur de toi-même.

VI. QUESTIONS COMPLÉMENTAIRES.

A) — DEUX GRANDS ORDRES D'OBÉISSANCE.

1) – Ordre de la sociabilité.

Nous avons dit qu'il ne fallait pas sacraliser n'importe quoi. Ce qu'on ne sacralise pas peut très bien être quand même important, mais on doit le résoudre sans référence au vœu d'obéissance.

Il existe en effet des principes de bon sens de sociabilité qu'un homme vivant en société doit pratiquer.

a) – Toute société organisée a besoin de quelques moyens de décision et de quelques accords pour la vie en commun. Peu importe le nom de ces moyens, mais une fois qu'ils sont adoptés, il faut tenir.

Un laïc disait à un professeur religieux qui critiquait  son Supérieur : « Aucun de nous ne se permettrait  l'attitude que vous avez envers votre Supérieur ; et c'est vous pourtant qui avez le vœu d'obéissance ». Il se plaçait simplement au niveau du bon sens, de l'ordre des choses.

On fait des vœux ou on ne les fait pas ; mais si on les fait, il faut être cohérent sinon la vie religieuse cesse d'être vie religieuse, et ceux qui voudraient la vivre ne le peuvent plus, parce que l'attitude de l'un d'eux bloque le fonctionnement de la communauté.

b) – Il y a des éléments de base qui pour les sociétés comme pour les individus ont besoin d'une sorte d'infrastructure humaine, et c'est là que se déposera le mystère de grâce de la vie du Christ car il respecte la nature humaine.

Quand je vais voir le docteur, simplement pour consultation, il ne me parle pas de la vie de la grâce ou des sacrements. Il me donne ce qu'il faut pour guérir, il respecte en moi l'ordre naturel. Eh bien ! dans les corps sociaux il y a aussi cette infrastructure de maturité dans les rapports de vie communautaire, de maturité dans l'acceptation des structures et de l'institution. Elle est très utile, voire indispensable, mais c'est là tout simplement un niveau humain, qu'il n'y a pas lieu de sacraliser.

Donc si on veut changer, par entente mutuelle, l'une ou l'autre des structures, il ne faut pas les déclarer intouchables, sacrées. C'est une fondation matérielle. L'Esprit, lui, nous a donné la fondation spirituelle.

La vie religieuse en effet naît de l'Evangile, mais plus encore, dirais-je, de l'action de l'Esprit-Saint dans l'Eglise. C'est cette action qui fait naître aux moments voulus les Bénédictins, les Franciscains, les Jésuites, les Maristes, etc. … tirant de la dialectique de l'Evangile tout ce qu'il a de richesse et d'absolu pour engendrer les nouvelles formes de vie religieuse. Vous n'allez pas trouver dans l'Evangile les passages où Jésus pensait à la Compagnie de Jésus, ou à la Société de Marie dans le sens canonique. Il pensait aux chrétiens. Mais à partir de cet Évangile, l'Esprit-Saint va pousser des chrétiens à incarner avec zèle et sérieux telle ou telle parole du Christ. Un charisme de l'Esprit-Saint va se cristalliser en une fondation, de telle sorte que vraiment les congrégations sont fondamentalement spirituelles. A condition de bien s'entendre.

L'homme met la main où Dieu a mis son sceau. Et c'est là que s'introduit la confusion : tout le développement, tout l'amoncellement des structures que l'histoire a ajoutées. Cela, il n'y a pas de raison de les sacraliser. Je ne dis pas non plus qu'il faut les rejeter. Je dirais, comme un confrère qui faisait ces jours derniers une conférence : « Un religieux doit être prêt à abandonner les traditions de son Institut ». Ii ne s'agit pas de les abandonner pour n'importe quel motif, mais simplement d'être disposé à le faire, si elles gênent l'Evangile, plus qu'elles ne lui servent.

Il faut être prêt à la pauvreté fonctionnelle, a la docilité à l'Esprit, à un sens nouveau de notre état de pèlerins. Si Dieu appelle, il faut quitter notre terre et cheminer vers l'inconnu. Si quelqu'un doit être pèlerin dans l'Eglise, c'est bien le religieux. Ce qu'il faut comprendre par-dessus tout, c'est que l'Esprit ne nous demandera pas de renoncer à notre esprit, mais peut-être comme Abraham d'aller à Sichem, et puis en Egypte et puis à Béthel et puis à Mambré. Les infrastructures humaines, il faudra à chaque étape les assumer tranquillement, au moins en respectant ce qui est organisé de façon normale et juste, et en obéissant à ce qui est demandé comme on doit le faire dans toute société humaine normale : qu'il s'agisse de s'adapter au règlement local ou de donner le compte de ses dépenses, ou de participer aux prières communes, etc. …

c) – Le principe du sabbat pourrait s'appliquer aux structures : non pas l'homme au service des structures, mais les structures au service de l'homme. Ne confondons pas structures et valeurs.

d) – Toutes les fois que la volonté du Père n'est pas en jeu, il faut permettre que les décisions soient prises par les Frères eux-mêmes pour ne pas diminuer la densité communautaire. Si vous vous demandez de quelle couleur vous allez peindre la salle commune, je vous dirai sans hésiter : celle que voudront les Frères.

Les Frères sont bien capables de se répartir des tâches au lieu d'être manœuvrés comme des marionnettes, au nom de la volonté de Dieu. Le vrai Supérieur est celui qui fait naître et se développer les personnalités. Ce n'est pas en voulant s'occuper de tous les détails de toute la maison qu'il y arrivera.

e) – Il faut éviter l'usure à la communauté, et ce qui précède ne veut pas dire qu'il faille user la communauté à force de réunions. A vouloir un consensus pour tout, on fatigue tout le monde. Il ne faut pas non plus partir du principe qu'une promenade en terrain miné n'est pas plus dangereuse que sur un terrain de football. Tous les sujets ne sont pas à aborder tout de suite avec la participation de tous. Pour certains, on n'aboutira qu'à faire claquer quelques portes. Le Christ savait comme nous tout ce que l'arrière-fond du Juif moyen pouvait avoir contre le serpent. Il en a pourtant loué la prudence : celle-ci consistera à trouver pour la communauté un espace spirituel pour un cheminement tranquille et en même temps le moyen pour recharger constamment son énergie.

Cela est de l'ordre du bon jugement, non pas précisément de la grâce. Il faut organiser une vie sociale et naturelle pour les individus et pour l'Institut  selon des normes de sagesse. Dieu respecte assez les hommes pour ne pas intervenir indiscrètement dans toutes les constructions humaines qui, du point de vue évangélique, sont indifférentes.

2) – Ordre de la grâce.

Mais il y a aussi un ordre pneumatique de l'obéissance  dans cet ordre que se jouent histoire du salut, le service de l'Eglise, la christification de notre cœur. C'est dans cet ordre que se joue notre service à l'humanité, selon notre mission et selon l'Evangile. C'est dans cet ordre que fonctionna en profondeur le vœu d'obéissance.

Or combien de Supérieurs sont attentifs à l'essentiel ? Combien consacrent 90 % de leurs ordres à de l'administratif, de l'économique, du naturel, où ils  pourraient déléguer leurs pouvoirs. Et ils sont absents  du gouvernement spirituel qui est à la base de leur vœu. Et chaque religieux erre tout seul au hasard, sans compagnon, sans aide. Ceci n'a pas de sens. Là où il le faut, qu'on dédouble les fonctions de directeur et de Supérieur. Mais il faut assurer l'ordre mystérique et charismatique de l'obéissance.

Un religieux ne prie plus. Faut-il le laisser dans cet état sous prétexte de respecter sa personnalité ? Cette personnalité, le Supérieur doit la respecter en cherchant à comprendre son problème avec toute la délicatesse possible, mais ce problème, il faut l'aborder et avec l'exigence qu'il requiert. Invoquer ici les droits de la personnalité pour se murer dans son malheur personnel, c'est un sophisme ; le cheminement peut sans doute être très long, mais il faut l'entreprendre.

Si nous nous sommes mis en communauté, c'est pour assumer la vie les uns des autres. Quand je veux aider mon Frère à restaurer sa vie de prière, ce n'est pas un problème de structures que je défends, c'est un problème de vie. Il est malade. Son âme s'étiole parce que la vie de prière en lui s'est raréfiée et quand il revient à la prière, il se sent en pays inconnu. Il faut qu'il accepte d'être aidé à guérir. Moi, Supérieur, aurais-je par hasard le droit de le laisser sans soins s'il s'agissait d'une maladie corporelle ? Donc, parlons, essayons de discerner où est le mal, et après, envisageons un traitement.

En tout cas, ceci est de l'ordre pneumatique de l'obéissance, et c'est malheureusement le genre de cas que les Supérieurs esquivent, qu'ils ont peur d'aborder clairement, etc. … Je sais bien que c'est difficile, je sais que le malade se débat, proteste, brandit ses droits d'homme mûr, vous cite le psychologue qu'il a consulté, etc. … Mais je ne dois pas craindre pour autant d'aborder celui qui parle ainsi. Il faut souvent démonter une série de sophismes qui cachent un état intérieur déficient. Comme dit saint Augustin, nous sommes si insensés que nous allons voir le médecin pour lui montrer le bras qui est sain et lui cacher le bras malade (7). 

B DEUX GRANDES MANIÈRES DE PRATIQUER L'OBÉISSANCE.

J'ai donc essayé de bien distinguer les deux ordre de l'obéissance : un ordre sacré, qui est celui de I'accomplissement de la volonté du Père ; et un ordre de sociabilité humaine, qui relève du savoir-vivre.

J'essaierai maintenant de répartir aussi en deux groupes la manière de pratiquer l'obéissance.

1) – Obéissance ascétique.

Les saints nous enseignent une obéissance d'un ascétisme variable et les saints savaient ce qu'ils faisaient. Saint Benoît est en même temps profondément spirituel et profondément réaliste. Il sait la sorte de gens qui sont venus se mettre sous sa houlette. Il y aura dans la règle primitive une prison dans le monastère ; on conseille à ceux qui ont un couteau de ne pas dormir avec, car ils pourraient se piquer. Il y a des gens violents, des repris de justice parmi ceux avec qui il a fondé son ordre, et pour les faire vivre plus paisiblement entre eux et avec les autres, il leur a tracé un itinéraire et ln rituel et réaliste.

Et nous, nous n'arrivons pas à ce réalisme, parce que nous vivons dans les nuages d'un angélisme  qui n'atterrit pas. Ou bien nous nous ficelons avec  les bandelettes d'un règlement qui n'a pas le souffle de l'Esprit. Et les deux cas ne sont pas de vraies solutions. Les fondateurs, eux, savaient ce qu'ils faisaient. C'est dommage que les biographes nous aient souvent déformé leur vie et leur action. Mais vraiment ils savaient imposer une obéissance ascétique. Il suffit de penser à la Compagnie de Jésus, seulement il y a 25 ans. Avant la troisième probation, on envoyait le jésuite faire un long voyage à base d'aumône à demander en chemin, faire un panier le matin et le défaire le soir. N'allez pas croire que les auteurs de ces commandements étaient des fous, des psychopathes, etc. … Non ; ils connaissaient simplement la nature humaine, sa puissance d'égoïsme, sa volonté d'arriver seul, et ils voulaient la purifier en enseignant aux religieux à obéir dans les moments difficiles et même dans des choses absurdes. C'était une gymnastique préparatoire aux coups durs de la vie, à ces moments où le religieux hésite entre obéir ou se révolter. Ce n'était pas l'acte absurde lui-même qui était important, mais la disposition qu'il devait donner.

Sans doute n'existe-t-il rien de bien systématique chez nous à cet égard, mais tel Frère a pu me citer telle expérience d'une période de sa formation qui ne lui avait pas du tout servi aux fins prévues mais qui lui avait appris à supporter la vie ».

2) – L'obéissance pastorale.

Ces actes aujourd'hui, il faut les changer et de contenu et de forme, car s'ils gardaient leur sens primitif tout irait bien, mais en pratique cela ne marche plus. L'erreur de notre formation à l'obéissance a donc été de mêler les ordres, et d'appliquer le principe de l'obéissance aveugle à des domaines elle n'avait plus sa raison d'être qui était uniquement de former au détachement de soi.

Si, dans un hôpital, la supérieure n'a aucune compétence médicale, et vient demander à une de ses sœurs, docteur en médecine, de faire une chose qui peut porter un réel préjudice à la santé d'un malade, la sœur doit-elle obéir ? Bien sûr que non. La vraie guerre ne se fait pas comme les grandes manœuvres. If y a un temps pour l'obéissance ascétique et un temps pour l'obéissance professionnelle ou pastorale. Dans cette dernière, place au dialogue pour chercher ensemble ce que Dieu veut.

En mélangeant les deux, on fausse le concept, et par l'obéissance aveugle mal placée, nous avons parfois rendu des hommes incapables de penser, accoutumés qu'ils étaient, comme en pays totalitaires, ce qu'on pense pour eux. Dieu me préserve de généraliser, car moi-même, je n'ai qu'à me féliciter des Supérieurs que j'ai eus et de la formation qu'ils m'ont donnée. Et il y a un très grand nombre de Frères qui pourraient en dire autant.

Evidemment cela dépend beaucoup de la personnalité. Des personnalités faibles se laissaient facilement écraser dans un régime d'obéissance aveugle. Les personnalités fortes au contraire supportaient bien ces exercices d'obéissance ascétique, et ensuite se remontaient et arrivaient à une vigueur spirituelle qui leur permettait d'assumer leur vie et leur responsabilité.

S'il y a eu dans le passé l'erreur grave de transporter dans le terrain professionnel, pastoral, apostolique, les données et les lois de l'obéissance aveugle, aujourd'hui, il y a le danger inverse ; on prépare les gens à l'obéissance sans aucun exercice. Champions d'athlétisme qui n'ont jamais fait de gymnastique !

Personne ne naît, sachant prier ; on l'apprend sous le souffle de l'Esprit et avec des efforts personnels. Personne ne naît chaste ; on acquiert peu à peu un potentiel de fidélité et de maîtrise de soi qui prend consistance en un moment déterminé. Personne ne naît sincère, mais le devient tout au long d'une vie d'authenticité et de sincérité. Non, aucune vertu n'est mûre à la naissance, mais toutes se développent à partir d'un germe, même les vertus infuses.

Personne ne naît obéissant. Et celui qui ne veut pas s'exercer, n'apprendra jamais à obéir. Il va supporter tant bien que mal la vie religieuse jusqu'au moment où on lui commandera quelque chose qui ne lui plaira pas. Et alors, si claire que puisse être la volonté de Dieu, il enverra tout promener.

Au manque d'exercice de l'obéissance dans la période de formation, ajoutez-le manque de foi et de densité spirituelle et voyez ce qui peut rester pour tenir en période de crise. Evidemment imposer des exercices d'obéissance est impopulaire. Que les formateurs se demandent si c'est une raison suffisante pour faire l'économie d'une vitamine aussi essentielle à l'organisme spirituel du religieux. On a des obéissants pour Supérieurs parfaits et pour situations moyennes ou moyennes -inférieures ; en a-t-on pour supérieurs difficiles et pour situations au-dessus de la moyenne ?

C – QUELQUES PROBLÈMES DE L'OBÉISSANCE.

1) – Les antinomies entre les genres d'obéissance.

J'ai dit que l'on devait bien faire attention de ne pas trop facilement raisonner en passant de tel genre d'obéissance à tel autre, et des lois de l'Esprit aux lois de la nature.

Prenons l'exemple de la dynamique de groupe. Il y a là une puissance extraordinaire, si elle veut bien ne pas envahir le terrain de l'Esprit et rester à son niveau psychologique : sinon elle devient un jeu déséquilibrant pour plusieurs et l'on a des religieux qui abandonnent leur vocation parce qu'ils ne voient plus comment concilier dynamique de groupe et obéissance.

Les lois de la dynamique de groupe sont pleines de possibilités dans le terrain naturel, mais essayez donc de me résoudre en lois de dynamique dé groupe la mort de Jésus en croix, suite à une décision du Père céleste lui-même.

Cela est en dehors et au-dessus des critères de la dynamique de groupe ; d'un autre ordre. Essayez de me résoudre en dynamique de groupe le cas de ce confrère qui termine son doctorat et tout de suite après, au lieu de commercer une brillante carrière est cloué sur un lit d'hôpital et s'enfonce dans une paralysie progressive de la parole et du corps tout entier. Et pourtant, c'est par là même qu'il devient source de bénédiction pour sa Province.

Après des heures et des heures de contemplation, le voilà qui accepte et découvre la joie. Récemment on lui demandait : « Pour toi, qu'est-ce que le ciel ? ». Et il répondait : « Continuer ce que je fais maintenant ». Est-ce la dynamique de groupe qui passe par là, ou la dynamique de l'Esprit-Saint ? En tout cas, cela dégage plus d'oxygène spirituel pour l'humanité que les travaux d'un ingénieur ou d'un architecte ou d'un professeur.

L'obéissance n'exige pas habituellement une démarche irrationnelle, mais il peut arriver cependant qu'on ait à obéir sans comprendre, qu'on entre dans l'épaisseur du mystère, comme Abraham ou comme Jésus-Christ. Des hommes ont été choisis par le Seigneur pour être, dans l'Eglise, des modèles d'obéissance à un degré héroïque ; tel un Père Faber, placé en un lieu nuisible à sa santé, et qui disait : « Il n'est pas nécessaire que je vive ; mais il est nécessaire que j'obéisse ».

2) – Croissance dans l'obéissance.

Sans doute y a-t-il un niveau de base à exiger pour faire le vœu d'obéissance et qui devra être plus élevé que l'actuel, car quel intérêt, sinon mathématique, y a-t-il à pouvoir dire : Nous avons tel nombre de religieux qui ont fait les 3 vœux. Est-ce la mystique d'un chiffre qui compte pour la vérité ?

On peut imaginer le cheminement suivant pour atteindre le niveau. Chacun ressaisit par le cœur la motivation de son vœu. La prière personnelle et la prière participée vont ensuite l'aider à épanouir dans son cœur l'amour de la volonté du Père.

Dans le mystère de la foi grandira progressivement une maturité personnelle et une connaissance mutuelle qui fera désirer de trouver dans le confrère et dans le Supérieur des collaborateurs de la volonté de Dieu. Ce ne serait pas encore le vœu d'obéissance, mais c'en serait déjà le climat.

De là se dégageraient deux sortes de vocations l'intérieur même de la vie religieuse : des hommes voulant chercher passionnément la volonté de Dieu a travers l'aide personnalisée d'un Supérieur ou à travers une médiation plus large s'étendant à un groupe solidairement engagé à chercher ensemble la volonté de Dieu. Des groupes de ce genre permettraient d'arracher l'obéissance aux questions infimes et de la livrer à la question essentielle : Dans I'Eglise d'aujourd'hui, que demande de nous l'Evangile ? dans quel sens nous mènent les intuitions du Fondateur ?

En somme, face à une contestation désordonnée. opposer une contestation qui ne cherche que la volonté du Père.

Pour des cas particuliers comme un Chapitre Provincial, cette recherche communautaire de la volonté de Dieu aurait servi d'initiation à une même recherche, mais à un niveau plus élevé et qui requiert quelque préparation technique. On risque en effet de donner trop brusquement une totale inter responsabilité à des personnes non préparées, et elles se camouflent derrière une nouvelle structure, perdant toute vraie initiative, toute vraie maturité. 

3) – Jeu des autorités subordonnées.

Il peut aussi y avoir un vrai problème entre celui qui exerce une autorité, et par ailleurs est soumis à une autre autorité. La conduite de cette autre autorité peut lui changer les données.

Vous allez comprendre facilement avec un exemple. C'est le cas du Supérieur désobéissant. Voici. On a dit : Il faut retrouver le chemin du Fondateur. Il faut nous orienter vers les pauvres ». Et à l'échelon provincial, voici qu'on lance une Province dans une politique de richesse. Si j'analyse avec sérieux, qu'est-ce que je dis ? Moins par moins donne plus ? Si je désobéis à un désobéissant, j'obéis ?

C'est sans doute simplifier un peu trop les choses, mais enfin il y a des Supérieurs qui créent ainsi des situations fausses, parce qu'ils ne connaissent qu'un principe et qui leur paraît efficace : c'est moi qui commande.

Et Dieu sait que les exemples ne manquent pas. Il peut même y avoir celui du Supérieur Général qui désobéit à un ordre bien fondé du Saint-Siège.

Alors étonnez-vous d'avoir des objections comme celles que je trouve dans les Lettres de prison » de Padre Betto, dominicain brésilien : « Je pense que l'obéissance est due à Dieu qui nous parle à travers la Bible, l'Eglise, le monde et l'histoire. Dieu parle à travers les signes des temps. Si mon supérieur ou ma communauté sont en contradiction avec la volonté de Dieu que je découvre dans la réalité, je ne leur dois pas obéissance. Je dois obéissance au bien commun. Je dois obéissance aux pauvres dont Jésus s'est fait serviteur. Aux chemins de l'espérance dans l'histoire de mon temps. A l'amour efficace dans ma réalité concrète. Et non à ce qui me rend moins libre, moins humain, mois engagé, moins conscient. Je ne dois pas obéissance aux lois qui écrasent l'homme et asphyxient l'expansion de l'Evangile. Aux traditions qui vident la vie chrétienne de sa force originelle. A tout ce qui me fait apparaître plus obéissant et moins chrétien, plus prudent et moins évangélique. L'obéissance ne peut signifier lâcheté, conformisme, égoïsme, super protection, peur du risque… Jésus révèle que son chemin est celui de la croix, et Pierre s'y oppose, parce prie il  voulait une communauté sans problèmes ; il voulait guider le chemin de Jésus au lieu d'être guidé par lui ».

On voudrait bien n'avoir que des réponses simples à donner, mais les choses ne sont pas si claires, et c'est pourquoi tout cela demande analyse et dialogue. En d'autres termes, il faut recourir au discernement des esprits, c'est-à-dire faire une analyse du donné et ensuite, comme toujours, agir en pureté le cœur. Celui qui n'a pas le cœur pur trouve cela ennuyeux parce que, dans toutes ces difficultés de l'obéissance pratique, il n'a pas d'issue pour s'en tirer à bon compte.

Il ne faut pas oublier que Jésus-Christ a dit : En vous mettant à mort, ils croiront faire une œuvre agréable à Dieu. En effet, l'homme a un pouvoir énorme de faire des raisonnements, et de justifier ce qu'il fait. Donc si l'on veut arriver à s'entendre, ce sera seulement à travers une fidélité progressive à Dieu, une purification progressive du cœur, une authenticité de la parole qui veut se simplifier et appeler noir ce qui est noir, et blanc ce qui est blanc. Et c'est pourquoi, il est très nécessaire au fur et à mesure que se forme l'obéissance ascétique de ne pas aliéner ses responsabilités.

Il arrive en effet qu'on aliène ses responsabilités. Or l'obéissance n'est pas le moyen élégant pour un homme d'aliéner ses responsabilités devant Dieu, grâce au commandement d'une personne qui s'appelle Supérieur. En voilà un drôle de chemin pour faire tranquillement le contraire de la volonté de Dieu : Le Supérieur m'a donné la permission. L'affaire est dans le sac » !

Même le droit canonique le plus juridique possible évite de tomber dans ce piège. Personne n'a le droit de demander une permission que sa conscience réprouve. Et aucun Supérieur ne peut donner une permission qui n'est pas la volonté de Dieu. Et si un Supérieur a donné une permission indue et si moi je l'ai demandée indûment, je suis obligé en conscience à ne pas en user. Et si j'en use, la permission ne met à l'abri ni ma conscience, ni mon vœu, aurait-elle toutes les signatures possibles.

Le Supérieur n'est pas un cachet d'aspirine pour endormir la conscience et permettre ce que chacun veut. Ceci est totalement faux. L'obéissance et la médiation sont une aide pour trouver la volonté de Dieu à l'intérieur d'une vocation et à l'intérieur d'une congrégation au service du Royaume et de l'Eglise. C'est tout.

4) – Liberté et obéissance.

Il y a une méditation de K. Rahner (dans son livre : « Paroles au silence ») qui s'intitule : « Dieu de la Loi », et où il fait cette prière un peu étrange : « Dans le recueil de tes paroles, on dit de toi, ô Dieu, que tu es Esprit. Et de ton Saint-Esprit, on dit qu'il est le Dieu de la liberté : « Le Seigneur est Esprit et là où est l'Esprit du Seigneur, c'est la liberté ». (2 Cor. 3. 17)  Mais parfois j'ai l'impression que nous te reconnaissons comme Dieu de liberté un peu parce que c'est l'habitude. Ce n'est pas tellement parce que nous sentons notre cœur débordant de ta vie ou parce que le souffle de ton Esprit nous mène où il veut dans une liberté effervescente. Sans doute dans ta nouvelle alliance, à toi, la seule loi qui reste est « la loi de liberté » (Jac. 2. 12) et ton joug, même quand il est pesant, nous libère vraiment. Mais il y a les hommes ! Et je voudrais te dire ce qui me vient à l'esprit les jours de mauvaise humeur. Tu as abrogé la loi que ni nos pères ni nous-mêmes n'avions été capables de supporter (Hébr. 15. 10) ; mais tu as mis en ce monde des autorités temporelles et surtout spirituelles, et parfois je pense qu'elles ont soigneusement bouché toutes les fentes dans les clôtures des constitutions et ordonnances que ton Esprit de liberté avait arrachées lors de l'ouragan de Pentecôte.  Et voilà les 2414 articles du Droit. Et combien de « réponses » ils ont suscitées ! Et combien de milliers de décrets liturgiques. Pour te louer dans le Bréviaire, en psaumes, hymnes et cantiques spirituels (Eph 5. 19) il faut un ordo qu'on imprime chaque année.

Dans l'Empire de ton Esprit, il y a aussi un journal officiel avec d'innombrables actes, questions et réponses, informations, décisions, sentences, citations, instructions qui proviennent de multiples congrégations et commissions. … Je ne veux pas accuser les serviteurs que tu as préposés à ton troupeau. Non, ils ne sont pas comme les pharisiens dont parlait ton Fils : ils attachent bien des fardeaux pesants mais pas seulement sur les épaules des autres ; ils les prennent aussi eux-mêmes. Cependant ne pourrait-on pas concevoir toutes les lois de ton royaume comme des règles de trafic, en vue de l'ordre et de l'unité ? Elles ne comporteraient alors aucune charge pour la liberté personnelle et intérieure. Hélas il arrive que les lois ne sont plus seulement l'expression concrète de ta loi, mais qu'elles ligotent mon moi intime, mon être personnel et sa liberté ! Je ne te demande donc pas si je dois les observer ; bien sûr que je dois ; je te demande comment les observer de manière à te rencontrer dans la liberté. Je me suis en effet convaincu, après avoir beaucoup observé, que celui qui ne va pas au fond des choses prend l'habitude d'un accomplissement du précepte formaliste et indifférent et devient légaliste ou enfermé dans sa peur, ou adorateur de la lettre ; le genre d'homme qui croit avoir accompli toute justice en exécutant une prescription humaine. Je ne veux pas être l'esclave de la lettre et pourtant je dois accomplir le commandement de l'autorité humaine. C'est pourquoi je te prie, comme tu veux que je prie, pour toute autorité que tu as  mise au-dessus de moi : que ses ordres ne soit jamais autre chose que la manifestation et l'exécution dans le monde de la loi d'amour envers Toi ». (Edition espagnole, page 43 à 53).

Ce texte scandalise peut-être un peu, mais enfin il nous laisse une inquiétude salutaire : comment faut-il faire les lois ? Car on est à un moment où certains commencent à penser que l'Eglise maintient les lois, simplement pour conserver un pont entre intégristes et progressistes.

Un exemple : la communion dans la main. Elle fait encore problème pour beaucoup de gens dans plus d'un pays. Et cela se comprend quand on a vécu toute une vie avec non seulement l'idée mais la certitude que c'était un sacrilège. On avait des scrupules  pour  toucher l'hostie avec les dents plus que  pour avoir manqué à la charité.

En sens contraire, je me permets de citer le cas de Camilo Torres, tel que l'a raconté quelqu'un qui l'a bien connu : (Je ne partage ni les idées ni les options de Camilo Torres. Mais il faut savoir reconnaître les aspects généreux de cette personnalité toute en contrastes). « Nous étions ennemis politiques, mais compagnons dans le travail de réforme agraire. Parfois le soir, en discutant réforme agraire, je faisais entrer Camilo dans des colères terribles où il m'insultait. Mais le lendemain, il arrivait en motocyclette à la maison et me disait : « Je t'ai insulté, mais je te demande pardon. Embrasse-moi, car  je dois célébrer la messe et je ne peux le faire avec une faute contre la charité ». Inutile de se demander quel est des deux scrupules (toucher l'hostie ou manquer à la charité) celui qui est évangélique.

Hélas, une formation à base de chosification avait habitué tout un peuple à des angoisses pour des choses qui n'avaient leur importance qu'à cause d'une loi sans référence à la loi naturelle ou divine. Et alors aujourd'hui l'Eglise a des lois-ponts qui sont d'ailleurs des lois de charité. L'Eglise en effet est mère ; elle tient compte des uns et des autres, et comme une mère, elle cherche une solution provisoire de calme pour ses enfants qui se battent. Elle peut libérer les uns parce que, au fond, c'est elle-même qui les a éduqués ainsi, et elle-même qui a découvert maintenant sous le souffle de l'Esprit, de nouveaux horizons. Mais elle se rend compte aussi de l'impossibilité socio-psychologique de passer des uns aux autres et de retenir ceux d'entre eux qui ont pris le mors aux dents. Elle cherche des formules qui ne satisfont personne, des formules transitoires, mais il le faut pour maintenir uni le peuple de Dieu.

Car l'Eglise est un peuple et non ce bataillon détaché qui dit à ceux d'en arrière : Débrouillez-vous comme vous pouvez, mais nous, nous avons fait notre Eglise et nous partons allégrement en avant». Non, la marche de l'Eglise doit être celle d'un peuple ; mais d'un peuple en marche. Cela suppose des sacrifices et du renoncement.

Tout cela est le tissu de l'obéissance. Derrière toutes les difficultés, il doit y avoir essentiellement la soif de faire la volonté du Père, et de jouer le jeu de la médiation pour trouver la volonté du Père.

D — EXERCICE COLLÉGIAL DE L'OBÉISSANCE.

On peut faire une lecture psychologique du gouvernement. Avant le Chapitre Général nous avons fait une série d'enquêtes scientifiques au Mexique et en Espagne pour mieux connaître ces Provinces.

On peut y trouver une excellente analyse psychosociologique de l'exercice de l'autorité. Mais pas seulement cela.

a) – A y regarder de plus près, on s'aperçoit que la subsidiarité y apparaît comme un moyen de réintégrer une liberté exercée dans une ligne d'obéissance. Et ainsi on n'aliène pas la responsabilité et on invite les organes inférieurs à travailler, à leur place, à la recherche de la volonté de Dieu.

b) – La centralisation, à son tour, apparaît ce qu'elle doit être : cet effort pour créer l'unité de l'esprit, dans une congrégation qui ne veut pas être une simple fédération de Provinces, mais la force d'un charisme qui, à partir d'une grande simplicité, réalise un mystère de communion.

c) – La décentralisation, elle, laisse intacte cette unité, mais l'incarne dans une plus grande fidélité à la variété des besoins locaux. La co-responsabilité cherche le moyen de nous rendre responsables les uns des autres dans l'amour du Christ : Communautairement j'assume la vie de mon Frère, et lui, assume ma vie.

Une des meilleures critiques qui m'ont été faites sur ma circulaire « Vie Communautaire » notait qu'elle comportait une lacune : celle de ne pas situer le rôle du Supérieur dans la communauté.

J'ai pu répondre au théologien qui faisait cette critique que d'une part cette circulaire à l'origine n'était pas destinée au grand public, mais à une congrégation qui devait ensuite recevoir une circulaire sur l'obéissance où serait exposé ce rôle.

Ce travail, je crois l'avoir fait maintenant. Mais je ne sais pas si l'on voit assez le rôle de la communauté dans l'obéissance.

Allons-nous être des rayons d'une circonférence qui sont unis vitalement au centre (qui est le supérieur) mais n'ont pas de communication entre eux ?

d) – Le mystère de l'obéissance veut que la médiation soit extensive ; c'est-à-dire que, sans jamais aliéner le rôle fondamental du Supérieur, du médiateur, dans ses aspects divers, elle doit faire entrer la communauté dans le jeu de l'obéissance.

Prenez le cas des informations de la communauté au sujet de l'admission d'un jeune Frère aux vœux. Il s'agit d'un discernement communautaire des esprits, c'est sérieux. Je ne peux conseiller ou déconseiller au hasard.

Et pourtant, souvent cela se fait très mal, parce qu'on n'a pas commencé à faire participer une communauté progressivement à cet effort de recherche de la volonté de Dieu.

e) – Il faut donc mettre chaque chose bien à sa place. Non pas en disant : « qu'est-ce que la communauté veut que nous fassions ? ». Cette question mal posée. Elle n'a pas de sens du point de vue dit vœu d'obéissance. S'il s'agit d'ordre purement naturel, la question est juste. Mais une communauté d'ordre surnaturel se la pose autrement : « qu'est-ce que la communauté croit que Dieu demande d'elle ?». Et ceci change tout le sens de son dialogue.

Le Supérieur alors doit être là pour discerner le mensonge communautaire quand il pourra s'insinuer et pour savoir dire : «ceci n'est pas juste». Mais pour qu'on en arrive là, il faut qu'on en arrive à des échanges sérieux et même profonds.

Posons-nous loyalement quelques questions. Combien de Frères sont capables de comprendre le pluralisme du cheminement des esprits ? Combien de Frères sont capables de s'écouter les uns les autres sans entrer en polémique idéologique ? sans s'affronter sur des concepts ? sans essayer de théoriser, de généraliser ?

Par ailleurs, chercher une médiation sans apporter l'information, est une stupidité. J'y ai suffisamment insisté en ce qui concerne le Supérieur. Nous ne pouvons pas offrir à une communauté des choix qui dépendent d'une médiation si cette communauté ne met pas en action les éléments d'une information réciproque, d'une communication spirituelle. C'est dans cette communication que la communauté apprend à connaître ses membres.

f) – Il y a d'ailleurs des choses qu'il faut laisser absolument au Supérieur, par exemple des défauts très graves d'un membre de la communauté que la communauté ne doit pas connaître, et que le Supérieur doit connaître pour en éviter des conséquences possibles néfastes.

Facilement il arrive que tel confrère plein de zèle pour que l'on fasse des échanges communautaires s'indigne si l'on touche tant soit peu aux secrets qui sont les siens. Commençons donc petitement et simplement à être communauté de prière (et ici je vous renvoie à l'appendice de la circulaire sur la prière) ; oui, commençons par mettre un peu en commun notre vie de chrétiens et peu à peu nous oserons dire les choix de notre vie.

La communauté s'éduque au discernement spirituel, ensuite peu à peu elle arrive à remplir son rôle dans le sens de sa médiation à elle, de concert avec celle du supérieur, l'une et l'autre restant distinctes. 

CONCLUSION

Après des conférences de ce genre, un Frère m'a demandé : Frère Supérieur Général, vous n'auriez pas par hasard une présentation de l'obéissance pour gens normaux, pour religieux moyens, disons même pour pécheurs ? Parce que vraiment cet habit est un peu grand pour nous.

J'ai répondu ceci : Si l'on veut vivre une obéissance purement naturelle, qui ne soit pas dans la ligne de l'Esprit, on n'a pas une raison sérieuse de renoncer au mariage. C'est malheureux de perdre une valeur comme celle du mariage, si c'est pour tomber dans un système qui ne fait que donner des complexes et dépersonnaliser.

Par contre, une obéissance de type spirituel fait croître ; les esprits s'y forment ; elle est pleine de joie et de paix ; elle vaut la peine d'être vécue, parce qu'elle est la vie palpitante d'un groupe (l'hommes qui marchent selon la volonté de Dieu en engagent leur vie au service de l'Evangile.

Plus que la volonté d'en être déjà là, que l'on ait la volonté d'en arriver là et de grandir chaque jour dans l'obéissance.

Nous avons eu les fervents de la pauvreté qui n'auraient pas donné, reçu, prêté, échangé un centime sans permission. Actuellement les fervents de la pauvreté cherchent surtout à aller aux pauvres et à vivre comme eux.

Il faudra que naissent les fervents de la nouvelle obéissance qui voudront créer ces groupes «utopiques » de rechercheurs de la volonté de Dieu par la médiation des confrères et particulièrement du Supérieur. Ce sera tout autre chose qu'une obéissance canonique. Ce sera pour le monde la présence la plus visible du Christ, car rien ne peut être plus parlant qu'une communauté qui tout entière veut se mettre intentionnellement dans les pas du Christ, en ayant choisi le moyen le plus efficace de découvrir et de pratiquer la volonté du Père.

—————————————– 

APPENDICE

 Le rôle de la communauté dans la médiation et l'obéissance.

 Les exposés oraux que j'ai faits sur l'obéissance ont amené quelques rétro-actions. Je retiens celle-ci qui me paraît importante :

« Votre vision de l'obéissance est certainement passionnante, mais très verticale. On n'y découvre  pas la place de la communauté ».

Par ailleurs ma circulaire sur la vie communautaire avait provoqué cette critique que j'ai déjà signalée :

« On ne voit pas quel est le rôle du Supérieur dans cette conception de la vie communautaire ».

J'espère, dans cet appendice répondre à ces deux objections, en apparence, au moins, contradictoires.

Disons d'abord que je n'accepterais pas facilement l'épithète « verticale » pour définir l'obéissance dont j'ai parlé.

Il ne faut pas confondre personnalisation et verticalisation. Je n'ai jamais dit que celui qui commande et exerce la médiation est Supérieur, ni que celui qui est Supérieur doit commander et exercer la médiation. Je me suis référé clairement au commandement du Seigneur : Si quelqu'un veut être le premier, qu'il soit le dernier de tous et le serviteur de tous » (Marc 9, 35). Et j'ai bien souligné la pauvreté de nos terminologies pour nommer celui qui doit exercer l'autorité et la médiation.

Mais venons-en maintenant à une réponse de fond.

A — Les faits.

Il est incontestable qu'aujourd'hui nous nous trouvons devant des faits assez nouveaux que l'on pourrait même présenter, sur un ton modéré, comme des signes des temps, même comme des appels du Seigneur pour attirer l'attention de l'obéissance consacrée sur un aspect nouveau : l'introduction de la communauté dans le jeu de la médiation. Voici quelques-uns de ces faits :

1) – On ressent de plus en plus comme anormal qu'une communauté de consacrés qui a fait de l'Evangile la passion de sa vie et l'objectif de ses actions ne puisse pas aider directement ses membres à rencontrer la volonté du Seigneur. Cela choque un esprit qui réfléchit, mais enfin c'est l'héritage d'un passé où l'exercice de l'autorité était réduit à une dimension très individualiste.

2) – Chez beaucoup de religieux il y a une sorte de démission à l'égard de la qualité des autres et de leur conduite ; c'est donc dire qu'on n'a pas non Mus la préoccupation de la communauté en tant que telle, dans l'exercice de sa vie consacrée et dans le témoignage qu'elle doit donner à l'Eglise et au monde. On va ainsi trouver des religieux qui personnellement sont d'excellents religieux, mais qui ne sont pas capables de dire fraternellement un mot sur une conduite de la communauté qui va à l'encontre de la volonté du Seigneur de façon évidente. Ils en souffrent, ils voient tel confrère ou toute la communauté perdre de sa qualité ou de sa fidélité, et même abandonner des valeurs fondamentales, parfois d'ailleurs à l'abri de belles théories, et ils ne disent rien. Toute action prophétique, toute médiation leur parait être réservée au Supérieur qui seul aurait la charge désagréable de redresser systématiquement ce qui ne va pas. C'est là une conception qui n'est pas évangélique.

3) – Un certain nombre de religieux, surtout des jeunes plutôt idéalistes, persistent à vouloir constituer des communautés sans Supérieur et à en faire une théorie. Je reviendrai là-dessus un peu plus loin, pour mettre les nuances, mais je dis maintenant ceci qui reste dans mon propos : si un tel groupe vise à une vie radicalement évangélique et sérieusement engagée pour la sainteté et pour le Royaume, et recherche ce but à travers l'interaction de ses membres qui veulent s'entraider à y être fidèles, on est en face d'un autre de ces signes que je veux souligner.

4) – Il faut bien voir aussi que plus d'une communauté, sous le régime d'un Supérieur qui concentre en lui tout l'exercice de la médiation devient une communauté à frontières limitées et qu'il n'est pas question de franchir, serait-ce même pour répondre à des appels du Seigneur aussi urgents qu'évidents. Ce n'est même pas qu'il existe une interdiction d'aller plus loin ; c'est simplement qu'on n'envisage pas de franchir cette frontière. On a affaire au regard habitué » qui ne sait plus discerner au-delà d'un horizon rassurant.

Jung, parlant de la personne, dit qu'elle ne peut se connaître vraiment si elle n'est pas capable de sortir d'elle-même pour se regarder comme du dehors. C'est un peu ce qu'il faudrait dire à certaines communautés ; la co-responsabilité et le partage dans la médiation pourraient élargir leur champ de vision et rompre un cercle qui borne trop leur horizon.

5) – Combien y a-t-il de Supérieurs qui exercent réellement la médiation ? En effet non seulement il y a eu réduction du champ d'obéissance qui existait autrefois, même s'il se limitait à une médiation (si l'on peut dire) administrative et naturelle ; mais nous sommes même en train d'abandonner ce maigre peu et d'en arriver à une totale absence de gouvernement. A cet égard, je fais volontiers mienne cette appréciation du Cardinal Garrone dans un livre intitulé : « Le lycée impossible » : « On ne fonde pas une société sur des libertés seulement, mais avant tout sur un but nettement choisi, défini et voulu, auquel les libertés se donnent spontanément (…). On ne peut pas plus faire l'économie de l'autorité que celle de la liberté. Ce sont deux facteurs, essentiels et complémentaires, de la structure et de la vie d'une communauté humaine ».

Et dans la vie religieuse nous sommes à un autre niveau qu'au lycée. Il s'agit d'obéissance mystérique. Alors pourquoi des principes aussi clairs ne crèvent-ils plus les yeux comme autrefois ? Pourquoi y a-t-il soudain si peu de courage pour exercer la médiation, et tant de religieux qui refusent la charge ? N'est-ce pas dû en partie au manque de préparation ? Des hommes qui n'avaient jamais eu le droit, ni le rôle, ni l'exercice de dire un mot à leurs confrères pour les aider à trouver la volonté du Seigneur dans leur vie, sont du jour au lendemain convertis en médiateurs sans qu'aucune pratique collégiale les ait initiés ou les aide dans cette fonction. N'y a-t-il pas là un vide à combler, une invitation aux communautés à se prendre elles-mêmes en charge ?

B – Une question.

S'il faut donner le feu vert à la communauté dans la médiation de l'obéissance, il faut aussi se demander : de quelle manière l'exercera-t-elle ? à la place du Supérieur, ou comme communauté ayant un Supérieur ?

Il me semble que, selon toute doctrine saine et classique dans l'Eglise, la première hypothèse doit être rejetée, et même la deuxième si l'on veut entendre par là que le Supérieur devient seulement un membre de plus ayant le même niveau de médiation et de décision que les autres.

Il faut donc enlever à la seconde hypothèse ce qu'elle a d'ambigu pour en faire une troisième avec les précision suivantes : le Supérieur appartient à la communauté ; il n'est ni au-dessus ni en dehors ; dans cette communauté il a un rôle spécifique qui fonctionne dans le jeu d'ensemble de la médiation que j'essaie de définir pour la communauté, mais sans se diluer dans cette communauté ni se subordonner à elle.

J'essaierai de préciser ce principe dans quelques analyses qui tendront à éclairer ce qu'on appellerait aujourd'hui le fondement hodégétique et pastoral de l'autorité dans l'Eglise et la pratique de cette Eglise à travers une « diakonia » de nature spéciale, mais non exclusive. Excusez ces termes pédants : je vais tâcher de les faire comprendre.

C — Limites du rôle de la communauté.

Il faut donc démontrer ce qui vient d'être dit. En effet cette circulaire a démythifié l'autorité comme pouvoir magique et infaillible qui découvrirait ou fabriquerait la volonté de Dieu en commandant. Elle doit de même réagir contre une nouvelle mythification qui existe déjà, ça et là, aussi naïve que l'autre.

Ceci veut dire que je dois apporter les limites suivantes au pouvoir de la communauté :

1 – Le consensus n'est pas, de lui-même, une expression de la volonté de Dieu, et il arrive assez souvent que le consensus est tout simplement le signe qu'une Communauté tombe dans la facilité.

C'est tout le problème de la lutte actuelle entre sociologie et morale. La sociologie est le pire critère pour établir un programme de vie chrétienne. Tout mouvement chrétien de renouveau qui se veut sérieux doit faire un profond examen de conscience sur le fait que, seules maintenant de petites minorités, sont capables de la générosité remarquable qui caractérisait le père, la mère, la ramille d'autrefois. Ceux-ci seraient scandalisés des licences de la sexualité conjugale et de la faiblesse de contenu du programme de générosité que l'on 'propose à la famille d'aujourd'hui. De même une obéissance sociologique, ramenée à un consensus, si elle a encore un sens, n'a sûrement pas celui d'un renouveau.

2 – A un degré au-dessus, je disais que le bien commun et la dynamique de groupe ne sont pas non plus, à eux seuls, l'expression de la volonté de Dieu. Je nuancerai cela plus loin, mais je m'en explique un peu dès maintenant, car sans doute cette assertion étonnera plus d'un Supérieur et plus d'un théologien qui diront : « Qui peut connaître la volonté de Dieu ? ».

La tentation, en effet, face à la dimension mystérieuse et obscure de la volonté de Dieu est d'orienter les communautés humaines sur quelque chose de tangible et solide qu'on appellera : bien de la communauté, options axiologiques communautaires.

Je respecte ce qu'il y a de valable dans cette orientation mais je dis aussi : il y a une volonté de Dieu sur le monde ; cette volonté est concrète, et donc si elle se propose à la volonté humaine, il doit y avoir des voies offertes à ma liberté pour la trouver ; autrement le Seigneur ne serait pas cohérent.

Si donc ces voies existent, elles doivent être spécialement ouvertes à des personnes qui, par un projet de consécration, placent leur vie sous le signe permanent de cette recherche de la volonté de Dieu. D'où la conclusion : la volonté de Dieu qu'il faut chercher par la médiation tant du Supérieur que de la communauté est beaucoup plus que le bien commun de cette communauté ou que la dynamique de ce groupe.

Je conviens sans peine qu'il y a dans ce bien commun et dans cette dynamique UNE volonté de Dieu, mais il n'y a pas LA volonté, toute la volonté de Dieu sur le groupe.

Ce que Dieu veut, c'est qu'un groupe réalise le bien qui est vraiment son bien, selon les valeurs humaines et spirituelles, et que les personnes soient réalisées en profondeur à travers ce bien commun. De même ce que Dieu veut, c'est que les membres d'un groupe, à travers la maturité croissante de leur sociabilité, de leur interaction progressive et de leur amour fraternel, deviennent non seulement une société en communion d'amour, mais aussi en communion d'efficacité et de dépassement. En ce sens oui, alors, je peux trouver profondément raisonnable la recherche de la volonté de Dieu dans le bien commun et la dynamique de groupe, mais pas si l'on bloque la recherche en éliminant le mystère et cette vue de foi qui est le nerf même de l'amour chrétien construisant le Royaume sous la conduite le l'Esprit.

3 – Si on voulait limiter la médiation à la communauté, on ne pourrait pas le faire sans refuser un don du S. Esprit et sans appauvrir le service de la communauté qui doit bénéficier de ce don.

En effet, admettre que tous les membres de la communauté sont égaux c'est méconnaître la variété des dons du S. Esprit. Lisez S. Paul : « Chacun reçoit de Dieu un don particulier, l'un celui-ci, l'autre celui-là… un message de sagesse à l'un, de science à l'autre, à un autre la foi, à un autre le don de guérison, à un autre les miracles, à un autre la prophétie ; à un autre le discernement… l'Esprit distribue à chacun selon sa volonté ». (1 Cor. 7.7 t I Cor 12.8-11).

Mais comment enseigner, si la communauté se laisse pas enseigner ?

La diversification des dons a une double conséquence : celui qui reçoit le don doit le mettre au service des frères et ceux-ci à leur tour doivent accepter ce service. Or il y a des dons de médiation, de. discernement, de gouvernement, je parle ici par analogie au concept hiérarchique, mais n'oublions pas, par exemple, la dimension épiscopale accordée à certains abbés.

Il était donc normal que toute institution ait cherché à découvrir les charismes de ses membres, les rendre opérants dans ceux qui les possédaient en les vouant aux ministères correspondants. Cela n'empêche pas que pour le ministère de la médiation toute la communauté aide le médiateur, mais tout en reconnaissant nettement sa mission et la capacité spéciale qu'il a pour cette mission.

A ce propos on insiste aujourd'hui sur la nécessité de ne pas laisser en place trop longtemps les responsables, Disons que sociologiquement c'est une réaction dont il faut tenir compte. Mais du point de vue phénoménologique on peut se demander si c'est là la meilleure solution pour un groupe humain où l'autorité serait devenue vrai oubli de soi et vrai service des frères.

A côté des trois limites signalées à un niveau profond il faut en ajouter deux plus tangibles et plus claires :

4 – Il est bien difficile pour chaque membre d'une communauté et pour cette communauté en tant que groupe, de déterminer par une médiation communautaire sans Supérieur les options que demande pour chacun la volonté de Dieu, ce que j'appellerais les options à la mesure de la personne. Oui je vois bien difficile qu'une communauté puisse avoir un dialogue, et ait le courage de l'avoir avec tous ses membres à une profondeur suffisante pour que leur médiation soit valable.

5 – Une difficulté complémentaire de la précédente, c'est la difficulté pour chacun de s'ouvrir dans un dialogue mystérique à une profondeur suffisante pour être aidé par la médiation du groupe, surtout d'un groupe changeant.

I)   L'utopie.

La médiation de la communauté est une utopie plus utopique que celle du Supérieur.

Au plan naturel, des groupes humains stables, efficaces et de longue durée deviennent pratiquement « invivables » sans une autorité personnalisée, surtout s'ils veulent être à la fois groupes de vie et de travail. C'est le cas de rappeler avec Marcel Légaut la différence entre l'essentiel et l'indispensable. L'autorité n'est pas de l'essence de la société, mais elle est indispensable à une société en marche.

Le Cardinal Garrone pose très bien le problème : « Le rapprochement des hommes, dit-il, quelle que soit l'origine ou la destination d'un tel rapprochement les lie aussitôt et mystérieusement entre eux de telle sorte qu'à leur insu ils ne sont plus tout à fait eux-mêmes, ils commencent à dépendre les uns des autres et à dépendre tous ensemble de ce "tiers" qu'ils ont contribué à créer ».

Or, du point de vue surnaturel, s'il est déjà utopique de trouver une bonne quantité de médiateurs exerçant, au service des consacrés, une médiation vraiment bonne ; après toutes les remarques que je viens de faire, on voit qu'il est encore bien plus utopique d'attendre aujourd'hui une médiat ion vraiment bonne à travers les communautés telles qu'elles existent.

Vraiment cette médiation devient plus lointaine, et plus proche au contraire le danger d'erreur et d'instrumentalisation (8). La raison en est simple. Dans une société, il y a l'élite (disons les plus doués pour telle ou telle chose), la masse et la moyenne. Dans le meilleur des cas une action spécifique exercée par l'ensemble de la société donnera le niveau d'une moyenne et sera toujours moins qualifiée que ce que produirait l'élite, à moins d'aboutir à la coordination dont j'ai parlé.

E – Raisons de s'engager quand même : signe plus visible.

Alors pourquoi proposer à la communauté médiatrice de s'embarquer dans cette utopie plus utopique que l'autre ? (9). La raison en est simple : une communauté en recherche et en médiation devient plus visiblement signe du Royaume qu'une recherche et une médiation purement personnelle ; et la vie religieuse doit être signe pour l'Eglise.

F – Pourquoi plus visible ?

1) – Pourquoi est-elle plus visible ? Parce que, en supposant dans les deux cas la même intensité de vouloir vivre la volonté de Dieu, dans le cas de la médiation communautaire on cherche le signe de cette volonté, et dans le but de lui obéir, à travers un nombre plus grand de personnes.

2) – Ce dynamisme de recherche et d'obéissance produit alors une vraie pastorale d'ensemble de la communauté, mieux encore une vie d'obéissance ensemble non dans le sens d'une juxtaposition, mais d'une intégration interactive.

3) – Cette vie d'obéissance ensemble fait croître chaque membre dans la charité, dans la pureté, dans la responsabilité envers les autres, en cherchant à les aider et à trouver pour le groupe les voies du Seigneur.

Et en même temps on prépare graduellement et on multiplie les médiateurs.

4) – Une telle médiation est plus eschatologique  que la simple relation supérieur-inférieur. Par eschatologie il faut, bien entendu, comprendre quelque chose qui approche de la plénitude des temps, mais en restant un peu en deçà, puisque dans la pleine eschatologie il n'y a plus besoin de médiation.

On voit donc que le mystère d'une obéissance ainsi vécue est vraiment un signe du Royaume aussi visible que la pauvreté et la virginité. Il n'est pas naturel que la relation d'amour entre les hommes soit virginale : cela annonce que le Royaume est déjà là et que la plénitude est anticipée. De même, vivre dans une recherche qui n'est pas seulement intérieure mais extérieure et sociale et s'engager à cette recherche, n'appartient pas au monde, même dans ses sommets de grandeur morale. C'est un fait  qui annonce le Royaume de la façon la plus radicale.

G – Situation actuelle

1) – Mais il faut voir la situation actuelle réelle. Excepté quelques cas extraordinaires, nos communautés ne sont pas préparées à ce travail. Vivre fraternellement en charité communautaire et en action apostolique, est un idéal à leur mesure ; mais vivre ce qui vient d'être évoqué dépasse non seulement les communautés moyennes actuelles, mais même les communautés bien qualifiées.

H — Conclusions

Il faut conclure. Les faits-signes exposés dans la première partie nous montrent qu'il est indispensable d'introduire la communauté dans la médiation, mais les limites signalées ensuite nous montrent, elles, comment, du point de vue charismatique et psychosociologique cette communauté ne peut normalement exercer une médiation suffisante. On peut dire que pour des groupes, comme un Chapitre Général, il peut se créer plus facilement les conditions voulues pour cette recherche, parce que aussi, un besoin plus immédiat fait désirer une plus intense participation. Mais le caractère provisoire du groupe est un des facteurs de la réussite. Ce n'est pas à dire qu'il faille renoncer pour des groupes permanents. Même si la réalisation est rare, des exceptions existent et, je dois dire que, pendant quelques années, j'ai eu la joie et le privilège d'appartenir à une d'elles il y a quinze ans. C'est donc une route qui peut s'ouvrir. Elle suppose un sain idéalisme, l'idéalisme qui a fait avancer les grands intuitifs de la vie religieuse, un Saint François par la voie de la pauvreté, un Charles de Foucauld par celle de l'incarnation, un Jean de la Croix par celle de la contemplation, un Vincent de Paul par celle de la charité. Et cela, même si leurs compagnons restaient à des kilomètres de distance. C'est le service de l'utopie.

Face à un problème assez nouveau, on peut au moins en terminant donner quelques brefs conseils :

1) – Tenir compte des difficultés.

Ce serait ridicule et dangereux de vouloir ignorer ces difficultés, et c'est pour cela qu'il faut absolument assurer la place et le rôle du Supérieur.

2) – Eduquer.

Mais par ailleurs, surtout pendant un certain temps le Supérieur doit se dire : « Il faut que la communauté croisse et que je diminue » ; sinon la communauté ne pourra jamais remplir son rôle. Il faut éduquer cette communauté à un dialogue de recherche et, une fois découvert ce que l'on cherchait, à un dialogue d'engagement et finalement à un dialogue d'évaluation co-responsable.

3) – Que le Supérieur joue le jeu.

Il n'est pas indispensable que le démarrage se fasse par l'intervention personnelle du Supérieur. Il peut  laisser d'autres faire les premiers pas à condition qu'il joue son rôle qui ne perdra rien de sa réalité pour être simplement coordonné à un ensemble. C'est à partir d'une conjonction, d'une inter fécondation que je verrais une renaissance de la médiation.

Un des meilleurs moyens de commencer est la prière participée. Si une communauté n'en est pas capable, elle aura bien de la peine à devenir communauté de recherche et de médiation.

Voilà ce que j'ai cru devoir vous dire.

Que l'Esprit-Saint nous guide sur cette route !

——————————————

RENVOIS :

(1)La liberté du Christ, p. 130. 

(2) Mort en octobre 1974.

 (3) S. Thomas a cherché les traces de vérité qui pouvaient se trouver dans tous les auteurs antérieurs à lui, et cette énorme investigation tendait à les intégrer pour les dépasser dans une synthèse chrétienne.

(4) Cette manière de citer Tillard n'est pas littérale, mais elle traduit la pensée de ce remarquable auteur qui se spécialise de plus en plus dans la vie religieuse. J'aimerais exprimer à cette place de façon plus explicite ma réponse à sa manière de voir Ies choses, mais finalement c'est plutôt l'ensemble de cette circulaire qui donne cette réponse.

 (5) Fr. Varillon : L'humilité de Dieu, p. 52.

 (6) Evidemment, il faudrait mettre ici beaucoup plus de nuance car la mutation assez radicale de l'actuelle génération et son manque d'intérêt pour les questions purement doctrinales sont un élément aussi très nouveau du problème. Et par ailleurs, il serait choquant de ne pas reconnaître l'importance des travaux des experts, ces toutes dernières années.

 (7) Evidemment il n'est pas question ici d'un vrai malade psychologique qui demanderait une attention toute spéciale. En général il y a une dimension morale et un tonus religieux qui ne trompent guère et permettent assez vite de distinguer un vrai malade d'avec un religieux qui est en crise par suite de son installation dans la médiocrité spirituelle.

 (8) Je rappelle que je parle d'une médiation qui vise à la sagesse de Dieu et non seulement au sens commun.

 (9) Je rappelle dans quel sens j'emploie le mot utopie : un idéal irréalisable qui force le réel à devenir meilleur et plus proche de cet idéal.


 

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