Circulaires 385

Basilio Rueda

1975-12-25

Réflexions préliminaires
Première Partie
I - QUELQUES DÉFINITIONS
a) L'esprit et le charisme
b) La spiritualité
II - NOTRE ESPRIT ET LE PERE CHAMPAGNAT
III - SITUATION DE NOTRE ESPRIT FACE A L'EVANGILE ET A L'HISTOIRE
a) La spécificité du charisme
b) Identité et valeur
e) Culture et valeur
1) La « culture » et le charisme
2) Relativiser la question de l'esprit
3) L'essentiel est l'élément évangélique et théologique .
d) Application pratico-historique
1) Double conception de l'esprit
2) Conséquences structurelles et psychologiques
3) Spécialement complexes d'infériorité
4) Conséquences remontant au Père Champagnat ( ?) .

IV - PRINCIPES QUI SUBSISTENT
a) Suppléance
b) Conformité

V - COMPRENDRE LES CAUSES D'ERREUR.

Deuxième Partie
I - HUMILITE
a) Nouveau contexte philosophique
b) Définition
c) Humilité: aspect historique
d) Humilité: dimension ecclésiale
e) Sens amoureux de l'humilité
f) L'humilité dans les relations sociales
1) La kénose dans les relations humaines
2) Deux réactions à l'entrée dans un groupe .
3) Le leader selon Jésus-Christ
II. - SIMPLICITE
a) Ce qu'elle est ontologiquement
b) Comment devenir simple
c) A partir de notre complexité
d) Le problème de la sincérité
1) Maturation - synthèse
2) Maturation - croissance
3) Maturation – grandeur
e) Conséquences
1) Acceptation de soi
2) Oraison profonde
3) Disponibilité à la prière participée
4) Adaptation et souplesse
5) Prise de conscience des valeurs
6) Facilité des relations
III - MODESTIE
a) Ce qu'elle est
b) Elle a un niveau personnel et institutionnel
c) Son utilité
1) Pastorale générale
2) Dans le cas de l'exemption
3) Nuancée de réalisme

CONCLUSION
1) L'esprit mariste est valable
2) Nazareth comme source
3) En vue d'une incarnation dans le monde des pauvres
4) A l'imitation de Marie

385

V.J.M.J.

Rome le 25 décembre 1975

  Circulaire sur l'esprit de l’Institut

     Voici la genèse de cette circulaire.

 Un jour de 1975, une question m'est posée au sujet de notre esprit. J'essaie d'y répondre par une conférence suivie d'un dialogue. Je reprends ensuite ce même thème de façon un peu plus approfondie avec un centre de spiritualité ; et maintenant, ces réflexions, mises en forme, sont livrées à votre méditation. Il faut en effet que l'esprit de notre Institut continue à être un principe de vie pour les Frères et les aspirants dans une recherche et une ferveur authentiques ; et c'est ce but que je poursuis dans cette circulaire.

REFLEXIONS PRELIMINAIRES

Cette circulaire ne prétend pas cependant être une vraie étude sur notre esprit. Dans ce cas, elle devrait comporter une partie historique qui n'est pas de ma compétence, mais qui serait indispensable. Je me limiterai donc à ce que traditionnellement nous appelons notre esprit » et j'essaierai de me poser loyalement quelques questions :

– Est-ce toujours valable ? Est-ce évangélique ?

– Faut-il insister là-dessus ou laisser tomber ?

– Si on insiste, dans quelles conditions faut-il le faire ?

Pas question de faire des variations exhortatives sur un thème. Je dirai ce que je crois devoir dire et si, sur un point, je ne vois pas clair, je le dirai aussi.

J'ai conscience des limites de mon exposé. Aussi ne conclurai-je pas en disant que l'esprit de l'Institut c'est ce que je viens d'expliquer et rien d'autre. Il peut très bien se faire, par exemple, que l'esprit de foi fasse autant partie de notre esprit que l'humilité, mais des considérations de ce genre nous mèneraient trop loin.

 PREMIÈRE PARTIE.

I – QUELQUES DEFINITIONS.

a) – L'esprit et le charisme.

Ce qui m'intéresse c'est que, plus ou moins depuis le Père Champagnat, quand nous parlons de l'esprit de l'Institut, nous pensons humilité, simplicité, modestie. Nous pensons aussi dévotion mariale, et nous pensons enfin charité fraternelle vécue dans un style assez particulier : l'esprit de famille.

Mais disons d'abord qu'il faut distinguer deux notions que l'on confond un peu : l'esprit et le charisme. L'esprit est plutôt une manière d'être, un air de famille, une atmosphère créant entre des hommes une parenté d'âme. Le charisme, lui, s'adresse à la fois à l'être et à l'agir. Nous avons en effet reçu mission pour quelque chose à faire, mais cette action n'est pas sans liaison avec notre être. En l'accomplissant, nous recevons des grâces d'état qui sont destinées à transformer notre être ; et le style de transformation qui s'accomplit en notre être doit le rendre toujours plus apte à sa mission. Quand l'Esprit donne vocation à quelqu'un pour entrer dans un groupe donné, il met dans son être les grâces d'état pour que son action jaillisse de son être comme un fruit naturel de la vie.

Je ne situerais d'ailleurs ni l'esprit ni le charisme dans la substance de la vie chrétienne, mais plutôt dans la différence. De même que dans la nature il y a l'infinie variété des fleurs groupées par familles ; de même dans l'Eglise, il y a des nuances, de famille religieuse à famille religieuse, pour des services différenciés et complémentaires selon leur charisme et pour des accentuations d'attitudes selon leur esprit.

b) – La spiritualité.

Je voudrais aussi essayer de définir un mot qui risque de revenir plusieurs fois dans ces pages : not re spiritualité. Disons que c'est la systématisation de notre esprit. L'esprit qui habite chacun de nous, qui anime nos relations entre nous, devient un style de vie et de relation qui peut être perçu, exprimé. On arrive à en dégager les lignes fondamentales et l'on peut le constituer en un certain corps de doctrine. L'esprit se transmet en vivant ; la spiritualité peut être explicitée, voire enseignée. Par exemple, ce sera peut-être la vocation du Centre d'accueil de N. D. de l'Hermitage, d'approfondir par des séries d'études quelle est la spiritualité du Frère Mariste, non pour nous donner des allures aristocratiques, des lettres de noblesse, mais pour bien trouver notre rôle dans l'Eglise. Ce n'est pas en insérant un dynamisme de n'importe quelle nature dans le corps de l'Institut que nous réaliserons le plan divin, mais en « devenant ce que nous sommes » le plus dynamiquement possible.

II — NOTRE ESPRIT ET LE P. CHAMPAGNAT

J'irai assez lentement dans notre étude. Mais enfin, il m'arrivera parfois d'énoncer une idée d'une manière un peu brusque, avant de l'avoir justifiée. Soyez patients, car je ne manquerai pas de donner la justification ensuite.

Je voudrais dire par exemple qu'il ne faut pas appliquer à notre spiritualité tous les éléments de la spiritualité du Père Champagnat. Essayons de comprendre. Le Père Champagnat a reçu une vocation de Père Mariste, donc de religieux-prêtre, co-fondateur de cette congrégation, c'est-à-dire possédant en lui-même tous les éléments souhaitables pour vivre cette vocation et la communiquer à d'autres. Sa spiritualité a donc été une spiritualité sacerdotale, assez proche sous certains aspects de celle du Curé d'Ars, marquée par la théologie de son temps et non pas par Vatican II, même si, sur plus d'un point, sa pastorale est d'avant-garde.

Toutefois, fondateur des Frères Maristes, il a aussi pour cette fondation un charisme particulier qui ne s'identifie pas à l'autre. Pour se borner à un point aussi important pour un mariste que celui de la relation à Marie, on peut discerner une différence non négligeable entre l'attitude qu'il a su développer chez les Frères et celle qui caractérisera les Pères sous l'influence du P. Colin. Alors que chez les derniers l'accent est mis sur une identification spirituelle entre les intentions de l'apôtre et celles de Marie (Cf. J. Coste : Marie aujourd'hui chez les Pères Maristes, doc. S.M. n. 1, p. 37), le P. Champagnat marque plus nettement la place que la personne de Marie tient dans la prière des Frères et le rôle qui est le sien dans le travail éducatif : Ad Jesum per Mariam. « Tout à Jésus par Marie. Tout à Marie pour Jésus ».

Ce n'est pas pour dire qu'il faille avoir la préoccupation constante de savoir si, dans tel cas, le P. Champagnat agit avec le charisme de Père Mariste ou celui de Fondateur des Frères Maristes, mais pour attirer l'attention sur des nuances possibles, et ne pas lui demander avec trop de simplisme la réponse à toutes les questions.

En tout cas, la réalité de ses deux vocations est bien telle qu'à un certain moment il s'est trouvé face à un dilemme : continuer à être le supérieur-animateur des Frères ou reprendre le rang de simple membre de la Société de Marie. Son œuvre des Frères, il est vrai, avait déjà cristallisé en une réalisation concrète, alors que la Société de Marie n'était encore qu'un projet, qu'un engagement. Mais ce projet, cet engagement, nous savons bien qu'il ne les oubliait pas et qu'il devait y travailler avec un zèle exceptionnel.

Nous connaissons, par le Frère Jean-Baptiste, la conversation du P. Champagnat avec un Frère qui lui fait remarquer qu'il travaille trop à l’œuvre des Pères :

– « Mon cher Ami, Dieu seul sait combien j'aime les Frères ; pour eux je suis disposé à donner mon sang et ma vie ; néanmoins l’œuvre des Pères me paraît encore plus importante.

– Savez-vous, mon Père, que si on connaissait vos sentiments de prédilection pour les Pères, plusieurs Frères en seraient jaloux ?

– Ils n'auraient pas raison. Tous les Frères qui aiment véritablement Jésus et Marie, et qui ont l'esprit de leur état, partagent mes sentiments et pensent comme moi. Quant à moi, je suis tout aux uns et tout aux autres. Depuis que Dieu m'a fait la grâce de me consacrer à la Société de Marie, je n'ai qu'un seul désir : celui de la voir se constituer et se développer dans toutes ses parties ». (Vie p. 236-237).

Lorsque l'approbation de la branche des Pères par le Saint-Siège est acquise en 1836, et que la mission d'Océanie leur est confiée, le P. Champagnat demande de partir comme missionnaire, ce qui lui sera refusé. (Vie p. 242). Vouloir partir en mission c'était partiellement. au moins renoncer à la fondation des Frères. De même encore en 1837, le P. Colin lui fait comprendre, à mots couverts, qu'il doit faire acte de totale dépendance en remettant sa démission de supérieur des Frères : « Oh ! Monsieur le Supérieur, répond-il, je donne volontiers ma démission. Ce qui me chagrine en cela, ce n'est pas de renoncer à la supériorité (*) mais c'est de voir qu'on use de précautions pour me le dire ». Le P. Colin accepte la démission écrite, (**) puis, au nom de l'obéissance, nomme le P. Champagnat Supérieur de l'Institut des Petits Frères de Marie. (Vie p. 241). Il ne s'agit pas d'une formalité. Le Père Champagnat était prêt à redevenir simple membre de la Société des Prêtres qui, dans l'intention du groupe, avait été première et qui, pour lui, était une première vocation. Le Père Colin, en 1837, rendait aux Frères leur Supérieur Général, mais enfin on peut au moins théoriquement concevoir que le P. Champagnat, même s'il était impossible de lui enlever le titre de fondateur, aurait pu se voir enlever celui de Supérieur général et de guide spirituel des Frères. Disons donc qu'il y a bien eu chez lui la double vocation : de Père Mariste et de Frère Mariste (car il vivait comme l'un de ses Frères), mais qu'il n'avait pas à nous transmettre toutes les nuances de cette double vocation.

 (*) Sens de supériorat.

(**) Voir cet acte (OM, doc. 416). Le Père Maîtrepierre ajoute même ce mot que dit alors le Père Champagnat : J'ai eu grâce d'état pour commencer ; je n'ai pas grâce d'état pour continuer. (OM II, p. 719).

 Le P. Champagnat a pu voir la Société des Pères approuvée par Rome ; il a fait ses vœux dans cette Société. Quand il disait (plusieurs fois avant de mourir) Qu'il fait bon de mourir dans la Société de Marie », il pensait à l'ensemble des branches. C'est en effet un mot qu'il dit aux Frères le 11 mai 1840 lorsqu'il reçoit les derniers sacrements et à peu près équivalemment le 18 mai dans le Testament spirituel. Mais juste avant sa mort il le dit aussi à M. Janvier qui est prêtre : « Si vous saviez combien il fait bon mourir dans la Société de Marie, vous ne balanceriez pas un instant à y entrer». (Vie pp. 270, 277 et 290).

Cependant si Pères et Frères ne font qu'une Société dans la pensée du P. Champagnat, il n'en est pas moins vrai qu'ils avaient vécu et devraient vivre assez peu ensemble et qu'ainsi deux esprits devaient se constituer, à partir aussi d'un milieu social et culturel assez différent, dans une société plus compartimentée qu'aujourd'hui.

Tout se passe comme si l'Esprit-Saint avait travaillé dès les origines à créer une différenciation entre les branches masculines de la Société de Marie en dépit même de l'idée que s'en faisait le P. Champagnat.

Quoi qu'il en soit, le P. Champagnat est un Père Mariste de la première époque qui attend quelque chose de son appartenance à la Société des Pères et apporte quelque chose à cette Société, et il est le Fondateur des Frères apportant à ses 300 ou 400 premiers disciples une vie et un idéal, et recevant d'eux aussi leurs réactions de participation à cette vie et à cet idéal. Le problème est maintenant d'analyser un peu cet apport.

III — SITUATION DE NOTRE ESPRIT FACE A L'EVANGILE ET A L'HISTOIRE

a) – La spécificité du charisme.

Parlant de la relation entre vie chrétienne et spécificité des Instituts on a pu énoncer un slogan qui a l'avantage d'être frappant, mais qui est peu satisfaisant — du moins dans la forme que j'ai retenue :

Ce qui est important n'est pas « propre » ;

ce qui est « propre » n'est pas important.

Telle quelle en effet, cette affirmation n'est vraie qu'au plan matériel. Dans les choses matérielle, si un objet m'appartient en propre, en exclusive, les autres n'y ont pas part, et au fur et à mesure qu'augmente le nombre des possesseurs, diminue pour chacun la quantité même des objets possédés. Si beaucoup de propriétaires privés veulent avoir un parc à eux, dans une ville, la surface des parcs publics sera naturellement réduite d’autant. Mais au point de vue spirituel il n'en va pas de même. Prenons l'exemple de la conférence que je fais en ce moment. J'émets un certain nombre d’idées : quelles sont celles qui me sont tout à fait propres et celles où je ne fais que jouer le rôle d'écho des données de ma formation ? Vous êtes quelques milliers à accueillir ces idées : Ce nombre n'empêche pas que chez certains, elles s'enracinent plus en profondeur que chez d'autres ; telle conviction sera devenue vraiment caractéristique de tel Frère tout en étant partagée par beaucoup d'autres, mais sans les caractériser.

Il n'y a donc pas d'inconvénient à être bien identifié par un charisme et un esprit, car la vie chrétienne ne prend pas son aspect multiforme dans des éléments extérieurs à elle-même, mais c'est en elle-même qu'elle trouve la richesse multiforme qu'elle fait surgir au fur et à mesure des besoins.

Pour bien déterminer l'identité d'une Institution, et la particularité de son charisme, il n'y a besoin ni de trouver que ce charisme est exclusif, ni de chercher à le définir et à le différencier par le procédé aristotélicien des genres proches et des différences spécifiques. Non, dire que quelque chose m'est spécifique, m'a été donné comme un charisme, ne veut pas dire que les autres ne l'ont pas. Il y a beaucoup de valeurs fondamentales qui sont possédées en commun et en profondeur par une quantité de familles religieuses et qui personnalisent telle congrégation, mais aussi telle autre, la différence entre les deux venant d'un degré d'accentuation ou d'un autre élément diversifiant.

Par exemple la passion pour Jésus-Christ n'est pas nécessairement moindre dans un disciple de S. Ignace que dans un disciple de Charles de Foucauld, mais d'autres éléments de la spiritualité du Jésuite ou du Petit Frère de Jésus vont cependant créer chez les deux un type de religieux assez différent.

Cette possession en commun d'éléments qui, en même temps, donnent une identité, permet d'avoir ces grands groupements des formes de la vie religieuse qu'on pourrait appeler des constellations de formes de vie évangélique. A l'intérieur d'une même constellation, des différences vont surgir. Elles proviennent soit des combinaisons d'éléments que les unes ont empruntés à telle « constellation », et les autres à telle autre ; soit de la nature des individus qui ont vécu telle forme religieuse, soit de groupes qui ont incarné plus ou moins authentiquement et fidèlement l'appel qui leur était adressé.

S'il y avait quelque chose que tels religieux estiment avoir et que les autres religieux n'auraient pas, là oui ce ne pourrait pas être très important, car notre héritage important est commun à tous les chrétiens : un seul Dieu, un seul Christ, un seul salut, une seule foi, une seule espérance, etc. … Et il faut dégonfler bien des prétentions qui n'ont été que trop communes dans le passé et qui étaient absurdes. L'essentiel des diverses spiritualités religieuses c'est le substrat évangélique et ecclésial qui sous-tend des formes variées, ce n'est pas cette variété elle-même. Comme dit Rahner, il ne faut pas chercher des motivations sophistiquées pour justifier des buts peu avouables : servir les prêtres, ouvrir leurs portes, nettoyer leurs appartements ; et bâtir toute une spiritualité à partir d'éléments discutables.

b) – Identité et valeur.

Mais ce qu'il faut surtout distinguer c'est l'identité et la valeur. On peut montrer scientifiquement par enquêtes ou autrement, que telle famille religieuse a une identité marquée, mais cette démonstration ne dira pas par là-même que l'identité est valable : c'est un autre problème à étudier.

Mettons que dans une famille on soit doué pour la flûte. Ce n'est pas ce qui va renouveler la face de la terre ; disons que c'est une caractéristique qui a son intérêt. Telle spécificité bien mariste va-t-elle nuire à la valeur religieuse de notre vie ? Je réponds : non ; pourvu que notre identité ne soit pas faite que de cela, que des éléments différentiels, mais qu'elle soit faite d'un bon ensemble évangélique.

Le charisme qui nous donne le style, développe en même temps l'être lui-même, car un style de vie ne se greffe pas sur un mort. Dès lors qu'un être peut acquérir un style, c'est qu'en lui s'exerce tout un dynamisme. Mais il y a des styles particulièrement évangéliques, et ce n'est pas tout dynamisme qui sera parfaitement bien orienté.

Faute de bons directeurs, certains saints ont gaspillé assez vainement des années d'efforts avant de découvrir ce qui leur était essentiel. De même telle orientation d'une congrégation peut être médiocre, alors que telle autre sera excellente, si le Fondateur a eu un sens parfait des valeurs évangéliques et a réussi à répondre à un besoin de son temps sans se laisser influencer par les travers de son temps.

e) – Culture et valeur.

1) – La « culture » et le charisme.

 Mais l'esprit est malgré tout vécu et transmis dans un contexte donné. Il y a un terreau de «culture » et de dévotion dans lequel il a poussé.

Depuis plus d'un siècle, nous apprenons que notre esprit réside dans « l'humilité, la simplicité et la modestie », même si le dernier terme de cette trilogies n'apparaît pas sous la plume du P. Champagnat. Mais de quelle manière cela nous a-t-il été inculqué ? Je peux colorer mes hortensias en colorant le terreau. L'art de l'horticulteur transforme notablement les plantes, mais enfin le botaniste en moi aime aussi savoir à quelle plante il a affaire. L'élément culturel d'une valeur ne doit pas me faire perdre le sens de son contenu.

Face à la critique historique, l'Ordre du Carmel par exemple, a bien de la peine à retenir la matérialité de l'apparition à S. Simon Stock avec le don du scapulaire par Marie. Mais le rôle de Marie ne reste pas moins central dans cette congrégation. L'élément « culturel » du scapulaire a pourtant été très lié à l'esprit même du Carmel pendant des siècles. Mais il faut avoir le courage, au moment voulu, de faire l'analyse des éléments d'une spiritualité redonner tout son sens à l'élément fondamental.

Par exemple encore, le sens de l'obéissance, tel qu'il a été transmis à telle ou telle congrégation, dépend, partiellement du moins, de la « culture » de l'époque. Il y a une conception monarchique de l'obéissance qui dépendait du contexte de monarchie. Une fois dépassé le moment historique, où personne ne mettait en cause tels ou tels principes, il faut savoir détacher d'un certain contexte social une conception qui avait été influencée par lui.

Inutile aux traditionalistes de traiter la réaction d'affadissement démocratique ou aux volontaires du renouveau de proclamer qu'elle sera l'approfondissement prophétique d'une nouvelle société. Les deux résultats sont possibles, suivant les hommes qui y travailleront, et leur fidélité à l'Esprit-Saint.

Donc nous aussi, nous devons tenir compte de l'environnement « culturel » où s'est développé notre humilité mariste. Convenons par exemple qu'elle a pu, à certaines époques, être un moyen pratique de faire accepter à un groupe humain des fonctions modestes dans la pastorale de l'Eglise, sans rechercher de meilleure qualification, moyennant un schéma de légitimation et d'adaptation. La tentation est toujours possible de vouloir imposer à d'autres de réaliser ce que l'on veut réaliser.

2) – Relativiser la question de l'esprit.

Par ailleurs il faut bien voir que chaque famille religieuse s'est incarnée dans un contexte donné, mais elle ne doit jamais oublier ce que son Fondateur a voulu incarner.

Dans les familles de S. François d'Assise, il ne s'agit pas de vouloir franciscaniser Jésus-Christ, en faisant de Jésus-Christ un Italien du 13ième siècle. C'est François qui s'est christifié parfaitement.

Chez Charles de Foucauld on a eu aussi comme vu S. François l'incarnation profonde de la pauvreté, de la kénose de Jésus-Christ, et dans le sens d'une communion avec les plus pauvres, mais ceci à un moment où la mystique marxiste soulignait l'importance de cette communion. L'esprit contemplatif des familles religieuses, issues du P. de Foucauld est marqué également par une sensibilité particulière due au contexte actuel.

Même chose pour les Focolarini. Leur sens communautaire répond à un besoin de notre époque. Les options qu'ils font sont très réalistes pour aujourd'hui. A la fin de notre siècle, les problèmes importants seront peut-être autres, le contexte culturel ayant pu changer,  mais il faut vivre l'aujourd'hui.

Teilhard de Chardin n'a pas eu un charisme de Fondateur, mais sa vision du monde a eu un énorme retentissement parce qu'il a su incarner et vivre, à son époque, la vision de S. Paul : tout récapituler en Jésus-Christ, qui est l'alpha et l'oméga, le cœur et le support de tout.

Il faut donc relativiser les spiritualités de chaque famille religieuse et les adapter à leur époque, car l'Esprit-Saint les leur a données comme un style – et un style susceptible d'évoluer – valable comme source de méditation pour elles-mêmes et non pas pour être absolutisé face aux autres congrégations.

3) – L'essentiel est l'élément évangélique et théologique.

C'est dire qu'il ne faut pas prendre l'adjectif pour le substantif. Ce qui est substantiel c'est la foi, l'espérance et la charité, la « sequela » Christi, l'imitation de Jésus. Placer les questions de « dévotion » en premier lieu, c'est appauvrir les familles spirituelles. Les saints de l'ordre, les traditions de l'ordre ont leur grandeur, mais ne doivent surtout pas faire écran à l'évangile.

Que chacun se sente bien à sa place dans sa famille religieuse. Et puis, pour les spiritualités, admettons qu'il y en a qui sont exceptionnellement opportunes, grâce peut-être à un sens évangélique exceptionnel du Fondateur, et que cela leur a donné une influence exceptionnelle dans l'Eglise.

d) – Application pratico-historique.

Autre chose est maintenant de savoir comment a été appliquée historiquement cette spiritualité. A-t-elle toujours été une réussite ? A-t-on toujours été fidèle au charisme et à ce que voulait le Fondateur ? Une intuition ou une valeur est donnée par l'Esprit à un Fondateur, mais que se passe-t-il ensuite ? Cette intuition peut tomber entre des mains beaucoup plus malhabiles. Certains des successeurs qui auront à appliquer cette intuition pourront le faire sans largeur de vues (ce n'est d'ailleurs pas là un problème de capacité intellectuelle, mais bien plus de capacité « cordiale ») ; et alors commenceront les adultérations.

1) – Double conception de l'esprit.

Il y a par exemple le problème des deux plans d'interprétation de l'esprit. Interpréter la trilogie : humilité – simplicité – modestie, c'est parfait, si l'on reste bien au plan spirituel. Si au contraire on glisse au plan psychologique, le résultat devient beaucoup plus confus. Si l'on croit qu'il faut faire des humbles psychologiques on va vite vers l'appauvrissement des personnalités. Faire des simples psychologiques, aboutira au moins un certain nombre de fois à faire tics ingénus. Les modestes psychologiques auront tendance à devenir des introvertis.

Je ne parle pas en l'air. Je parle à partir de l'enquête sociologique que je poursuis depuis déjà un certain nombre d'années et qui donne des résultats bien nets à cet égard. Sans doute les mêmes résultats existeraient aussi dans beaucoup d'autres congrégations qui ne proposaient pas à leurs membres l'humilité, la simplicité et la modestie mais qui avaient seulement un style de formation très voisin et largement accepté il y a peu. De toute façon le fait est là. Il y a des différences de Provinces à Province, mais il y a un ensemble important de réponses qui ne trompent pas ; le glissement du plan spirituel au plan psychologique n'a pas été une réussite.

2) – Conséquences structurelles et psychologiques.

Il faut donc regarder avec réalisme ce problème. On peut dire qu'il s'est créé chez nous des structures mentales assez marquées, assez indiscutables, par exemple : « pas de singularité ». Condamner l'excentricité est normal, mais on était arrivé à une vraie culture de la non-singularité. Chacun devait s'efforcer de tout faire comme les autres et ceci était considéré comme vertu. Celui qui cherchait une certaine personnalisation risquait bien de sentir que cela en irritait plus d'un. Même là où l'on était en civil il fallait que l'habit ait une couleur uniforme ; c'est d'ailleurs l'Economat provincial qui le fournissait. Le jour où l'on allait renoncer à ce principe, on aurait évidemment affaire à bien des fantaisistes, qui manifesteraient ainsi une certaine immaturité. Mais peu à peu aussi, à côté de celui qui aurait besoin de se personnaliser en arborant le costume dernier cri, il y aurait celui qui contenterait du « décrochez-moi ça » et celui qui achèterait un costume un peu plus cher, mais simple : ces deux derniers affirmant aussi une personnalité, mais de meilleur aloi.

D'autres éléments structurels ont été très soulignés pendant un siècle puisque le chapitre de la modestie apparaît avec les Règles de 1852, et c'est celui qui contient tous ces détails que nous savons et que l'on trouve encore dans l'édition de 1950 : debout, avoir les pieds presque joints (205) ; assis, ne pas croiser les jambes (208) etc. … Croiser les jambes a pu paraître comme un réel manque de sens religieux, une caractéristique de relâchement. C'étaient là des règles qui visaient sans doute à la maîtrise de soi, mais elles n'auraient pas dû devenir aussi catégoriques. On avait aussi un élément structurel pour les visites qu'on recevait. La Règle prévoyait : « Dans les rapports avec les étrangers, le Frère Directeur seul entretient la conversation ; les autres Frères gardent le silence avec modestie, à moins qu'on ne leur adresse directement la parole ; en ce cas ils répondront en peu de mots et seulement sur ce qui leur a été demandé » (chap. VIII, art. 7).

Ce sont là quelques-unes des conséquences structurelles de la trilogie : ‘’humilité, simplicité, modestie’’ ; la structure étant une prédétermination de la manière d'agir et d'être. Il n'est pas mal du tout d'adopter une structure dont on a bien compris la valeur formatrice, mais il ne faut pas lui attribuer une valeur intrinsèque si elle n'est qu'une création « culturelle » ou disciplinaire. Les exercices corporels qu'on fait aujourd'hui dans telle école de prière amènent à redécouvrir comme idéale la posture assez rigide qu'on nous enseignait au noviciat, mais la motivation est plus profonde et on n'en fait pas une obligation.

3) – Spécialement complexes d'infériorité.

Une des conséquences d'un accent trop fort mis sur une certaine forme de modestie a été de donner des complexes d'infériorité. Ce n'est pas très difficile d'en comprendre le processus. Le Petit Frère de Marie (des Règles de 1852 par exemple) est un actif assez proche de l'idéal monastique, et on lui prescrit une vraie clôture psychologique :

Dans les voyages … jamais ils ne parleront de politique ou autres nouvelles ou affaires du monde ; iIs éviteront même de lier conversation avec qui que ce soit et de prendre part aux discours qui se tiendront, se contentant d'édifier le prochain par leur gravité, leur réserve et leur modestie (1ière partie paragraphe VII, 1).

Les visites actives ou passives, ainsi que tous les rapports que les Frères peuvent avoir avec les séculiers sont un des points sur lesquels ils doivent se garder en Jésus-Christ les uns les autres avec le plus de soin ». (2ièmepartie, paragraphe VII, 14).

Pendant plus d'un siècle la formation a préparé ce genre de religieux, sans peut-être causer beaucoup de problèmes. Mais un jour le monde de l'éducation a changé. Les parents ont voulu devenir plus actifs dans l'éducation de leurs enfants. Et dès lors il fallait des religieux enseignants capables de dialoguer, de diriger des réunions. Certains Frères, coulés dans un moule un peu artificiel ou étaient confondues les vraies valeurs et les structures d'appui, se sont alors sentis mal à l'aise au moment où le contact avec l'extérieur commençait à devenir inéluctable. Et comme il est plus facile de chercher un responsable extérieur que de réagir contre sa propre inertie, on s'est mis à critiquer « ceux qui nous avaient infantilisés ». Au lieu de relativiser ce qu'il y avait à relativiser, et d'affronter avec courage un nouveau style de relations, on s'est senti trop dépassé et, suivant le cas, on a choisi de devenir aigri ou même d'envoyer tout promener.

Et toutes les Provinces ont connu ces abandons de vocations qui étaient vraiment marqués par la puérilité : emploi de l'argent, conception du mariage, tout révélait une psychologie appauvrie.

4) – Conséquences remontant au P. Champagnat ( ?).

Les manques de discernement entre le psychologique et le spirituel ont donc pu provoquer des erreurs dans la direction des hommes. Doit-on dire qu'il n'y a eu aucune fausse note à cet égard chez le P. Champagnat et que les erreurs sont venues après lui ? Je ne crois pas. Il est sans doute un des hommes les plus ouverts de son temps. Il a même été remarquable dans la lutte contre beaucoup de préjugés communs chez ses contemporains. Pensez, par exemple, au travail manuel. En 1817 les Grands Vicaires de Lyon expriment officiellement dans une circulaire une opinion très défavorable au prêtre qui s'adonne au travail manuel : « Nous ne blâmons pas un prêtre qui se livre quelques moments, par manière de récréation, à certains travaux, à quelques parties de l'agriculture. Mais s'il faisait de ces occupations terrestres un objet principal jusqu'à se mêler quelquefois avec les artisans et les manœuvres …, s'il abandonnait les brebis d'Israël pour soigner les animaux immondes, ne se rendrait-il pas aussi odieux au Très-Haut que méprisable aux hommes ? Est-ce pour mener une vie aussi basse qu'un prêtre a été revêtu d'un si haut ministère ? ».

Il est vrai que le P. Champagnat ne tombe pas dans le travers de laisser l'apostolat pour le travail manuel, mais on sait qu'il va consacrer de longues heures à celui-ci, et salir bien des soutanes en menant la « vie si basse » dont parlent les Grands Vicaires. Et cela ne le dérange pas. Et « Je suis prêt à vous recevoir en apprentissage », dit-il à un de ses amis ecclésiastique qui lui parle à peu près le langage des Grands Vicaires. (Vie p. 134).

Mais enfin, même les hommes les plus éclairés par l'Esprit et qui anticipent largement sur leur temps, n'échappent pas, sur un certain nombre de points, à la zone d'ombre de leur époque.

Je peux très bien comprendre par exemple le P. Champagnat avec son sens du péché, vraiment bouleversé par la faute du postulant qu'il renvoie au cours même de la nuit et dont il jette le baluchon de l'autre côté du Gier. Je peux comprendre que le Pape lui-même, il y a 50 ans, ait sur ce point, pris en main la défense du P. Champagnat lors du procès de béatification, mais je crois difficilement quand même que c'était là la meilleure solution.

Ce que l'on peut dire, c'est que la Société civile elle-même réagissait ainsi et que l'homosexualité relative à des mineurs conduisait en prison, l'idée d'une thérapie au lieu d'un châtiment étant absolument en dehors des perspectives de cette époque. Peut-être aussi faut-il dire que l'action du Père Champagnat était justifiée par d'autres événements que nous ne connaissons pas, et qui l'expliqueraient. Mais il y a une différence entre expliquer une attitude et la justifier entièrement. Le P. Champagnat a été assez affranchi d'un grand nombre de défauts de son époque : gallicanisme, politisation à droite, etc. … pour qu'on sache voir le défaut quand il y a défaut. Je l'admire de plus en plus et de plus en plus je vois en lui le caractère vigoureux, profond, tout d'un bloc, sans complexes. N'étant pas intellectuel, il a échappé à bien des théories livresques. Il a sûrement donné à ses Frères un style de formation solide, assez voisin de ce que découvrent maintenant de grands spirituels : insistance sur la présence de Dieu, noviciat comprenant des moments Importants de travail manuel, etc. … Mais n'exigeons pas que tout cela soit sans bavures. Le Père Champagnat a pu obéir une fois ou l'autre à des principes moins heureux venant de sa formation ou de son tempérament.

Un de ses principes par exemple, est de ne pas féliciter les jeunes Frères, « car c'est en ignorant leurs vertus et leurs bonnes qualités qu'ils les conservent » (Vie p. 447). S'il était question d'adulation on comprendrait, mais la louange ne doit pas être assimilée à l'adulation. Elle est souvent un véritable oxygène pour le cœur humain.

A vrai dire il faut y regarder à deux fois avant d'attribuer au Père Champagnat telle ou telle erreur. Nous savons par exemple qu'il voulait toujours voir les Frères occupés et qu'il a lutté farouchement contre l'oisiveté. Faut-il pour autant le rendre responsable du règlement des vacances qui apparaît dans Ies Règles, douze ans après sa mort, et qui minute tellement la journée qu'il empêche toute velléité d'échapper au contrôle, ou d'agir à sa guise ? C'est la une conclusion qui n'est pas certaine.

D'ailleurs, même si le P. Champagnat a influé sur ce règlement, il resterait à voir si c'était là la manière de voir profonde ou seulement une prescription commune à beaucoup de congrégations et qui avait pour motivation de former la volonté au renoncement. L'inconvénient, en tout cas, n'a pas été senti au moment même. La structure fonctionnait bien avec des gens d'un niveau culturel peu élevé ; mais lorsque le niveau a changé, le fonctionnement en devenait plus discutable. C'est à partir du même principe que tous les Frères de telle maison de formation pour adultes devaient étudier dans la même salle, à la même heure, dans le même livre. Etait-ce la faute du Maître des Novices ? La structure soumettait à sa loi maître et disciples et on ne la remettait pas en question.

Le malheur d'ailleurs c'est que dans ces cas de trop grand respect des structures, on ne se soit décidé à agir qu'à partir de réclamations dont l'origine n'était pas la meilleure : on a cédé à des contestataires qui ne voulaient détruire la structure que pour la détruire et non l'améliorer en la comprenant.

Car elle renfermait une loi de sagesse qui demandait à s'adapter. On a préféré le tout ou rien et on a même eu des Frères qui se braquaient sur un détail : la cloche, par exemple. Tel ou tel a dû faire ensuite une expérience comme Taizé où les jeunes acceptent sans difficulté un horaire, une cloche, le silence, etc. … pour cesser d'être traumatisé par tout cela, qui évoquait chez lui un passé mal supporté : l'exigence de vie spirituelle lui avait été inculquée en insistant trop sur la structure.

Tel tempérament aurait davantage relativisé, mais pour tel autre ce n'était pas possible.

De même ne rien pouvoir acheter soi-même ne posait aucun problème pour beaucoup, mais d'autres le ressentaient comme un écrasement de leur personnalité.

Dans le cas des programmes de formation, j'ai vu tel formateur – qui était un excellent religieux – se refuser à introduire l'étude de l'anglais, parce que, estimait-il, cela provoquerait des abandons de vocations. Evidemment plus on a donné de possibilités d'insertion dans la vie professionnelle, plus on facilite la sortie de celui qui ne cherche que sa promotion personnelle. Mais par ailleurs, interdire telle étude pour mieux assurer l'attachement inconditionnel au Christ est une méthode inacceptable.

Quand on a été écrasé soi-même par une structure, on peut avoir tendance à l'imposer ensuite aux autres. Et c'est peut-être particulièrement le cas de ce que j'appellerais les générations sacrifiées : Frères bien doués et n'ayant reçu aucune formation un peu systématique. Faute de doctrine solide, ils devaient se défendre avec de petits trucs, de petites observations, et ce n'est qu'avec ces petits moyens qu'ils réussissaient à se faire une idée de la psychologie de leurs dirigés. Ils se sentaient chargés de faire observer un règlement un peu comme des sous-officiers, sans avoir pu réfléchir en profondeur ni au pourquoi ni au comment.

Dans un cas comme l'étude signalée ci-dessus, le Frère sentait instinctivement que ses dirigés allaient se passionner pour une matière qui leur serait enseignée avec compétence, alors que lui-même ne pourrait pas susciter le même intérêt pour des sciences religieuses qu'il n'avait étudiées qu'au petit bonheur et en autodidacte. Il n'est pas difficile de comprendre une telle réaction comme une réaction de défense des plus naturelles.

On a donc pu avoir tendance à forger un esprit, à former à l'humilité, par la structure imposée autant que par la conviction spirituelle acquise. Et cela n'était pas sans provoquer un moment ou l'autre des réactions de rejet.

Dans tel pays de l'Institut par exemple, se faire Frère Mariste, il y a quelques dizaines d'années, c'était, si j'en crois quelques-uns d'entre vous, entrer dans une des catégories sociales les plus humbles. Dans le même pays, aujourd'hui, entrer chez les Petits Frères de Jésus c'est bien vouloir entrer en communion avec les catégories sociales les plus humbles, mais la catégorie de la congrégation elle-même n'est pas une catégorie socialement basse.

Et c'est tout autre chose de lancer vers les couches sociales les plus marginales un groupe d'hommes bien préparés et appuyés par des motivations charismatiques et spirituelles, et de lancer d'autres hommes vers une tâche moins marginale, mais en remplaçant le temps de préparation et les motivations par un ressort psychologique simplifié et fonctionnant médiocrement. On peut donc comprendre les réactions opposées qui ont fait, chez nous, dès le 19ième siècle, écarter le nom de Petits Frères de Marie, et au contraire, en plein 20ièmesiècle, adopter dans un autre milieu, des noms comme Petits Frères de Jésus ou Petits Frères de l'Evangile.

Je ne vais pas dire qu'en appuyant trop sur la motivation psychologique on a tout faussé, et qu'il faut réinterpréter notre passé à travers des lunettes beaucoup plus noires. Pas du tout. Cela relèverait du même manichéisme odieux qui fait aujourd'hui noircir tout le colonialisme, tout le capitalisme, tout l'effort missionnaire, toute la charité, toute la foi du passé. L'Esprit-Saint guide le monde et l'Eglise, mais il laisse aussi à chaque siècle ses ombres et ses petitesses qui ne sont même pas ressenties comme telles sur le moment. Et quant aux pas en avant que fait chaque siècle, ils sont accompagnés de ce « fidèle malheur » qui ne doit pas nous décourager mais nous faire bien prendre conscience que nous ne sommes pas des dieux et que nous mériterons à notre tour de vives critiques de la génération suivante.

IV — PRINCIPES QUI SUBSISTENT

En tout cas, il y a des principes bien inscrits dans ans notre esprit et qu'il faut souligner.

a) – Suppléance.

Le Père Champagnat nous a voulus pour les postes non remplis par les autres. Il y a donc là une indication pour notre pastorale. Dans sa lettre à la reine Marie-Amélie (*) le Père Champagnat rappelle que son intention n'est pas de faire un doublage plus ou moins réussi des Frères des Ecoles Chrétiennes, mais d'aller où ils ne vont pas. (Lettres du Fondateur I, 96). 

(*) Pour l'erreur avec Antoinette-Adélaïde, voir Coste IV, 6118. 

Avons-nous été, sommes-nous fidèles à cette intention ? Ou au contraire, ne sommes-nous pas entrés en compétition avec d'autres congrégations, cherchant à avoir les meilleurs élèves pour avoir les meilleurs résultats académiques ? Et tels bons religieux qui avaient par exemple le culte de la ponctualité, avaient-ils au même degré ce respect de la volonté du Fondateur ?

b) – Conformité.

Un second principe est celui de la liaison entre notre être et notre agir. Le christianisme n'est pas un agir pur. C'est un être-comme-quelqu'un qui rend apte à agir, car l'action dérive de l'être. Dans la recherche d'un esprit, nous cherchons donc le secret à la fois de notre être et de notre action : un dynamisme interne qui nous conforme à notre mission pédagogique. L'abaissement qui nous est proposé vise à nous faire communier de l'intérieur avec ceux dont nous sommes chargés. Je crois vraiment que l'esprit mariste est une intuition profonde du Fondateur ; il sentait ce qu'il fallait à ces Frères-instituteurs qui devraient travailler pour une jeunesse paysanne pauvre.

V – COMPRENDRE LES CAUSES D'ERREURS

L'intuition étant parfaite, le danger est d'ar­river à cela, et à travers la foi – pour les meilleurs – et aussi à travers une manipulation psychologi­que plus ou moins inconsciente au fur et à mesure que les hommes se révèlent moins aptes à tenir dans cette course de fond. La tentation surgit alors d'in­fléchir la spiritualité pour obtenir un résultat concret.

Des réactions s'ensuivent. Certaines personna­lités sont brisées et on perd peut-être des sujets va­lables. Le jeune qui affirmait sa personnalité dès les maisons de formation devient un peu suspect, et, peut-être à cause même d'une maturité psycholo­gique avancée, il ne peut être accepté tel quel dans un certain contexte. Je n'affirme pas qu'il en a été ainsi mais on peut se poser la question.

Après le temps de la formation, il a pu y avoir aussi tels ou tels départs causés par une fidélité à un idéal qui mûrissait et ne trouvait pas à se satisfaire dans l'ambiance concrète de telle commu­nauté ou de tel collège. Je crois que le cas a été rare, mais pas inexistant, par exemple chez tel Frè­re auquel je pense et qui, voulant se consacrer aux défavorisés et aux délinquants, ne pouvait pas facilement se résigner à voir son collège opérer en sens contraire des choix, qui tendaient trop à le li­miter aux meilleurs élèves.

Par contre des personnalités caractériellement pauvres s'accommodaient vite du système, mais guis-aient dans l'introversion, l'inhibition, la timidité et l'indécision et les enquêtes révèlent dans telle Pro­vInce 90 % de complexes de timidité, les Provinces les moins atteintes en ayant quelque 25 %.

On comprend bien qu'il y ait eu des manières d'agir issues de la prudence. Le Frère venant d'un milieu pauvre de travailleurs manuels et qui, par son enseignement, est mis au contact de la classe aisée ou même élevée, ne sera pas nécessairement à l'aise avec certains parents qui lui demanderont une entrevue au sujet de leur fils, son élève. Dès lors on comprend la règle qui voulait que ce Frère fût accompagné du directeur dans un cas semblable. L'erreur c'est de perpétuer cet état de choses lorsqu'il ne se justifie plus.

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DEUXIÈME PARTIE

I — HUMILITÉ

a) – Nouveau contexte philosophique.

J'aborde maintenant les thèmes mêmes qui traditionnellement constituent notre esprit. Et d'a­bord l'humilité. Ce qui est important à cet égard, c'est d'abord de constater que le contexte philoso­phique est tout autre qu'au temps du Père Cham­pagnat.

Pour Sartre, être c'est être quelque chose de nauséeux et nous découvrons l'être à travers l'expé­rience de la nausée (*). Vous voyez la différence avec le triomphalisme à la Rousseau, la confiance ro­mantique dans la nature.

Jusqu'à quel point cette nouvelle vision de l'homme est-elle une formule philosophique ou littéraire ? Surgit-elle à travers une expérience, l'expé­rience quotidienne d'individus vivant des vies très diverses depuis l'esclavage de la prostitution jusqu'à la gloire de l'écrivain, depuis « les gens sans importance » victimes de toutes les manipulations, jusqu'à l'homme qui vit dans l'indépendance ? Oui, est-ce une expérience réelle qui cristallise en sen-mations déterminées et finalement en répudiation de l'homme puisque celui-ci devient chose absurde pour l'existentialisme ou machine à parler pour le structuralisme ?

 

(*) « Mardi 30 janvier.

Il n'y a pas grand-chose à dire : je n'ai pas pu ramasser le papier, c'est tout.

J'aime beaucoup ramasser les marrons, les vieilles loques, surtout les papiers. Il m'est agréable de les prendre, de fermer ma main sur eux ; pour un peu je les porterais à la bouche, comme font les enfants. Anny entrait dans les colères blanches quand je soulevais par un coin des papiers lourds et somptueux, mais probablement salis de… En été ou au début de t'automne, on trouve dans les jardins des bouts de journaux que le soleil a cuits, secs et cassants comme les feuilles mortes, si jaunes qu'on peut les croire passés à l'acide picrique. D'autres feuillets, l'hiver sont pilonnés, broyés, maculés. Ils retournent à la terre. D'autres tout neufs et même glacés, tout blancs, tout palpitants, sont posés comme des cygnes, mais déjà la terre les englue par en dessous. Il se tordent, ils s'arrachent à la boue, mais c'est pour aller s’aplatir un peu plus loin définitivement.

Tout cela est bon à prendre. Quelquefois je les palpe simplement en les regardant de tout près, d'autres fois je les déchire pour entendre leur long crépitement, ou bien, s'ils sont très humides, j'y mets le feu, ce qui ne va pas sans peine ; puis j'essuie mes paumes remplies de boue à un mur ou à un tronc d'arbre.

(Il raconte ensuite son intention de prendre tel bout de papier qui traîne, et qu'il ne réussit pas à saisir, échec qui entraîne pour lui une sorte de crise).

Je ne suis plus libre, je ne peux plus faire ce que je veux.

Les objets ne devrait pas toucher puisque cela ne vit pas. On s’en sert, on les remet en place, on vit au milieu d'eux : ils sont inutiles, rien de plus. Et mois ils me touchent, c'est insupportable. J'ai peur d'entrer en contact avec eux, tout comme s'ils étaient des bêtes vivantes.

Maintenant je vois ; je me rappelle mieux ce que j'ai senti, l'autre jour, au bord de la mer, quand je tenais ce galet. C'était une espèce d'écœurement douceâtre. Que c'était donc désagréable ! Et cela venait du galet dans mes mains. Oui c'est cela, c'est bien cela : une sorte de nausée dans les mains. (La Nausée : J. P. SARTRE. Editions Gallimard p. 23-24).

 

Il n'est pas très facile d'interpréter cette suc­cession de courants d'un siècle à l'autre, mais en tout cas notre époque a vu surgir un homme qui se révoltait parce qu'il se sentait «l'être pour le néant» et qu'on lui avait imposé une existence non désirée. Même la condition humaine, vue par Gabriel Marcel, heureusement sauvée par l'espérance chrétien­ne, est au départ pessimiste comme celle de Sartre.

Après tout, cela invite à relire l'épître aux Ephésiens et ce tableau très négatif de l'état des païens : « sans Messie, privés du droit de cité en Israël, étrangers aux alliances de la promesse, sans espérance et sans Dieu dans le monde» (Eph. 2, 12). Mais chez St Paul ce pessimisme s'ouvre sur la lu­mière : ces gens perdus sont appelés à devenir un peuple saint car « le document qui les accusait, Dieu l'a cloué à la croix » (Col. 2, 14).

Ces passages de Paul balisent la piste d'accès à l'homme ; ils s'attaquent aussi au mystère de la loi. Celle-ci est un témoignage de notre condamna­tion, nous disant ce qu'il faut faire sans nous en donner le pouvoir. Si j'agis contre la loi sans la con­naître, je ne suis pas condamné, mais si je connais la loi et ne l'observe pas, elle me condamne. Paul n'hésite donc pas à affirmer que la loi est source de perdition, mais que le Christ est source de salut.

Nous comprenons que face à cette approche de l'humilité qui découle de la vision paulinienne ou de la vision existentialiste ou de la vision structu­raliste, savoir ou ne pas savoir une langue étrangère parait un élément bien secondaire pour acqué­rir l'humilité.

b) – Définition.

L'humilité c'est la perception profonde de l'homme dans son être d'homme, qui ne peut être salut pour l'homme et a besoin d'être sauvé par Dieu. C'est la perception de la distance infinie entre la sainteté de Dieu et le néant humain. Toute expérience de Dieu laisse inévitablement, si elle est au­thentique, une profonde expérience d'humilité qui ne déprime pas mais vous met à votre place. Et celui qui n'est pas humble démontre par là-même qu'il n'a ni l'expérience de Dieu, ni d'ailleurs l'expérience de l'homme. Chez l'athée moderne on peut trouver une humilité, mais seulement avec un aspect négatif : le sens de la misère de l'homme. Chez le chrétien et aussi chez d'autres hommes religieux, cette perception de leur misère se tourne en confiance en Dieu.

c) – Humilité : aspect historique.

Quoi qu'il en soit, l'humilité doit s'intéresser non à un homme abstrait, mais à l'homme historique et à ses millions d'exemplaires à travers les siècles. Or, depuis la venue du Christ, homme pour Ies autres, y a-t-il un siècle qui puisse se présenter comme remarquable pour sa charge d'humanité ? Je ne parle pas de ses capacités créatrices, de ses inventions, de sa production littéraire, scientifique. Non, un siècle qui ait vraiment été celui d'une humanité plus humaine. Dans quel continent ? Aujourd'hui nous assistons à un éveil assez prodigieux de recherches pour une humanité libérée, égalitaire, pour une qualité de vie, mais qui oserait dire que le résultat a été obtenu et qu'enfin les hommes ont découvert le moyen de s'aimer ? A peine une volonté de faire le bonheur de l'homme apparaît-elle que prolifèrent autour d'elle les égoïsmes pour la sacca­ger. Et cela dans tous les camps : colonialiste ou co­lonisé, capitaliste ou communiste.

L'Eglise ne fait, hélas, pas exception. Je ne puis m'empêcher de vous citer ici ces pages écrasan­tes mais vraies que Bonhoeffer écrivait vers la fin de la guerre :

« Ce qui caractérise l'homme qui a pris véri­tablement conscience de sa faute, c'est qu'il cesse de calculer et de s'irriter, reconnaissant son propre péché d'Adam, sans qu'il s'agisse pour autant d'une déformation égocentrique de la réalité. Tenter de prouver l'absurdité d'un tel discernement en men­tionnant les innombrables individus qui chacun sont également conscients de leur faute envers la com­munauté n'a pas de sens. Car tous ces individus composent le moi collectif de l'Eglise. En eux et par eux, l'Eglise confesse et reconnaît sa faute ».

« L'Eglise confesse ne pas s'être acquittée avec suffisamment de clarté et de franchise de sa mission, qui consiste à annoncer le Dieu unique qui s'est révélé en Jésus-Christ. Pour tous les temps, et qui ne tolère pas d'autres dieux à ses côtés. Elle confesse sa lâcheté, ses déviations et ses dangereux compro­mis. Elle a souvent renié sa mission, qui est de veiller et de consoler, et a fréquemment refusé ainsi la miséricorde qu'elle devait aux exilés et aux méprisés. Elle était muette alors qu'elle aurait dû élever la voix parce que le sang des innocents criait au ciel. Elle n'a pas trouvé la bonne parole, dite de la bonne manière et au bon moment. Elle n'a pas résisté jusqu'au sang au reniement de la foi ; elle est responsable de l'impiété des masses ».

« L'Eglise confesse avoir pris en vain le nom de .Jésus-Christ pour avoir eu honte de lui devant le monde et pour n'avoir pas combattu avec assez de vigueur l'abus de ce nom à une fin injuste. Elle a toléré que violence et injustice fussent faites à l'ombre du Christ. Elle n'a pas protesté lorsqu'on insultait ouvertement le nom le plus sacré et. a ainsi favorisé le sacrilège. Elle reconnaît que Dieu ne laissera pas impuni celui qui, comme elle, a pris son nom en vain ».

« L'Eglise se reconnaît coupable de la perte du jour de repos : désertion du culte et mépris du repos dominical. Parce que sa prédication du Christ étaIt faible et son culte sans vigueur, elle est responsable de l'agitation et de l'inquiétude perpétuelles comme de l'exploitation du travailleur au-delà des jours ouvrables ».

« L'Eglise reconnaît avoir causé l'effondrement de l'autorité paternelle. Elle ne s'est pas opposée au mépris de la vieillesse et à l'adulation de la jeunesse, de crainte de perdre les jeunes et de compromettre ainsi l'avenir ; comme si son avenir résidait dans la jeunesse. Elle n'a pas osé annoncer la dignité divine des parents face à une jeunesse rebelle et a essayé, d'une manière bien terrestre "d'être jeune avec les jeunes". Par là elle est coupable de la dissolution d'innombrables foyers, de la trahison des pères par leurs enfants, de l'auto-idolâtrie de la jeunesse qu'elle a ainsi laissé abandonner le Christ».

« L'Eglise confesse avoir vu l'usage arbitraire de la force brutale, la souffrance morale et physique d'innombrables innocents, l'oppression, la haine et le meurtre sans élever la voix, sans trouver moyen de se hâter au secours des victimes. Elle s'est rendue coupable de la mort des frères les plus faibles et les plus désarmés du Christ ».

« L'Eglise confesse avoir manqué d'autorité au sujet de la dissolution de tout ordre concernant les rapports des sexes. Elle n'a pas su opposer une ré­sistance ferme et valable au mépris de la chasteté et à la proclamation de la licence sexuelle. Elle n'a pas dépassé le stade d'une indignation morale oc­casionnelle. Elle est ainsi coupable envers la pureté et la santé de la jeunesse. Elle n'a pas su annoncer avec suffisamment de poids la parenté de nos corps avec celui de Jésus-Christ ».

« L'Eglise confesse avoir assisté en silence au dépouillement et à l'exploitation des pauvres, à l'en­richissement et à la corruption des forts ».

« L'Eglise confesse être coupable envers les hommes innombrables dont on a brisé la vie en les calomniant, en les dénonçant et en les privant de leur honneur. Elle n'a pas convaincu le calomniateur de son injustice, et a ainsi abandonné la victi­me à son sort ».

« L'Eglise confesse avoir convoité la sécurité, la tranquillité, la paix, la possession et l'honneur aux­quels elle n'avait pas droit, et avoir ainsi non pas freiné, mais favorisé la concupiscence des hommes».

« L'Eglise se déclare coupable envers les dix commandements et confesse avoir ainsi renié le Christ. Elle n'a pas témoigné de la vérité de Dieu de telle manière que toute recherche de la vérité et toute science ne puissent reconnaître leur origine que dans cette vérité. Elle n'a pas annoncé la justice de Dieu de manière que toute vraie justice doive chercher en celle-ci sa source. Elle n'a pas su mon­trer la réalité de la sollicitude de Dieu de telle sorte que toute activité humaine voie en elle son origine. L'Église est coupable d'avoir fait disparaître, par son silence, toute action responsable, tout courage à faire et toute disposition à souffrir pour ce qu'on a re­connu juste. Elle est coupable d'avoir laissé les au­torités se détourner du Christ ».

« Est-ce trop dire ? Quelques justes se lèveraient-ils pour prouver que la faute n'incombe pas à l’Eglise mais aux autres ? Quelques hommes d'Eglise rejetteraient-ils ce que nous venons de déclarer comme une grossière insulte ? Auraient-ils la prétention de se croire appelés à juger le monde et à peser la faute, l'attribuant à celui-ci ou à celle-là ? L'Eglise n'est-elle pas entravée et liée de toute part ? Tout Ie pouvoir temporel ne se levait-il pas contre elle ? Pouvait-elle compromettre ses cultes et sa vie com­munautaire, ses derniers biens, en défiant les puissances anti-chrétiennes ? Ainsi parle l'incrédulité qui voit dans la confession des fautes non pas le retour à Ia figure de Jésus-Christ qui a porté le péché du monde, mais simplement une dangereuse dégradation morale. La libre confession des péchés n'est pas à bien plaire, mais elle marque l'irruption de la per­sonne de Jésus-Christ dans l'Eglise, qui s'y soumet, faute de quoi elle cesse d'être l'Eglise. Qui étouffe ou altère la confession des péchés, se rend irrémé­diablement coupable envers le Christ ».

« En confessant sa faute, l'Eglise ne dispense pas l'humanité de sa propre confession, mais l'en­gage à entrer dans la communauté de ceux qui con­fessent leur péché. L'humanité qui l'a trahi ne peut subsister devant le Christ qu'en étant jugée par lui. L'Eglise appelle à ce jugement tous ceux qu'elle atteint ». (D. BONHOEFFER, Ethique : Traduction française, p. 86).

Cette culpabilité de l'Eglise, chacun la re­trouve en soi, et les saints sont là pour nous l'ap­prendre. Hélas, notre ignorance de la vie des saints est devenue effrayante, et il faudra bientôt constater que nous avons mis l'accent sur la parole de Dieu sans vouloir connaître les plus beaux fruits de cette parole. Donc quand nous relirons la vie des saints, nous retrouverons par exemple ce cas du Curé d'Ars qui demande à Dieu de lui faire connaître son néant et qui doit ensuite le supplier de lui enlever cette connaissance qui l'écrase. Chacun de nous peut éprouver un sentiment un peu approchant quand il constate en lui-même le peu d'effet qu'a produit un contact pourtant quotidien avec la parole de Dieu et Dieu lui-même. Combien il reste de sensualité, d'amour-propre, d'appétit de possession, de men­songe, de dissimulation : tout ce sous-sol est terri­blement présent. Comme l'a si bien senti le grand Saint Paul, nous avons les arrhes de l'Esprit — et c'est loin d'être négligeable cet Esprit qui n'est jamais refusé à qui le demande — mais nous devons attendre en gémissant l'adoption et la délivrance de notre corps » (Rom. 8-23) car nous avons, par vagues, l'occasion de sentir l'animal qui sommeille eu nous.

Saint Jean nous rappellerait (1 Jean 1-8) que si quelqu'un dit qu'il n'a pas péché c'est un menteur. Et notre péché c'est d'abord le manque de cor­respondance à la grâce de Dieu. Les semailles sont très loin d'avoir donné ce qu'elles auraient dû. C'est pourquoi Saint Paul nous parle d'une réconciliation avec le cosmos, ce cosmos qui a été si maltraité par l'homme, si accaparé par l'égoïsme de l'homme que lui aussi il gémit et attend sa libération. (Rom 8, 19-22).

Cela oui, c'est un fondement sérieux de notre humilité. C'est important de bien le voir. En effet l'humilité avant le Christ ne s'est pas présentée à l'intelligence humaine comme une chose bonne. Aristote l'a classée dans les vices et non dans les vertus. De même que dans la ligne du risque il voyait l'extrême de la témérité et l'extrême de la lâcheté, la vertu qui se tient au milieu étant le courage, de même dans la ligne de l'estime de soi, il voyait l'extrême de la superbe et l'extrême de la pusillanimité (celle-ci étant plus ou moins l'humilité), la vertu du milieu étant la magnanimité.

L'humilité n'acquiert ses lettres de noblesse que dans le contexte chrétien, non par elle-même, mais par la charité qui va l'informer et lui donner une orientation théologique.

Nous avons vu que sa source humaine résidait dans la perception par l'homme de ses limites de créature face à la transcendance de Dieu. L'homme constate historiquement qu'il a la responsabilité du monde et la responsabilité de lui-même, mais que, hélas, son action est à une distance énorme de ce que Dieu attend de lui.

Dès lors, s'il ne trouve pas là de quoi être humble, c'est qu'il n'a nulle expérience de Dieu ou qu'il vit dans le mensonge. Comme dit Emma Godoy : « Caïn, ce n'est pas la chair, mais l'esprit qui a fait de toi un démon» (*).

d) – Humilité : dimension ecclésiale.

Dans l'Eglise, nous sommes passés assez brutalement d'une attitude triomphaliste à une attitude quasi-masochiste, ce qui est aussi un travers. Pour combattre cette tendance, il suffirait pourtant de se rappeler quelques vérités élémentaires.

Dieu s'incarne en Jésus-Christ pour assumer une humanité pécheresse. S'il revêt cette chair de péché, ce n'est pas parce qu'elle est juste mais pour qu'elle soit juste. Dans cette humanité il trouve, à l'état d'embryon, de la foi, de l'espérance et de l'amour. Il accueille cette humanité en lambeaux et veut en faire son Eglise ; c'est-à-dire que, sous le pouvoir sanctifiant de Dieu, cette Eglise devra se sanctifier et grandir pour acquérir la dimension de l'humanité dans l'eschatologie. 

(*) Emma Godoy : Caïn El Hombre

Il ne s'agit donc pas d'établir un lieu de justice parfaite où on entre quand on est juste, mais un lieu de salut où l'on sauve et où l'on est sauvé. c'est-à-dire un lieu où l'homme est à la fois objet de salut et agent de salut. Il ne s'agit pas d'un club pour élites morales. En acceptant les hommes au long des siècles de l'histoire, l'Eglise les accepte avec leurs grandeurs et aussi leurs péchés, et comme, le cours historique de l'Eglise, il y a ce que Paul appelle « les temps et les délais », il peut y avoir des périodes de mystérieuse accumulation de mal. Quoi qu'il en soit, la rivière est polluée, mais son eau fécondera quand même le sol et même le purifiera au fur et à mesure qu'elle sera purifiée par la sainteté de Jésus toujours présent par son Esprits.

L'Eglise est un lieu de pénitence et de réconciliation. Elle se soumet au jugement de Dieu pour être réconciliée par Dieu. Chaque chrétien se sent avec sa réalité de pécheur et se soumet au jugement de Dieu qu'il sait bon et sauveur.

Ce n'est que dans cette attitude qu'il est possible de reconstituer l'image du Christ sous le voile de l'Eglise. Et alors l'Eglise retrouve sa capacité d'être sacrement de Dieu et sacrement du Christ pour le monde.

Donc pour devenir humble, il n'y a pas besoin de recourir à de fausses motivations : « Je n'ai point de qualités, point d'intelligence, etc. … ». Allez dire à Beethoven qu'il ne connaît rien en musique ! cela n'a pas de sens. Prenons les bases solides de l'humilité : elles suffisent.

e) – Sens amoureux de l'humilité.

Il y a aussi un sens amoureux de l'humilité : celui qui part de l'humilité de Jésus dans l'Incarnation. St Paul nous dit d'avoir les mêmes sentiments qui étaient dans le Christ Jésus et qui l'ont fait s'anéantir :

lui de condition divine

n'a pas considéré comme une proie à saisir

d'être l’égal de Dieu,

mais il s'est dépouillé ». (Phil. 2, 6-8).

Dans l'épître aux Hébreux on a la même considération concernant le Christ « qui a dû apprendre à obéir… avec grands cris et larmes » (Héb. 5s8).

St Paul, comme St. Jean d'ailleurs, va donc chercher l'humilité directement à la source la plus jaillissante qui est la Passion. Il va au plus profond et non à l'épisodique. L'épisodique ce sont les diverses rencontres de la vie du Christ. Il y a dans la vie du Christ beaucoup d'épisodes qui auraient pu être différents, mais la partie substantielle est dans cet anéantissement que constitue une Incarnation acceptée avec toutes ses conséquences. St Paul part de la richesse initiale : le Christ est l'égal de Dieu ; mais il ne conserve pas cette richesse ; il fait un acte d'amour, il se dépouille, et il se revêt de tout ce qu'est l'homme excepté le péché.

Cette kénose a des effets merveilleux. La désincarnation au moment de la mort est suivie de la résurrection mais pour un but spécial : le Christ va monter à la droite de Dieu, afin d'intercéder pour ses frères. (Rom 8, 29).

Dieu en effet a livré son Fils qui a souffert, qui est mort, qui est ressuscité. Mais maintenant il est assis à la droite de Dieu et il intercède.

« Qui pourra juger les élus de Dieu ? ». La réponse n'est pas : Ils sont exempts de péché. Non, la réponse est : Il y a une puissance de Dieu qui est justificatrice et qui les sauve de leur péché.

Le Christ assis à la droite de Dieu est là pour exercer une action liturgique d'intercession qui d'ailleurs ne nous dispense pas de la nôtre, mais l'anime. Tant à la Cène qu'à la Croix, le Christ a dit au Père qu'il avait accompli son œuvre. Il l'a accomplie en effet pour ce qui le concernait lui, Jésus, fils de Marie. Mais il manque toute l'action du reste de l'humanité. Nous sommes le corps du Christ prolongeant dans le temps l'action du Christ.

Le Christ pour devenir salvifique a donc dû passer par la kénose de l'Incarnation. Et nous, acceptons-nous de payer le prix d'une incarnation raie, ou de ce que les Jésuites dans leur dernière congrégation Générale ont appelé inculturation (entrée dans une culture) ? (*). 

(*) Les évêques d'Asie ont parlé de 3 buts d'aujourd'hui pour les congrégations missionnaires : inculturation ou l'indigénisation,le dialogue avec les grandes religions, la solidarité ou identitification avec le peuple, en particulier avec les plus pauvres. 

Quelquefois, après des dizaines d'années en mission, tel Frère n'a pas encore fait un vrai effort d'incarnation, il vit encore presque totalement en esprit dans son pays d'origine. C'était là peut-être la forme la plus dure d'humilité qui lui était demandée, mais c'était aussi la plus importante. En comparaison de cela, qu'est-ce que l'acte d'humilité traditionnel de se mettre à genoux pour expier, pendant le temps d'une prière, quelques irrégularités de l'année ?

Il y a un article du Credo que l'on est porté parfois à vouloir éliminer parce qu'il paraît bizarre : Jésus est descendu aux enfers. Il indique la démarche ultime du Christ. Il ne s'agit pas d'atténuer le mot enfer en lui donnant le sens de limbes (*). 

(*) Dans sa Dogmatique de l'Histoire du Salut (N. 12 : le mystère pascal), Urs von Bathasar suggère ce que peut être ce mystère de ta descente de J. C. aux enfers.

Pour lui le mot est bien à prendre dans son sens le plus fort de lieu de la damnation. Et il n'a pas de peine à citer des saints qui ont éprouvé t'angoisse des tourments infernaux (V. 76 et 77) : expérience qui très souvent a constitué « une réponse à l'offre généreuse que des âmes ont faite d'être damnées à la place d'autres âmes ». (77).

Il va donc pouvoir affirmer que « l'objet proprement dit de la théologie du samedi-saint n'est pas t'état qui résulte d'un acte final de don de soi au Père, accompli par le Fils incarné … mais quelque chose de tout à fait unique qui s'exprime dans « l'expérience vécue» de toute impiété, c'est-à-dire de tout le péché du monde, en tant que souffrance et chute dans la « seconde mort» ou le « second chaos » en dehors du inonde ordonné au début par Dieu. (p. 49).

Son opinion est appuyée sur des auteurs comme Nicolas de Cuse qui dit catégoriquement : « Le Christ voulant éprouver la "pœna sensus comme les damnés dans l'enfer afin de glorifier son Père et de montrer qu'on devait obéir au Père jusqu'à l'extrême torture ».

Et il justifie ce point de vue (163). « Si te Christ n'a pas souffert seulement pour les élus, niais pour tous les hommes, il a de ce fait, assumé même leur non eschatologique à l'égard de l'événement du salut survenu en lui ». (165).

« Le Fils doit " inspecter ce qui, dans te domaine de création est imparfait, informe, chaotique" pour le faire passer dans son domaine, en tant qu'il est le Rédempteur ».

Et encore : En ressuscitant, le Christ laisse derrière lui l'Hadès, l'état dans lequel l'humanité n'a pas d'accès vers Dieu, en vertu de son expérience trinitaire la plus profonde, il I e l'enfer avec lui » : c'est là t'expression de son pouvoir de disposer, en qualité de juge, du salut éternel ou de la perte éternelle. (171). 

Non, Jésus descend chercher l'homme, le sauver et le racheter jusqu'en l'enfer des damnés où par essence l'homme ne peut être sauvé. Qu'est-ce à dire ? Cela veut dire que, dans sa dialectique rédemptrice, Jésus est capable d'aller jusqu'à l'enfer, comme Paul disant qu'il voudrait être damné (anathème) pour le salut de ses frères (Rom 9.3). C'est bien là l'extrême de l'incarnation et c'est pour nous l'indication de ce que nous devons faire pour nous incarner à notre tour. Quelle étrange lumière cela projette sur nos blocages à l'égard d'un supérieur ou d'un confrère ! Notre égoïsme nous empêche de descendre, de nous mettre dans la peau de l'autre pour le comprendre, l'aimer et vouloir vraiment le retrouver comme frère et ami.

f) – L'humilité dans les relations sociales.

Il y a cependant dans l'Evangile un autre conseil d'humilité beaucoup plus choquant et que personnellement j'ai mis longtemps à comprendre. C'est le conseil pour les places au banquet : Quand tu vas à un banquet, ne prends pas les premières places. Sinon s'il y a un invité plus digne que toi, tu devras, rouge de honte, reculer d'un ou plusieurs rangs. Prends la dernière place. De cette façon ton hôte te fera avancer à la place d'honneur » (Luc 14.10).

Et je me disais : Quel est ce conseil machiavélique du Christ ? Quel jeu nous conseille-t-il ? N'est-ce pas le comble de l'hypocrisie ? Dire du mal de moi pour que les autres en disent du bien ? Que Jésus critique certaine habitude de fanfaronnade, d'accord. Mais je n'arrive pas à voir où tend son conseil.

Je me doutais bien pourtant qu'il devait y avoir quelque sagesse cachée ; et j'ai peu à peu compris que Jésus faisait là, sous forme d'une parabole, une synthèse magistrale de quelques lois déconcertantes mais constantes de la psychosociologie. En effet l'humilité n'est pas seulement la conséquence d'une découverte personnelle de l'homme. Cet homme découvre aussi que son histoire est l'histoire collective des pécheurs.

D'une part il se découvre membre d'une Eglise à la fois sauvée, pécheresse, en pèlerinage, lieu de réconciliation et d'humilité. D'autre part il découvre l'amour incarné qui accepte la kénose et la dépossession pour sauver cette Eglise. Mais il découvre aussi que l'humilité est une loi et un fait de convivialité sociale d'une grande sagesse parce qu'elle est profondément appuyée sur les lois essentielles de cette convivialité. Et c'est cela, me semble-t-il, qui est le sens de cet enseignement du Christ. Voici donc les lois dont il s'agit.

1) La kénose dans les relations humaines.

Il y a un test que l'on peut faire faire à un ensemble de personnes. Elles devront bien regarder les autres membres de l'ensemble, et ensuite chacune aura deux minutes pour inscrire sur un papier, les noms de tous ceux qui, dans cet ensemble, lui sont antipathiques.

Certains remettront la feuille blanche. D'autres n'auront pas assez de temps pour inscrire tous les noms qu'ils voudraient inscrire. Ce qu'on peut dire c'est que l'auteur de la liste la plus longue est lui-même antipathique et rejeté par le groupe parce que, en sociologie, la relation est corrélation.

2) Deux réactions à l'entrée dans un groupe.

Dans un groupe social on peut s'introduire de deux façons : avec un schéma de prépondérance ou avec un schéma. de disponibilité.

Si je me présente avec un schéma de prépondérance, il va y avoir lutte, car mon éventuel triomphe éclipsera un autre ou l'éventuel triomphe de l'autre m'éclipsera. Donc toute personnalité qui, socialement parlant, ou bien se présente explicitement avec une volonté de prépondérance, ou bien est découverte comme telle par le groupe, rencontre deux possibilités : elle réussit et donc prend la première place, mais doit s'attendre à la vengeance et au vide ; ou bien elle échoue et demeure avec un complexe de frustration. Je n'ai pas besoin de faire applications, mais n'y a-t-il pas là l'explication de situations réelles chez nous comme ailleurs ? Ce qui est sûr en tout cas c'est qu'un schéma de prépondérance a toujours un retentissement social de nature affective ou opérationnelle.

Toute différente est l'entrée dans un groupe avec un schéma de fraternité ou de collaboration. Serai-je classé premier ou dernier, peu importe. Je donne avec amour et simplicité ce que j'ai ; je reçois en fraternité et communion ce que le groupe me donne. Celui qui entre avec cette attitude est valorisé par le groupe et en proportion de cette disponibilité à donner et à recevoir.

3) Le leader selon Jésus-Christ.

Mais allons encore plus profond. Qu'est-ce que c'est qu'un leader selon Jésus-Christ ?

Un leader est quelqu'un qui a une grande créativité pour créer l'avenir du groupe. En imposant sa personnalité il fait que son groupe accepte son projet et par là réalise des objectifs. Mais le leader tel que le conçoit la psychologie contemporaine, est-il le leader tel que le conçoit Jésus-Christ ?

Disons d'abord que le leader d'un groupe doit vraiment être du groupe. Ce groupe nous le supposerons vivant, déjà doué d'une âme collective avec de vraies relations de personne à personne. Le leader entre dans ce groupe, y trouve des idéaux, des critères, des sentiments, de la vie. Cette vie n'est pas encore clarifiée ; comme dans une lave, il y bout des désirs inexprimés, on y entrevoit obscurément des buts non encore réalisés. Le leader arrive à capter ce qui se trouve implicitement dans cette vie collective, dans cette âme collective, et il explicite et il exprime en clair ce qui était confus. Le groupe alors se sent correctement interprété.

Ayant exprimé le groupe, lui ayant révélé son identité, sans avoir pourtant inventé les objectifs, il livre au groupe sa propre personnalité, et même s'il a bien conscience d'une certaine supériorité par rapport aux autres éléments du groupe il se livre u groupe pour le servir, pour faire aboutir les désirs, les efforts de cette âme collective.

Le groupe à son tour se donne à celui qui s'est donné parce que le groupe a reconnu dans le leader quelqu'un qui ne cherchait pas son intérêt, mais l'intérêt des autres. Tel est le vrai leader qui surgit au-dedans, qui n'est pas envoyé de l'extérieur. C'est l'image du Bon Pasteur, si chère à l'Ancien et au Nouveau Testament. C'est Jésus lavant les pieds de ses apôtres et leur disant : « Celui qui voudra être premier, qu'il soit le dernier ». Telle est la dimension vraie de l'humilité. En grande partie elle a une Importance spéciale pour le Supérieur, mais aussi pour tout membre du groupe dont elle exige un service mutuel constant.

St Paul en plusieurs passages insiste sur l'humilité comme vertu essentielle à la convivialité des chrétiens. Mais, même en dehors de la perspective chrétienne, un homme simplement sincère comme Saint-Exupéry peut découvrir une conclusion voisine, qu'il fait exprimer par le renard au Petit Prince : « Les hommes n'ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n'existe point de marchands d'amis, les hommes n'ont plus d'amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi.

– Que faut-il faire, dit le Petit Prince.

– Il faut être très patient… Tu t'assoiras l'abord un peu loin de moi, comme ça, dans l'herbe. Je te regarderai du coin de l’œil et tu ne me diras rien. Le langage est une source de malentendus. Mais chaque jour, tu pourras t'asseoir un peu plus près… » (Le Petit Prince p. 69).

Un orgueilleux peut-il avoir des amis, de vrais amis ? Si vraiment il cherche à dominer, peut-il éviter que la revanche sociale authentique le relègue et qu'il demeure solitaire, sans compagnie, sans amitié ? L'orgueilleux peut effectivement dominer, mais il doit alors renoncer à la relation humaine, à l'amour, à la communion. Il s'est créé une personnalité, il s'est créé une manière de concevoir les relations humaines qui conditionne la réponse de ceux qui entrent en relation avec lui. L'attitude dominatrice engendre riposte et animosité. L'humilité au contraire est la clé de voûte de la construction communautaire.

II — LA SIMPLICITÉ

La simplicité, elle, est encore plus importante que l'humilité à la condition pèlerine du religieux. Seulement il faut bien la re-situer dans le contexte mariste actuel. Elle doit garder, bien sûr, cet air de famille qui en fait le charme, et il faut redécouvrir ses valeurs authentiques sans pour autant tomber dans certaines erreurs antérieures.

La simplicité a bien des affinités avec l'humilité mais elle en est cependant différente et d'ailleurs n'en a pas certains aspects, disons antipathiques. Elle n'a jamais été employée comme véhicule d'humiliation par exemple. Cependant il a pu y avoir le danger de l'assimiler à un certain simplisme, à une certaine ingénuité. Evidemment, être simple dans ce sens-là équivaudrait à manquer de capacité éducatrice et ferait craindre pour l'action que l'on attend d'un religieux.

a) Ce qu'elle est ontologiquement.

Qu'est-ce donc que la simplicité du point de vue ontologique ? C'est l'absence de complexité. Dieu n'est pas complexe et sa simplicité doit être l'idéal de la nôtre. Sa simplicité c'est la vérité. Il est vérité comme il est amour.

L'acte devant procéder de la nature, si un être est simple, sa manière d'agir doit être simple. Si un être a la raison, sa manière d'agir doit être conforme à la raison. Dieu est simple et sa simplicité est ce qui unifie en lui ce qui chez les autres serait antithèse. Il est pouvoir, il est amour, il est vérité, sans que ces attributs établissent ni complexité, ni multiplicité en lui. Nous au contraire nous sommes un composé d'éléments disparates. Ces éléments peuvent être harmonisés ou ne pas l'être. Ils peuvent aboutir à un ensemble affecté du signe de la cohérence ou au contraire, dérivant vers la désintégration, vers la schizophrénie. Notre état, complexe par nature, peut être sain ou malsain… Au départ la personnalité est normalement chaotique : elle se cherche. L'important c'est qu'à l'arrivée, l'homme ait conquis son unité.

Il existe fréquemment en nous des oppositions qui n'ont pas trouvé leur solution. L'opposition la plus fondamentale est celle que constate St Paul : « Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps qui appartient à la mort ? Je prends plaisir à la loi de Dieu en tant qu'homme intérieur, mais dans mes membres je découvre une autre loi. (Rom 7, 22-24).

b) Comment devenir simples.

Cette complexité est inhérente à notre être pécheur. Mais nous pouvons quand même conquérir la simplicité à travers un processus humain et spirituel. Un processus humain évidemment nous donnera une synthèse humaine : la synergie dont parle Jean Guiton, c'est-à-dire l'unification harmonieuse des pouvoirs opératifs de notre ego. Nous conjuguons nos énergies dans l'harmonie et non dans le chaos. L'homme qui y arrive, arrive aussi à une efficacité maxima réelle, et avec le minimum de perte d'énergie. En construisant la tâche qui lui est assignée, il construit son être avec toute sa dimension humaine.

Mais ce n'est pas là la dimension surnaturelle. Un homme peut avoir une remarquable synergie humaine, sans connaître la synergie de grâce de la vie surnaturelle. Au contraire l'idéal teilhardien, par exemple, est la synthèse de l'être total : corporel, affectif, mental, jusqu'à ce moi très intime qui se meut sous la conduite de l'Esprit.

c) A partir de notre complexité.

Nous partons donc d'une complexité pour essayer d'atteindre la plus grande simplicité possible. Il n'est pas question d'arriver à la simplicité de Dieu ; nous sommes des hommes. Mais il y a d'abord prendre conscience de notre propre réalité pour la faire bien nôtre.

Freud a dit : «Tout être immature est un pervers polymorphe». S'il parle de perversion, ce n'est pas qu'il s'intéresse à la morale : la morale pour lui est une aliénation et la religion une névrose sublimée. La perversion dont il parle est à prendre en sens étymologique. Il pense donc à un être «per-versus», c'est-à-dire dirigé de n'importe quel côté, pouvant fonctionner de n'importe quelle façon. Polymorphe insiste sur l'idée que cette orientation en sens divers peut revêtir des formes elles aussi diverses, y compris des formes absurdes, et chez des personnes bonnes et spirituelles, mais qui justement tomberont dans des aberrations parce qu'elles sont immatures.

Nous avons tous connu des religieux qui se mettent à vouloir obtenir telle chose par des moyens qui ne sont pas rationnels. L'enfant fait un caprice, crie pour arracher une faveur à la faiblesse de ses parents. Un religieux aussi peut se mettre à menacer de quitter l'Institut si l'on ne veut pas lui accorder des études ; ou il boude pendant trois semaines parce qu'on ne lui a pas accordé tel voyage dont il avait rêvé. La phase chaotique, on le sait bien, u'existe pas seulement dans l'enfance, mais enfin on pourrait logiquement compter que l'accession à l'âge adulte a permis de passer par un processus de maturation lent et serein qui a réussi à ordonner, à organiser sa vie intérieure.

La vie sociale aussi, car les deux ne se séparent pas. Celui qui est profondément égocentrique va être aussi profondément capricieux et, dans ses relations avec les autres, va chercher à les utiliser. Il faut donc qu'il se détache de son moi, s'intègre au groupe, comprenne les valeurs de la vie sociale pour acquérir peu à peu toutes les dimensions de la sociabilité. C'est là que la synergie prend toute son importance, car il va falloir endiguer les tendances instinctives qui viennent de notre moi émotionnel et psychophysiologique et les ouvrir à des idéaux supérieurs proposés par la raison. C'est cette ouverture qui permet d'atteindre à une vraie dimension adulte, dimension qui comporte d'ailleurs toutes les nuances d'intellect, de caractère, de volonté, d'aptitude à faire les choix, d'affectivité, etc. … Hélas, combien de fois tout cela est-il à l'état désintégré ! Il y a des lueurs mais pas de vraie cohérence. La volonté est impuissante face à une émotivité débordée, et, face aux situations difficiles, la personnalité ne présente pas une résistance organisée.

Je voudrais en concluant cette section de la simplicité, vous citer quelques phrases du très beau livre d'un Quaker américain, nommé Thomas R. Kelly : Trop souvent, dit-il, nous suivons une méthode très répandue en Amérique de trancher rapidement les conflits d'intérêts qui nous divisent : celle du vote à la majorité des voix. C'est comme si nous avions un président du comité des nombreux "moi" en nous, qui n'essaie même pas d'obtenir l'unité, mais à chaque décision se borne à dénombrer les voix, créant ainsi des minorités mécontentes. Chacun des "moi" continue de réclamer ».

Puis parlant de John Woolman qui avait su devenir simple : Tous ses "moi" se fondirent en un seul — le véritable — dont le but unique était de marcher humblement dans la Présence de Dieu, de faire sa volonté, d'obéir à sa direction. Il n'y eut pas une majorité de ses "moi" imposant bruyamment leur volonté à une minorité récalcitrante. Il semblait qu'il y eût en lui un président de séance qui, dans le solennel silence intérieur, pressentait la volonté générale de l'assemblée ».

«Vivons-nous dans l'inaltérable paix divine, dans une paix qui inonde le tréfonds de notre âme, d'où tout effort est banni, où Dieu est déjà vainqueur du monde, vainqueur de nos faiblesses ? Cette vie, cette paix constante, durable, qui ne fait jamais défaut, cette force sereine, cette tranquille conquête – conquête intérieure de nous-même, conquête extérieure du monde – tout cela devrait être notre portion. C'est une vie libérée de tout effort laborieux, de toute angoisse et de toute hâte, car quelque chose de la patience cosmique de Dieu passe en nous. Notre vie est-elle inébranlable, parce que nous avons creusé jusqu'au roc, pour la fonder et l'enraciner dans l'amour de Dieu ? — C'est ici le premier et le plus grand .commandement »….

« La religion n'est pas un devoir à surajouter à tous les autres pour nous compliquer encore la vie. Vivre avec Dieu, c'est le centre même de la vie, grâce auquel tout le reste est transformé et unifié. Cela permet de n'avoir qu'un but unique. Ce qui importe le plus, ce n'est pas de distribuer sans cesse des verres d'eau fraîche à un monde altéré. A force de peiner pour observer le deuxième des grands commandements : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », on risque d'arrêter en soi le développement d'un ardent amour de Dieu. On doit aimer Dieu en même temps que son prochain. C'est là ce qu'il eût fallu pratiquer, sans négliger les autres choses ».

« La vie qui a sa source dans le "Centre" est une vie de paix, de calme puissance. Elle est simple. Elle est sereine. Elle est merveilleuse. Elle est triomphale. Elle est rayonnante. Elle ne demande pas de temps, mais elle occupe tout le temps. Elle nous propose un nouveau programme, de nouvelles victoires. Nous n'avons pas besoin de nous affoler. Dieu est au gouvernail. Et lorsque notre brève journée touche à sa fin, nous pouvons nous coucher tranquilles, en paix, car tout est bien ». (Mon Expérience de Dieu p. 44 à 55 – Editions Feu Nouveau).

d) Le problème de la sincérité.

Facilement peut exister aussi une situation subjective-objective. Nous avons un certain champ de perception. La réalité que nous recevons, nous la recevons à travers un prisme qui lui donne un certain aspect mental et émotif. Jusqu'à quel point nos jugements de valeur, nos manières de percevoir, acceptent-ils de se mettre en harmonie avec la réalité ? Je pourrais citer bien des cas où, après une analyse incontestablement sincère de sa situation, quelqu'un agit tout autrement que ce que demandait l'objectivité. Nous sommes en effet portés à créer notre réalité et à agir en fonction de cette création et donc à organiser notre vie à faux. Et je parle seulement d'erreurs involontaires car il y a en outre le cas de celui qui se bâtit un schéma de justification face à une conduite qu'il sait très bien injustifiable.

Telle est la complexité de l'être humain. Nous sommes capables de nous tromper, y compris dans étude de notre vocation. Même en dehors du mensonge volontaire, il faut bien nous souvenir que chacun est mauvais juge en sa propre cause. Freud croit que l'enfant est déjà très conditionné, même dès le sein maternel, par nombre d'intentionnalités.

Bien entendu ces qualités non intégrées, ce manque de sincérité, sont des états provisoires, non des péchés. Il faut accepter d'être en route et non arrivés ; l'accepter avec simplicité car personne ne mûrit sans passer par un processus de maturation.

Quels sont la voie et le dynamisme de cette maturation ? On pourrait à cet égard faire trois suggestions :

1) – La maturation humaine est un processus qui s'oriente dans le sens d'une synthèse.

2) – On peut parler de croissance, car c'est un mot qui condense une puissante vérité. A mesure qu'un être croît, il s'enrichit, s'unifie. En Dieu l'unification n'est pas possible car il est déjà UN. En l'homme cette unification est un grand idéal. L'évolution de l'homme doit aller vers le simple, l'essentiel, le pacifié.

3) – Contrairement à l'humilité qui doit passer par la phase douloureuse de la kénose, la simplicité est une situation supérieure où l'on reçoit des dons qui sont dynamiques, transformants, fructifiants. Dieu est à l’œuvre en nous. Le point de départ est la parole de vérité qui nous est donnée. Cette parole de vérité qu'il faudra semer est en nous une parole qui purifie, libère, pacifie. L'homme qui se laisse travailler par Dieu trouve en Dieu l'image d'une simplicité telle que le mensonge lui devient écœurant.

Déjà nos anciennes Règles avaient compris le sens profond de la simplicité et nous avions sur ce point un chapitre vraiment doctrinal.

« La simplicité chrétienne consiste dans une parfaite droiture d'esprit et de cœur qui porte à agir uniquement pour plaire à Dieu ». (Art. 106).

« En élevant l'âme au-dessus des considérations humaines, elle devient une source constante de liberté pour l'esprit et la volonté ». (Art. 107).

« Celui qui en est animé accomplit son devoir sans se préoccuper de ce que l'on pensera ». (Art. 108).

« Il n'y a pas de simplicité véritable … sans abnégation de soi-même ». (109).

Le résultat, j'en trouve la description dans un livre de L. Boros qui dépeint l'homme vrai, et dont je vous cite quelques passages. L'homme véritablement loyal porte en lui le pouvoir de susciter en nous l'amour et l'amitié ; ce pouvoir est chez lui une seconde nature. Pourquoi ? Peut-être parce que ces êtres sont totalement réceptifs. Ils acceptent notre être sans calcul ; ils n'attendent rien de nous ; ils n'essaient d'obtenir rien de nous ; ils ne veulent attacher personne à eux-mêmes. De tels êtres, qui pourtant d'ordinaire sont très paisibles, voire silencieux, éprouvent un bonheur intime à se retirer volontiers à l'écart pour réfléchir des heures durant. Un clair sentiment de joie règne sur eux, lié à une a grandeur » intérieure… Ils ne gardent pas rancune des offenses qu'on leur a faites ; mieux encore, ils u'ont même plus besoin d'excuser ces offenses… Il y a en eux une tranquille « innocence ». A priori, ils refusent de tenir une injure pour telle ; ils ne la perçoivent même pas comme une injure. En eux, y a place pour le Toi humain, une place où autrui peut trouver accès à une existence libre. Il est fréquent que telles existences, d'une rectitude absolue, ne laissent aucune « trace » visible dans le monde. Il n'est pas rare qu'elles disparaissent du monde en même temps que leur rayonnement, comme si elles n'avaient jamais existé. Très simplement, très tranquillement, elles entrent dans un monde plus grand. Mais elles continuent d'agir comme une force spirituelle dans la conscience de ceux qu'elles ont rencontrés dans leur vie.

Par leur sincérité, ils nous indiquent la direction à suivre, par le fait même qu'ils ne nous condamnent pas. Ils distinguent, à vrai dire, très nettement ce qui est juste de ce qui ne l'est pas ; quand ils ne peuvent approuver, ils réservent leur accord, mais ils ne jugent pas. C'est en cela précisément que s'accomplit une authentique justice, et cela n'arrive que très rarement ou pas du tout, dans les tribunaux de notre monde. Ils nous guident par le fait que très discrètement, ils « sont fidèles » à ce qu'ils ont compris, à la vérité, mais ils ne nous l'imposent pas. Ils vivent souvent dans une sainte insouciance. Il est fréquent qu'ils n'aient même aucun attrait « intérieur » pour l'argent ; parfois ils se défont de tout et n'ont même plus de quoi vivre. Leur existence est vraiment « sans souci ». Ils mettent en pratique l'exhortation du Christ, tout en ne sachant pas grand-chose de lui, souvent : « Ne vous souciez pas du lendemain ».

Il n'est pas donné à tout homme de vivre ainsi. Mais il faut qu'il y ait de tels êtres parmi nous pour que la vie demeure. Leur regard rayonne. Il pénètre dans les yeux des autres, mais avec une bienveillance et bonté, et c'est justement cela qui nous ébranle, éveille notre conscience et notre inquiétude intérieure.

Ils sont vrais en ce sens que, parfois au moins, ils perçoivent au-dedans d'eux-mêmes une impulsion spirituelle qui les « force » à proclamer la vérité, à aborder un autre pour lui dire : « Tu joues un rôle devant le monde et devant toi-même ; cesse cette comédie ». Cette impulsion les saisit soudain comme une illumination : « Il faut que je dise la vérité à cet homme, autrement nul ne la lui dira ». Une crainte se fait jour aussi bien chez celui qui a parlé que chez celui qui a été interpellé : un tremblement devant la réalité sainte. Il y a là un messager de l'être ; il sauve, mais moyennant une conversion. Mais à cette crainte est liée une joie et même une jubilation : l'être rayonne dans sa pure clarté. Quelqu'un a pris sur lui de dire la vérité ; quelque chose de solide et d'inébranlable est apparu, quelque chose qui brille et brûle tout en étant amour et désintéressement ». (L. Boros : « Quel monde ? Quel homme ? Quel Dieu ? »).

On a vraiment l'impression ici d'avoir affaire à cet oeil simple dont parle l'Evangile (Luc 11, 34), et lui met tout le corps dans la lumière.

Mais qu'on ne se fasse pas illusion. La simplicité n'est pas quelque chose qui vous arrive d'un coup, comme un précipité chimique, après trois quarts d'heure d'expérience. Non, elle arrive au ter-tuc d'une évolution spirituelle constante. Elle comporte toute une richesse acquise dans la durée d'un processus graduel.

e) – Conséquences.

1) – Acceptation de soi.

Une première conséquence est l'acceptation de soi. Une vraie formation à la simplicité a dû faire de moi un homme ouvert, qui a dépassé ses complexes et ses inhibitions, qui s'est accepté d'une acceptation dynamique. Il ne s'agit pas en effet de s'accepter dans la facilité d'un égoïsme qui nuit aux autres, mais en travaillant à se dépasser.

L'homme qui s'accepte tel qu'il est et qui arrive peu à peu à éliminer le mythe de son moi et de son « personnage » peut accepter qu'on lui dise une vérité et il peut dire aux autres leur vérité. Il n'a pas un moi pour sa communauté et un autre pour l'exportation. Il y a hélas de belles choses qu’on peut dire dans une prière spontanée et de moins belles qu'on vit clans le reste des heures du jour.

Le principe de l'homme simple est le suivant : pourquoi ne pas vouloir accepter ce que Dieu accepte ? Pourquoi juger ce que Dieu ne juge pas ? Pourquoi rejeter celui pour qui le Christ intercède ?

2) – Oraison profonde.

La simplicité doit aussi conduire ma prière jusqu'à l'intime de mon être. C'est l'idéal de St Jean de la Croix. Le chemin qu'il propose est un processus ascendant jusqu'à la prière totalement dépouillée. Cette purification commence par l'élimination de tout le sensible externe, de tout l'imaginatif interne. Puis il faut arracher les autres éléments internes : l'émotivité qui sera réduite par la sécheresse ; les consolations et les lumières qui passeront par le dégoût et l'obscurité. Et peu à peu arrivera le moment où la pure substance de l'âme sera au contact de la pure substance de Dieu : ni parole, ni mémoire, ni imagination, rien dans l'affection, ni dans les idées, ni dans les facultés, seulement ce qu'il appelle l'union transformante et le mariage spirituel.

Ce sont là bien sûr, des zones d'accès bien difficiles, mais où l'Evangile peut s'appliquer avec une incroyable fécondité.

3) – Disponibilité à la prière participée.

J'ai souvent parlé de la prière participée. Elle ne s'introduit pas vite dans nos communautés, et je comprends les mobiles très divers qui empêchent certains de vouloir y entrer. Pour beaucoup c'est une question de caractère, de timidité mais aussi parfois de préjugés. Pour certains, il y a autre chose : une sorte de refus d'entrer avec Dieu au niveau de l'amitié. On s'arrête au niveau serviteur, et dès lors on n'a pas l'élan voulu que donnerait la transparence d'âme des amis de Dieu dans la prière participée. La prière participée n'est pas en effet une chose compliquée, mais si elle n'est pas faite entre des gens qui sont amis de Dieu ou vraiment veulent de tout cœur le devenir, elle devient pénible. La prière participée est une chose profondément évangélique, mais elle ne peut acquérir toute sa vitalité qu'avec des gens qui se sont mis en marche et qui rencontrent d'autres marcheurs. Mais alors c'est très réconfortant de 'découvrir qu'un autre s'est laissé enrichir et simplifier à la fois par la grâce de Dieu, qu'il est en train de franchir une étape que l'on a déjà connue ou que l'on va connaître, que de toute façon, cette route va vers l'essentiel, etc. …

4) – Adaptation et souplesse.

Vient ensuite l'adaptation et la souplesse pour se communiquer des idées et des valeurs découvertes à partir des besoins de chacun. Peu à peu le cheminement amène les participants à abandonner leurs procédés de camouflage, et à faire une lecture de plus en plus simple de la réalité.

Nous sommes en effet trop souvent de ces gens superficiels dont parle Saint-Exupéry dans le Petit Prince : «Si vous dites aux grandes personnes : « J'ai vu une belle maison en briques roses, avec des géraniums aux fenêtres et des colombes sur le toit », elles ne parviennent pas à imaginer cette maison. Il faut leur dire : « J'ai vu une maison de cent mille francs ». Alors elles s'écrient : « Comme c'est joli ! ». (p. 20). Vraiment la réalité nous arrive interprétée à travers une échelle de valeurs que nous nous sommes faite au long des années. Chez l'enfant la valeur est encore radicalement pure et n'a pas été chargée de toutes les expériences d'une vie, des habitudes, des structures. Il ne distingue pas beaucoup entre le rêve et la réalité. L'adulte, lui, doit faire cette distinction, mais il doit aussi découvrir un peu l'intuition de l'enfant et la renforcer par la découverte de valeurs vraies, et l'élimination de toutes les falsifications que l'égoïsme a ajoutées.

5) – Prise de conscience des valeurs.

Il doit découvrir par exemple le réel de sa congrégation, de lui-même, de sa vie, de ses confrères ; découvrir aussi les choses qui rebutent un peu la nature comme une retraite, un second noviciat, etc. … Nous avons assez été livrés, dans les années qui ont suivi le Concile, à de beaux parleurs adolescents et qui ont remis en question toutes les valeurs, par amusement, comme des enfants qui ont du plaisir à démolir, mais pas le courage de reconstruire. Il faut commencer à entrer dans l'âge adulte en prenant conscience des réalités solides. Si l'on propose un Second Noviciat, par exemple, à des Frères de 30-40 ans, c'est qu'après les enthousiasmes du début, on peut se sentir fatigué, avoir peu de réflexe devant les remises en question, être porté à se délester dangereusement de charges très utiles. Alors ou on épouse vraiment sa congrégation dans toute sa réalité ou on envoie tout promener parce que l'on vit depuis plusieurs années de façon superficielle et qu'on ne voit plus où est l'essentiel. Si on l'épouse, on en accepte les valeurs, non plus en idéaliste, mais en réaliste, sachant que ces valeurs sont vécues dans la pâte humaine, c'est-à-dire mêlées d'impuretés, d'ivraie.

6) – Facilité des relations.

Cette prise de conscience doit rendre plus aimable et plus abordable. Quand un homme se laisse vraiment convaincre par la parole de Dieu, il ne tarde pas à connaître un état d'humilité, de simplicité et de paix.

St Thomas a dit : « La sagesse, à mesure qu'elle s'élève, se simplifie ». Cette phrase, géniale même pour l'expérience purement humaine, l'est encore plus dans l'expérience de la vie spirituelle. La vie spirituelle en sa totalité est, comme la prière, un langage qui s'exprime avec d'autant plus de pureté qu'elle est plus profonde, plus fidèle, plus fervente, plus transparente, plus filiale. Les discordances finissent par trouver leur résolution dans une dominante qui les transforme et les absorbe : l'amour.

Je conclus cette partie en rappelant Jean XXIII, comme je l'avais fait déjà dans ma circulaire sur « les appels de l'Eglise et du Fondateur ». Je citais un de ses biographes, Jesùs Descalzo : « Est-il nécessaire de rappeler le Pape Jean ? La mort a été pour lui comme un voyage de plus : d'Istanbul à Paris, de Paris à Venise, de Venise à Rome, de Rome à la maison du Père. Un voyage de plus. Devant son tombeau, je n'ai jamais réussi à imaginer qu'il était mort. Je crois entendre encore ses paroles ; je le vois dans la basilique Saint Pierre lorsque tous les évêques attendaient son discours et qu'il cherchait, Dieu sait dans quelles poches cachées, ses introuvables lunettes, tandis que les nerfs des monseigneurs qui l'entouraient étaient sur le point d'exploser. Ou encore je le contemple à la fenêtre de sa chambre, la nuit même de l'ouverture du Concile, parlant de la lune et des enfants. Mais jamais mort. Pour Jean, la mort était une anecdote en plus, un ruisseau qu'on devait traverser sans autre effort que celui de ramasser un peu sa soutane. C'est pour cela qu'il n'est pas nécessaire de rappeler son souvenir. Il suffit de dire son nom, et il est déjà dans le cœur de tous. Jamais, jamais il n'y a eu dans l'Histoire un homme plus universellement aimé. Mais aimé non pas d'un amour théorique et lointain ; aimé familièrement, filialement ».

III — MODESTIE

Le troisième élément de notre esprit est la modestie. Disons tout de suite que cette vertu n'a pas l'importance de ses deux sœurs, et que d'ailleurs on n'a pas de preuve que le Père Champagnat l'ait nommée comme faisant partie de la trilogie à laquelle nous sommes habitués. Evidemment il a employé le mot une fois ou l'autre, à vrai dire d'ailleurs, dans un sens qu'il serait intéressant de bien étudier. Ce mot, par exemple, était employé pour les élèves avec le sens de discipline, de bonne conduite. Mais enfin, dès 1852, les Règles, qui n'ont pas encore le chapitre de la simplicité, ont celui de la modestie qui donne des indications de maintien extrêmement précises : la tête, les yeux, le visage, la posture debout, assis, la marche, l'habit, le ton de voix, etc. … Cette limitation des frontières de la modestie est une invitation de plus à ne pas donner à la modestie l'importance des deux vertus précédentes. La simplicité repose sur un sol théologique et psychologique très ferme. L'humilité a des fondements et théologiques et sociologiques et anthropologiques. Ces deux vertus sont vraiment à la base de la spiritualité d'un Charles de Foucauld, d'un François d'Assise, d'un St Jean de la Croix, des deux Saintes Thérèse. On ne construirait pas une spiritualité sur la seule modestie.

a) Ce qu'elle est.

Disons que la modestie est la face extérieure de l'humilité, sa conséquence logique. Elle consiste simplement à accepter dans la conduite personnelle et institutionnelle ce que l'humilité à senti devoir être devoir croître face à l'Eglise et face à la société.

La modestie c'est aussi le sentiment de la mesure (modus) et de la proportion. Dans ce sens son rôle serait celui du violon fondu dans la symphonie et non celui du violon soliste du concert ?

b) Elle a un niveau personnel et institutionnel.

Elle a en effet pour but de chercher mesure et proportion et dans la vocation des individus et dans celle des familles religieuses. Quand on lit le Testament spirituel du Père Champagnat on voit bien que les conseils de modestie ne sont pas seulement à usage personnel, mais aussi à l'usage de l'institution. Et l'épisode de l'ecclésiastique dans la voiture, qui demande qui sont ces jeunes gens si modestes », n'est pas un épisode si banal, car certaines formations de novices au cours des siècles ont vraiment été faites sur le mode triomphaliste : l'Eglise avait été proprement sauvée par tel Ordre, à l'ombre duquel elle avait retrouvé vigueur ! Au contraire, la formation que donne le Père Champagnat est, par maints aspects, déjà au niveau de Vatican II : être modeste par rapport à l'Institut, pratiquer la pastorale d'ensemble, avoir de bonnes relations avec la paroisse, etc. … Sur plus d'un point nous ne l'avons encore ni bien compris, ni bien suivi.

c) Son utilité.

1) Pastorale générale.

Cela est très sérieux, car nous avons à vivre des relations qui soient constructrices d'Eglise. Or en plus d'un endroit, l'Eglise diocésaine ne nous sent pas assez insérés et la contestation de l'école catholique vient de ce que nos collèges forment leurs élèves sans se soucier assez de la pastorale d'ensemble. Il n'y a pas encore beaucoup d'endroits où, comme en Nouvelle-Calédonie, deux Frères font, avec l'évêque et deux prêtres, communauté de prière, de repas, de partage d'Evangile, etc. … étant chargés au niveau de l'île, l'un de l'enseignement catholique et l'autre de la catéchèse. Il n'est ni nécessaire, ni possible qu'il en soit habituellement ainsi, mais il faut lutter contre une certaine conception que j'appellerais radiale de la pastorale. Chaque rayon de la roue est bien relié au moyeu, mais ignore les autres rayons. Non, la pastorale doit être conçue comme un tissu où les relations sont multipliées non seulement avec le centre, mais avec tous les autres rayons.

Je pense à un évêque qui vraiment a compris le résultat très positif que peut donner une crise aussi négative que celle du sacerdoce, et qui la voit comme un signe providentiel : tout le peuple chrétien doit prendre ses responsabilités, et de plus en plus, dans l'action pastorale, car jusqu'à présent il a été souvent aliéné de ses responsabilités, et il s'aliénait lui-même plus ou moins consciemment.

Je me souviens d'avoir essayé de transmettre aux Frères la vision de cet évêque sur la notion d'Eglise responsable et d'Eglise communion. Et puis pour ne pas rester dans l'abstraction, voici que j'ajoutais : « Si demain les Frères disparaissent de ce pays, ce sera une grande perte, mais l'Eglise fonctionnera sans nous, et j'ose même dire que pour l'Eglise notre disparition ne sera pas sentie ». Inutile de vous dire qu'un froid est passé sur l'assemblée et on semblait me dire : « Qu'est-ce que vous avez derrière la tête ? ».

Et j'ai dit ce que j'avais derrière la tête, et je pourrais le dire en plusieurs autres pays : « Vous êtes dans des collèges pour évangéliser et former des chrétiens. Mais ces chrétiens ne savent pas qu'il existe une Eglise locale. Ils ne reçoivent pas une formation d'Eglise. Ils n'ont aucune idée de ce que c'est que d'être un chrétien engagé. Quand ils quittent le collège, s'ils n'abandonnent pas le Christ, ils continuent d'être des chrétiens qui vivent une foi personnelle, sans jamais arriver à s'intégrer à aucun organisme d'Eglise et qui soit constructeur d'Eglise ».

Nous formons des chrétiens, mais non des catholiques insérés dans leur Eglise, et évidemment cela est dû à une certaine situation de ghetto dont nous ne sommes pas seuls responsables ; mais ne perdons pas tout notre temps à nous justifier. Sortons du ghetto, cela vaudra mieux.

A cet égard, un vrai style de modestie peut créer les conditions introduisant à des relations qui construisent l'Eglise, spécialement au niveau relatif au clergé, à la paroisse, au diocèse, car les ghettos aussi bien de gauche que de droite deviennent aujourd'hui la plaie de l'Eglise, souvent à cause d'une suffisance qui ne s'avoue pas.

2) Dans le cas de l'exemption.

Un vrai style de modestie conduirait aussi à accepter des postes marginaux qui permettent une constante redistribution des forces de l'Eglise, et cela donnerait son vrai sens à l'exemption.

Les religieux, en effet, jouissent de l'exemption, mais si cette exemption leur permet de n'être pas directement sous la juridiction des évêques ce n'est pas pour compliquer la vie aux évêques. C'est pour arracher les religieux à la tentation de l'immédiatisme diocésain en les spécialisant dans une mission, qui a une certaine autonomie de mouvement pour ce but particulier. Et il est vrai que le jour où les congrégations religieuses disparaîtraient, disparaîtraient aussi quantité de missions spécialisées.

L'exemption religieuse est donc une fenêtre qui ouvre, ou devrait ouvrir, l'Eglise diocésaine dans son service à l'égard de l'Eglise universelle. Le service des congrégations religieuses devrait pouvoir, de par sa visée universelle, être prophétique et amener par exemple une Eglise diocésaine riche de vocations à se poser le problème d'une aide à un diocèse qui en a trop peu : but réalisé par exemple par les prêtres « Fidei Donum ».

Un certain mouvement de redistribution pourrait alors se faire selon les nécessités de l'Eglise et les effectifs pastoraux réels. Il faudrait souvent revenir à la belle décision de l'Eglise d'Antioche provoquée par une intervention de l'Esprit-Saint : «Réservez-moi Barnabé et Saul pour l’œuvre à laquelle je les ai appelés » (Act. 13, 2). L'Esprit-Saint choisit des gens sérieux, pas des chercheurs d'évasion !

Oui, le vrai sens de l'exemption des religieux c'est d'être exemplaire de la plus grande disponibilité. Nous faussons tout en en faisant un refus de collaboration avec l'Eglise locale. Cela n'a aucun sens, et ce n'est pas la modestie que nous a enseignée le Père Champagnat. Celle-ci devrait nous enseigner à occuper des postes conformes à nos possibilités, autant que possible des postes auprès des plus nécessiteux (Constitutions 23, 8-9), et des postes d'où nous nous laisserions facilement déloger pour aller vers d'autres nécessiteux que personne n'évangélise.

3) Nuancée de réalisme.

Il est vrai qu'à être tellement agneaux au milieu des loups on peut se faire dévorer ; et il ne manquera pas de gens pour abuser de religieux aussi disponibles. Mais là encore nous pouvons très utilement nous souvenir de l'exemple du Père Champagnat. Lui qui veut vraiment aller aux pauvres, il ne tergiverse pas quand les fondateurs d'écoles cherchent des raisons pour ne pas faire leur devoir. Il ferme l'école de Marlhes (dont le curé est pourtant le même M. Allirot qui avait envoyé chez les Champagnat le prêtre-recruteur de 1804) parce que cette école est malsaine pour la santé des Frères. Il écrit une lettre très forte à M. Pleyné, maire de Bourg-Argental, qui voudrait grignoter sur le salaire des Frères : La somme de douze cents francs est déjà bien modique pour faire face aux frais que demande l'entretien de trois Frères dans une commune. La réduire encore, c'est, ce me semble, leur arracher, je ne dis pas le triste salaire du plus ingrat et du plus pénible emploi d'un citoyen, mais même leur pauvre et dégoûtante nourriture, etc. … (Lettres I. 100).

Le Père Champagnat sait donc à la fois être modeste, avoir le sens de la pastorale d'ensemble, et aussi être réaliste et ferme sur les décisions prises.

C'est d'ailleurs non seulement les Frères Maristes, mais l'Eglise tout entière et son clergé qui doivent être modestes. Car tous les membres de la communauté paroissiale doivent trouver et jouer leur rôle, chacun selon son charisme et ses possibilités… Actuellement il y a encore trop souvent une minorité qui produit des biens spirituels de consommation : parole et sacrements ; et les autres sont des consommateurs. Eh bien, non ; tous doivent être consommateurs et producteurs. Prêtres, religieux, laïcs, gens mariés, vieux, jeunes doivent se sentir intégrés dans une communauté. Que les projets soient lancés au niveau de l'évêché, c'est bien d'accord, mais que l'adoption de ces projets et leur mise en œuvre n'interviennent qu'avec l'aide de toute la communauté responsable !

Mais tout cela risque de mal fonctionner si on n'y entre avec esprit de modestie, esprit d'Eglise, et si, au contraire, chaque groupe, chaque congrégation ne pense qu'à tirer l'eau à son moulin. Ce qu'il faut c'est de maintenir sans cesse en éveil et le réalisme et la volonté d'accommodement.

 

CONCLUSION

 1) – D'après ce qui précède, nous pouvons constater avec joie que la redécouverte de notre esprit mariste n'est pas décevante. J'ai pourtant soumis cet esprit à un examen sévère et certains auront peut-être été choqués de voir séparer un peu durement aspect psychologique et aspect spirituel, aspect psychologique et aspect structurel, souligner des erreurs commises, relativiser des éléments de dévotion et de « culture ».

Mais toute cette critique laisse debout et bien debout un vrai contenu de l'esprit mariste. L'analyse de sa valeur évangélique aboutit à nous rassurer profondément : oui le fond est bien incontestablement solide.

Personnellement je me sens heureux d'appartenir à une congrégation dont le style de vie repose sur trois valeurs si estimables : l'une, l'humilité, toute évangélique ; une autre, la simplicité, d'une grande richesse théologique ; et la troisième tellement nécessaire, tellement fonctionnelle pour notre vie en Eglise.

2) – Maintenant nous pouvons, si nous le désirons, les ressourcer à Nazareth, spécialement ceux qui sont portés à une étude profonde de l'Ecriture et de la théologie spirituelle. C'est en tout cas ce que suggèrent nos Constitutions. Bethléem et Nazareth évoquent ces lieux d'humilité où l'on peut choisir comme Sainte Thérèse de Lisieux, d'être oublié plutôt que méprisé ». Il lui semblait, à elle, disparaître encore plus en étant oubliée qu'en étant méprisée. C'est l'un et l'autre que nous propose l'article 5 en nous présentant Marie comme modèle. Notre idéal sera donc d'être « inconnu et caché dans le monde comme Marie, modeste villageoise parmi les petites gens de Nazareth, ou totalement ignorée dans la foule de Bethléem ».

Telle est d'ailleurs la doctrine bien connue des auteurs spirituels de l'Ecole française du 17ième siècle qui ont beaucoup influencé l'enseignement des séminaires, tel qu'il était donné au temps du Père Champagnat. Ils parlent des états de Jésus, et suggèrent que chacun suive son appel en revivant tel état de la vie cachée ou de la vie publique du Christ. Petits Frères de Marie, nous sommes invités à revivre avec elle, ceux des états de Jésus où elle est le plus présente dans l'Evangile c'est-à-dire ceux de la vie cachée : Jésus ignoré plutôt que Jésus haï. En tout cas, le tableau de Nazareth ce sont 3 pauvres et qui s'aiment : ce visage d'une primitive Eglise avant la primitive Eglise est un magnifique idéal.

3) – Notre esprit d'humilité, disons nazaréenne, a, en effet, une grande importance pour notre mission envers les pauvres. Comme m'écrivait un Frère : L'orientation que les Frères Maristes sont invités à prendre vers les campagnes et vers les pauvres, ce n'est pas le Frère qui travaille avec les pauvres qui la prendra, mais le Frère qui est lui-même pauvre ».

Quand on va dans les missions on se rend compte en effet que l'incarnation et la vraie efficacité missionnaire ne sont réelles que chez ceux qui s'oublient eux-mêmes, qui oublient leur culture et qui se mettent au niveau des gens qu'ils veulent évangéliser pour partager leurs conditions de vie et les comprendre du dedans.

Dans Ecclesiam Suam, Paul VI a dit une parole qu'il faut vivre : « On ne sauve pas le monde du dehors. Il faut, comme le Verbe de Dieu qui s'est fait homme, s'identifier en quelque sorte, au genre de vie de ceux à qui on veut porter le message du Christ, partager leur manière de vivre habituelle, pourvu qu'elle soit humaine et honnête, sans interposer la barrière des privilèges ou d'un langage incompréhensible, spécialement chez les plus humbles : c'est la condition pour être entendus et compris. (E. S. 90) ».

Une telle incarnation ne se fait pas sans kénose, sans dépouillement, sans humiliation. Il faut descendre du cheval et essayer d'être pauvre avec les pauvres comme font les Petits Frères de Jésus. Bien entendu, il faut tenir compte du travail réel de chacun, de ses conditions de santé, etc. … mais il serait bon pour un missionnaire mariste de se pénétrer un peu de la mystique du Père de Foucauld, quitte à voir en communauté comment l'adapter.

4) – Je conclus sur l'image de Marie, femme humble, dialoguant avec l'ange et présentant vraiment, dans ce dialogue ou elle reçoit une élection et une exaltation exceptionnelles, une étonnante humilité, mais une humilité marquée de vraie simplicité. Le message ne lui paraît pas exorbitant. Puisque « tout est possible à Dieu », j'accueille sa volonté en servante. La modestie se verra surtout après, plus tard, quand Marie trouvera sa place dans l'Eglise primitive, une place très discrète et très fraternelle vers laquelle elle avait été conduite par les épisodes connus : perte de Jésus au Temple et Cana surtout. Ecartée en quelque sorte comme mère charnelle, dans les deux épisodes où Jésus invite tout son auditoire à devenir pour lui « frère, sœur et mère », elle reparaît au Calvaire pour accueillir dans la personne de St Jean le nouveau Jésus, c'est-à-dire inaugurer l'Eglise qui va succéder à la synagogue. Toutefois ce rôle est évoqué si discrètement qu'il faudra des siècles pour bien l'établir, au moins officiellement, car à vrai dire, les humbles, dès le 3ième ou 4ième siècle l'invoquent déjà – c'est le cas du Sub Tuum – dans « tous leurs dangers ». (Cf. Bulletin de l'Institut N. 213, p. 17).

Mais je ne veux pas m'étendre davantage ici sur notre relation à Marie, car je compte lui consacrer toute la prochaine circulaire juste avant le Chapitre Général.

Qu'il me soit permis de conclure en souhaitant que nous découvrions et redécouvrions de jour en jour un peu mieux quel esprit doit nous animer. Comme l'écrit le Père Dumortier, Supérieur Général des Pères Maristes : « Inconnus et cachés » suggère une attitude qui nous permet de nous présenter à l'homme d'aujourd'hui avec une intention Franche de l'évangéliser, de l'aborder, mais sans l'offenser ou l'aliéner… « Maintenant, disait le Père Colin, c'est le seul moyen de faire du bien ». (Intercom, décembre 1974).

                             B. RUEDA

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