Circulaires 395

Charles Howard

1988-07-31

Le discernement

Introduction

PREMIÈRE PARTIE : UNE ATTITUDE FONDAMENTALE POUR LA VIE
1. Importance d'un esprit de réflexion
2. Changements dans la prise de décisions
3. Changer les modalités d'obéissance
4. Marie, la Vierge attentive
5. Champagnat et le discernement
6. Et maintenant
DEUXIÈME PARTIE : ÉLÉMENTS IMPORTANTS
1. Croyance en l'action de l'Esprit dans nos vies
2. Recherche attentive de la volonté de Dieu
3. Temps de réflexion
4. Nous comprendre nous-mêmes
5. Le rôle des sentiments
TROISIÈME PARTIE : DISCERNEMENT COMMUNAUTAIRE
1. Communion
2. Obéissance responsable
3. Les blocages
4. Processus communautaire
5. Note importante
QUATRIÈME PARTIE : UN COEUR QUI APPREND À DISCERNER
RÉVISION DE LA JOURNÉE
L'AVENIR
CINQUIÈME PARTIE : LIBERTÈ

395

V. J. M. J.

 CIRCULAIRES DES SUPÉRIEURS GÉNÉRAUX

DE

L'INSTITUT DES FRÈRES MARISTES DES ÉCOLE 

Vol. XXIX 

 

LE DISCERNEMENT  

Maison Généralice

Rome, le 31 juillet, 1988

     Mes chers Frères,

 Mieux j'apprends à connaître mes Frères et la réalité de leurs ministères, mieux je comprends la chance que nous avons d'avoir Marcellin Champagnat comme modèle et inspirateur. Depuis quelques années nous avons été amenés à prendre encore mieux conscience du type d'home qu'il était vraiment : «l'homme pour toutes les saisons» de notre vie et de notre travail maristes.

Depuis que je suis devenu Supérieur Général, j'ai pu visiter les Frères dans quelque cinquante pays et j'ai été ainsi souvent amené à réfléchir sur le genre d'efforts que chacun de ces pays attend de nous.

Avec quel enthousiasme, le Père Champagnat saurait aujourd'hui stimuler ses Frères à une générosité créative. Il y a tant de défis à relever, et qui sont assez voisins de ceux qu'ont connus son temps et son pays.

Son pays, il était presque continuellement sur le pied de guerre, que celle-ci fût civile ou étrangère. Cette réalité, ainsi que les problèmes socio-économiques éternellement non résolus, qui précédèrent ou suivirent cette période, avaient fait bien des veuves et des orphelins, des mutilés, des vieillards à l'abandon ; des malades sans secours. En somme une pauvreté largement étendue et une ignorance tant religieuse que générale. Les gouvernements se succédaient mais en dépit des déclarations officielles, ils faisaient à l'Église bien des misères, voire des persécutions et négligeaient les pauvres quand ils ne les écrasaient pas.

Doué d'une grande sensibilité aux besoins des autres, Marcellin, muni aussi d'une expérience personnelle, va devenir de plus en plus attentif aux besoins des jeunes de son temps. Il avait grandi dans une famille où l'on avait assez largement connu ce que la Révolution pouvait causer comme graves ennuis. Et lui-même aurait à surmonter ses ennuis personnels : difficultés pour s'instruire au village, années d'efforts dans le travail scolaire au séminaire, tout cela affinerait en son cœur le sentiment d'un énorme besoin de maîtres pour les enfants du monde rural.

Plus tard, à Lyon et à Paris, il verrait des bandes de jeunes et d'enfants livrés à eux-mêmes. Parmi eux, des sans-logis et des sans-familles ; d'autres attelés à d'interminables travaux dans d'affreuses conditions, à la mine ou à l'usine ; beaucoup entraînés dans des mauvaises compagnies ; et presque tous dépourvus d'instruction et de formation religieuse. Toute la profondeur de son âme se tendait vers ces jeunes pour les comprendre et s'intéresser à eux. S'ils avaient la chance d'entrer effectivement en contact avec Marcellin, ils étaient séduits par sa chaleureuse sensibilité et l'amour authentique qu'il avait pour eux.

Nous avons hérité de ce modèle de zèle et d'humanité, plein de sens pratique et d'ingéniosité apostolique, et c'est certainement une grâce pour nous et pour l'Église. Grande grâce aussi est la manière dont les Frères suivent ses traces, autant que je puisse m'en rendre compte. Oui, merci, mes Frères, pour tout ce que vous faites là où vous êtes, en faveur des jeunes, avec tant d'enthousiasme et de créativité, malgré les difficultés qui se présentent soit à cause des tracasseries qui vous viennent de l'extérieur, soit à cause des problèmes personnels que vous cause votre âge, ou la diminution du nombre des Frères de vos communautés.

Un spécial merci aux Frères anciens. Je crois très fort que /'article 21 de nos Constitutions est une réalité dans votre vie, et à certains égards, qu'il l'est davantage pour vous que pour les autres.

«En prenant Marie chez nous, nous apprenons comment aimer les gens et nous devenons à notre tour, des signes vivants de la tendresse du Père. D'un cœur ouvert et disponible nous accueillons les jeunes qui nous ont été confiés. Marie nous inspire une réponse désintéressée à leurs appels et une constante sollicitude pour eux.»

Oui ceci est vrai de vous, soit que vous soyez encore au travail dans un apostolat actif, soit que le Seigneur vous ait «transférés» dans cet apostolat encore plus exigeant de la prière et peut-être de la souffrance. Votre fidélité et votre persévérance au long des années de votre ministère dans l'éducation, en classe ou ailleurs, ont été pour nous tous source d'admiration et d'encouragement.

Nous ne comptons pas moins sur vous maintenant pour continuer à nous sentir soutenus et confortés. C’est peut-être même de votre encouragement que nous avons le plus besoin. En quoi consiste votre très spécial apostolat ? Peut-être n'en êtes-vous pas conscients. Eh consiste tout simplement à aimer les autres d'une manière très spéciale.

Les autres, cela veut dire les Frères de votre communauté bien sûr, et aussi tous les Frères de votre Province spécialement les jeunes. Mais vous avez un apostolat spécial d'encouragement envers tous ceux que vous rencontrez, y compris les parents. Ce n'est pas facile d'être parent aujourd'hui et les jeunes parents surtout vive souvent terriblement angoissés à cause des dangers et des difficultés auxquels sont exposés leurs enfants. Ils n’ont pas encore acquis cette patience, cette espérance et cette sagesse qui n'arrivent qu'au bout d'une longue expérience. Or c'est là qu'une bonne parole de vous peut faire des merveilles pour les remonter et les aider à regarder avec plus de confiance.

Quelques-uns parmi vous font déjà des merveilles à cet égard et nous sommes tous en dette à leur D'autres sont peut-être trop préoccupés de leurs propres souffrances et trop angoissés, ce qui les empêche de rayonner la joie et l'espoir chrétiens dont parlent nos Constitutions (art. 82). Pouvoir laisser de côté nos préoccupations personnelles et trouver la juste harmonie avec les autres, peut considérablement aider à situer dans une meilleure perspective nos propres ennuis. Et c'est aussi un beau ministère et un don d'amour pour chacun de nous, pour nous tous qui sommes vos Frères et pour tant d'autres qui, un moment ou l'autre, ont désespérément besoin d'un mot d'encouragement. Le pouvoir rédempteur de votre main tendue, de quelque façon que vous fassiez ce geste jour après jour, intensifie votre union avec Jésus dans une incessante marche pour apporter le salut à chacun. Il n'y a pas plus noble moyen, ni plus efficace pour continuer la mission de Marcellin Champagnat.

CINQ PRIORITÉS

Au début de notre mandat, le Conseil Général et moi-même avons consacré du temps à étudier la situation de l'Institut. Pour cette étude, nous nous sommes servis du rapport présenté par le Frère Basilio au Chapitre de 1985, de l'exposé des priorités réalisé par les Capitulants, des rapports de visites canoniques précédentes, des comptes-rendus de réunions entre Provinciaux et Capitulants pendant le Chapitre, et enfin de l'expérience personnelle que chacun pouvait avoir de la vie mariste.

Tout en reconnaissant que chaque Province a ses priorités à elle, il nous a semblé qu'il y avait certaines priorités-clefs pour l'Institut dans son ensemble. Dans une première analyse nous en avons énuméré une douzaine, ramenées ensuite à cinq.

1. MINISTÈRE DES VOCATIONS

On a déjà mis l'accent là-dessus aux chapitres de 1967 et de 1976. C'était le thème de ma dernière lettre, et je n'ai pas besoin d'y revenir ici. Je ne rappellerai que trois points. Soyez disponibles pour lancer l'appel à des jeunes qui soient valables. On peut très bien appeler sans faire aucunement pression, mais en invitant à réfléchir sur la possibilité qu'ils aient une vocation.

En second lieu assurez-vous qu'il y aura des Frères capables d'accompagner comme il faut les jeunes qui découvriront peu à peu à qui ils vont consacrer leur vie. Il y a des jeunes qui prennent au sérieux leur vie spirituelle et qui veulent aider les autres. Un solide accompagnement spirituel peut les aider à devenir meilleurs chrétiens, dans la vie laïque, ou religieuse, ou sacerdotale.

En troisième lieu, ne sous-estimez pas l'attrait que Marcellin Champagnat exerce sur les jeunes. Je pense que, dans quelques secteurs de l'Institut nous avons terriblement minimisé le pouvoir attractif de son caractère et de sa vie. Ma conviction est que bien des jeunes sont grandement inspirés et stimulés par ce jeune prêtre qui était si évidemment un homme de Dieu, un homme de courage, d'action et de compassion.

2. FORMATION

Nos Constitutions (95) nous rappellent que la vitalité de notre famille religieuse et sa fidélité à sa mission dépendent très largement de la formation de ses membres. Il n'est pas seulement question ici de la formation initiale, mais de toutes les étapes de la formation à travers toute une vie.

Comme base de travail le Conseil avait le Guide de formation, dont le brouillon avait été présenté au Chapitre Général en septembre 1985, pour observations et recommandations. Le texte a été complété par une commission post-capitulaire sur la formation et une copie a été envoyée à tous les Frères.

Le Guide n'a pas été écrit pour les seuls responsables de formation. Il est pour chacun. Une fois encore nos Constitutions nous rappellent que la formation permanente doit durer toute la vie et couvrir tous les aspects de la vie : «Nous avons le grave devoir de poursuivre note formation afin de répondre aux appels divins toujours renouvelés et de vivre plus en profondeur notre vocation avec nos Frères (Const. 110).

En ce moment, à la Maison Généralice nous avons un groupe de 42 Frères anciens qui suivent un cours de deux mois. Ce cours n'est pas intitulé Formation, mais en fait c'est ce qu'il est : une formation continuée. Un de mes amis m'a donné un jour une bonne définition de cette formation

Elle facilite, dit-il, une croissance continue de toute la personne pour promouvoir un engagement plus profond, plus complet envers la personne et la mission du Christ.

Le but primordial de la formation continue, ce n’est pas tant d'avoir des gens mieux informés – même si cela fait partie du but, mais plutôt d'aider chacun :

à mieux avoir confiance en soi, à mieux croire en la vie,

à mieux croire au Christ.

Je n'ai pas besoin de souligner l'importance ces trois points. Ils requièrent tous une incessante conversion. Je souligne par contre qu'il faut éviter l'erreur de ceux qui pensent à une formation continue, seulement en termes de cours à suivre, dans leur propre pays ou au-delà des mers. L'art. 110 nous rappelle les moyens ordinaires à notre portée, et, de bien des façons, c'est là le plus important.

3. LES NOUVELLES CONSTITUTIONS

Les nouvelles Constitutions sont le fruit d'une étude et d'une réflexion profondes menées au cours de vingt années. Elles nous apportent la meilleure description de la vie mariste que nous n’ayons jamais eue. Elles nous provoquent à un nouveau départ et nous comptons bien encourager les Frères à les envisager comme un don de l'Esprit, un appel à continuer de «choisir la vie» (Deut 30.19), une aide qui nous est donnée à tous pour approfondir notre amour au Seigneur, notre consécration en tant que maristes et notre engagement à servir le monde, les jeunes et les pauvres.

Il est très consolant de savoir qu'il y a beaucoup de communautés qui font régulièrement des réunions pour prier et réfléchir ensemble sur les Constitutions. Dans une Province que j'ai visitée récemment on m'a dit que chaque communauté passait une heure le dimanche à réfléchir et à partager sur les Constitutions. Cela peut attirer de grandes bénédictions sur chaque Frère et sur sa Province.

4. MISSION

Nous avons vu le besoin de cultiver un sens dynamique de la mission dans l'Institut, au fur et à mesure que nous devions faire face aux défis de l'avenir.

Cette priorité des missions impliquait :

•le développement d'un esprit de discernement apostolique, spécialement à l'égard du choix des priorités   apostoliques

•l'étude d'une spiritualité apostolique

•l'accueil de l'appel vers les pauvres, compris comme un appel de l'Esprit-Saint, et un appel à l'intégrer  plus pleinement dans notre mission

•une revitalisation des dimensions mariales de notre apostolat : faire connaître et aimer Marie.

•une attention plus grande au développement du mouvement de Famille Mariste Champagnat.

5. DISCERNEMENT

Le développement d'un esprit de discernement est reconnu comme un élément important dans le renouveau de la congrégation.

C'est de cette priorité du DISCERNEMENT dont je vais parler maintenant non seulement à cause de son importance pour chacun individuellement, mais aussi à cause de cette même importance pour nos communautés, nos Provinces et tout l'Institut.

J'aborde maintenant le sujet de la circulaire.

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LE DISCERNEMENT

PREMIERE PARTIE

UNE ATTITUDE FONDAMENTALE POUR LA VIE

On peut encore froncer les sourcils à ce mot discernement de ces marottes devenues populaires après le Concile ! En fait l’expression est tout autre qu'une invention récente. On la trouve et dans l'Écriture et chez les maîtres de la vie spirituelle. Sans aller plus loin que la semaine passée, j'ai remarqué que le pape l'a employé cinq fois dans son discours. Mais pendant longtemps le mot discernement a été relégué en fond de tableau et seuls le jugeaient important qui faisaient des études de théologie mystique.

Dans nos nouvelles Constitutions cependant, vous trouvez pas mal de références à : discerner, discernement, discerner les signe de Dieu, etc. …. L'article 13 par exemple décrit comment chacun doit accueillir l'appel de Dieu pour vivre les conseils évangéliques dans une famille religieuse :

«Nous nous laissons conduire par l'Esprit-Saint à la suite du Christ chaste, pauvre et obéissant. Avec l'accompagnement et le discernement des supérieurs, notre réponse d'amour s'affine progressivement

Ce voyage ne se fait pas seul. Tout le monde est embarqué :

«Les communautés, les Provinces et l'Institut recherchent sans cesse la volonté de Dieu. Il peut être difficile de reconnaître cette volonté surtout en période de mutations profondes et de renouveau. Nous la discernons dans la prière… (art. 434.

Et encore :

«L'adaptation de nos engagements aux besoins de l'Église et de la société requiert un discernement et une évaluation périodiques» (art.

Il serait bon maintenant de tenter une définition du discernement vu que je vais en parler tout au long de ces pages. Pour simplifier disons que discerner c'est faire le possible pour nous assurer que nos actions et notre idéal de vie sont en harmonie avec l'action vivante de Dieu dans le monde. Dans les décisions que nous avons à prendre chaque jour, dans les choix que nous sommes appelés à faire, nous tâchons de rester branchés sur le plan de Dieu à notre égard et à l'égard de l'humanité.

Cette attitude et notre effort sont basés à leur tour sur la conviction que l'Esprit est présent et nous conduit, comme on le voit si clairement dans «l'Église et le monde de ce temps». (Gaudium et spes, n.° 11) :

«Mû par la foi, se sachant conduit par l'Esprit du Seigneur qui remplit l'univers, le peuple de Dieu s'efforce de discerner dans les événements, les exigences et les requêtes de notre temps, auxquels il participe avec les autres hommes, quels sont les signes véritables de la présence ou du dessein de Dieu. La foi en effet éclaire toutes choses d'une lumière nouvelle et nous fait connaître la volonté divine sur la vocation intégrale de l'homme, orientant ainsi l'esprit vers les solutions pleinement humaines

Cette foi, je la trouve pleinement appliquée dans une belle histoire que j'ai lue il y a des années. Il s'agit d'Abraham Lincoln parlant du problème de l'esclavage avec des gens d'Église et disant : Mon plus ardent désir est de connaître la volonté de la Providence là-dessus. Et si j'arrive à la connaître, je la ferai ! Toute l'idée de discernement est bien simplement basée sur cette croyance que nous sommes menés par l'Esprit du Seigneur et que nous pouvons découvrir les vrais signes de son dessein.

Cela demande fort peu de savoir intellectuel, ni même de grande sainteté ; ce qui est demandé, c'est de prendre conscience que l'Esprit-Saint est vraiment présent et qu'il agit en moi et autour de moi, et que, moyennant quelques attitudes élémentaires de ma part, je puis me mettre de mieux en mieux en harmonie avec sa présence.

Le discernement n'est pas une technique, un truc spirituel, mais une attitude fondamentale qui doit guider notre vie et notre mission comme elle a guidé la vie et la mission de Jésus et de Marcellin Champagnat.

La plupart d'entre nous comprennent un peu ce que voulait dire Saint Augustin quand il écrivait : «Tu nous as faits pour Toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu'il ne demeure en Toi». Dans le profond de notre être ce que nous cherchons c'est Dieu : l'aimer, découvrir sa volonté sur nous et la faire. C'est là une saine inquiétude et qui nous dynamise ; et toute la vie de Jésus n'a suivi que cette ligne. Faire la volonté du Père était sa réponse d'amour et, en tant que religieux c'est ce que nous nous proposons : suivre Jésus, faire la volonté du Père, mais par impulsion d'amour. L'article 36 des Constitutions nous rappelle que

«Jésus est pour nous l'exemple parfait que nous essayons de suivre. Mus par l'Esprit-Saint nous cherchons en tout l'accomplissement de la volonté du Père, nous unissant ainsi au mystère du Fils

J'ai déjà cité une partie de l'article 43. Le dernier paragraphe de cet article résume clairement les éléments qui font partie du processus de discernement :

«Ce discernement dans l'Esprit-Saint exige esprit de foi, écoute de la Parole, fidélité au charisme de l'Institut, interprétation juste des signes des temps et renoncement à des intérêts de personnes ou de groupes» (Const. 43).

Pour aider notre réflexion, je vais faire quelques observations sur :

-l'importance d'un esprit de réflexion

-les changements dans le prise de décision

-les changements dans les modèles d'obéissance.

1. Importance d'un esprit de réflexion

J'ai cité la volonté qui animait Abraham Lincoln pour discerner la volonté de Dieu et la faire, au sujet de l'esclavage. Son attitude doit nous amener à réfléchir encore plus, si nous considérons certaines réalités de notre époque. On tombe des nues, en effet, en apprenant que des congrégations avaient des esclaves et trouvaient cela tout naturel. Une de ces communautés consultait ses supérieurs de Rome au sujet de la vente de quelques propriétés et la réponse disait de donner la préférence à des acheteurs qui soient bons à l'égard des esclaves ! Une des raisons pour lesquelles le Vatican tendait à favoriser le Sud pendant la guerre de Sécession était l'opposition du Nord à l'esclavage. L'esclavage en effet soutenait une économie qui permettait à l'aristocratie et à son organisation sociale, très semblable à CE qui existait dans les monarchies européennes, de survivre et d'aller de l'avant.

Je cite cet exemple parce que le manque d'esprit de discernement et de réflexion a toujours été un danger pour l'humanité. Il y a des siècles, le prophète Jérémie déplorant les désastres qui s'étaient abattus sur le peuple élu, les attribuait catégoriquement au manque de réflexion : «Tout le pays est dévasté car il n'y a personne qui ait le cœur attentif» (Jér 12.11).

Actuellement il est peut-être plus difficile encore que jadis d'avoir une vie où l'on trouve le temps voulu pour discerner. Nous sommes nombreux à vivre des formes de culture où l'on ne nous pousse guère à réfléchir ; on nous lance plutôt dans un tourbillon d'activité, de mouvement, de bruit incessant, voire frénétique. Il semble parfois que les moments forts de réflexion n'existent dans la vie de certains que lorsque survient quelque tragédie ou quelque circonstance exceptionnelle qui les prend de court. C'est pourquoi une des raisons qui militent en faveur du discernement est née de la réaction contre le manque de réflexion avec tout ce que cela implique : manque de direction dans notre vie tant personnelle que communautaire, recherche de fausses valeurs, etc. …

J'ai commencé cette section par une référence au cas des congrégations religieuses qui, dans le passé, avaient des esclaves. Si cela nous choque, cela devrait aussi nous amener à constater que beaucoup d'entre nous vivent dans une société qui impose à quelques-uns de ses membres une forme de violence institutionnelle qui ne vaut guère mieux que l'esclavage. Et il est tout à fait possible que nous restions bien tranquilles devant cette situation comme étaient les religieux maîtres d'esclaves du siècle passé.

Dans Hébreux 4.12 on dit que «la Parole de Dieu est vivante et plus incisive qu'aucun glaive à deux tranchants, elle pénètre jusqu'au point de division de l'âme et de l'esprit, des articulations et des moelles, elle peut juger les sentiments et les pensées du cœur».

Ceci est vrai, mais hélas la Parole de Dieu est parfois bien diluée suite à l'adaptation qu'en fait telle culture. Je me souviens avoir été horrifié l'année passée en voyant un évangéliste de la télé prêcher un message de l'évangile qui, en réalité présentait quelques-uns des pires aspects de la culture de son pays en mettant l'accent sur le pouvoir, la richesse, le succès. Mais tout cela était enrobé d'un vernis d'évangile.

Il est très facile de se laisser prendre à ce piège et de découvrir nos valeurs habilement masquées au point que ce n'est plus l'évangile qui convertit notre culture, mais notre culture qui peu à peu dissout le message évangélique. C'est une des raisons pour lesquelles le pape Jean-Paul Il attache tant d'importance à l'évangélisation de cultures, et qu'il en parle si souvent dans ses causeries. Il y a là une bataille extrêmement difficile à engager, spécialement dans les sociétés de consommation.

Je parlais récemment avec un Frère et il me disait que, dans certaines parties de son pays, l'attitude matérialiste a tellement envahi les mentalités que non seulement elle prolifère dans bien des rites ou superstitions peu orthodoxes mais qu'elle atteint aussi prêtres et religieux, ceux-ci s'alignant de plus en plus sur ces nouvelles tendance : plutôt que sur la spiritualité.

Evidemment cette adaptation culturelle prend diverses formes selon le pays. Dans une lettre récente à ses prêtres un cardinal africain parlait très clairement des grands risques que peuvent courir des prêtres face à l'attrait de l'argent, du pouvoir et de la femme.

Un des dangers que rencontrent les Frères maristes c'est que nos communautés, nos écoles et autres apostolats se laissent contamine par des valeurs qui peuvent bien avoir toute l'approbation du milieu culturel où nous vivons, mais n'ont rien à voir avec les valeurs évangéliques.

Un esprit de réflexion et de discernement nous est nécessaire pour prendre conscience de ces déviations et de ces tendances dans nos sociétés.

2. Changements dans la prise de décisions

Jadis, les Frères n'avaient probablement pas aussi souvent qu'aujourd'hui des problèmes de décisions à prendre. Leur décision et leur engagement essentiels étaient d'être fidèles à la Règle, dan laquelle ils voyaient la volonté de Dieu toute tracée. Le Frère Directeur était responsable de presque tout et la Règle était très claire à ce sujet :

«C'est lui qui répond de tout et qui, par conséquent, doit tout ordonner tout diriger et contrôler : les autres Frères ne peuvent rien faire ni permettre en dehors du règlement ni rien changer dans leurs classes ou ailleurs sans sa permission» (RC 1947, art. 314).

Dans ces dernières décades nous avons adopté un mode de gouvernement plus consultatif, où chacun de nous doit jouer un rôle plu responsable dans la prise de décision communautaire et doit aussi prendre plus de responsabilité à l'égard de sa propre vie. Chacun de nous se doit de découvrir les appels de Dieu dans sa vie quotidienne et la manière d'y répondre au mieux.

Quelques très simples exemples. Pour le choix des Provinciaux il y a une consultation préliminaire. Cela suppose une décision personnelle importante et chacun de nous doit la prendre après une vraie recherche de la volonté de Dieu. Autre exemple de genre différent : l'étude religieuse. Jadis, elle était toujours incluse dans l'horaire journalier. On n'avait pas à prendre à ce sujet une décision personnelle – sauf peut-être s'il fallait envisager le moyen de se tenir réveillé pendant cette heure(!)

Or maintenant, dans quelques communautés, le facteur personnel est déterminant pour décider comment faire cette étude religieuse. Beaucoup de Frères prennent cela très à cœur et reconnaissent que c'est important non seulement pour leur mission, mais aussi pour leur progrès personnel. D'autres négligent cette étude avec les dommages qu'on voit pour leur vie personnelle et leur apostolat.

Autre secteur où chacun doit aujourd'hui prendre davantage ses responsabilités personnelles : la pratique de la pauvreté. Jadis le gros problème était d'avoir ou non la permission. Moyennant l'accord du supérieur, tout était justifié. Pour certains il y avait presque l'attitude : «Demandez au Supérieur. Dans le pire des cas il vous dira non». Je pense que nous reconnaissons tous que cette attitude était parfaitement irresponsable. Dans bien des cas le sujet doit faire un discernement avant d'aborder le Supérieur. Un autre point où il nous est demandé d'exercer cette responsabilité au sujet de notre pauvreté, c'est nos relations aves les pauvres. Chacun de nous a la responsabilité de réfléchir sur l'article 34 et de voir quelles en sont les implications sur sa vie :

«Le souci des pauvres… nous fait devenir plus responsables dans l'usage de nos biens que nous devons partager avec les plus démunis d'entre eux. Nous évitons de les choquer par un train de vie trop confortable. »

Nous sommes donc tous appelés à jouer un rôle dans bien des décisions de notre communauté et de notre Province, tout en reconnaissant, bien sûr, l'importance des médiations qui peuvent nous aider, spécialement quand il y a des décisions importantes à prendre (Const. art. 40).

3. Changer les modalités d'obéissance

Le véritable objet du vœu d'obéissance a toujours été la recherche de la volonté de Dieu et l'effort pour vivre cette recherche avec générosité. En d'autres termes, par ce vœu nous nous engageons à obéir à Dieu de tout notre cœur comme réponse d'amour à la fidélité aimante qu'il a pour nous. Par notre obéissance nous nous efforçons de voir avec ses yeux et de faire nos choix selon cette vision.

Mais comment connaître la volonté de Dieu ? A une certaine période de la vie religieuse cela pouvait sembler simple parce que l'obéissance était comprise comme l'observation des ordres légitimes du Supérieur et la garde des Règles et Constitutions. On considérait que c'était là la voie assurée de la sainteté et elle l'était pour beaucoup. Avec le temps cependant certains aspects de ce concept d'obéissance ont dû être dénaturés, et nous connaissons tous ces histoires de moines qui recevaient l'ordre de planter les choux la tête en bas. (On aimerait savoir ce qui se passait dans l'esprit des moines moins passifs quand ils faisaient ces plantations !)

Par ailleurs, cette interprétation de l'obéissance n'existait pas seulement dans les Instituts religieux, mais aussi dans l'Église et dans la société. Globalement c'était le modèle hiérarchique qui supposait une obéissance passive et totale. C'est encore ce modèle qui fonctionne dans certains pays. Il y a des Frères qui emploient encore ce genre d'obéissance pour l'entraînement des équipes de football !

Mais revenons à l'obéissance au sens religieux. Nous voyons dans la vie du Fondateur combien il consulte souvent ses Frères, cherchant avec eux à découvrir la volonté de Dieu. Et à notre époque nous sentons plus clairement que dans le passé qu'une obéissance active et responsable de chaque Frère est très importante. Il ne s'agit pas seulement en effet d'encourager la responsabilité par respect pour les personnes, mais aussi de nous entraîner dans la recherche de la volonté de Dieu.

Par cette manière de comprendre l'obéissance chacun est appelé à écouter Dieu, à chercher sa volonté et à discerner comment mettre en œuvre cette volonté dans une situation donnée, et puis agir en conformité. «Les communautés, les Provinces et l'Institut, appelés à vivre l'obéissance évangélique pour le Royaume, recherchent sans cesse la volonté de Dieu» (Const. 43).

C'est exactement ce qui est dit ailleurs dans l'article 41 qui demande à chacun, en communauté, de «développer l'esprit de communion et la fidélité intérieure aux motions de l'Esprit-Saint», par «le discernement spirituel, le dialogue sincère et libre avec le Supérieur et entre nous». Et le même article continue en nous avertissant que «dans cette recherche, nous devons maintes fois abandonner notre propre manière de voir pour accepter ce que la communauté, en accord avec le Supérieur, croit être la volonté de Dieu».

Même attitude est demandée dans l'article 130 qui parle du Supérieur Général : «Il discerne avec eux (ses Frères) ce qui favorise l'adaptation de leur apostolat aux besoins du temps, selon le charisme de l'Institut». Le contraste est assez évident avec ce que je cite plus haut à propos du Supérieur, dans la règle de 1947.

Quel que soit le modèle d'obéissance, ce qui reste essentiel, c'est que l'on suive Jésus dans son obéissance au Père. Fondamentalement il s'agit d'un appel à changer l'histoire, à changer la vie, à remplir de Jésus cette vie pour que le Royaume de Dieu se réalise pleinement. «Nous minimisons tragiquement le sens de ce vœu, dit un auteur, quand nous en faisons un instrument d'ascétisme ou de contrôle, quand nous l'employons en vue d'un bien domestique pour notre vie communautaire. Telle n'est pas l'obéissance de Jésus. Pour lui, il s'agit d'obéir à son Père et à son plan de salut universel. C'est un appel à vivre l'obéissance comme il l'a vécue. Son obéissance a changé l'histoire : elle a rendu le monde différent.»

4. Marie, la Vierge attentive

Quoique nous parlions d'un «nouveau» sens de l'obéissance il faut bien dire qu'en fait il est aussi ancien que la réponse de Marie au message de l'ange, et donc il est tout à fait dans la ligne traditionnelle de la spiritualité mariste : «Elle est bienheureuse parce qu'elle écoute et accomplit la parole du Seigneur. Frères maristes, nous nous mettons à l'écoute de la Servante du Seigneur et nous répondons à son invitation : quoi qu'il vous dise faites-le. C'est d'elle que nous apprenons la docilité à l'Esprit et l'obéissance lucide et courageuse» (Const. 38).

Dans son exhortation apostolique Marialis cultus, le pape Paul VI appelait Marie : «la Vierge attentive». C'est son attitude d'écoute attentive à la parole de Dieu dans sa vie qui l'a rendue capable d'accueillir cette Parole au moment décisif de l'Annonciation. Étant capable d'accueillir la Parole dans la foi, elle devenait capable aussi d'entrer dans le mystérieux privilège de sa Divine Maternité. Comme le dit Saint Augustin : «Elle a conçu le Christ dans son cœur avant de le concevoir dans sa chair».

L'attitude d'écoute de Marie est devenue de plus en plus pénétrante au fur et à mesure que le mystère se déployait ; c'est ainsi que Saint Luc nous la présente dans l'un de ses raccourcis les plus évocateurs : «Marie conservait avec soin toutes ces choses, les méditant dans son cœur» (2. 19).

Il est important, pour comprendre la rôle et le sens du discernement dans notre vie, de bien saisir ce que signifie «réponse de foi» chez Marie. Jadis la piété populaire représentait souvent Marie, et à tort, comme celle qui avait, dès l'Annonciation, une connaissance parfaite de tout ce qui allait arriver à elle-même et à son Fils. Or, au contraire, malgré les dons exceptionnels de la grâce, elle vivait, comme nous, le pèlerinage de la foi. Sa «réponse de foi» au message de l'ange a été rendue possible par cette coopération à la grâce de Dieu qui précède et assiste nos activités, et par son ouverture à l'action de l'Esprit-Saint qui perfectionne notre foi par ses dons, comme l'enseigne le Concile dans Dei Verbum, 5.

Dans Redemptoris Mater, Jean-Paul II revient aussi sur la doctrine de Lumen gentium, 56 : «Par la foi, Marie s'est remise à Dieu sans réserve et elle se livra elle-même intégralement, comme la servante du Seigneur, à la personne et à l'œuvre de son Fils» (Redemptoris Mater, 13).

Selon les termes de l'article des Constitutions cité ci-dessus, Marie est bénie et parce qu'elle écoute la Parole de Dieu et parce qu'elle la met en pratique. Jean-Paul II, commentant la parole d'Élisabeth, «Tu es bienheureuse d'avoir cru», montre que cette béatitude ne se limite pas à l'Annonciation. Cet événement unique et qui change le monde était évidemment le sommet d'une ascension déjà commencée dans la vie de foi de Marie ; mais c'était aussi un point de départ pour une marche vers Dieu qui ne faisait que commencer, un vrai pèlerinage dans la foi. Au long de cette marche, Marie serait souvent obligée, comme Abraham, notre ancêtre spirituel commun, «de croire et d'espérer contre toute espérance».

Et le Saint-Père de continuer son commentaire : «Croire veut dire : se livrer à la vérité même de la Parole de Dieu vivant, en sachant et en reconnaissant humblement combien sont insondables ses décrets et incompréhensibles ses voies» (Rom 11.33). Marie qui, par la volonté éternelle du Très-Haut, s'est trouvée, peut-on dire, au centre même de ces «voies incompréhensibles» et de ces «décrets insondables» de Dieu, s'y conforme dans l'obscurité de la foi, acceptant pleinement, le cœur ouvert, tout ce qui est prévu dans le plan divin» (Redemptoris Mater, 14).

La couverture est la photo d'une statuette de la Côte d'Ivoire. A mon avis elle montre admirablement ces deux éléments-clefs de l'attitude d'obéissance chez Marie : elle écoute le Seigneur et elle est disponible pour dire oui.

5. Champagnat et le discernement

Comme Marie, des chrétiens de tout âge ont entendu l'appel dans leur pèlerinage de foi. De nos jours, il est vrai, la lumière de la foi s'est obscurcie en bien des pays, mais il est bon de se rappeler aussi que Paul VI a souvent répété que nous vivons actuellement un temps privilégié de l'Esprit. Dans sa merveilleuse lettre sur l'évangélisation, il encourageait tous les fidèles :

«… à prier sans cesse l'Esprit-Saint avec foi et ferveur, et à se laisser prudemment guider par lui comme l'inspirateur décisif de leurs plans, de leurs initiatives, de leur activité évangélisatrice…» A travers lui, l'Evangile pénètre au cœur du monde, car c'est lui qui peut discerner les signes des temps – signes de Dieu – que l'évangélisation découvre et met en valeur à l'intérieur de l'histoire» (Evangelii nuntiandi, 75).

Dans nos efforts pour nous ouvrir à l'Esprit et pour suivre sa direction, nous avons l'exemple du zèle que mettait le Père Champagnat pour faire la volonté de Dieu recherchée dans la prière, la consultation, la médiation de ses Supérieurs, et l'attention aux signes des temps» (Const. 39). Sa vie pullule d'exemples de sa pratique d'un discernement personnel et communautaire, mais plusieurs ont un relief particulier pour la conduite future de sa vie et celle de notre Institut.

Le premier de ces exemples se situe en 1823 quand M. Bochard, un des trois vicaires généraux qui administraient le diocèse de Lyon en l'absence du Cardinal Fesch en exil, insistait fort pour amalgamer les Frères Maristes aux Frères de la Croix qu'il avait lui-même fondés.

Cette «suggestion» mettait Marcellin face à un dilemme : il désirait «ne faire que ce que Dieu voulait» et par ailleurs il était bien convaincu que Dieu révèle sa volonté à travers les Supérieurs (Vie, p. 394). Cependant, quoique M. Bochard fût son Supérieur, sa proposition paraissait aller en sens inverse de ce que Marcellin avait cru et fait jusqu'alors dans le sens de la volonté de Dieu. Alors hic et nunc où donc se trouvait la volonté de Dieu ?

C'est très révélateur pour nous aujourd'hui de voir notre Fondateur faire un discernement pour savoir ce que Dieu lui dit dans des circonstances obscures. Tout d'abord il prend son temps et il ne se laisse pas coincer par une décision hâtive et pour la seule raison que l'autorité a parlé.

Ensuite malgré son caractère fonceur et son absolue donation à ses Frères —car il estime que c'est Dieu que les lui envoie— il s'efforce d'être aussi détaché et aussi objectif que possible. Comme il le dit à M. Courbon, Vicaire général : «Je suis prêt à abandonner ce projet si vous me l'ordonnez, car je ne veux que la volonté de Dieu, et dès que cette volonté me sera manifesté par vous, je m'y soumettrai.»

En troisième lieu, pour bien s'assurer qu'il n'agit pas pour des motifs personnels et égoïstes, il prie, il jeûne, il va en pèlerinage à La Louvesc (ou à Valfleury), il implore l'aide de Marie et sa direction et il demande à d'autres d'implorer aussi pour lui les grâces du Ciel.

En quatrième lieu, comme je l'ai dit plus haut, il consulte d'autres supérieurs, non seulement M. Courbon, mais aussi M. Gardette, supérieur du séminaire de Lyon et M. Jean-Louis Duplay qui a été son ami toute la vie. Il demande l'avis de son confesseur qu'il consulte toujours avant d'entreprendre quoi que ce soit d'important. Et on voit bien quelles pressions peuvent être exercées contre Marcellin puisque son confesseur, suite à toutes les rumeurs qui circulent, finit par en arriver au point de lui refuser sa direction.

En cinquième lieu, malgré l'accueil glacial qu'il a pu recevoir ça et là, c'est l'avis favorable et le soutien reçu de Messieurs Courbon et Gardette qui renforcent les convictions de Marcellin : les principes de base qui l'ont guidé jusque-là dans son entreprise restent valables ; oui, c'est Marie qui veut cette nouvelle Société ; oui, il a bien reçu mandat du reste du groupe au temps du séminaire pour établir la branche des Frères ; oui, ceux-ci ont déjà une formation distincte et un esprit particulier ; oui, Jésus et Marie ont déjà béni bien clairement la nouvelle congrégation de diverses manières ; oui, Dieu est fidèle et donc il n'y a pas vraisemblance qu'après avoir nourri les oisillons il veuille maintenant brusquement cesser de les voir grandir.

Par-dessus tout, ce que Marcellin essaie de bien maintenir c'est son calme intérieur, dans un grand esprit d'amour chrétien, laissant de côté tout ce qui est ressentiment, hostilité, peur. Plus tard il devait résumer ses conseils pour semblables situations difficiles : «Quand on vous persécute, ne murmurez pas, ne vous plaignez pas, ne répondez pas aux attaques. Contentez-vous d'être patients et suivez le conseil du Seigneur : Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient» (Vie, 614).

Suite à ces expériences, comme il continue de prier et de réfléchir, Marcellin peut sentir grandir en lui la conviction que la volonté de Dieu ne passe pas par la «proposition» de Monsieur Bochard. Courageusement il s'accroche à cette conviction et il va survivre à la tempête de colères, de reproches et de menaces qui s'abat sur lui. Ce qui le soutient dans tout ce combat c'est le sentiment de loyauté à l'appel et aussi une sensation de paix profonde au milieu même de la souffrance et de l'angoisse. Au moment voulu va lui venir la confirmation qu'il voit juste : Mgr de Pins est nommé archevêque du diocèse en 1824 et très vite, après information, il approuve la congrégation de Marcellin.

La conclusion de cette étape de discernement est décrite par son biographe dans cette suave mise en scène : «En sortant de l'archevêché, le Père Champagnat se rendit à Fourvière pour remercier Dieu de tant de faveurs par l'entremise de Marie. Il resta longtemps profondément comme anéanti aux pieds de la divine Mère et, dans l'effusion de son cœur, il se consacra tout de nouveau à son service» (Vie, 151).

Le Père Champagnat n'était pas non plus étranger à la pratique du discernement communautaire. Dans bien des cas, son caractère de fondateur aurait pu, semble-t-il, lui permettre de compter sur sa seule intuition, sa seule autorité, ou en tout cas sur son seul discernement personnel. Vu surtout qu'il avait bien plus de formation et d'expérience que l'ensemble de ses Frères.

C'est ce discernement communautaire qui a lieu, même avant les tensions avec M. Bochard auxquelles j'ai fait largement allusion. Au milieu du Carême 1822, alors que le courant de nouvelles vocations était presque tari depuis pas mal de temps et que le noviciat était vide, Marcellin Champagnat se met à prier Marie fermement et elle lui répond de curieuse façon, semble-t-il. Un jeune homme renvoyé par les Frères des Écoles Chrétiennes vient un beau jour solliciter son entrée chez les Petits Frères de Marie, et, pour vaincre les soupçons du Père Champagnat, il promet de lui trouver des candidats à la vie religieuse. Ce qu'il fait sans tarder en lui en amenant huit.

Marcellin pèse le pour et le contre. D'une part ces jeunes lui font bonne impression et il peut se dire que c'est peut-être bien la réponse de Marie, si étonnante que soit cette invasion. D'autre part il ne sait rien d'aucun d'eux et il peut bien se douter que leur conducteur leur a inventé Dieu sait quoi. Par ailleurs il n'y a pas la place voulue pour tant de monde, et par dessus le marché comme la plupart ne peuvent pas payer une pension complète, si on les accepte, cela va obérer les finances de la communauté où l'on ne joint déjà pas les deux bouts.

Le premier biographe du Père Champagnat – qui était l'un des huit – nous dit que le Père Champagnat n'a pas voulu imposer ce fardeau à sa communauté sans consulter préalablement les principaux Frères. Le voilà donc qui écrit à ceux de Bourg-Argental et de St Sauveur. Il les réunit plusieurs fois dans sa chambre, leur parle des desseins de Dieu qui semblent se manifester clairement en faveur de la congrégation. Son avis est qu'on devrait accueillir ces jeunes qui visiblement semblent envoyés par la Providence. Les Frères sont d'accord pour qu'on reçoive les huit postulants et l'ex-Frère, mais aussi pour qu'on les soumette à des épreuves un peu exceptionnelles pour tester leur vocation (p. 128). Il faut bien remarquer que la plupart de ces Frères que consultait le Père Champagnat, pas seulement une fois mais plusieurs fois, étaient bien plus jeunes que lui, et qu'ils avaient au maximum cinq ans d'ancienneté dans la vie religieuse. Or, malgré cela il estimait que leur point de vue était un élément à considérer dans sa prise de décision.

L'autre cas que je voudrais rappeler a impliqué tout un processus de discernement beaucoup plus systématique. Il s'étend sur une bonne partie de l'année 1837. C'est lorsque le Père Champagnat a décidé de donner aux Règles de la congrégation une forme définitive en les faisant imprimer. Il faut ici placer une assez longue citation de la «Vie» qui montre bien comment il avait agi au cours des années précédentes pour rédiger peu à peu les articles et arriver à un texte final :

Il ajoute chaque année, les articles de détail dont les circonstances et l'accroissement de l'Institut ont démontré la nécessité ou l'utilité. Avant de les admettre, quoiqu'il les eût lui-même longtemps médités, il les soumettait à l'examen et à l'approbation des principaux Frères, qu'il réunissait en conseil ou qu'il consultait en particulier. Ainsi ce n'était qu'après avoir les avis de chacun d'eux, et pesé les observations de tous, qu'il adoptait les articles en discussion. Il prit les mêmes mesures et les mêmes précautions pour le règlement des classes et la méthode d'enseignement. Son intention, en agissant ainsi, était de s'éclairer et de n'adopter que des Règles que l'on observerait sans trop de difficulté.

Après avoir pratiqué ces règles pendant près de vingt ans, par forme d'essai, comme les maisons devenaient plus nombreuses, et qu'II était difficile de maintenir l'uniformité dans les manuscrits, il résolut de les faire imprimer après un nouvel examen.

Pour cela, il réunit un certain nombre de Frères des plus capables et des plus anciens, et pendant plus de six mois, il consacra avec eux chaque jour plusieurs heures à ce travail. Chaque article en particulier fut discuté et examiné, et il en est dont la discussion occupa plusieurs séances. Quelquefois avant de se décider, il demandait encore à prendre du temps pour réfléchir et pour prier…

Quand toute la Règle eut été ainsi discutée, il la remit à des hommes sages et savants, pour l'examiner, et lui dire bien simplement ce qu'ils en pensaient (Vie, 227-228).

6. Et maintenant

Le discernement a donc toujours fait partie de la tradition chrétienne, et, comme nous l'avons vu, de l'histoire mariste également. Mais il a davantage d'importance dans la vie mariste d'aujourd'hui, en ces temps où la spiritualité prend des nuances changeantes et qui réclament une continuelle adaptation.

Dans la spiritualité d'aujourd'hui on se rend compte que la «perfection» n'est pas quelque chose que j'atteins tout seul en suivant une série d'exercices ou de règles spirituelles. La sainteté —personne n'en doute aujourd'hui— s'acquiert en laissant Dieu nous recréer en Jésus-Christ. La perfection c'est lui qui la façonne. La vie atteint sa plénitude, non pas vraiment grâce à mon pèlerinage persévérant et héroïque, mais par ma correspondance généreuse avec l'Esprit, là où il est à l'œuvre dans ma vie. C'est tout le message de l'article 166 des Constitutions : «Nous supplions l'Esprit-Saint de briser les entraves qui nous empêchent de l'accueillir pleinement et nous coopérons à son action libératrice. Ainsi peu à peu le Christ devient le Seigneur de nos vies et nous fait porter des fruits qui demeurent.» Ce dont j'ai besoin c'est en effet de reconnaître sa voix et de l'entendre quand il demande ma coopération ; en d'autres termes de savoir discerner.

Oui, actuellement, il y a une vérité reconnue : mon expérience religieuse – de Dieu, de la vie, de moi-même – est une interaction très personnelle : Dieu entre en relation avec moi d'une manière qui présente un caractère unique. Le discernement est une des clefs les plus importantes pour m'ouvrir les secrets de cette relation.

Notre situation actuelle nous pose bien des questions, et des questions qui demandent une lecture attentive des signes des temps et beaucoup de soin pour écouter la voix de l'Esprit. C'est le cas pour notre engagement religieux, notre vie religieuse et le style qu'elle doit avoir, les exigences de la pauvreté et de la justice, notre apostolat, nos priorités apostoliques, notre recrutement, notre formation. Il n'y a pas de réponses toutes prêtes pour beaucoup de ces cas. Il faut discerner personnellement et en communauté pour voir où le Seigneur veut nous mener, et comment nous pouvons répondre au mieux avec foi et générosité.

Ces réalités soulignent le besoin que nous avons de bien comprendre le discernement et de découvrir la manière de discerner qui correspond le mieux au cadre de notre vie quotidienne.

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DEUXIÈME PARTIE

ÉLÉMENTS IMPORTANTS

 Avec ces exemples tirés de la Vie du Fondateur et avec l'aide des Constitutions je voudrais maintenant examiner quelques éléments importants qui sont nécessaires pour cultiver cette attitude de discernement.

1. Croyance en l'action de l'Esprit dans nos vies

En premier lieu nous devons croire que l'Esprit de Dieu est en action dans notre vie. Cette attitude de foi est fondamentale. J'ai déjà parlé de nous laisser conduire par l'Esprit. Nos Constitutions, à l'article 766 nous rappellent un principe fondamental de la vie spirituelle : quand nous parlons de croissance spirituelle, de croissance dans la foi, nous parlons essentiellement d'œuvre de Dieu. Or notre rôle à nous c'est de collaborer à l'initiative divine et de coopérer à une œuvre qui vise à nous rendre libres. Cela demande, selon l'article 41 «de développer l'esprit de communion et la fidélité intérieure aux motions de l'Esprit-Saint», qui peuvent être aidées par «le discernement spirituel, le dialogue sincère et libre avec les supérieurs et entre nous».

En somme l'attitude à adopter est celle d'«une écoute attentive de l'Esprit» (art. 120).

2. Recherche attentive de la volonté de Dieu

Évidemment, le discernement présuppose un vrai désir de faire la volonté de Dieu, dès lors que nous avons eu envie de la discerner. Cela implique donc que nous soyons sérieux dans nos choix, nos décisions, notre manière de vivre. Nous avons consacré notre vie à suivre Jésus comme l'a fait Marie, et donc cette tendance à vouloir faire la volonté de Dieu est centrale pour notre vie. Mais toutes nos décisions – nous en sommes bien conscients – ne sont pas prises, hélas ! dans cette lumière. Un Frère me disait un jour qu'il avait gaspillé vingt ans de sa vie. Comme je lui demandais ce qu'il voulait dire, il m'a précisé que c'était seulement au second noviciat qu'il avait trouvé le temps de réfléchir et de comprendre qu'il n'avait pas jusque-là travaillé pour le Royaume de Dieu mais pour ses petits royaumes à lui. C'est aussi ce qui arrive à n'importe lequel d'entre nous et nos motivations peuvent être souvent piquetées d'une foule d'éléments égoïstes.

Avoir un vrai désir de faire la volonté de Dieu implique de nombreuses conséquences :

a) Première implication : pour la vie de prière.

La prière s'insinue nécessairement dans tout le discernement. C'est ce que nous avons vu déjà dans le cas du Père Champagnat qui cherchait la volonté de Dieu «dans la prière, la consultation, la médiation des supérieurs et l'attention aux signes des temps» (Const. 39). Tout supérieur parmi nous est appelé à suivre le même chemin : «Dans la prière assidue et dans l'écoute de ses Frères, il reste attentif à l'action de l'Esprit» (art. 42). Ce modèle de conduite ne vient pas d'un moment à l'autre, car il faut énormément se dépouiller quand on vient à la prière, si l'on veut vraiment écouter la Parole de Dieu. Nous avons tous tellement de bagages, et, bien sûr, ils ne passent ni par la porte étroite, ni par le trou de l'aiguille qui sont l'entrée de ce royaume intérieur où l'on peut «vivre attentif à l'Esprit qui demeure en nous et prie en nous» (Const. art. 65).

b) Seconde implication : vouloir changer.

Oui il faut changer ses plans, faire des choix difficiles, être renouvelé, pour se convertir. Et tout ceci s'ajoute à la volonté d'entrer dans le mystère pascal de Jésus : «Jésus est pour nous l'exemple parfait que nous essayons de suivre. Mus par l'Esprit-Saint nous cherchons en tout l'accomplissement de la volonté du Père, nous unissant ainsi au mystère pascal du Fils» (art. 36).

Agir ainsi, jour après jour, peut former un ouvrage pas mal bigarré d'appels et de réponses. Souvent par exemple nous serons appelés à accepter de petites souffrances, de petits sacrifices – l'habituel donnant donnant de la vie communautaire et de la vie apostolique, les hauts et les bas habituels de nos humeurs et de notre santé. A l'occasion aussi pourra se présenter un obstacle plus énorme : changement de communauté ou d'école qui ne me dit rien ; changement d'apostolat, de Province, mise à la retraite. Tous les événements peuvent causer en notre for intérieur trouble et angoisse ; ils nous rendent «conscience de l'écart qu'il y a entre les appels de Dieu et notre réponse», et notre continuel «besoin de conversion». La solution consiste à rendre les armes :

«Nous supplions l'Esprit-Saint de briser les entraves qui nous empêchent de l'accueillir pleinement et nous coopérons à son action libératrice. Ainsi peu à peu le Christ devient le Seigneur de nos vies et nous fait porter des fruits qui demeurent» (Const. 166).

C'est ainsi qu'on trouve, par exemple, des cas extraordinaires de disponibilité apostolique pleine de générosité, des Frères acceptant avec sérénité des postes très difficiles. Mais il y a hélas ! l'inverse. On m'a cité le cas d'un Frère à qui on proposait un nouveau poste. Non seulement il voulait savoir exactement ce qu'il aurait à enseigner, le nombre d'heures, les autres activités, etc. … mais il fallait aussi lui préciser les talents culinaires de la cuisinière. Il est très possible de se construire en pleine vie religieuse une niche de confortable égoïsme.

3. Temps de réflexion

Si nous devons croître en sensibilité aux appels du Seigneur, en prise de conscience de sa présence dans notre vie, il faudra, d'une façon ou d'une autre, trouver le temps de réfléchir. Malheureusement le monde moderne pousse surtout à développer des vies sans réflexion. On est plus facilement occupé à faire qu'à penser à ce qu'on fait. Et c'est là une attitude diamétralement opposée à la réceptivité que nous voyons en Marie, elle qui est toujours attentive à Dieu pour lui obéir (ob-audire) dans les événements de la vie «gardant fidèlement toutes choses en son cœur».

L'un des moments de réflexion les plus importants pour nous, Frères maristes, est la révision de la fin du jour. Et Dieu sait qu'il est facile de mésestimer l'importance de cette prière. J'ai même l'impression que dans la vie de bien des Frères, elle n'est pas prise au sérieux. Si c'est le cas, je pense que nous négligeons un moyen qui pourrait puissamment nous aider à développer l'attitude de discernement. Plus encore, c'est un moyen très utile pour introduire dans notre vie une meilleure intégration des deux dimensions : contemplative et active. J'y reviendrai quand je traiterai ce point important de la révision de la journée.

4. Nous comprendre nous-mêmes

Un autre élément important, si nous voulons prendre le discernement au sérieux, consiste à bien nous comprendre nous-mêmes, nos forces et nos faiblesses, les valeurs qui nous motivent, les obstacles à notre croissance spirituelle. Qu'est-ce qu'il y a dans notre vie qui empêche notre ouïe de reconnaître tant d'appels de Dieu et d'y répondre, comme l'article 166 des Constitutions nous y invite ? Qu'est-ce qui provoque dans notre vie de telles perturbations que les messages de Dieu n'arrivent pas à passer, ou ne passent que dénaturés ? Faut-il chercher la cause dans l'ambition, comme Jacques et Jean (Marc 10, 35-40) ? Ou dans nos possessions, qui n'ont pas besoin d'être un gros tas pour nous empêcher de voir Dieu clairement ? Ou dans notre manque de liberté ? Ou dans notre simple peur, comme Pierre dans la cour du Grand-Prêtre – la peur de ce qu'on va nous demander ? Ou dans nos préjugés enracinés ? Ou dans notre manque d'ouverture ?

Pas facile de jeter un humble regard sur des rideaux de fumée que nous plaçons entre Dieu et nous pour nous cacher à lui, comme Adam au Jardin. Nous avons tous de ces obstacles cachés au fond de nous et pour les découvrir il faut une bonne connaissance de nous-mêmes. D'où parfois, notre besoin d'aide pour voir les mobiles cachés qui nous font agir.

Il y a une sagesse distillée dans une simple phrase de l'article 96 : «Nous aidons les jeunes (postulants) à se reconnaître, à s'accepter, à se dépasser et à se convertir à l'Évangile». C'est là en effet le travail de toute une vie, et combien sont importants ces quatre points, à commencer par la connaissance de soi-même. Quel don précieux reçoit un jeune quand on l'aide à mieux comprendre qui il est vraiment. Mais c'est vital pour chacun de progresser dans cette compréhension de soi. Notre liberté par exemple. Est-ce que je me rends compte du degré de liberté que j'apporte dans une prise de décision ? Il peut être intéressant de bien noter quelques-uns des facteurs qui limitent ma liberté quand j'ai à prendre une décision. J'ai rencontré un Frère qui était facilement indépendant ; mais paradoxalement, il n'avait guère, me semble-t-il ce qui fait un homme libre. Son attitude d'indépendance le coinçait littéralement. C'est facile de se croire libre alors qu'on est, en fait, ligoté.

On a parfois de ces cas de manque de liberté dans les décisions de groupes. Des décisions sont prises sous des formes subtiles de contrainte, bien que ce mot n'ait jamais été prononcé ! (J'y reviendrai en parlant des obstacles dans le discernement communautaire). Par contre Lech Walesa, le leader du syndicat Solidarnosc de Pologne, peut se présenter comme le plus libre des hommes, et il l'est, bien que la police suive chacun de ses pas, parce que, comme il dit : «La liberté intérieure est la seule liberté, et vous conservez votre liberté intérieure même quand vous êtes en prison.»

Donc nous essayons de parvenir à une plus grande compréhension de nous-mêmes, tout en reconnaissant que des obstacles et des blocages empêchent toujours notre complète liberté. Je pense que nous pouvons tous être d'accord avec cette affirmation, mais en fait, certalns religieux, à cause de la formation reçue —à la maison, à l'école, dans la vie religieuse— ont envers eux-mêmes une attitude très négative bien qu'inconsciemment, parce qu'ils croient que, de quelque façon, ils peuvent et doivent devenir littéralement parfaits. C'est l'auteur du «Nuage d'inconnaissance» qui disait : «Ce n'est pas ce que vous êtes ni ce que vous avez été, que Dieu regarde avec des yeux miséricordieux, mais ce que vous voudriez être».

5. Le rôle des sentiments

Finalement nous sommes aidés à avoir une attitude de discernement, si nous avons quelque idée des dimensions affectives de notre vie et du rôle qu'elles jouent dans notre manière de percevoir les appels et d'y répondre. Nous avons besoin de nous entraîner à être attentifs aux mouvements de notre cœur —dispositions, sentiments, inspirations, désirs— et à l'être en esprit de prière, et à analyser ces mouvements en esprit de prière aussi, afin de voir lesquels révèlent Dieu actif en nous et lesquels viennent de sources qui ne sont pas de Dieu.[1] Lesquels nous mènent vers une plus grande ouverture à Dieu et aux autres ? Lesquels semblent nous renfermer sur nous-mêmes et nous murer hors de la communion avec les autres ? (Plus loin, je parlerai de la revue de la journée, ce qui est très important pour cette réflexion.)

Nous avons un bon exemple de ceci dans la vie de Frère Louis, la seconde recrue du Père Champagnat. À un certain moment de sa vie religieuse il éprouve au fond de lui-même une attraction croissante pour la prêtrise. Il pense qu'en étant prêtre, il pourrait aider les gens plus efficacement, s'unir plus fréquemment au Seigneur et donner plus facilement cours à son amour pour l'étude. Un tel «mouvement» appuyé sur des motifs si louables, semblait bien pouvoir être une motion de l'Esprit. Mais le Père Champagnat s'est vite rendu compte que c'était une illusion et que cette inspiration ne venait pas de Dieu. Sa réaction a été plus intuitive que rationnelle, mais elle était la bonne. Il a exhorté Frère Louis à rejeter cette idée et à se limiter à bien vivre sa vie de Frère Mariste. La paix, la joie et la consolation que Frère Louis a ensuite éprouvées ont montré que le discernement du Père Champagnat avait été authentique.

Un directeur spirituel capable peut aider beaucoup pour apprendre à mieux interpréter les divers mouvements du cœur, et beaucoup parmi nous ont pu faire l'expérience de cette aide au cours de retraites dirigées.

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TROISIÈME PARTIE

DISCERNEMENT COMMUNAUTAIRE

REMARQUES GÉNÉRALES

L'article 43 de nos Constitutions, que j'ai déjà cité plusieurs fois montre très clairement que le discernement n'est pas seulement un processus à engager par des individuels. Il convient aussi à des groupes, à des communautés, à des Provinces et à l'Institut lui-même en constante recherche pour découvrir la volonté de Dieu. Cette recherche est ce qui donne sens à notre vie, et une des raisons de vivre en communauté est justement de nous entraider à y arriver. C'est une partie importante de notre spiritualité en tant que Maristes, et une raison beaucoup plus stimulante pour la vie commune que le simple fait de nous trouver ensemble à travailler dans la même école.

Évidemment, quand on part de cette prémisse, les grandes questions commencent à surgir : Au fait, à quel point vivons-nous ensemble l'Évangile ? Jusqu'à quel degré voulons-nous mettre Jésus au centre de notre vie comme groupe ? Comment vivons-nous ensemble une vie de Frères ?

Bien sûr, nous vivons ensemble à divers niveaux, et c'est pourquoi notre recherche mutuelle de la volonté de Dieu a lieu aussi à divers niveaux. Dans sa forme la plus simple, notre discernement ensemble est d'abord un sens instinctif de la volonté de Dieu sur nous, qui dérive de notre formation et de notre expérience ; ce sens guide la communauté dans sa vie ordinaire de chaque jour, sans aucun besoin d'une recherche prolongée. Il va de soi, nous semble-t-il, par exemple, que Jésus et Marie nous veulent hospitaliers, prêts à rendre service à ceux qui sont dans le besoin et que nous allons rencontrer ce jour. Ainsi pourrons-nous vivre comme des Frères. C'est là un niveau très spontané de discernement communautaire.

Mais nous passons à un autre niveau quand la communauté éprouve le besoin de décider sur quelque aspect particulier de sa vie ou de son apostolat, ou quand quelque discernement personnel d'un membre de la communauté concerne tous les autres et donc appelle à une décision communautaire. Les réunions communautaires nous donnent l'occasion de réfléchir ensemble et de décider quels changements sont souhaitables face à des circonstances qui ont changé.

Et puis il y a les occasions spéciales qui demandent une recherche communautaire de la volonté de Dieu plus délibérée, par exemple pour faire un plan de vie communautaire ou pour dresser des plans en vue de l'avenir de la Province. Une de nos tâches, si je me réfère aux Constitutions (art. 130) est :

«de discerner avec les Frères ce qui favorise l'adaptation de leur apostolat aux besoins des temps selon le charisme de l'Institut

Le discernement communautaire renferme un grau potentiel pour la construction de la communauté en rendant un groupe plus centré sur Dieu, plus marial dans son esprit et plus orienté vers les personnes. Il y a quelque chose de très vital, de très fondamental dans le partage et la recherche communautaire de ce groupe, dans sa découverte de la ligne où Dieu dirige chacun de ses membres et dans la fidélité de leur réponse. Cette communauté de buts, à un niveau spirituel si profond maintient en éveil l'enthousiasme et la créativité qui donnent à la vie et à la mission d'une communauté tout son dynamisme. Oui, un vrai discernement rapproche les gens et forge entre eux des liens puissants.

Si chacun s'habitue à un discernement personnel, alors le discernement communautaire est relativement facile, parce que nous pouvons apporter une expérience, un savoir-faire au contexte plus large d'une recherche en commun de la volonté de Dieu. Si nous avons l'habitude d'écouter la voix du Seigneur, si nous sommes capables de bien orienter ce qui se passe dans notre cœur, au moyen de l'examen et, si possible, avec l'aide de la direction spirituelle, nous apporterons certainement au discernement communautaire quelque chose de l'attitude décrite dans l'article 43 : «esprit de foi, écoute de la Parole… renoncement à des intérêts de personnes ou de groupes».

Outre cette disponibilité personnelle de base à discerner ensemble, les membres de la communauté doivent être prêts à communiquer entre eux. Or, pour être capables d'écouter l'Esprit-Saint qui parle en chacun, Il faut d'abord savoir écouter le Frère, l'encourager à parler de ses pensées et sentiments profonds, et l'inviter à nous partager son expérience de Dieu. Ceci demande une confiance mutuelle et un échange d'intuitions qui soit largement accepté au sujet de notre charisme et de la manière dont il s'exprime dans les idéaux que la communauté se propose et aussi dans les moyens qui font passer ces idéaux dans la pratique.

De plus, avant même de commencer un discernement proprement dit, les Frères de la communauté doivent pouvoir réfléchir ensemble bien objectivement sur la question dont ils vont débattre. Par exemple, nous savons par expérience que lorsqu'il s'agit de se retirer d'un apostolat qui remonte loin dans le temps, l'objectivité n'est pas évidente. Les émotions ont des racines et celles-ci peuvent être vigoureuses. Cependant si l'on veut discerner, les Frères qui vont participer doivent nécessairement travailler ensemble, s'engageant à chercher la décision qui sera la plus évidente, à l'accepter et à rester loyaux devant le résultat quel qu'il soit.

Permettez-moi, maintenant, quelques réflexions sur quatre points importants pour un discernement communautaire.

1. Communion

Frères Maristes, nous devons poser comme point de départ fondamental une réalité : nous sommes une communion centrée sur le Christ, ce Jésus qui était tout tendu vers la volonté du Père. Il faut prendre au sérieux notre devoir de «développer l'esprit de communion et la fidélité intérieure aux motions de l'Esprit-Saint» (Const. 41). En un, tel contexte, chacun peut se sentir appelé à s'efforcer «d'édifier dans le Christ une communauté fraternelle dans laquelle Dieu soit aimé avant tout» (art. 122). Si par contre, il n'y a pas un vrai effort pour bâtir et entretenir ce sens de la communauté, il ne peut pas y avoir un vrai discernement communautaire. Écoutez les paroles du Testament Spirituel. Elles prennent ici toute leur importance :

«Je vous prie, mes bien chers Frères, de toute l'affection de mon âme et par toute celle que vous avez pour moi de faire en sorte que la sainte charité se maintienne toujours parmi vous. Aimez-vous les uns les autres comme Jésus-Christ vous a aimés. Qu'il n'y ait entre vous qu'un même cœur et un même esprit. Qu'on puisse dire des Petits Frères de Marie comme des premiers chrétiens : Voyez comme ils s'aiment !… C'est le vœu de mon cœur le plus ardent à ce dernier jour de ma vie. Oui, mes très chers Frères, écoutez les dernières paroles de votre Père ; ce sont celles de notre bien-aimé Sauveur : "Aimez-vous les uns les autres" » (Const. p. 170).

Quand nous nous rassemblons en communauté pour discerner quelle peut être la volonté de Dieu dans une situation particulière, nous reconnaissons que le résultat ne pourra pas être parfait, à cause de nos limitations humaines, mais nous devons prier sur la décision à prendre, analyser les données aussi objectivement que possible, accepter que certains soient plus compétents que d'autres dans cette sorte d'analyse, accueillir la contribution de chacun et puis nous efforcer d'arriver à un consensus.

Normalement, à vrai dire, cela supposerait une vie de prière sérieuse dans la communauté, et un bon entraînement à l'échange. Je crois que nous avons fait pas mal de progrès sur ce terrain depuis quelque quinze ans. Par exemple, aux chapitres tant provinciaux que généraux, les affrontements se sont réduits au profit d'efforts plus vrais pour écouter les autres et le climat a gagné aussi en esprit de prière. C'est là certainement une amélioration bénie par rapport à des réunions «à faire frémir» que l'on a connues ou dont on a entendu parler. J'ai eu l'occasion de participer à des Chapitres provinciaux où l'on sentait très fortement la présence de l'Esprit.., où, en tout cas, l'on remarquait un grand respect pour la présence de l'Esprit parmi nous.

Bien sûr, le Chapitre et les réunions de Supérieurs n'arrivent pas très souvent et n'impliquent pas tous les Frères. Mais chaque communauté peut développer sa capacité d'écouter ensemble la voix de Dieu et d'y répondre. Chaque communauté peut faire un effort pour découvrir les moyens d'accroître cette aptitude à partager, à un niveau capable d'intensifier le sens de la communion parmi ses membres. Quelques communautés ont trouvé très utile une prière partagée sur une péricope de l'Écriture ou quelques articles des Constitutions. D'autres ont progressé communautairement grâce à un partage de foi sur des expériences personnelles, par exemple d'apostolat.

Une autre méthode a aidé certains ; la «révision de vie» sur certains aspects de la vie communautaire ; ou encore l'évaluation de l'apostolat de la communauté à la lumière de la mission d'ensemble de la Province. Une chose est certaine : quelques communautés ont été grandement aidées à cet égard en faisant un plan de vie communautaire qui «permette d'exercer la coresponsabilité dans la recherche de la volonté de Dieu» (Statuts, art. 50. 1).

Il est très consolant de voir qu'il y a beaucoup de communautés où régulièrement on réfléchit ensemble sur l'Écriture et les Constitutions. Oui je crois cela très encourageant et capable d'attirer beaucoup de bénédictions sur les individus et les communautés. Nous avons consacré notre vie à suivre Jésus. Nous apportons la Bonne Nouvelle de Jésus aux jeunes. Que c'est triste de ne pouvoir partager cette Bonne Nouvelle avec nos Frères ! Je sais que, pour quelques-uns d'entre vous, ce n'est pas facile, et les raisons en sont très variées, y compris la formation et le caractère, mais je vous félicite de tout cœur pour vos efforts et votre bonne volonté. Je suis d'ailleurs bien conscient qu'il y a des Frères qui peuvent n'être guère doués pour «partager», mais qui partagent leur vie admirablement d'autres façons.

A ceux maintenant qui pensent peut-être n'avoir pas assez de temps à consacrer à la réflexion dont j'ai parlé, je voudrais suggérer qu'ils feront bien d'examiner de très près leurs priorités.

2. Obéissance responsable

Un des moyens, les plus obvies et les plus nécessaires pour montrer le genre d'amour mutuel que nous a demandé le Père Champagnat et pour assurer une responsabilité personnelle et communautaire dans l'exercice de l'obéissance c'est d'accepter une vision réelle de cette vertu : l'obéissance ne consiste pas simplement à faire ce qu'ordonne un supérieur, mais aussi à être attentif à l'expression de la volonté de Dieu en toutes les manières dont elle se manifeste, et puis à la faire ensemble.

Vatican Il qui, en Perfectae caritatis, n° 14, avait beaucoup à dire aux Supérieurs sur l'obéissance, a mis aussi très fort l'accent sur un exercice d'obéissance mutuel et coopératif, et avec des mots qui ont très vite trouvé un écho dans nos documents et notre vie pratique.

Le Concile a dit clairement que les Supérieurs :

«Amèneront les religieux à la collaboration par une obéissance responsable et active tant dans l'accomplissement de leurs tâches que dans les initiatives à prendre. Ils les écouteront donc volontiers, susciteront leur effort commun pour le besoin de l'institut et de l'Église, usant toutefois de leur autorité quand il faut décider et commander ce qui doit être fait. Les Chapitres et Conseils rempliront fidèlement la fonction qui leur est dévolue dans le gouvernement : que ces organes, chacun à sa manière, expriment la participation et l'intérêt de tous les membres au bien de toute la communauté» (P. C. 14).

Cette recommandation a sûrement eu une bonne emprise parmi nous depuis le Chapitre Général de 1967 sous diverses formes qui se sont mises en place dans les Provinces et les Communautés pour aboutir à des décisions et les rendre effectives. Ainsi nous avons des Chapitres provinciaux, parfois des assemblées provinciales et régionales, des convocations, des enquêtes, des questionnaires, des comités, commissions et réunions de communauté. C'est clair que nous avons tous été encouragés, et à tout niveau, à prendre nos responsabilités pour des décisions importantes qui affectent présent et avenir des Provinces.

Ces divers moyens ne sont autres que des concrétisations de ce que nous recommandent plusieurs articles des Constitutions, par exemple :

Par notre profession religieuse, nous devenons coresponsables de l'Institut. Cette coresponsabilité s'exprime selon la diversité des tâches et se développe à travers les structures mises en place par notre droit propre.

«Grâce à l'application du principe de subsidiarité sont respectés les droits et les devoirs des personnes et des communautés. Ce respect favorise notre engagement dans la réalisation de la mission de l'Institut» (art. 119).

Les Supérieurs regardent leur charge comme un service. Frères parmi leurs Frères ils suscitent leur obéissance responsable et active dans le respect des personnes, les écoutent volontiers et favorisent la concertation pour le bien de l'Institut et de l'Église» (Const. art. 122).

Ailleurs, on nous rappelle combien cette manière d'agir est enracinée dans la fidélité à l'Esprit et à la pratique du Père Champagnat, qui,

«dans son service de l'autorité auprès de ses Frères… a donné l'exemple de la prudence, du dynamisme et de la compréhension. Il priait longuement avant de prendre une décision» (Const. 121).

Dans sa circulaire sur l'obéissance, en 1975, Frère Basilio a parlé très clairement et avec beaucoup de précision sur nombre d'aspects de l'obéissance communautaire. Permettez-moi d'en citer simplement deux :

«La coresponsabilité cherche les moyens de nous rendre responsables les uns des autres dans l'amour du Christ : communautairement j'assume la vie de mon Frère, et lui, assume ma vie… Allons-nous être des rayons d'une circonférence qui sont unis vitalement au centre (le supérieur) mais n'ont pas de communication entre eux ?» (p. 129-130).

«Il faut donc mettre chaque chose bien à sa place. Non pas en disant "qu'est-ce que la communauté veut que nous fassions ?"… Une communauté d'ordre surnaturel se la pose autrement : "qu'est-ce que la communauté croit que Dieu demande d'elle ?" Et ceci change tout le sens de son dialogue» (130-131).

3. Les blocages

On a donc dit bien des choses en faveur du discernement communautaire tel que nous devrions le pratiquer. Mais quel que soit à cet égard notre degré d'assentiment, nous sommes bien forcés d'admettre, généralement hélas, par expérience, que le discernement reste un idéal pas toujours facile à réaliser. Tous nous avons connu ces réunions éprouvantes où il y avait de durs blocages. A cause de ce risque, compte tenu de la vie occupée que nous avons, du temps et de l'énergie que cela va nous prendre, c'est souvent tout un problème simplement de programmer une réunion. Mais c'est là qu'il faudrait nous souvenir que le plus urgent doit passer parfois après le plus important.

Donc, quand nous arrivons à ménager du temps pour une réunion, nous savons ce qui peut arriver. Consciemment ou inconsciemment, tels ou tels seront capables de dominer, de manipuler le groupe. Facilité de parole, ou sautes d'humeur, ils vont peut-être empêcher la discussion sur certains thèmes ou la faire glisser à l'écart de ce qui les gênerait personnellement. En effet, pour quelques-uns d'entre nous qui vieillissons, tout changement est très menaçant et parfois nous acquérons des «techniques» (morosité, colère, obstination) pour nous protéger contre le supérieur de communauté : qu'il n'essaie pas de nous mener sur des chemins où nous ne voulons pas aller ! Par ailleurs, à l'autre extrême, il y a ceux qui vivraient de nouveautés qui changent pour le plaisir de changer. Si on ne les bridait pas ils vous feraient galoper la communauté après toutes les marottes et les innovations, dans la prière, les formes d'apostolat, le style de vie. Reconnaissons cependant qu'il n'y a pas souvent excès de ce côté-là.

Ce dont nous avons tous besoin, c'est d'être libérés ; libérés de nos peurs qui nous bloquent tous à un moment ou l'autre, et qui en bloquent certains pour la vie entière. Si nos communautés pouvaient toutes être libérées de leurs peurs et partager plus pleinement ensemble leur vie selon l'Évangile, il y aurait une fantastique explosion de liberté dans notre vie communautaire et dans notre mission.

Je me souviens d'un incident où l'on avait atteint un haut degré de libération. Dans une communauté non mariste un confrère alcoolique fut mis en face de la réalité de sa maladie. Tout le monde avait peur de lui dire franchement qu'il était en train de se détruire à force de boire, et que c'était visible. Finalement, ils arrivèrent à le lui dire gentiment, en tremblant, bien maladroitement mais avec beaucoup d'amour et ils s'aperçurent alors que leur Frère se rendait bien compte de son état, mais avait été incapable de se l'avouer clairement à lui-même, donc encore bien moins aux autres. En grande partie c'était par peur d'être envoyé dans un centre de traitement et de ne pouvoir revenir ensuite à sa communauté.

Quand ses confrères lui eurent assuré avec chaleur, gentillesse, amour qu'ils feraient tout pour lui rester proches pendant son traitement, et lui assurer aussi que le Provincial le remettrait ensuite dans cette même communauté, il put leur dire à tous : «C'est moi qui vous le dis, jamais je ne me suis senti aussi aimé de toute ma vie !»

Je pense que ce sentiment d'être aimé, et donc d'être libéré de tout ce qui vous met «dans les ténèbres et l'ombre de la mort» est très voisin de ce qu'ont ressenti si fortement les apôtres, le matin de Pentecôte, alors qu'ils bondissaient hors de la prison où ils s'étaient enfermés. Leur joie était si débordante de se sentir libérés et fortifiés par l'Esprit de Jésus que ceux qui les voyaient et entendaient haussaient les épaules et les prenaient pour un ramassis d'ivrognes matinaux.

Une certaine fois que j'étais dans une Province travaillant cette question du discernement, les Frères avaient fait la liste des blocages expérimentés dans leurs communautés et qui empêchaient leur savoir-faire de réussir au niveau communautaire :

1. l'indifférence,

2. les préjugés personnels,

3. le manque de confiance,

4. la recherche d'une issue la plus facile possible,

5. le manque de profondeur et de fidélité dans la vie de prière,

6. la peur du lâchage de quelques-uns,

7. la présence de quelques-uns habiles à manipuler ou à bloquer,

8. le manque de confiance suite à ce que l'on connaît du passé,

9. le manque d'une volonté d'écoute,

10. la pression qu'exercent les structures,

11. la différence de générations,

12. le manque d'envie de changement,

13. l'inaptitude à interpréter ses propres sentiments,

14. une place trop grande laissée au Supérieur,

15. la peur de rouvrir des blessures,

16. la peur de l'intimité,

17. la tendance à chercher des réponses naturelles plutôt que des réponses de foi,

18. la surcharge de travail,

19. le manque de temps.

Vous serez d'accord, je pense, pour voir là une liste qui va au fond du problème. Peut-être pourrions-nous tous produire une semblable liste des pierres d'achoppement que nous reconnaissons en nous et en nos confrères quand nous nous réunissons en tant que communauté. Et la tentation est peut-être aussi, à la lecture de cette liste, de cocher mentalement tel numéro en y mettant un nom de notre communauté correspondant bien à tel obstacle… naturel si l'on veut, mais qui est un terrible frein.

Mieux vaut à vrai dire, quand nous sommes conscients des barrières que nous avons dressées, nous demander de quelle façon notre conduite et nos réactions particulières empêchent l'effort du groupe vers la communion et le discernement, que ce soit en communauté, en conseil ou en chapitre.

Ne soyons pas découragés par cette preuve de notre humaine fragilité et pour cela rappelons-nous le mot de St Paul, expérience faite de la condition humaine : «Nous portons ce trésor dans des vases d'argile pour que cet excès de puissance soit de Dieu et ne vienne pas de nous» (2 Cor 4.7).

4. Processus communautaire

Pour certaines décisions importantes, il peut y avoir avantage à faire usage en communauté d'un processus classique de discernement en parcourant des étapes semblables à celles qui ont eu lieu à Rome en 1977. A la requête du Conseil Général, les Provinciaux qui envoyaient des Frères au centre de spiritualité de langue française se sont rencontrés avec le Frère Supérieur Général et cinq Conseillers Généraux. Quelques-uns de ces Provinciaux étalent en faveur d'un recyclage court de quelques semaines au lieu des cinq mois traditionnels. Le Conseil Général était plutôt d'avis qu'une période trop réduite serait bien moins efficace, mais, face aux raisons mises en avant pour le changement, spécialement la difficulté de libérer des Frères de leur emploi pendant cinq ou six mois, on jugea qu'il valait mieux discerner ensemble et se mettre sous la mouvance de l'Esprit.

La première étape fut une prière pour se laisser guider, pour demander d'être détaché de ses idées personnelles et de laisser une absolue priorité à la volonté de Dieu. La question que l'on devait discerner était formulée clairement : «Faut-il rouvrir le centre francophone de spiritualité mariste ?»

On mit sous les yeux de tous, oralement et par écrit tout ce qui avait fait le matériel de base du «Second Noviciat» et des autres programmes de renouveau. Le groupe écouta, accepta une explication de la méthode de discernement que l'on allait suivre. Dans une atmosphère de prière et de réflexion personnelles, chaque Frère devait découvrir à la lumière de l'idéal évangélique et de la réalité concrète de l'époque, ce qu'il voyait comme étant la volonté de Dieu.

Étape suivante : chaque Frère, après un temps de prière et de réflexion personnelle, établissait et écrivait ses raisons pour une réponse négative, c'est-à-dire les difficultés et obstacles qu'il avait à la réouverture du centre. Chacun rapportait son résultat au groupe, qui écoutait sans discussion, et les raisons étalent regroupées.

La même méthode fut suivie pour mettre noir sur blanc les raisons de donner une réponse positive. Chacun alors priait et réfléchissait sur les raisons pour et les raisons contre essayant de voir vers où penchait maintenant sa décision. On passa ensuite à une discussion générale des pour et des contre et chacun était invité à écrire une raison négative et une positive qui lui semblaient plus déterminantes. La discussion s'orienta alors vers une si générale reconnaissance du besoin d'un centre que le groupe en fut passablement surpris. La décision finale, selon le plan que l'on avait accepté, fut d'attendre le jour suivant pour continuer.

Cependant, pour permettre la discussion des questions qui se poseraient au sujet de l'organisation du Centre, on fit un vote blanc pour voir si le groupe voulait vraiment donner une réponse positive. Après un temps de prière et de réflexion le vote eut lieu, donnant 13 pour, 1 contre et 1 abstention.

Dans une dernière session, chaque Provincial put s'exprimer dans un vote consultatif, la proposition étant ainsi formulée : «outre les moyens employés pour réaliser la formation permanente dans votre Province, voulez-vous un centre francophone international de spiritualité mariste pour mettre en œuvre le renouveau recommandé par le Chapitre Général ?» Le vote fut unanime : 15 pour. Restait au Conseil Général à prendre la décision finale et à organiser le Centre.

Évidemment ce processus doit être adapté selon les circonstances : importance du problème à résoudre, temps disponible, etc. …

Une dernière remarque sur ce processus. La liste des pour et des contre est très utile quand on traite des sujets nombreux et divers. Parfois un groupe peut se diviser ou même se polariser sur une conclusion dès le début. La discipline mentale de chacun qui s'oblige à réfléchir aux raisons contre et ensuite aux raisons pour, facilite grandement une discussion bien plus libre. J'ai constaté les bons résultats de cette technique dans des situations où l'on n'avait guère de chances d'aboutir à un consensus, parce que certains étalent d'avance fixés en faveur ou en défaveur de la proposition. Faire des listes séparées des pour et des contre oblige à être plus objectif face au problème. Vu que les sentiments contre quelque chose sont souvent d'une plus grande force émotionnelle que les sentiments pour, il y a psychologiquement avantage à considérer ceux-là avant ceux-ci ; cela clarifie l'atmosphère et réduit les tensions.

5. Note importante

Je vais conclure cette section par une remarque très importante. J'ai mentionné plus haut les priorités de l'Institut telles que les voit le Conseil Général. L'une d'elles est la MISSION, mais cette priorité implique aussi le développement d'un esprit de discernement communautaire, spécialement en vue du choix des priorités apostoliques.

Cette question des priorités apostoliques est un des grands défis que l'Institut doit relever en cette période de son histoire. Quelques Provinces ont répondu très positivement et avec beaucoup de créativité ; d'autres en sont encore au début, et d'autres n'ont pas bougé. Mais ce sera incontestablement une des décisions les plus signifiantes pour nous tous, et qu'il faudra prendre à bras-le-corps avec audace, pleins d'espérance, de créativité… et d'humilité. Audace et humilité peuvent sembler étrangement disparates mais il faut les deux. L'audace est le signe caractéristique «d'un vrai charisme» et Dieu sait que c'est clair dans la vie de Marcellin Champagnat. Et en même temps, l'humilité est nécessaire pour affronter les événements, pour voir la réalité comme elle est et non pas comme nous voudrions qu'elle fût. L'humilité il la faut aussi pour planifier, pour reconnaître que nous ne sommes pas appelés à tout faire, mais, après avoir bien regardé les besoins et nos ressources correspondantes, à prendre des décisions avec audace.

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QUATRIÈME PARTIE

UN COEUR QUI APPREND À DISCERNER

 Quand je parle d'écouter le Seigneur, je ne pense pas à des voix célestes, à des messages spéciaux, mais à des sources bien claires dont la plus importante est l'Écriture. Le Concile nous a rappelé le devoir de nous plonger dans l'Écriture, de la lire tous les jours de façon à connaître «le gain suréminent qu'est la connaissance du Christ Jésus» (Ph 3.8). Le Concile nous a aussi rappelé ce mot de St Jérôme : «Ignorer l'Écriture c'est ignorer le Christ».

Pour nous, Frères maristes il est aussi une autre source très importante : nos Constitutions. Telle est notre référence la plus riche et la plus complète depuis le début de l'Institut, l'idéal inspirateur de notre

 vie mariste basé sur le charisme du Fondateur et l'inspiration de l'Esprit-Saint. Les Constitutions ne sont pas quelque chose imposé du dehors (elles ne sont pas non plus la parole du Supérieur Général et de son Conseil), elles sont le fruit de 20 ans de travaux achevés au Chapitre Général de 1985, et auxquels tous les Frères de l'Institut ont pu apporter leur contribution. La toute dernière touche a été mise par les représentants du monde mariste présents à ce Chapitre. Aussi ce texte définitif est-il la plus soigneuse distillation jamais faite de notre charisme mariste, de notre vocation mariste. Et c'est pourquoi c'est une source si importante pour nous.

Évidemment il y a d'autres sources – l'Église, les signes des temps, les pauvres… et il y en a même une que nous avons tendance à négliger et qui est notre vie de tous les jours – les événements de notre vie quotidienne. Une des raisons de cette négligence est peut-être à chercher dans la distinction artificielle que l'on fait parfois entre l'humain et le spirituel. Certains Frères veulent bien reconnaître que Dieu leur parle dans l'Écriture, mais non dans la rencontre d'un élève difficile. Je me souviens encore d'avoir été à la fois stupéfait et déçu, il y a quelques années en parcourant les conclusions d'une étude sur les Valeurs qui avait été faite en Australie. A la question : «Avez-vous jamais eu une expérience spirituelle ?» la plupart répondaient non, quoique la majorité fussent parents et chrétiens. Oui ce qui me surprenait c'est qu'ils ne voyaient pas la naissance de leurs enfants comme une expérience spirituelle. Quel dommage ! On va dire, bien sûr, que c'est une question de langage, et c'est possible, mais il n'est pas difficile de trouver des gens pour qui la dimension spirituelle de la vie se réduit à la prière, la messe et c'est à peu près tout. Élever ses enfants, se sacrifier pour son conjoint, se réconcilier à l'intérieur de la famille n'est pas perçu comme «spirituel». Et pourtant tant d'expériences de grâce, tant de contacts personnels que Dieu établit avec nous n'ont pas lieu à l'église, mais au cours des événements quotidiens. Sainte Thérèse d'Avila le disait fort justement : «Le Seigneur est parmi les casseroles.»

Nous aussi nous pouvons sous-estimer l'importance de notre vie quotidienne, de nos contacts avec nos Frères, nos élèves, avec la nature, les nouvelles, comme source d'écoute du Seigneur. Nous pouvons même avoir cette idée fausse que c'est seulement pendant notre prière que l'Esprit agit en nous.

Et c'est une des raisons pour lesquelles la révision de la journée dont parle l'article 72 est, à mon avis, une des plus importantes prières et un moyen puissant pour nous entraîner à écouter le Seigneur afin de discerner sa présence et ses appels dans notre vie. Oui, cela peut-être appelé prière de discernement, une prière qui nous aide à trouver Dieu en tout, qui nous aide à prendre de mieux en mieux conscience qu'il nous attire à lui et aussi qu'il nous aide à croître dans la compréhension de nous-mêmes.

La révision peut nous aider à développer une sorte de sixième sens pour les choses de Dieu et pour sa présence dans notre vie. Il peut nous aider à discerner plus clairement si c'est Dieu qui nous attire vers tels ou tels projets ou expériences, ou si c'est notre ego habilement déguisé qui fait surgir un mirage où nous avons envie d'aller bâtir notre royaume.

RÉVISION DE LA JOURNÉE

«Chaque soir, nous prenons un moment pour revoir notre journée. Nous remercions le Père des signes de son amour, nous lui demandons pardon de nos fautes et nous renouvelons notre désir de fidélité par un acte d'abandon filial» (Const. 72).

Certains d'entre nous ont bien connu le style ancien, le petit fascicule d'Examen de conscience présenté comme un registre avec des pages réglées qui permettait de tenir une certaine comptabilité concernant les fautes contre la charité, le silence, etc. Il faisait partie de l'équipement pour l'examen auquel dix minutes étaient consacrées chaque soir. Je pense que ces fascicules visaient un but utile mais, tout compte fait, il y avait probablement le danger de trop mettre l'accent sur les faiblesses et les transgressions, qui tendaient à devenir l'objet principal de l'examen. Peut-être aussi y avait-il là une tendance un peu pélagienne : être amené à penser que la croissance en sainteté était NOTRE œuvre, que NOUS étions les artisans —assez largement— de notre propre rédemption. D'où notre préoccupation, chaque soir, de contrôler les progrès réalisés, les gains et pertes enregistrés, ce qui avait été fait ou pas fait. De plus, il semble que pour tels ou tels cela constituait une autodestruction assez continuelle, découragés qu'ils étalent par leurs continuels manquements.

Au début de cette année, en visite au Chili, j'ai pu faire une petite visite au noviciat où un groupe de Frères de plusieurs Provinces se préparaient à la profession perpétuelle. J'ai demandé au prêtre qui dirigeait les Grands Exercices ce qu'il avait dit à ces jeunes au sujet de l'examen. Il m'a répondu qu'il avait sur ce sujet un excellent article écrit par un jésuite américain et c'était de là qu'il partait pour parler aux Frères. Je lui ai causé quelque surprise en lui disant le nom de l'auteur : Père George Aschenbrenner, actuellement directeur spirituel au Collège américain de Rome. Je savais son nom pour une raison bien simple. Dans le domaine de la spiritualité cet article était l'un des plus connus de langue anglaise, parus au cours de ces vingt dernières années. Or, dans cet article le Père Aschenbrenner parlait du besoin d'un retour au véritable esprit de l'Examen-Révision. Rappelez-vous qu'il y a dans l'examen classique cinq moments :

1. Remerciement    2. Prière pour demander la lumière     3. Examen       4. Contrition. Repentir        5. Résolutions

Le but de l'examen est de permettre une révision de la vie quotidienne axée non pas tant sur ce que j'ai ou n'ai pas fait dans ma recherche de la sainteté, mais de ce que le Seigneur fait dans ma vie, sur son action, sur la manière dont il me forme à la sainteté. L'examen n'est pas tellement un temps pour nous examiner sur nos fautes et nos manques, mais plutôt pour rester en contact avec la présence du Seigneur dans notre vie, pour voir comment il nous attire à lui continuellement. C'est un exercice de discernement qui nous aide à répondre à l'appel de Dieu dans notre vie quotidienne.

Le troisième moment de la Révision-Examen est bien cependant l'examen, mais pas uniquement dans le sens de calculs des fautes, des faiblesses ou des victoires. Non, telle n'est pas la matière de l'examen. Le premier but de cette prière est de réfléchir calmement sur la manière dont le Seigneur m'a appelé, m'a attiré à lui pendant le jour. Son action dans ma vie : voilà ce qui est premier. C'est à cette lumière que je dois examiner mes actions. Et cette distinction est très importante.

Si nous réfléchissons là-dessus, nous pouvons voir la logique des cinq moments. On commence en louant le Père pour la manière dont il nous a manifesté son amour au cours de la journée. On le remercie pour ce grand amour qu'il nous a manifesté de bien des façons, y incluant tout ce qui nous est arrivé au cours même de cette journée, mais plus spécialement pour ce qui nous apparaît comme bienfaits.

Nous demandons ensuite la lumière pour mieux comprendre sa présence et son action dans notre vie au cours de la journée. Nous prions l'Esprit-Saint d'incruster en nous le sentiment que nous sommes aimés et de nous aider à découvrir les meilleurs moyens de répondre à cet amour.

Ensuite pendant l'examen nous réfléchissons sur la journée, et l'action de Dieu en nous pendant cette journée —ce qui s'est passé, comment il nous a touchés et attirés. Et puis nous examinons comment nous avons réagi à cette action du Seigneur dans notre vie, ce qu'ont été nos actions, notre réponse.

Nous reconnaissons que, de quelque façon, notre réponse à l'action du Seigneur dans notre vie a été inadéquate, a manqué de générosité et nous venons au Père comme le Fils prodigue, ouvrant notre cœur à son amour et demandant pardon. Ce sera parfois un regret général, mais parfois aussi un regret pour telle action bien précise, celle-ci ayant été une réponse très inadéquate à son amour qui était à l'œuvre dans notre cœur.

Le dernier moment —résolution ou coup d'œil sur l'avenir— est un regard en avant plein d'espoir, fondé non sur ma propre force ou mes mérites, mais sur cette conviction : je suis aimé de Dieu, c'est lui qui me mène, m'attire, m'encourage.

Voici deux autres remarques importantes :

1. La révision est intimement reliée au reste des prières de la journée. Il arrive que certains aient une vie de prière intense, mais semblent en même temps n'avoir guère de sensibilité sociale, ou bien manquent sérieusement de charité fraternelle. Il semble donc qu'il y a une vraie contradiction dans leur vie et que leur prière est déconnectée d'avec certains côtés de leur existence. Dans ce cas il pourrait bien se faire que ceci soit dû à l'absence d'un examen régulier qui aiderait à trouver Dieu en tout par des moyens très concrets.

2. Si nous voulons devenir plus sensibles à Dieu nous parlant par les événements de notre vie, nous devons nous rendre de plus en plus conscients des mouvements à l'intérieur de nous-mêmes et y être aussi plus sensibles au fur et à mesure que nous réagissons personnellement aux signes de la volonté et de la présence de Dieu. Dieu se révèle plus fréquemment dans nos sentiments et nos impressions que dans des idées claires et distinctes. Si nous voulons trouver Dieu très intimement, il faut le laisser nous attirer au centre de nous-mêmes et devenir conscients des sentiments qui se produisent dans ce centre. Apprendre à reconnaître quels mouvements, quels sentiments, quelles impulsions sont de Dieu et quels viennent de la nature pécheresse, fait globalement partie de la croissance spirituelle.

On pourrait citer St Paul aux Galates : «Charité, joie, paix, longanimité, sensibilité, bonté, confiance dans les autres, douceur, maîtrise de soi». Celui qui prie régulièrement son Examen-Révision et y met tout son cœur, sent généralement quels moments sont inspirés par l'Esprit.

Un bon directeur spirituel peut aussi apporter une aide efficace pour nous éclairer et nous aider à comprendre plus pleinement notre propre expérience intérieure et ce qui nos anime. Il peut nous montrer là où Dieu nous touche, nous manifeste son amour, sa présence et sa volonté.

Nous ne sommes pas jésuites, mais il est intéressant de voir à quel point Saint Ignace insiste sur l'importance vitale de l'Examen pour ceux qui veulent être ses disciples. Même s'il faut, dans des cas d'excès de travail, laisser de côté certains exercices religieux, Ignace insiste pour que ce ne soit jamais l'examen qui soit sacrifié. Il voit dans l'examen ce qui lui procure le mieux le sentiment que le Seigneur est à l'œuvre dans tous les aspects de sa vie — le Seigneur de l'Eucharistie, le Seigneur rencontré dans l'oraison, le Christ compagnon qui, dans tous les événements du jour, marche et travaille avec nous. Cette conscience globale, développée par l'examen, donne à tout ce qui se passe dans une journée une dimension tout à fait différente. C'est par là que nous apprenons peu à peu à pénétrer au-delà de la surface des choses, à dépasser les évidences pour atteindre l'intime, à voir avec les yeux de Jésus et à mieux sentir sa présence dans notre vie, ses appels et les invitations qu'il nous lance dans notre expérience quotidienne.

La Révision-Examen est donc centrée non pas tant sur nous-mêmes et sur nos efforts que sur la découverte de ce que Dieu fait en nous et de la réponse que nous lui donnons.

L'AVENIR

Pour le Frère qui veut vraiment devenir sensible aux appels de l'Esprit dans sa vie, mais qui a négligé la Révision, la démarche la plus importante c'est de s'y mettre et avec persévérance. Soyez convaincus de son importance pour vous aider à vous rapprocher de Jésus. Un des directeurs spirituels les plus doués que je connaisse a pu dire : «Après l'Eucharistie, l'Examen est ce qui donne l'occasion de la rencontre la plus intime de la journée avec Jésus. Soyez assurés que si vous y persévérez, il aura un très grand impact sur votre vie.»

Pour la plupart nous avons besoin de quelque structure pour nous aider à y entrer au moins au début. Tout d'abord il faut un moment régulier. C'est la fin du jour et les raisons en sont évidentes. Cependant certains ne sont guère en forme à ce moment là et donc, ils peuvent choisir un moment plus adapté. L'important c'est d'être fidèle. Il ne s'agit pas d'une prière difficile. C'est une prière qui peut nous aider à donner à notre vie un grand sens de la présence de Dieu et de son amour pour nous. Le Seigneur veut communiquer avec nous. Une de nos principales responsabilités c'est de dégager les canaux pour cette communication et l'examen peut être très utile à cet égard.

L'autre structure qui peut aider c'est d'avoir quelques grandes lignes de ce qu'il faut faire dans cet examen. J'ajoute donc un petit appendice qui vous suggérera quelques structures dans ce sens. Veuillez y trouver une aide, non une méthode rigide, et faites-en usage dans ce sens. Certains le trouveront compliqué. Débrouillez-vous à le simplifier. Les questions de la 3ème partie sont seulement pour vous aider à démarrer. Pas n'est besoin de répondre à toutes.

Mais tenez-vous-y. J'ai reçu récemment d'un Frère une lettre où il me disait : «Une raison que j'ai de vous écrire c'est pour vous manifester combien je suis content de m'être mis à l'examen et d'y avoir persévéré : cela a complètement transformé ma journée et lui a donné beaucoup plus de sens ; et c'est quelque chose qui est pour moi en voie de développement – cela m'amène à me poser quelques vraies questions sur la journée, sur les événements qui s'y sont passés et leur sens.»

Tout récemment je lisais un livre de spiritualité où l'auteur disait : «Dans la vie ordinaire on dit que St Ignace ne demandait pas combien de temps quelqu'un consacrait à la contemplation mais combien de fois il faisait son examen.» Alors, courage !

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CINQUIÈME PARTIE

LIBERTÉ

Ces derniers paragraphes, je les écris le 6 juin, alors que nous rendons grâce au Seigneur pour la vie de Marcellin, cet homme qui a constamment cherché la volonté de Dieu qui se révélait dans sa vie. Nous savons tous l'importance qu'il y a à coopérer avec l'action de Dieu dans notre vie ; à collaborer avec lui pour devenir l'être que son amour créateur nous appelle à être. Notre faute à cet égard est de rester rabougris sur notre propre force et d'empêcher la venue de son royaume.

Chacun de nous est appelé à ce discernement en marche, et puis appelé à vivre à fond ce qu'il a appris, à continuer sa conversion. Tous nous voyons bien que nous avons nos limites et que nous durons toujours nos défaillances, mais notre discernement nous aidera à voir la route à prendre et c'est là une formidable source de courage et de confiance. Comme Marcellin luttant pour arriver à la prêtrise, malgré son manque d'instruction et les conseils de ceux qui lui disaient qu'il n'y arriverait pas, à nous aussi le discernement peut faire dire : «J'y arriverai puisque Dieu le veut.»

Hier je parcourais la biographie de Charansky qui a quitté l'URSS il y a deux ans. Comparant sa vie là-bas et celle qu'il mène maintenant à l'Ouest, il reconnaît que d'une certaine façon il était plus libre et plus simple dans le silence purifiant d'une geôle soviétique que dans le brouhaha du monde occidental :

«Incarcéré dans ma cellule j'étais intérieurement un homme libre. Chaque jour ne m'apportait qu'un choix possible : bon ou mauvais, blanc ou noir, en disant oui ou non au KGB… Et maintenant, perdu dans des milliers de choix mondains, je m'aperçois soudain que je n'ai point de temps pour réfléchir aux grandes questions. Comment jouir des couleurs vives de la liberté sans perdre la profondeur essentielle que je trouvais en prison ?

Il y a là une vérité profonde. La liberté est si importante – terriblement -, mais il peut se faire que nous soyons si liés, si renfermés dans les étroites limites de la cellule d'égoïsme, de peur, de vie irréfléchie, que nous n'entendons plus les appels du Seigneur.

C'est pourquoi il faut prendre à cœur cette sagesse de l'art. 166 des Constitutions et implorer avec ardeur la docilité de l'Esprit :

«Nous supplions l'Esprit-Saint de briser les entraves qui nous empêchent de l'accueillir pleinement et nous coopérons à son action libératrice. Ainsi, peu à peu, le Christ devient le Seigneur de nos vies et nous fait porter des fruits qui demeurent

Dieu ne restreint pas notre humanité. Quand il nous attire à lui, il nous rend libres.

«Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples, et vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera» (Jean 8,32).

Et c'est la vraie liberté, une liberté qui s'accompagne de la libération dont nous parlions : véritable explosion d'amour dans notre vie et dans la vie de ceux à qui nous sommes envoyés.

Une fois de plus, mes Frères, soyez sûrs du soutien de ma prière. A peine se passe-t-il un jour sans que je prie pour demander d'être plus digne de mes Frères, ces hommes qui se sont donnés généreusement et sans limites, ces hommes qui travaillent parfois dans des situations très difficiles et sans grand soutien. Merci pour l'enthousiasme que vous m'apportez. Puissions-nous tous continuer notre croissance pour être plus dignes des compagnons que le Seigneur nous a donnés, comme aussi, malgré nos limites et nos faiblesses nous essayons ensemble d'être plus fidèles au charisme de Marcellin et toujours plus sensibles à l'action de l'Esprit dans notre vie.

Bien à vous en Jésus, Marie, Joseph, Champagnat,

                    Fr. Charles Howard,  Supérieur général.


[1]Je n'ai pas l'intention de traiter, au fond, dans cette lettre, du discernement des esprits. Disons au moins que les sentiments jouent un rôle important dans notre vie spirituelle et ils peuvent être un guide précieux pour diriger l'action de Dieu en nous. Saint Ignace insistait très fort sur l'importance de discerner nos sentiments en prenant bien conscience de ce que nous ressentons vraiment, en nommant le sentiment et en jugeant s'il vient de Dieu ou d'une source mauvaise. Sous-jacent à cet enseignement sur le discernement des esprits, il y a la foi en une possibilité de communiquer avec Dieu par le moyen des sentiments.

 

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