Circulaires 398

Charles Howard

1990-11-30

Un appel urgent: Sollicitudo Rei Socialis

1. Introduction
1.1 Avec quel sérieux prenons-nous les documents pontificaux?
1.2 Documents publics
2. Les points de l'encyclique
2.1 Introduction
2.2 Le développement des peuples
2.3 Survol du monde contemporain
2.4 Développement humain authentique
2.5 Lecture théologique des problèmes modernes
2.6 Lignes directrices
2.7 Conclusion
3. Quelques réactions négatives
4. Réflexions sur l'encyclique
4.1 La gravité de ce problème
4.2 Un impératif moral
4.3 La responsabilité de tous
4.4 Interdépendance et solidarité
4.5 La tâche à accomplir
4.6 Et ceci est aussi notre tâche
5. Amour de préférence pour les pauvres
5.1 Le choix de l'Évangile
5.2 Partager nos ressources
5.3 Cet appel nous arrive comme un don
5.4 Le Père Champagnat et les pauvres
5.5 Contacts avec les pauvres
5.6 Difficultés à envisager
5.7 Distinction entre diverses voix
5.8 Aimer les pauvres
Pour votre réflexion

398

V. J. M. J.

CIRCULAIRES DES SUPÉRIEURS GÉNÉRAUX

DE

L'INSTITUT DES FRÈRES MARISTES DES ÉCOLES

 

Vol. XXIX

 

UN APPEL URGENT :

SOLLICITUDO REI SOCIALIS

 

 Maison Généralice

Rome, le 30 novembre, 1990                             

   Chers Frères,

Mon salut le plus cordial à tous. Depuis déjà des semaines, la plupart des Conseillers Généraux sont en visite dans les Provinces ; leur travail se prolongera jusqu'à la fin de l'année, et alors nous serons tous réunis pour une session plénière. Moi aussi, j'ai été absent une bonne partie du temps, pour visiter Espagne, Afrique et France. Cependant, ma présence au Synode m'a maintenu à Rome tout le mois d'octobre.

Juillet a été occupé par des réunions avec les Supérieurs d'Afrique ; puis fin septembre, tous les Provinciaux d'Europe étaient avec moi à l'Hermitage. C'était une première réunion de ce genre dans l'historie mariste, et l'expérience a été très profitable. Aussi avons-nous pris la décision de faire de même chaque année. Vous trouverez de plus amples détails de cette rencontre dans FMS-Message.

Au cours d'une discussion sur les vocations, l'un des Provinciaux a dit que son grave souci venait moins de la diminution du nombre des Frères dans sa Province que d'un déclin assez évident de l'esprit de zèle. «La fidélité, disait-il, est plus importante que le nombre. » Vous pourrez vous rappeler que j'ai largement insisté là-dessus, particulièrement dans la circulaire : Semeurs d'espérance.

Je suis bien content de savoir que beaucoup d'entre vous ont trouvé que cette circulaire aidait leur prière et leur réflexion, et je remercie ceux qui m'ont écrit tant au sujet de la circulaire elle-même que des expériences personnelles qu'elle leur rappelait. Récemment, j'ai retrouvé un texte impressionnant d'un auteur brésilien, Ruben Alves, parlant de souffrance et d'espérance. Je vous le partage dans l'espoir de vous encourager aussi à être Semeurs d'espérance :

«Souffrance et espérance vivent l'une par l'autre. La souffrance sans espérance produit ressentiment et désespoir. L'espérance sans souffrance engendre illusion, naïveté et une sorte d'ébriété. Plantons des dattiers en sachant bien que nous ne verrons pas leurs dattes. Il faut vivre en aimant ce que nous ne verrons jamais. Il y a là une discipline secrète : refuser que l'acte créateur se perde dans l'expérimentation immédiate du sens, mais plutôt vouloir acharnement assurer l'avenir de nos petits-enfants. Un amour aussi épuré c'est ce qui a donné aux prophètes, aux révolutionnaires et aux saints le courage de mourir pour l'avenir qu'ils envisageaient. Ils faisaient de leur corps la semence de leurs plus hauts espoirs.»

Il en est de même pour le zèle. Le zèle c'est l'engagement vécu en plénitude. Nous avons chacun, je suis sûr, le souvenir d'avoir été attirés par le zèle d'un Frère. Je n'ai jamais oublié le zèle et l'enthousiasme merveilleux du Frère Albertus. À l'égard de ceux avec qui il avait affaire, il manifestait un intérêt, un souci joyeux, inépuisable, je dirais débordant.

Quand j'étais un jeune Frère, chargé d'une classe de sciences à 18 ans, j'allais le voir les week-ends pour l'aider, spécialement dans les travaux de laboratoire. A l'école où j'étais, il n'y avait pas de laboratoire et tout l'équipement pour les sciences physiques aurait tenu dans un grand cartable. Il m'aidait, m'enseignait ce que je devais savoir et faire et il me prêtait tout ce qu'il pouvait de son laboratoire. Il donnait, il donnait à ses risques et périls, y compris le risque d'irriter certains —et qui avaient peut-être un peu raison car sa générosité outrepassait parfois les ressources de la communauté. C'était un homme de très grand cœur, tout donné à ses élèves, aux anciens élèves, aux Frères de la communauté et, pendant sa vieillesse, aux pauvres qu'il pourvoyait d'un repas chaud et d'un abri.

Je prie pour que vous ayez un sens aigu de la Mission, que vous ayez tous la conviction vivante d'être envoyés par et avec Jésus vers vos Frères, vos jeunes —en tout ce qui peut les aider— vos collègues laïcs, les parents et tous ceux avec qui vous travaillez. Jésus avait un sens très fort d'être en mission, d'être envoyé par le Père pour apporter la Bonne Nouvelle d'un Dieu qui nous aime tous et pour grouper en une même communion tous les hommes et les femmes devenus fils et filles d'un même Père plein d'affection. Telle était sa mission et, appelés à la prolonger, nous avons mis notre vie entière au service de cette mission.

Oui, c'est bien de nous rappeler que, dans notre mission, nous avons à suivre la même route que Jésus, la route du sacrifice. Nous sommes enrôlés dans son mystère pascal, ce cycle de Mort et Résurrection, de mort par les petits sacrifices pour que d'autres trouvent ainsi la vie. Et là, notre grand modèle c'est Champagnat, cet homme tout brûlant d'un message d'amour et de communion au milieu de ses Frères et des gens qu'il rencontre.

Parlant avec un groupe de jeunes en France, l'année dernière, nous évoquions le cas d'un Frère qui leur avait fait la classe, et ils disaient de lui avec grande affection : "Il était très simple, il nous aimait. Il savait nous aimer». Puissent tous ceux à qui vous êtes envoyés, en dire autant de vous ! Puissiez-vous être des Frères qui savent aimer, et, comme Champagnat, puissiez-vous être des hommes voués à la miséricorde et dont la mission est lumineuse !

Vous vous souvenez que, dans ses travaux, le Conseil Général a été guidé par cinq priorités ; or, nous venons d'en ajouter une sixième la préparation du prochain Chapitre Général. Vous excuserez de ma part les réflexes du vieux professeur qui ré insiste sur ces priorités. Je profite donc de l'occasion pour vous remettre en mémoire certains développements de ces priorités.

AIDER LES FRÈRES À FAIRE ENTRER VRAIMENT LES CONSTITUTIONS DANS LEUR VIE

Un danger qui nous menace tous c'est que des documents comme les Constitutions sont d'une importance telle qu'il va de soi que nous les connaissions. Mais cette connaissance doit aller croissant. La Bible et les Constitutions sont vraiment notre Règle de vie et il faut y revenir sans cesse.

Pour nous y aider, Frère Alain Delorme et un groupe de Frères ont consacré leurs semaines de vacances d'été à mettre au point un livre qui peut être une aide pour une pratique communautaire et personnelle des Constitutions.

Les autres Frères choisis pour ce travail ont été Frère Jaime de Andrés Bacardit (Castille), Jules Bradfer (Belgique-Hollande), Eugenio Sanz (Madrid-AIcala), André Thizy (N. D. de l'Hermitage, et Jean Thouilleux (Beaucamps-Saint-Genis). La version française devrait sortir avant la fin de l'année. Au nom de l'Institut, je les remercie très sincèrement pour ce beau travail. Il nous aidera vraiment tous à mieux apprécier les Constitutions et à les vivre plus à fond.

RENFORCER LA FORMATION DANS TOUT L'INSTITUT

Vous serez heureux d'apprendre que la session pour les maîtres des novices continue à bien marcher. Le Frère Philippe Ouellette, président de la Commission pour la formation au sein du Conseil Général, a la complète responsabilité de ce programme. Il vient de terminer une visite de la Communauté et il s'est déclaré très satisfait de l'esprit qui y règne, de la qualité du programme et de la manière dont les Frères profitent de cette expérience. Nous sommes très reconnaissants au Supérieur, Frère Basilic Rueda, et aux autres membres de son équipe, les Frères Michael Hill, Gaston Robert, Alejandro Gonzalez et Sixtus Victor pour leur collaboration pleine de dévouement et hautement qualifiée.

Dans leur réunion de juillet, les Supérieurs d'Afrique et de Madagascar ont décidé de renouveler l'excellente session qui a eu lieu pour les responsables des postulants. Elle aura lieu cette année à Nairobi.

RENFORCER LE MINISTÈRE DE L'APPEL

Un groupe de Frères des Provinces anglophones ont visité récemment des Provinces d'Amérique latine dans le but de faire une étude sérieuse du mouvement REMAR et quelques-unes de ces Provinces sont en train d'établir des schémas-pilotes de préparation à la vocation en y incorporant des éléments de REMAR.

Dans la circulaire sur les vocations, j'ai insisté sur la nécessité de former des Frères pour l'accompagnement et le discernement des vocations. Quelques Provinces l'ont déjà fait, mais pas toutes, cependant le besoin est urgent.

Il y a quelques mois, j'ai demandé à un groupe de Frères et à deux laïcs de se réunir en décembre pour étudier la possibilité de lancer un mouvement apostolique en Afrique, basé sur les éléments classiques des autres mouvements apostoliques, sur la culture africaine et sur la spiritualité du Bienheureux Marcellin. Mon plus grand espoir est qu'un tel mouvement aide les jeunes à grandir dans leur vocation chrétienne, que ce soit comme animateurs laïcs, religieux ou prêtres.

ENCOURAGER UNE ATTITUDE DE DISCERNEMENT TOUS LES NIVEAUX DE L'INSTITUT

J'espère que la plupart d'entre vous se souviennent que, dans la circulaire sur le discernement, j'ai insisté sur l'importance d'une Révision de la journée conque comme une prière dont on néglige facilement l'importance. Pour aider à bien la faire, j'avais joint un petit feuillet. Permettez-moi d'insister encore sur l'importance de cette prière. Il sera peut-être utile de rappeler quelques points que j'avais alors indiqués.

La plupart d'entre vous sont des gens très occupés et vous vous donnez généreusement. 11 peut vous être difficile de prendre le temps de vous arrêter, de réfléchir tranquillement à la journée, à la manière dont Dieu y a été présent. La révision de la journée est une méthode très adaptée même pour les plus occupés.

Cette prière n'est pas d'abord un examen de conscience. C'est même dommage qu'elle ait porté ce nom. Oublions ce terme si vous voulez bien et prenons le mot des Constitutions : Révision de la journée. En fait, il s'agit de voir à quel point nous sommes conscients.

Essentiellement cette prière est la célébration de l'amour de Dieu pour nous, une célébration qui vise spécialement la journée : comment l'amour de Dieu s'y est manifesté à nous dans les événements. Donc, il faut réfléchir sur ce qui s'est passé et essayer de voir comment Dieu s'est révélé à nous pendant cette journée, comment il a pu nous appeler —non pas dans un éclair d'inspiration aveuglant, mais dans des expériences simples, dans des mouvements de l'esprit et du cœur, dans les états d'âme, les sentiments, les désirs que nous avons vécus, dans les gens rencontrés, la manière dont nous avons agi à leur égard, etc. …

Dieu est à l'œuvre en nous chaque jour et pas seulement pendant le temps de la prière. La Révision nous aide à être plus conscients de Dieu près de nous et en nous, ce qui est une réalité à tous les moments du jour —notre travail auprès des jeunes, notre contact avec maîtres et parents, nos relations avec nos confrères, les sourires à donner et à recevoir, les classes où nous peinons, tout, en un mot.

La Révision peut être un puissant facteur pour nous aider à acquérir un plus grand sens d'unification dans notre vie. Oui, il s'agit de faire un tout avec ce que vit la communauté : prière et apostolat (Document du Chapitre Général de 19761.)

Nous courons tous le risque de mener une vie superficielle avec éventuellement des conséquences désastreuses pour notre situation spirituelle et la mise en ordre de nos priorités tant personnelles que communautaires. Notre vie peut même en arriver à être littéralement déséquilibrée. Un grand développement intellectuel, par exemple, avec des trous béants là où l'on attendait une personnalité religieuse harmonieusement étoffée.

Finalement, je le répète encore, la Révision est essentiellement une prière d'action de grâces pour la journée, pour l'amour que Dieu nous a manifesté pendant la journée. Je vous suggère de faire cette prière en prenant Marie avec vous et de la terminer en disant avec elle quelques versets du Magnificat.

ENCOURAGER NOS FRERES DANS LE SENS DE LEUR MISSION

Le Pape Paul VI e rappelé aux religieux que «nous sommes consacrés en vue de l'apostolat». La mission est une dimension centrale de notre vie ; nous sommes consacrés pour continuer la mission de Jésus. A la Conférence Générale de Veranópolis, l'année passée, les Conseillers Généraux et les Provinciaux ont passé une bonne partie du temps à réfléchir sur la mission. Pendant la session plénière qui va suivre, le Conseil reprendra encore cette réflexion, revenant sur certains aspects de la mission qui ont une importance spéciale pour nous :

• Sens de la mission,' la mission qui donne sens et inspiration à notre vie.

• Spiritualité apostolique.

• Pauvreté et justice.

• Apostolat marial.

• Mouvement Champagnat de la Famille Mariste.

• Priorités apostoliques.

J'espère que la présente Circulaire pourra servir à votre réflexion sur l'un de ces aspects de notre mission.

————————————— 

Un appel urgent  :

Sollicitudo rei socialis.

 

 

1. INTRODUCTION

Une réunion assez inhabituelle a eu lieu au quartier général des Nations Unies, New-York, en septembre 1988. L'occasion en provenait d'un Séminaire sponsorisé à la fois par la Mission permanente d'observation du Saint-Siège et par un groupe d'ambassadeurs catholiques aux Nations Unies.

Cette réunion était présidée par l'ambassadeur du Venezuela aux Nations Unies. Y participaient également le Cardinal Etchegaray, ancien archevêque de Marseille et actuellement président de la Commission pontificale Justice et Paix, ainsi que Javier Pérez de Cuéllar, secrétaire général des Nations Unies.

Le sujet du séminaire était l'encyclique de Jean-Paul Il sur les questions sociales (Sollicitudo rei socialis) rendue publique en février 1988 bien que datée du 30 décembre 1987.

Il est significatif de voir au moins un groupe de membres des Nations Unies étudier sérieusement ce document. Dans le tour de table qui a suivi l'intervention du Cardinal Etchegaray, les participants étaient l'ex-président Rafael Calera, du Venezuela, et les ambassadeurs auprès des Nations Unies du Ghana, Allemagne, Inde, Pologne, Tunisie et le député ambassadeur des États-Unis. Cela fait un grand contraste avec le temps où, selon un des connaisseurs de l'enseignement social de l'Église, le Père Joseph Grémillion :

«Une réflexion originale sur l'Évangile, le pouvoir économique de l'Église et celui du monde étaient concentrés dans un petit diamant dont les reflets atteignaient tout au plus Paris, Bruxelles, Munich et Milan.»

1.1 AVEC QUEL SÉRIEUX PRENONS-NOUS LES DOCUMENTS PONTIFICAUX ?

Pendant le quart de siècle qui a suivi Vatican II, période de changements et d'incertitude, nous avons reçu une masse de documents du magistère, spécialement du Paul VI et de Jean-Paul Peut-être devons-nous examiner quelle importance nous y attachons et l'esprit dans lequel nous les avons reçus.

Dans Sollicitude rei socialis, c'est le pape qui parle. Alors rappelons-nous quelle était l'attitude de notre Fondateur à l'égard du pape. Vous vous souvenez que, pendant toute sa vie, mais spécialement pendant les années d'enfance et de jeunesse où l'on est plus impressionnable, il y avait dans l'Église de pénibles divisions provenant des crises politiques et sociales du temps. D'une manière ou d'une autre, ces tensions persistaient dans la société et dans l'Église et créaient des groupes qui s'opposaient. Or, Champagnat devait rester toute sa vie l'inébranlable défenseur du pape et de son autorité.

Et il a bien fait ce qu'il a pu pour communiquer ce même sens à ses Frères. Frère Jean-Baptiste nous raconte comment il agit à l'occasion d'une encyclique de Léon XII. Il demande aux Frères d'en écouter debout la lecture «pour témoigner leur profond respect aux paroles du pape» (Éd. bicentenaire, p. 363).

Ce sens de profond respect et d'obéissance se reflète dans nos Constitutions. Nous y lisons que «comme Marcellin Champagnat nous sommes pleins de respect et d'amour pour le pape en qui nous reconnaissons notre Supérieur suprême» (C. 10). On nous y rappelle que notre amour de la volonté de Dieu et notre désir de l'accomplir nous amène à accepter une série de médiations, la première étant celle du pape : «Chacun de nous est tenu d'obéir au Pape, même en raison du lien sacré d'obéissance» (C. 40).

Certains pensent que la vie à Rome risque de vider le sacré de son mystère, la dimension humaine de l'autorité de l'Église devenant beaucoup plus apparente. Oui, le visage humain de l'Église, comme le nôtre, peut n'être pas toujours beau. Mais le pape est le successeur de Saint Pierre, premier parmi les apôtres. Il est appelé, comme l'a été Saint Pierre, à conserver l‘unité de la communauté chrétienne. Comme chef de l'Église il est le vicaire du Christ choisi pour aimer cette Église et habilité à la servir comme le fait Jésus-Christ. En vertu de son autorité apostolique suprême, il porte la plus haute responsabilité pastorale de l'Église comme «Pasteur et Maître de tous les chrétiens».

Quant au pape Jean-Paul II, il s'est montré courageux et infatigable pour porter le message de l'Évangile à toutes les nations, parfois face à l'hostilité et même au péril de sa vie. Ses encycliques et ses nombreux discours nous font connaître son profond amour du Seigneur, le don total de lui-même à sa difficile mission et son ardente dévotion à Marie. C'est un homme et un chef que gouvernements et peuples à travers le monde estiment et respectent hautement et à très juste titre.

Pour lui aussi, nous Frères Maristes, nous éprouvons le respect, l'obéissance et l'amour que nous a transmis une tradition issue du Père Champagnat. Laissons de côté les questions de culture, de politique, d'économie, etc. … car on peut toujours les envisager sous bien des angles ; mais quand le pape Jean-Paul II ouvre l'Évangile au nom de Jésus, écoutons attentivement et très respectueusement, le cœur et l'esprit ouverts pour accueillir ses intuitions évangéliques.

Évidemment, même si tous les documents du pape sont à prendre au sérieux, ils n'ont pas tous la même importance. Dans une encyclique par exemple, on peut parler plus fort que dans une lettre pastorale ou une exhortation apostolique. Par ailleurs on peut admettre que, dans l'ensemble les documents romains sont difficiles à aborder, un peu pour des raisons de langue et de style, mais aussi à cause même de l'immense diversité des destinataires : les millions de membres de l'Église. Je lisais, il y a peu, la relation d'un évêque australien qui a participé au synode de 1987. Il vaut la peine d'être cité :

«Le synode a duré du 1ier au 30 octobre. Messe d'ouverture à la Basilique et puis lecture d'un interminable rapport sur le travail du secrétariat permanent depuis le synode précédent. Et puis encore une session sur les effets du dernier synode à propos de la question dé la Pénitence et de la Réconciliation. Je dois dire que j'ai trouvé cette session plutôt troublante en ce qu'elle semblait refléter pas mal de déception.

Elle me semblait représenter une tendance qui consiste à offrir, en séance publique, une description assez légère plutôt qu'une analyse critique. Je n'ai pas la moindre envie de dire que les catholiques australiens ont rejeté le document pontifical mais je ne pourrais pas dire qu'ils l'ont accueilli chaleureusement et qu'ils l'ont lu avec avidité. Mon sentiment personnel est que 90% ignorent même l'existence de ce document et que pas plus de 1% l'ont lu. Je ne crois pas pour autant qu'il faille blâmer les évêques à ce sujet et dire qu'ils auraient dû lui faire de la publicité et organiser des groupes d'étude pour le mettre en œuvre.

Les évêques ne peuvent pas obliger les gens à lire des documents surtout quand ils sont difficiles à lire. Nous vivons en un temps où il faut se battre pour se faire lire. Les évêques peuvent donner un coup de main pour les documents les plus difficiles, mais dans le monde actuel, les documents doivent se vendre tous seuls, sinon, ils ne se liront pas. »

Plus d'un parmi nous serait d'accord avec cette appréciation, spécialement quant au langage des documents officiels de l'Église. Cela doit-il nous décourager ? Mon avis est que, si ces documents ont pour nous une vraie importance, il ne faut pas les laisser tomber sur une première impression. J'ai été content de voir, dans une Province, les Frères prendre l'initiative de publier Sollicitudo rei socialis dans ce qu'on pourrait appeler une traduction populaire et il semble que cette «version» risque d'avoir un plus large accueil que l'original ; elle a été effectivement réclamée par d'autres pays et on a dû en faire une seconde édition.

Il arrive aussi que la lecture d'un document laisse simplement insatisfait : il a de l'intérêt, mais il ne semble pas correspondre à notre idée de telle ou telle réalité. Bien sûr nous admettons que notre compréhension peut être limitée, nos critères mal fondés et nos jugements imparfaits. Mais nous pensons que les gens d'Église – et donc la papauté – sont des humains qui, comme tout ce qui est humain, ont leur fragilité, leurs limitations, leur nature pécheresse. Infaillible lorsqu'il proclame ex cathedra, la foi de l'Église, le pape n'a pas le même privilège pour ses intuitions et ses jugements ordinaires. Dans le passé, des papes ont pu se tromper, parfois sérieusement face à tout un nombre de questions, quand ils s'aventuraient hors du domaine de leur compétence, abordant des problèmes comme l'économie, la politique, l'anthropologie (la nature de la femme par exemple), voire l'astronomie. Même les papes de ces cinquante dernières années, vraiment grands sous bien des aspects, ont fait leur part d'erreurs humaines et il continuera d'en être ainsi. Beaucoup de leurs appréciations sont en dépendance d'autres penseurs, tout aussi faillibles et dont quelques-uns, c'est certain, sont victimes de leur cadre de vie, de leur culture, de leurs préjugés, etc. …

Il faut ajouter encore un autre problème qui affecte la masse des textes pontificaux. De nos jours, l'homme qui lit, écoute et regarde, est saturé par les reportages des médias. La presse, avec son appétit vorace, s'empare de tout et diffuse tout dans le monde entier. Tout ce que dit le pape est rangé au niveau des nouvelles et tout de suite celles-ci sont présentées avec l'interprétation que veut bien leur donner le journaliste selon son intérêt. Par exemple, la première semaine du synode, un des évêques présents avait parlé des aspects du célibat qui devaient entrer en ligne de compte dans la formation du prêtre. Traduction journalistique : c'était un argument en faveur d'un clergé marié. Même lorsqu'il y a un bon reportage d'une série de déclarations, il faut bien tenir compte du contexte et de l'auditoire, et voir si l'observation se réfère à une question bien précise ou au contraire à une situation plus vaste.

Pourquoi tout ce long préambule ? Pour dire maintenant avec plus de force que l'encyclique Sollicitudo rei socialis est une encyclique particulièrement importante. Écrite vingt ans après Populorum progressio, publiée exactement pour le 20ième anniversaire de cette si féconde encyclique de Paul VI, elle a voulu honorer et célébrer cet événement.

1.2 DOCUMENTS PUBLICS

Jadis les encycliques étaient adressées aux évêques, ensuite ce fut à tous les catholiques. À partir de Jean XXIII, elles ont souvent été adressées à tout le monde, «aux hommes de bonne volonté». Leur publication est donc devenue un événement public : c'est là une heureuse progression, car elles ont commencé à attirer plus largement l'attention, révélant une Église engagée avec le monde, en dialogue avec les hommes et les femmes de notre époque.

Mais en même temps, maintenant que ces documents sont ouverts à tout public, il faut bien accepter qu'ils ne reçoivent pas un accueil unanime. Quand Jean XXIII écrit Mater et Magistra en 1961, on entend : «Mater, oui ; Magistra, non». Et la merveilleuse encyclique Populorum progressio dont je viens de parler a été accueillie elle aussi par bien des réactions mitigées. Le Wall Street Journal ricanait de ce «marxisme réchauffé» ; l'Unità des communistes italiens se disait enchantée de voir enfin l'Église prendre le chemin que Lénine avait tracé cinquante ans plus tôt.

Nous allons d'abord nous réjouir que Sollicitudo rei socialis soit un document public, car il est important pour tous les peuples —d'où la scène au palais des Nations Unies que j'ai mentionnée ci-dessus. Comme document public, il est ouvert, bien sûr, à la critique publique. Effectivement il a reçu beaucoup de critiques, et, comme c'est souvent le cas, pas toujours de la part de gens bien informés. C'est justement là la raison de cette circulaire : puisque cette encyclique est importante, puisque nous, plus que d'autres, devons être bien informés à son sujet, nous devons l'étudier, y réfléchir en priant et nous laisser désinstaller par elle. J'espère que les communautés sauront trouver du temps pour réfléchir ensemble là-dessus. Il ne devrait y avoir aucun Frère mariste à ignorer son contenu : nous devons tous nous mettre à réfléchir sur son application à notre vie et agir en conséquence.'

2. LES POINTS DE L'ENCYCLIQUE

J'expose ici l'ossature de l'encyclique et en quelques phrases brèves. J'indique les points traités dans chaque section. Évidemment, ce n'est guère adéquat, mais cela peut servir de référence pour quelques-unes des observations que je vais faire.

2.1 INTRODUCTION :

L'Église s'intéresse à un avenir plus humain.

L'Église a exprimé de diverses façons l'intérêt qu'elle a pour le développement de l'humanité. Elle l'a fait par les encycliques des cent dernières années, en commençant par Rerum novarum de Léon XIII en 1891. Depuis lors, l'Église a continué de lire et d'interpréter les événements en cours, à la lumière de l'Évangile de Jésus et guidée par l'Esprit-Saint. La lettre actuelle est écrite pour souligner le grand et durable apport de Paul VI avec Populorum progressio et pour mettre à jour ses intuitions. Le temps, en effet, s'accélère et, à la veille de l'an 2000, une très large attente s'est levée comme un nouvel «Avent».

2.2 LE DÉVELOPPEMENT DES PEUPLES :

L'Église engagée à la construction d'un monde plus juste.

Dans sa lettre Populorum progressio, Paul VI est entré dans le détail des obligations qui surgissent avec urgence pour les chrétiens dans le monde moderne. Nous qui appartenons à l'Église devons prendre conscience de ce qui se passe autour de nous ; nous devons interpréter les signes des temps à la lumière de l'Évangile ; nous devons être conscients du service que l'humanité attend de nous, spécialement les pauvres ; conscients aussi des terribles inégalités entre les divers peuples du monde ; nous ne devons pas oublier que les biens de ce monde ont été créés pour tout le monde. Et plus encore nous devons prendre conscience des dimensions globales de la question sociale.

Les pays en cours de développement sont plus nombreux que les pays développés ; il y a une mauvaise répartition des biens. N'allons pas dire que c'est par la faute du pauvre, ou par quelque fatalité insurmontable. Les chrétiens doivent apprendre l'obligation morale qui  leur incombe, leur devoir de solidarité. Ils doivent bien se dire que leur loi c'est le bien commun et non le bien individuel. Alors la paix deviendra possible.

2.3 SURVOL DU MONDE CONTEMPORAIN :
Une scène qui change vite.

Les espoirs optimistes qu'on avait envisagés pour les décennies du développement semblent loin d'être réalisés. Il y a eu quelques résultats, mais personne ne peut nier que la situation actuelle est globalement négative. Pour des centaines de millions elle est déplorable. La plus grande partie des populations du sud sont loin du maximum pour la nourriture, l'eau potable, l'hygiène, la santé, le logement, les conditions de travail, l'espérance de vie.

Qui est responsable de cette détérioration ? Les pays en développement et les pays développés. Cependant il faut dénoncer les structures économiques, financières et sociales qui sont manipulées par les riches et les puissants pour leur profit à eux, au détriment des pauvres. L'univers est aujourd'hui tellement interdépendant que, ou bien tout le monde s'y met selon ses moyens, ou bien c'est l'échec. Les problèmes – qui sont graves partout : logement, chômage, dette internationale injuste, luttes raciales – montrent bien que les idées de développement n'étaient pas plus parfaites à l'Ouest qu'à l'Est. Les deux systèmes ont besoin d'être corrigés par l'enseignement social de l'Église.

Il y a cependant des signes d'espoir. Une conviction est en train de grandir : vu notre radicale interdépendance, nous avons une destinée commune et cela implique solidarité. Le désir de paix grandit aussi : on comprend mieux que la paix est pour tous ou pour personne. De plus en plus de leaders se lèvent pour essayer de panser les maux de notre monde. Quelques pays du Tiers-Monde ont réussi un certain démarrage vers l'autosuffisance et le développement.

2.4 DÉVELOPPEMENT HUMAIN AUTHENTIQUE :
Une véritable humanité.

Mais le véritable développement humain, qu'est-ce que c'est donc ? Le vieux rêve optimiste d'un progrès permanent a été détruit par les événements de ce siècle. Le développement humain a plus à faire avec l'être qu'avec l'avoir. Ce qui procure le bonheur ce n'est pas de devenir riche ou mieux équipé techniquement. Le sous-développement du grand nombre donne la main au sur-développement du petit nombre qui mène à la société de gaspillage. Plus on a, plus on veut et l'on étouffe les attentes les plus profondes de son être. Le petit nombre qui possède se trouve en manque parce que son appétit grandit, et la multitude qui possède peu ou rien est, bien entendu, en manque elle aussi pour réaliser un minimum de vocation humaine.

Les biens matériels et la manière d'en user, il faut les voir comme des dons que Dieu nous fait. Ils nous sont donnés pour faire ressortir en chacun de nous l'image de Dieu. Et voilà pourquoi il nous faut tous travailler ensemble au plein développement des autres, le «développement de tout l'homme et de tous les hommes».

La foi en Jésus doit nous guider dans cette tâche de travailler ensemble. Par notre lutte contre le sous-développement et le surdéveloppement, toutes les œuvres, toutes les actions vraiment humaines seront conservées et rachetées.

L'Église elle-même a une grave responsabilité. II y a bien longtemps qu'elle a compris que c'est NOTRE tâche de soulager les misères humaines proches et lointaines. Les besoins des pauvres sont plus impératifs que le «besoin» de coûteux décors et d'objets sacrés pour la liturgie. Il pourrait être obligatoire de les vendre pour donner nourriture, boisson, vêtements, abri à ceux qui manquent de tout. Selon le mot de Paul VI, il faut ensemble bâtir une «civilisation de l'amour».

Il faut renoncer à la gloutonnerie et respecter la nature. Nous ne pouvons pas disposer des êtres —animaux, plantes, minéraux— tout simplement à notre gré, mais en faisant bien attention aux conséquences de notre usage de ces ressources, pour le long terme : carences pour les générations à venir et pour l'immédiat : pollution de l'univers avec ses conséquences pour la santé.

Quand on regarde cette situation, il est évident que sa dimension morale apparaît flagrante.

2.5 LECTURE THÉOLOGIQUE DES PROBLÈMES MODERNES :
Tout à la lumière de Dieu.

Les raisons pour lesquelles le développement n'avance pas ne sont pas seulement économiques ; il y fallait aussi une volonté politique, mais hélas ! cette volonté a fait défaut.

On peut dénoncer l'égoïsme, la myopie, les décisions politiques erronées, mais la racine de tous ces maux c'est le PÉCHÉ. Parmi les actions et attitudes qui ont à voir avec les problèmes du monde, il y en a deux qui sont typiques : l'appétit de gain et de pouvoir. Ce ne sont pas seulement les individus qui pèchent de cette façon, mais aussi les pays et les blocs de nations. C'est pourquoi on parle de «structures de péché». Cachées derrière toutes les sortes de considérations soi-disant économiques, il existe de vraies formes d'idolâtrie : le culte de l'argent, l'idéologie, la classe sociale, la technologie. Le mal qui ronge le monde est moral. Qu'est-ce que nous pouvons y faire ?

Nous devons nous convertir, changer nos relations spirituelles avec nous-mêmes, nos voisins, même avec les communautés humaines les plus éloignées et aussi avec la nature, en vue du bien commun. Cette interdépendance vraiment sentie est une nouvelle catégorie morale et la réponse qu'il faut lui donner, c'est la solidarité.

La solidarité n'est pas un vague sentiment de compassion ou une tristesse superficielle, mais une ferme et durable détermination de se dévouer au bien commun. C'est une attitude où les plus influents se sentent responsables des plus faibles et où les plus faibles font ce qu'ils peuvent pour le bien de tous.

La solidarité est le chemin vers la paix. L'interdépendance exige l'abandon des blocs, le sacrifice de toutes les formes d'impérialisme économique, militaire ou politique, le passage de la méfiance à la collaboration. La solidarité est la vertu chrétienne de notre temps.

2.6 LIGNES DIRECTRICES :
La conversation humaine et la voix de l'Église.

L'Église en tant qu'Église n'a pas de solutions techniques à offrir. Son but est plutôt de guider les chrétiens et elle leur demande un engagement à leur mission évangélique qui amène nécessairement un engagement pour la justice.

Par dessus tout elle insiste sur ce point incontournable de son enseignement social : l'option pour les pauvres. Aujourd'hui cette préférence doit s'exprimer dans une dimension mondiale qui comprend l'immense multitude des affamés, des dépourvus, des sans-toits, tous ceux qui n'ont point de soins médicaux, point d'espérance.

Elle insiste aussi sur ce fait qu'à l'origine, les biens de ce monde étaient pour tous. Le droit à la propriété privée reste un droit, mais seulement au titre d'«emprunt social».

2.7 CONCLUSION :
Vraie liberté.

La liberté que Jésus nous a donnée nous encourage à devenir serviteurs de tous.

Le pape lance à tous l'appel de se convaincre de la gravité de l'heure et de remplir leur engagement par leur manière de vivre, leur activité civique, leur apport aux décisions économiques et politiques et leur participation personnelle. Rien ne sera perdu. Rien n'aura été fait en vain : tout servira à l'avènement du Royaume.

(Dans les paragraphes de conclusion qui vont suivre, les passages soulignés sont soulignés aussi dans le texte de l'encyclique) :

«Rien donc, dit le pape, ne justifie le désespoir ou le pessimisme ou l'inertie. Il faut le dire avec tristesse, mais il faut le dire ; de même qu'on peut pécher par égoïsme et par appétit excessif du gain et du pouvoir, on peut aussi commettre des fautes, quand on est confronté aux besoins urgents des multitudes humaines plongées dans le sous-développement, par crainte, par indécision, et au fond par lâcheté. Nous sommes tous appelés et même tenus à relever le défi de la dernière décennie du second millénaire, ne serait-ce que parce que nous sommes tous sous la menace de dangers imminents : une crise économique mondiale, une guerre sans frontières, sans vainqueurs ni vaincus. Face à cette menace, la distinction entre personnes ou pays riches et personnes ou pays pauvres aura peu de valeur, si ce c'est en raison de la plus grande responsabilité pesant sur ceux qui ont plus et qui peuvent plus.

Mais une telle motivation n'est ni la seule, ni la principale. Ce qui rentre en ligne de compte, c'est la dignité de la personne humaine dont la défense et la promotion nous ont été confiées par le Créateur et dont sont rigoureusement responsables et débiteurs les hommes et les femmes dans toutes les circonstances de l'histoire.

La situation actuelle, comme beaucoup s'en sont déjà rendus compte plus ou moins clairement ne paraît pas respecter cette dignité. Chacun de nous est appelé à prendre sa part dans cette campagne pacifique, à mener avec des moyens pacifiques pour conquérir le développement dans la paix, pour sauvegarder la nature elle-même et le monde qui nous entoure. L'Église elle aussi se sent profondément impliquée dans cette voie dont elle espère l'heureux aboutissement.

C'est pourquoi, à l'exemple du pape Paul VI, dans l'encyclique Populorum progressio, je voudrais m'adresser avec simplicité et humilité à tous, hommes et femmes sans exception, afin que, convaincus de la gravité de l'heure présente et conscients de leur responsabilité personnelle, ils mettent en œuvre – par leur mode de vie personnelle et familiale, par leur usage des biens, par leur participation de citoyens, par leur contribution aux décisions économiques et politiques ainsi que par leur propre engagement sur les plans national et international – les mesures inspirées par la solidarité et l'amour préférentiel des pauvres qu'exigent les circonstances et que requiert surtout la dignité de la personne humaine, image indestructible de Dieu créateur, image identique en chacun de nous.

En cette année mariale, que j'ai proclamée pour que les fidèles catholiques regardent toujours plus vers Marie qui nous précède dans le pèlerinage de la foi et qui, dans sa sollicitude maternelle, intercède pour nous auprès de son Fils, notre rédempteur, je désire lui confier et confier à son intercession la conjoncture difficile du monde contemporain, les efforts que l'on fait et que l'on fera, souvent au prix de grandes souffrances, pour contribuer au vrai développement des peuples, proposé et annoncé par mon prédécesseur Paul VI» (N.° 47, 48, 49 de Sollicitudo).

3. QUELQUES RÉACTIONS NÉGATIVES

Il va sans dire que l'encyclique a provoqué des réactions immédiates et diverses. D'abord il y a eu des critiques au niveau de la présentation, et on peut les comprendre jusqu'à un certain point. Le point commun, entre ceux qui critiquaient, concernait les destinataires : si l'encyclique s'adresse à tous les hommes de bonne volonté, ses sources se réfèrent pourtant presque exclusivement à l'enseignement pontifical antérieur, comme le montrent bien les notes ; et donc sa base est trop étroite. À vrai dire cependant, une bonne part de la sagesse de ce document – par exemple dans sa lecture des signes des temps – provient de sources nombreuses, mais qu'il serait trop long d'énumérer. De plus la méthode employée était préparée grâce à une consultation mondiale, dès avant la première mouture.

Pour Populorum progressio (1967) qui est largement reconnue comme document-clef de l'enseignement social de l'Église aujourd'hui, Paul VI avait sollicité un avis sur l'idée de développement et recherché une notion de développement qui s'adressât à toute la personne et à chaque personne séparément. Il y déplorait les effets du capitalisme international sur l'économie du Tiers-Monde et il critiquait cette notion d'un développement lié à la seule économie, au détriment de l'identité sociale et culturelle et même, comme on l'a trop bien vue en Amérique latine dans les décennies 60 et 70, en écrasant la liberté politique. Or, la lettre du pape Paul VI avait suscité beaucoup d'attaques. En 1986, elle causait encore l'animosité de Michael Novait. Ce catholique américain estimait qu'elle manquait d'une «certaine humilité» et se déclarait choqué par cette affirmation du pape : «le monde est malade».

L'encyclique de Jean-Paul II qui veut coïncider avec le 20ième anniversaire de Populorum progressio établit un respectueux dialogue avec ce document. Mais elle va au-delà en mettant à jour une critique des systèmes économiques de gauche et de droite qui se présentent comme des solutions de rechange pour le développement tant du point de vue philosophique que du point de vue théorique et pratique. Le pape montre que la tension entre l'Est et l'Ouest – dont les racines plongeaient dans l'affrontement de l'après-guerre entre États-Unis et Union Soviétique – a été, pour deux raisons, un grand obstacle à un équitable développement international.

«Chaque bloc, dit le pape, avait une conception du développement si imparfaite qu'elle avait besoin d'une correction radicale. Par ailleurs, l'antagonisme des deux blocs a conduit à une course aux armements absorbant des fonds qui auraient pu être mieux placés, et il a entraîné comme conséquence «une tendance à l'impérialisme ou à des formes de néo-colonialisme» (N ? 22).

L'encyclique du pape précédent ayant attiré quelques violentes critiques de la part d'idéologues de la politique et de l'économie, il fallait s'attendre à ce que ce soit pire pour Jean-Paul II. Officiellement, le gouvernement des États-Unis par la de l'encyclique avec réserve, mais dans la grande presse la réaction négative fut plus unanime qu'à l'accoutumée. On accusait Jean-Paul II d'être «l'apôtre de l'équivalence morale». Un journaliste populaire priait pour que «le Saint-Père se dépêche de corriger une encyclique terriblement malencontreuse». Un sociologue bien connu concluait avec condescendance que «à tout prendre, ce document peut faire plus de mal que de bien».

Pour être juste envers les critiques —au moins envers la plupart—il faut dire que leur inquiétude ne provenait pas seulement du jugement porté par le pape sur le capitalisme occidental en lui-même. Ce qui les irritait c'était de voir le pape parler de l'Est et de l'Ouest en termes équivalents dans l'appréciation morale. Ils en concluaient donc que le pape prenait une position neutre entre le totalitarisme de l'Est et le capitalisme démocratique de l'Ouest. Dans ce contexte, ils étaient horrifiés en croyant comprendre la pensée du pape : selon lui l'Ouest s'abandonnerait à des formes d'isolement égoïste croissant.

Il est à peine besoin de dire que c'était de leur part de la myopie, ou plutôt qu'ils avaient la mémoire courte. Les critiques de Jean-Paul Il au sujet du capitalisme occidental doivent être vues dans le contexte d'autres observations qu'il a faites ailleurs. Dès ses débuts comme leader de l'Église de Pologne, et ensuite comme leader de l'Église universelle, il a solidement et courageusement contesté les bases du socialisme communiste et précisément sous l'angle moral. Et dans Sollicitudo rei socialis, traitant le cas du développement, il applique tout simplement à l'Est et à l'Ouest des critères moraux identiques qui découlent de l'unité de la famille humaine.

Le pape a l'habitude de faire son évaluation personnelle des affaires et de donner libre cours à ses réflexions, laissant le terrain, comme cela arrive, ouvert à la critique. Dans ce cas, me semble-t-il, il a pris au contraire la solution inhabituelle de contrer ses attaquants. Dans un discours récent, devant 1.200 hommes d'affaires mexicains à Durango (Mexique), faisant allusion à l'effondrement des régimes communistes d'Europe, il devait leur dire :

«Les événements de l'histoire récente auxquels je faisais allusion auparavant ont été interprétés parfois superficiellement, comme le triomphe ou l'échec d'un système par rapport à l'autre ; concrètement le triomphe du système capitaliste libéral. Certains groupes d'intérêt veulent pousser leur analyse à un point extrême et présenter le système qu'ils estiment vainqueur comme le seul chemin pour notre monde, en se basant sur l'expérience des revirements que le vrai socialisme a subis, en évitant bien sûr d'introduire un jugement critique essentiel sur les effets que le capitalisme libéral a produits, au moins jusqu'ici, dans les pays du Tiers-Monde.

Ce n'est pas juste d'affirmer –  comme certains essaient de le faire -que, dans son enseignement social, l'Église condamne sans raison une théorie économique. La vérité c'est que, tout en respectant l'autonomie indiscutable de cette théorie, l'Église porte un jugement sur les effets de son application historique quand la dignité de la personne est violée ou mise en danger de quelque façon.»

4. RÉFLEXIONS SUR L'ENCYCLIQUE

4.1 LA GRAVITÉ DE CE PROBLÈME

Mes Frères, autant le monde que l'Église se trouvent en un lieu historique de partage des eaux, à un moment de l'histoire humaine qui est critique pour la vie des hommes et des femmes de bien des générations à venir. Ce moment, d'une manière rarement vécue dans les siècles antérieurs, ouvre de nouvelles possibilités à la vie humaine… Ce n'est pas une occasion à minimiser : les fondations de la société ont été secouées et nous sommes témoins de décisions pour l'humanité qui peuvent avoir les conséquences les plus étendues et les plus durables.

Lors d'une session commune du Congrès des États-Unis le 21 février de cette année, Vaclav Havel, président de Tchécoslovaquie, a parlé des changements révolutionnaires que nous avons tous connus en Europe récemment :

«Le plus important, dit-il, C'est selon moi, que ces changements révolutionnaires nous rendront capables d'échapper à la camisole de force, bien d'un autre âge, d'une vision bipolaire du monde et d'entrer enfin dans une ère multipolaire où nous tous, grands ou petits, anciens esclaves et anciens maîtres, pourrons créer ce que votre grand président Lincoln appelait : famille des hommes.»

Havel suggère que «le salut de ce monde humain ne se trouve nulle part ailleurs que dans le cœur de l'homme, dans son pouvoir de réfléchir, dans la douceur humaine et la responsabilité». Il aurait bien pu proclamer aussi que cette situation devient le modèle d'une évolution sans précédent. Dans les pays d'Europe de l'Est, les uns après les autres, des régimes totalitaires brutaux et tyranniques abandonnent leur politique de domination et leur pouvoir militaire coercitif, aux pieds de groupes sans organisation, sans armes, et souvent anonymes, mais qui sont résolument la voix d'un peuple rejetant ses chaînes et soupirant après la liberté. C'est vraiment là le salut puisé au cœur humain.

Bien sûr, on peut expliquer tout cela par des facteurs politiques et économiques mais, comme le notait John Haughay, S.J., des explications purement naturelles ne seraient adéquates que si ce dont nous avons été témoins n'était qu'un moment parmi d'autres moments du temps quotidien, hebdomadaire ou mensuel. Ce temps qui passe ainsi c'est le chronos, le temps ordinaire, (chronos = temps, kairós = temps favorable, temps de la grâce). Mais il y a d'autres moments qui font penser à une autre sorte de temps, un temps bien différent, le kairós. L'«heure» que l'on vit alors ne sert pas seulement à séparer tel moment de tel autre, mais bien plutôt à inscrire le sens profond de ce moment dans la lumière de l'éternité, du salut, du plan divin de rédemption.

Les événements soudains d'Europe orientale ouvrent toute grande la voie d'une nouvelle liberté pour des millions d'hommes. À ceux qui voudraient se limiter aux explications naturelles, Haughay dit encore :

«De telles explications sont affreusement inadéquates si ce moment est un kairós… Nous sommes témoins d'un événement qui a des allures tellement sismiques, qu'aucune des causes qui fonctionnent dans le chronos ne peut l'expliquer. Nous sommes en face d'un événement du kairós.

L'Esprit est à l'œuvre même si c'est dans un peuple qui ne le reconnaît pas comme la source de son inspiration et de sa force, même si ce peuple n'attribue pas ses plus profonds désirs à un dieu clairement nommé. Lorsque ses désirs manifestent le fruit que veut l'Esprit et que le fruit de ses actions révèle l'Esprit, par exemple dans la paix, la justice, la liberté, c'est que quelque chose est en train de se passer qui n'appartient pas au chronos.»

Cette réflexion m'amène à faire les deux observations ci-après. Peut-être, y a-t-il encore en nous quelques réserves inconscientes au sujet de ce Dieu qui serait à l'œuvre dans le cœur de gens qui ne l'honorent ni même ne le connaissent. Mais il est assez évident que l'agnostique qui travaille pour la commission des Droits de l'Homme dans un pays où cette activité peut facilement vous mener à la torture ou à la mort est un porteur de l'Esprit bien plus authentique que les religieux, les clercs et les évêques bien à l'abri qui se contentent de pieuses phrases de solidarité. Nous connaissons tous l'histoire du Bon Samaritain. C'était un hérétique. Il ne faisait pas partie des gens qui connaissent mieux les dogmes que le secours aux malheureux. Il faudrait bien nous souvenir de temps en temps que nous ne serons pas jugés sur le credo que nous proclamons, mais sur la vie que nous menons, sur nos actes. Comme dans l'histoire du Bon Samaritain, Jésus nous dit : «Va et fais de même.»

Cependant, et ceci est ma deuxième observation, posons-nous cette question : regardons-nous ce monde avec des yeux qui voient ce temps de l'histoire humaine comme un kairós incomparable où l'Esprit-Saint s'empare d'hommes et de femmes qui vont changer le monde ? Avons-nous assez la foi pour croire que, dans le plan providentiel, il est maintenant donné à l'homme de pouvoir inverser cet enchaînement apparemment irrémédiable de terrible pauvreté et de violence qui entraîne une partie énorme de l'humanité ?

Le pape Jean-Paul attire l'attention de tous les hommes et de toutes les femmes sur l'invitation que nous fait le kairós de dépasser ces modèles usés de possession, de domination, de préjugés raciaux et de rapports utilitaires. Il sait que ce n'est pas facile. Même si beaucoup renoncent instinctivement à ces attitudes au niveau personnel, il n'en reste pas moins qu'elles persistent souvent inconsciemment au cœur même des systèmes politiques et économiques dans lesquels nous nous trouvons, hélas, fort bien. Peut-être pourrait-on le dire plus gentiment, de façon plus nuancée, mais je ne dois pas être Ion de la vérité avec la déclaration suivante : s'il est vrai que les régimes totalitaires asservissent la personne à l'État, il n'est pas moins vrai que les régimes capitalistes peuvent facilement sacrifier sur l'autel du profit les justes besoins et réclamations des personnes. Globalement, on peut reconnaître en chacun des systèmes la même tendance à fouler aux pieds les besoins et les droits des individus.

Le pape pousse l'humanité à établir comme prioritaire la dignité des hommes et des femmes dans la famille humaine et à la mettre en exergue comme principe inviolable de toutes les relations sociales, la face de la terre peut être renouvelée et le moment actuel est l'occasion pleine de grâce de commencer la nouvelle création. Voici le message, mes Frères, et c'est un message qu'il faut peser avec grand sérieux.

Je n'ai pas l'intention d'aborder tous les aspects de l'encyclique, mais il y a certaines observations sur lesquelles j'ai envie d'attirer spécialement votre attention.

4.2 UN IMPÉRATIF MORAL

Certains d'entre nous seront sans doute déconcertés, voire agacés ou irrités, face à un défi qui effraye par ses dimensions géopolitiques. Qu'est-ce que je peux bien, moi personnellement, avoir à entreprendre pour inverser le cours de l'histoire ? Là-dessus, je reviendrai plus loin. Disons, en attendant, pour parler sérieusement, que nous devons comprendre une première vérité : cette invitation à laquelle nous avons à répondre n'est plus vraiment une invitation, c'est un impératif moral, et là est le cœur de l'encyclique.

A cause de sa gravité croissante, le sous-développement des personnes et des peuples exige une mobilisation morale de toute la famille humaine. Le point central de l'encyclique est que le développement humain ne peut réussir sans un appel à la conscience et à la solidarité de nos contemporains, riches ou pauvres. Tous sort impliqués et responsables dans le vrai progrès de la famille humaine. Les «décennies de développement», comme on les a appelées, ont pris naissance et fin, mais malgré tant d'efforts nous n'avons pas réussi à atteindre la racine du sous-développement de tant de personnes et de tant de groupes humains. Pire encore, la pauvreté s'est aggravée et s'est étendue à une plus grande partie du monde, et la rapidité croissante des changements sociaux a même rendu l'inégalité entre les hommes plus épouvantable. Le pape répète plusieurs fois l'expression : «Vivre sans espoir». Il faut donc de nouveau attaquer ce mal en dirigeant notre attention sur ce qu'il y a de spécifique, d'unique dans cette situation d'humains écrasés sous un poids insupportable de dénuement.

En même temps, nous devons nous mettre à faire une nouvelle évaluation morale du genre de pauvreté qui écrase tant de nos frères et de nos sœurs. Une analyse réaliste des formes actuelles de sous-développement nous amène à reconnaître que les diverses sortes de pauvreté de notre temps ont souvent leurs racines dans des facteurs politiques, et, en dernière analyse, dans un mal moral causé par les péchés et les omissions de la multitude. Il est donc nécessaire d'agir en direction du péché social ou des structures sociales de péché qui sont le résultat des défauts et des omissions du grand nombre.

Cet état de péché est là presque invisible au sein des structures, spécialement celles qui sont à la base de nos relations sociales et économiques. Cet état de péché peut se cacher dans la plus simple transaction, par exemple le prix d'une tasse de café, d'un ananas ou d'une banane : ce prix, en effet, peut être sans commune mesure avec le salaire de celui qui a cultivé la plante et n'a pas d'autres ressources pour vivre. L'histoire du café n'est pas d'aujourd'hui ; ce qui est nouveau c'est sa géographie. Jadis c'était un problème classique de l'Amérique latine, mais aujourd'hui c'est aussi un crève-cœur africain. Depuis déjà des années, le Rwanda dépend largement de l'exportation du café. Jusqu'à une date récente, la vente de café représentait 80 % de ses exportations soit 150 millions de $ en 1986. La même quantité en 1987 a rapporté 92 millions de $ et en 1988, le chiffre tombait au-dessous de 70 millions de $. Donc, en deux ans, c'est une chute de 50 %. On peut se demander dans quel système on évolue, lorsque le producteur peut voir d'un coup son revenu ainsi laminé : les lois du marché libre ne donnent aucune explication adéquate aux travailleurs victimes qui ont pourtant le droit de vivre. Et pendant ce temps, les prix aux consommateurs d'outre-mer ont peu à voir avec des pertes dramatiques qui mettent en danger la vie même des producteurs.

De plus, même lorsqu'elle n'est pas le résultat direct d'une quelconque transaction, la surabondance, qui rend la vie du Premier Monde si confortable pour beaucoup de gens, s'explique en partie par une prospérité économique liée à de nombreux facteurs qui engendrent ailleurs des situations de misère. Par exemple les fonds qui sont dans les banques de l'hémisphère nord produisent souvent des bénéfices pour le consommateur de cette partie du monde, alors que les créanciers d'Amérique Latine n'arrivent pas à maintenir le payement de l'intérêt qui pratiquement dépasse déjà cinq fois le montant emprunté, sans aucun espoir de remboursement en vue.

Derrière les termes menteurs d'«aide» au Tiers-Monde se cachent de tristes réalités : par exemple en 1988, les pays du Tiers-Monde ont remboursé aux pays riches 43 milliards de dollars de plus qu'ils n'avaient reçu – terrible saignée par rapport aux 18,2 milliards qui avaient été prêtés en 1982. On arrive à ce comble que ce sont les pays pauvres qui aident les pays riches.

Il y a peut-être encore pire que cette saignée et c'est cet avilissement, cet esclavage imposé à des millions de pauvres pour assurer aux riches la liberté que leur donne la surabondance. Une partie de la richesse gagnée sur le Tiers-Monde est souvent réemployée pour soutenir des gouvernements corrupteurs et oppressifs et pour leur fournir des armes qui servent à maintenir un injuste statu quo. Quelle affreuse ironie d'appeler cela une «aide» !

Je pense, mes Frères, que vous saurez tous voir dans l'encyclique, avec quelle fermeté le pape emploie le mot de «structure de péché». Or, on sait assez que ce mot est entré dans la réflexion sur les problèmes sociaux par le biais de la théologie de la libération. On sait  aussi que le pape avait d'abord manifesté des réserves à cet égard et que, dans l'encyclique Reconciliatio et Pænitentia (1983), il mettait en garde contre ce terme, préférant placer l'accent sur le péché personnel. Mais maintenant il adopte donc ce terme et quand il fait «une lecture théologique des problèmes modernes» (art. 36) il reconnaît que :

«Le monde divisé en blocs régis par des idéologies rigides, où dominent diverses formes d'impérialisme, au lieu de l'interdépendance et de la solidarité, ne peut être qu'un monde soumis à des structures de péché.»

Parler de «structure de péché» dit encore le pape, n'est pas hors de propos et il voit qu'il est impossible d'arriver à «comprendre la réalité telle qu'elle apparaît à nos yeux sans désigner la racine des maux qui nous affectent».

Et moi je pense qu'il faut prendre du temps pour réfléchir à cette insistance voulue et soulignée sur l'état de péché des structures qui privent certains de tout pour faire vivre les autres dans le superflu. Ces structures de péché, on doit les présenter comme des «obstacles qui vont bien au-delà des actions d'un individu et de la brève période de sa vie» (N.° 36).

Dans le passé, l'Église a eu tendance à mettre en relief certains péchés. Elle a maintenu une insistance presque exclusive sur des péchés de nature variée, mais qui concernaient la personne : fautes contre la charité, l'honnêteté, la chasteté. Dans une période encore récente, nous avons tous pu entendre de vigoureux sermons pour défendre le droit à la propriété privée, pour défendre une liberté —un libéralisme— qui amenait certains de nos frères à vivre dans le dénuement, pour défendre une violence (instituée) qui protégeait le statu quo !. C'est donc bien temps d'être maintenant aussi attentifs – ou même plus – à la condamnation d'un état de péché que le pape dénonce dans l'encyclique, d'un état de péché qui nous colle à la peau, à nous tant que nous sommes.

Il est évident aussi que ce n'est pas le pape seul qui alerte le monde au sujet de la Commission européenne, Jacques Delors, a parlé récemment du «plus grave devoir de la Communauté européenne» à l'égard du Tiers-Monde. En 1939, disait-il, nous étions ennemis, mais maintenant nous sommes des frères.

«Il ne s'agit pas non plus d'une Europe unie dans un monde divisé. Non, le problème est davantage d'une nouvelle Europe solidaire et partenaire du Tiers-Monde. Ce n'est pas là une phrase gentille de relations publiques, mais autant que je me rende compte, c'est un impératif éthique qui exige que la Communauté s'y consacre jusqu'à l'éradication de la pauvreté, partout où elle existe.»

Voilà des paroles vraies et, naturellement nous sommes contents de les entendre. Il y a des hommes politiques qui pensent de même, mais qui ne veulent pas se compromettre, par exemple en période électorale.

4.3 LA RESPONSABILITÉ DE TOUS

Le degré atteint par la misère humaine et la perversité de cette situation créent donc un appel moral à chacun de nous. L'engagement personnel dans cette lutte n'est pas quelque chose qu'on peut laisser à ceux qui s'intéressent particulièrement aux affaires sociales, l'engagement personnel à affronter cette situation n'est pas au choix ; c'est une exigence de l'Évangile, une sommation que nous fait le pape au nom de Jésus. Comme il l'a dit plus récemment aux évêques d'Asie, l'obligation de suivre cet appel réside dans la foi elle-même, dans la vocation de tout chrétien, car nous croyons que la puissance de l'Évangile à vaincre le mal s'enracine dans une personne vivante qui est le Sauveur du monde.

C'est la lumière du Christ qui nous rend capables de proclamer hardiment la dignité et les droits fondamentaux de tous les hommes et de chacun en particulier. C'est l'amour de Dieu révélé en Christ qui nous presse de promouvoir courageusement le progrès social et un développement matériel et culturel plus décidé ; et c'est le service du Christ qui nous soutient dans notre dévouement aux défavorisés et aux opprimés. Cette lumière, cet amour et ce service sont des dons pour tous.

Le pape rappelle donc dans l'encyclique (art. 47) que toute personne est appelée à jouer son rôle dans cette campagne pacifique qui veut assurer le développement dans la paix. Il nous rappelle aussi que l'on peut pécher, bien sûr, par appétit excessif du gain et du pouvoir, mais aussi, par crainte, indécision, lâcheté. Vous voyez, mes Frères, que dans ce problème moral, il y a un appel à l'action qui nous concerne tous et chacun.

Quand je dis : appel à l'action, je veux simplement dire que nous devons résister à la tentation de spiritualiser cet appel, de nous protéger contre les dilemmes bien concrets qu'il faut affronter courageusement, au lieu de se réfugier dans la seule prière. Il est possible en effet que nous glissions dans une prière pour demander que la vie des pauvres soit plus humaine. Cette prière nous satisfait mais en même temps nous éloigne des malheurs humains et nous laisse sains et saufs à cet égard. Demandons-nous quelles initiatives nous avons prises pour notre renouveau personnel. Récemment le directeur d'un centre de recyclage spirituel bien connu me disait : «Lorsque j'organise des réunions concernant la spiritualité personnelle, je peux espérer que ça répondra ; mais si je fais de la réclame pour des meetings concernant paix, justice raciale, développement du Tiers-Monde, les participants sont beaucoup plus clairsemés».

Ne me faites pas dire ce que je ne veux pas dire. Je ne minimise pas l'importance de la prière pour le monde, pour les gens, pour l'Église. Nous devons prier et prier encore pour que «ton règne vienne». Mais notre prière nous mène à un dialogue personnelle avec Dieu, un dialogue de vie et d'amour, de respect et de réconciliation et ce dialogue conduit à des choix et débouche dans l'action. La foi sans les œuvres est une foi morte ; et l'amour aussi.

Maintenant, je voudrais être très clair sur un point. Nous comprenons au moins grosso modo, le péché du monde et en particulier les structures de péché où nous sommes, semble-t-il, inextricablement impliqués. Ceux qui vivent à l'intérieur de ces structures et en bénéficient ne deviennent pas quand même pécheurs pour autant. La plupart n'ont même aucune faute personnelle à se reprocher. Nous avons tous souffert de cet état de choses. Qu'il soit donc bien clair que la culpabilité que nous ressentons à cet égard n'est pas une culpabilité morale personnelle. Je comprends d'ailleurs que souvent vous ne vouliez pas participer à des sessions ou des retraites où les speakers vont présenter la question sociale de façon à vous rendre un peu plus coupables encore que vous ne l'étiez. De plus, on n'a pas envie de se trouver coincé pour toujours dans un sentiment d'impuissance face à d'insolubles dilemmes. Et voilà pourquoi on va plutôt à des retraites spirituelles où l'amour de Dieu et sa grâce et le péché et la culpabilité paraissent évoluer sur un terrain de liberté et de responsabilité personnelle, avec une conversion qui est, peut-on dire, dans le domaine du possible. Cependant, il faut maintenir que cette orientation vers un sanctuaire spirituel où l'on se sent justifié sans s'engager dans l'action est vraiment une tentation d'échapper à un devoir moral.

Les structures pécheresses de notre monde perpétuent incontestablement une répartition des richesses inacceptable et injuste puisqu'elles dépossèdent des millions d'êtres humains. Elles dépendent du maintien de lois discriminatoires qu'elles affermissent et l'exploitation cruelle des peuples du Tiers-Monde. Actuellement la situation s'est vue encore embrouillée par l'évolution de l'Europe de l'Est et par la crise du Golfe. Nous ne changerons pas le monde en un jour. Cependant ce serait un péché, un péché personnel si nous refusions de nous mettre à cette tâche. Évidemment, un renversement global demandera beaucoup de temps, mais la longueur du temps et les difficultés de la tâche ne dispensent personne de travailler. Ce que, comme individus et comme groupe, nous pouvons faire est relatif aux circonstances et à nos moyens, et cela varie de l'un à l'autre, d'un lieu à un autre. L'essentiel c'est que chacun de nous fasse sa quote-part et persévère à la faire même si cela peut paraître relativement insignifiant.

Il me semble, mes Frères, qu'il n'existe aucune justification pour celui que se contenterait de jérémiades, disant que les problèmes sont trop grands ou trop lointains et qui répéterait d'un ton lugubre : «Qu'est-ce que nous y pouvons ?» Voici la réponse de Jean-Paul II :

«Je voudrais m'adresser avec simplicité et humilité à tous, hommes et femmes sans exception afin que convaincus de la gravité de l'heure présente et de leur responsabilité personnelle, ils mettent en œuvre… les mesures inspirées par la solidarité et l'amour préférentiel des pauvres. Dans cet effort, les fils de l'Église doivent être des exemples et des guides»… (art. 47).

Chacun de vous a des idées et des suggestions selon son expérience, sa méditation de l'Évangile, de nos Constitutions. (L'article 34 est très riche de sagesse et d'expérience). Je vais ajouter encore un détail — l'importance d'enseigner «la doctrine sociale de l'Église et d'éveiller les consciences aux problèmes qui affectent la société : «Nous entraînons nos élèves à la pratique d'activités caritatives qui les mettent en contact avec des situations de pauvreté» (Const. 87.2).

Il y a des années, j'avais l'habitude de dire aux Frères : «Quand vous prendrez à cœur l'enseignement de la doctrine sociale de l'Église aussi sérieusement que le football, nous aurons alors de vraies écoles catholiques». Je sais que souvent ce n'est pas facile dans certaine société, mais il faut se battre pour établir un solide programme et une pédagogie efficace pour l'éducation à la justice sociale. Oui, nous avons besoin d'une bonne maîtresse du sujet, qui nous permette de le saisir dans sa complexité en sachant les pièges qui menacent les naïfs, les romantiques et les ignorants. On devrait s'attendre à trouver chez nous quelque expérience d'analyse socioculturelle et même un certain degré d'expérience des instruments de cette analyse j'ai noté avec intérêt comment une de nos Provinces offre à ses membres depuis des années de participer à des séminaires d'analyse sociale. Il existe un corps de doctrine catholique sur l'enseignement social et une documentation venant de sources diverses. Tout cela donne l'occasion aux éducateurs maristes de faire appel à leurs évidentes possibilités et à leur situation de privilégiés pour faire chacun leur réponse personnelle et irremplaçable aux appels du moment présent.

4.4 INTERDÉPENDANCE ET SOLIDARITÉ

Comme beaucoup parmi vous, je me souviens bien du premier voyage vers la lune, ce premier «tir lunaire». Oui nous étions nombreux à vouloir voir les premières photos de la lune, le dévoilement de ses mystères qui avaient envoûté les humains pendant des millénaires. Ce que nous n'attendions pas, que nous n'avions pas imaginé, était autre : des photos de la terre depuis l'espace, belles à vous couper le souffle. C'était bien notre terre, la terre des humains. Cette vue nous faisait comprendre de la façon la plus frappante que nous étions un seul peuple, des hommes et des femmes qui avaient une demeure commune, et chacun responsable des autres. Même au plus bas niveau de la survivance physique, nous sommes tous dépendants les uns des autres.

Or, le pape Jean-Paul Il nous montre justement les valeurs morales positives de cette prise de conscience croissante de l'interdépendance entre individus et nations (N.° 38) :

«Il s'agit, avant tout, dit-il, de l'interdépendance, ressentie comme un système nécessaire de relations dans le monde contemporain, avec ses composantes économiques, culturelles, politiques et religieuses, et élevée au rang de catégorie morale. Quand l'interdépendance est ainsi reconnue, la réponse correspondante, comme attitude morale et sociale et comme «vertu», est la solidarité. Celle-ci n'est donc pas un sentiment de compassion vague ou d'attendrissement superficiel pour les maux subis par tant de personnes proches ou lointaines. Au contraire, c'est la détermination ferme et persévérante de travailler pour le bien commun ; c'est-à-dire pour le bien de tous et de chacun parce que tous nous sommes vraiment responsables de tous. »

Je ne sais pas jusqu'à quel point nous sommes convaincus d'être responsables de tous. Pendant les 19ième et 20ième siècles, la plus grande partie du monde occidental a vu un complet revirement des valeurs qui étaient jusqu'alors. centrées sur la communauté traditionnelle rurale et qui évoluaient à mesure que se constituait la famille nucléaire urbaine. Indépendance, initiative individuelle, succès personnel, voilà ce qui est devenu les grandes valeurs dans un peu tout l'Occident. Et, à des degrés divers, ce nouveau système de valeurs envahit peu à peu un monde oriental de plus en plus urbain. Le moi est cultivé comme jamais. Beaucoup parmi nous ont dû lutter contre un individualisme devenu valeur héritée et inculturée et souvent nous ne sommes guère capables de nous sentir responsables pour tous. Cependant, en travaillant à reconquérir un sens de responsabilité pour tous et d'engagement envers tous, nous travaillons en fait à reconquérir notre héritage spirituel authentique, car le sens de la communion est très biblique. Pas n'est besoin d'aller plus loin que le Notre Père qui est au cœur du Sermon sur la Montagne : nous sommes frères et sœurs sous la paternité de Dieu.

4.5 LA TÂCHE À ACCOMPLIR

Quels sont donc les défis les plus évidents que nous avons à relever face à un monde solidaire ? Les statistiques peuvent nous écraser ; par ailleurs, même si nous en sommes excédés, elles nous acculent à la réalité, une réalité qu'il faut bien regarder en face. Récemment, une organisation mondiale de la santé nous prédisait, pour les années que nous vivons, que 200 millions d'humains vont mourir prématurément avant la fin du siècle pour des causes qu'on pourrait prévenir. Le rapport de cette organisation révèle que chaque année, 14,6 millions d'enfants au-dessous de cinq ans dans les pays en voie de développement meurent de maladie ou d'autres causes. La dépense pour la santé, selon le même rapport, peut être évaluée à 5 dollars par personne dans les pays les plus pauvres alors qu'elle est de 460 dans l'Europe de l'Ouest. Un programme d'immunisation et de traitement de 2,5 milliards sauverait la vie annuellement à 7,5 millions d'enfants. Évidemment, c'est une grosse somme mais le budget de la défense d'un seul pays est de 312 milliards.

Bien sûr, on sera sceptique : est-il vraiment possible que les dépenses pour la guerre soient détournées vers des programmes de développement humain ? Or, dans l'accalmie entre l'effondrement de l'Europe communiste et le début de la crise du golfe, des signes montraient qu'on y pensait sérieusement. J'ai déjà fait référence aux assertions de Jacques Delors, président de la Commission européenne. En réponse à la crainte que les nations riches, dans leur désir de relancer les économies de l'Europe de l'Est, puissent réduire leur aide au Tiers-Monde, celui-ci a dit l'engagement de la Communauté européens envers les pays pauvres du Sud. Il estimait que, à mesure qu'un désarmement global se mettrait en place, les dividendes de l'opération devraient s'orienter vers le développement. Il voyait la Communauté européenne jouer le rôle de catalyseur pour assurer à la prochaine décennie, que par leur réduction, les dépenses militaires se transformeraient, au moins en partie, en dépenses sociales et en ressources transférées vers le Sud. «Avec des frontières Est-Ouest plus ouvertes, disait-il, des énergies peuvent être consacrées à l'ouverture de la frontière Nord-Sud, bien plus résistante.»

Cette théorie est saine, et évidente la bonne volonté que suppose cette affirmation. Mais il faut se souvenir que la transformation des épées en charrues n'est aujourd'hui ni simple ni aisée. Il faut tenir compte des techniques, du coût social, et des groupes de pression. Cela va provoquer du chômage au moins dans le court terme, et par ailleurs de puissants intérêts vont jouer, de grandes compagnies sont engagées à protéger les investissements de leurs actionnaires anonymes. Et, bien sûr, il serait insensé de penser que le spectre de la guerre est disparu, alors que des événements récents et continuels au Moyen-Orient nous le ramènent. Il y aura toujours de nouvelles menaces et des dangers qui exigent prudence et mesures défensives.

Il faut donc comprendre que les propos du pape sont quelque chose d'unique en ce sens que son appel vise à relier la dimension Est-Ouest de la politique mondiale avec les questions Nord-Sud. Cela vient de sa conviction que les nombreux problèmes mondiaux sont imbriqués les uns dans les autres et ne peuvent trouver une réponse efficace que dans un engagement à la solidarité.

Son analyse de l'histoire du problème l'amène à critiquer «la logique des blocs» – voir sa description de la guerre froide qui préoccupe le Nord depuis plus de 40 ans. Le point central de cette critique est l'impact qu'a eu la rivalité Est-Ouest sur d'autres Etats et d'autres peuples, spécialement les moins développés. Cette critique, à son tour, est un appel à remodeler la compétition Est-Ouest justement à cause de ses conséquences sur le reste du monde. On a beaucoup écrit sur le remodelage des relations USA-URSS, mais la motivation pour le changement et les conséquences du changement sont rarement analysées en termes de mieux-être des petits pays. On a noté, en fait, que le sens d'espérance qui parcourt les conversations Est-Ouest aujourd'hui se reflète rarement dans des questions Nord-Sud sur la dette, le développement et les conflits internes ou régionaux jamais éteints.

La pape applique le même solide principe de solidarité quand il parle du caractère moral du développement. Celui-ci doit comprendre le respect des êtres vivants ou morts, qui constituent le monde naturel. Rien, soit une personne, soit un autre être, ne doit être employé selon le caprice, ou selon les besoins économiques de quelqu'un. Les ressources naturelles sont limitées et quand on les emploie comme si elles étaient inépuisables, on met sérieusement en danger leur utilisation non seulement pour la génération actuelle, mais pire encore, pour les générations à venir. Déjà l'industrialisation a provoqué la pollution de l'environnement avec de sérieuses conséquences pour la santé des gens. Ainsi les questions sur les ressources mondiales et l'environnement appartiennent à la dimension morale du développement.

Oui, c'est tout à fait conforme à l'ample vision du pape de considérer qu'il voit le problème de l'environnement intégralement lié à celui du développement. Cela concerne le Sud où les gens sont dépourvus de tout parce qu'on pille toutes les ressources ; mais cela concerne aussi le Nord où l'industrialisation produit la pollution de l'environnement avec toutes les conséquences qui en dérivent ; et cela affecte les générations à venir par l'épuisement des ressources qui ne sont pas infinies. La menace sur la vie humaine, et peut-être même sur sa survie, que fait planer le mauvais usage des ressources du monde, montre bien que, face à la nature, nous sommes sujets non seulement à des lois biologiques mais aussi à des lois morales qui ne peuvent pas être impunément violées.

4.6 Et ceci est aussi notre tâche

Et ceci nous ramène à nous-mêmes. Par quelle action répondre à cet appel très réel et très personnel ? Je sais, mes Frères, qu'il est difficile parfois de savoir par quel bout commencer à agir. Mais il ne faut pas que cela nous paralyse, nous bloque, dans cette impression que c'est vraiment trop énorme pour nous. Dans un discours à des ouvriers très humbles de Bolivie, en 1988, la Pape a pu dire ceci qui, à mon avis, est une invitation aussi urgente que belle :

«Je veux tous VOUS inviter à vivre dans l'espérance d'un lendemain meilleur, sachant que c'est à vous à construire votre demain en y mettant tout votre effort, chacun selon ses capacités et les dons qu'il a reçus

Il ne serait pas honnête d'attendre que les politiciens et les gouvernements fassent des miracles si nous ne sommes pas prêts à faire quelque chose partout où nous le pouvons. Ce n'est pas au-delà de nos moyens ; non, ce n'est pas au-delà des moyens d'une communauté qui est décidée à cultiver la vertu de solidarité et à manifester son engagement envers tous et chacun de nos frères et sœurs. Chacun de nous, dans notre coin du monde, nous pouvons rejoindre les sans-toit, les chômeurs, les réfugiés – il y en a dans tous les pays où nous sommes. Nous avons de ressources à partager, même quand nous sommes dans des pays pauvres, où, en général, nous ne sommes pas pauvres nous-mêmes.

Je voudrais dire aussi qu'il y a des possibilités d'action même au niveau de la solidarité globale. Récemment, je visitais une ville où les Frères Maristes travaillent depuis bien longtemps. Ils y ont une très belle école et leur travail est très apprécié dans toute la région. Et je pensais en moi-même – si vous préférez, je rêvais— : Qu'est-ce qui se passerait si ces Frères devaient tout quitter ici et partir dans un pays où il n'y a rien de ce qu'ils ont, pour tout recommencer à zéro ? (Évidemment il faut bien penser qu'il ne pourrait pas y avoir transplantation pure et simple, que des changements devraient intervenir, compte tenu des circonstances. Il faudrait aussi que l'effort des autres Frères de la Province ne trouve pas là une raison de se ralentir).

Je me disais donc : ces Frères ont servi les gens de cette paroisse fidèlement et bien, pendant plusieurs décennies ; ne faudrait-il pas qu'ils leur parlent, qu'ils leur disent : «Voilà, dans deux ans, nous allons partir fonder une école dans un pays où rien n'existe en fait d'enseignement». Les gens seraient d'abord bien ennuyés, mais sûrement quelques-uns d'entre eux comprendraient le bien-fondé de la décision et seraient prêts à aider cette nouvelle entreprise. Des laïcs nous remplaceraient à l'école, et celle-ci resterait une bonne école qui garderait le souvenir d'un demi-siècle de présence mariste. Et les usagers de la nouvelle implantation seraient puissamment enrichis par l'expérience et le dévouement des Frères dans cet endroit jusque-là totalement dépourvu.

Est-ce un rêve ? irréel ? Impossible ? Pas tant que cela, mes Frères. C'est plus ou moins ce qui se passe déjà ici ou là.

5. AMOUR DE PRÉFÉRENCE POUR LES PAUVRES

5.1 LE CHOIX DE L'ÉVANGILE

L'expression du pape, amour préférentiel pour les pauvres, trouve un parfait écho dans nos Constitutions qui parlent aussi de «notre amour préférentiel pour les pauvres (art. 34 et ailleurs). Cette préférence, ce choix, c'est un but très clair. Clair également que ce soit là le choix de l'Église. Il existe un mouvement merveilleux qui a commencé ici à Rome et s'est déjà étendu à bien des pays européens ou riverains de la Méditerranée, c'est la communauté laïque de Sant'Egidio. J'ai été frappé par le compte-rendu d'une réunion que le Pape a tenue avec des membres de cette communauté à Castelgandolfo en automne 1988. La réunion a duré plus de deux heures pendant lesquelles on a passé nombre de diapositives qui étaient des images de la vie de la communauté et de son travail avec les pauvres. Divers représentants de groupes au sein de la communauté ont parlé au pape de leur vie et de leur engagement. A la fin, le pape a répondu par un mot improvisé, venu du cœur pour exprimer son soutien à ce qu'ils faisaient pour les pauvres du diocèse de Rome :

«Vous avez voulu cette réunion pour que le pape sache où vous en êtes dans la communauté de Sant'Egidio. Dans votre marche en avant, vous avez toujours eu le même principe : une option pour les pauvres à la Romaine – en dehors de Rome aussi, mais surtout ici à Rome, parce que, dans un sens particulier, vous réalisez cette option à l'intérieur de l'Église de Rome. Vous n'êtes peut-être pas les seuls à faire cela, mais cette option pour les pauvres vous la représentez vraiment d'une façon particulièrement claire et consciente. Et cette option est fondamentale : c'est le choix de l'Évangile.

Naturellement, ceci n'est pas nouveau dans l'Église. Mais aujourd'hui cette option est réfléchie et réaffirmée dans un nouveau contexte. L'option pour les pauvres est le choix de l'Évangile : c'est l'option du Christ et pour le Christ. Son choix à lui a été exactement cela : une option pour les pauvres. Et l'option pour les pauvres est en même temps une option pour le Christ, dans n'importe quel siècle, n'importe quelle situation, n'importe quel pays où elle est possible.»

Eh bien ! nous aussi, mes Frères, nous savons que l'option pour les pauvres n'est pas une nouveauté dans l'Église, ni pour notre Institut. Mais soyons francs, – nous n'avons pas toujours été aussi fidèles que nous aurions pu. Par bonheur nous devenons davantage conscients de notre responsabilité envers cet appel, mais il ne faut pas nous en contenter.

Laissez-moi vous citer encore quelques mots de l'encyclique. Ils sont plus éloquents que tout ce que je pourrais vous dire. L'amour préférentiel pour les pauvres «est une forme spéciale de priorité dans la pratique de la charité chrétienne dont témoigne toute la tradition de l'Église… mais aujourd'hui étant donné la dimension mondiale qu'a prise la question sociale, cet amour préférentiel de même que les décisions qu'il nous inspire ne peut pas ne pas embrasser les multitudes immenses des affamés, des mendiants, des sans-abri, des personnes sans assistance médicale et par dessus tout sans espérance d'un avenir meilleur. Les ignorer reviendrait à s'identifier au «riche bon vivant» qui feignait de ne pas connaître Lazare le mendiant qui gisait près de son portail» (cf. Luc 16, 19-31). Quelles paroles !

5.2 PARTAGER NOS RESSOURCES

Dans l'encyclique, le pape Jean-Paul rappelle qu'une partie de l'enseignement de l'Église et sa plus ancienne pratique vient de sa conviction d'être obligée par sa vocation —elle-même, ses ministres, chacun de ses membres— de soulager la misère de ceux qui souffrent, qu'ils soient loin ou proches, non seulement en prenant sur son «superflu», mais même sur son «nécessaire». Nous avons vu comment le pape continue à enseigner que, en face des cas de nécessité, on ne peut ignorer ceux-ci et donner la préférence à des embellissement superflus d'églises ou à des objets coûteux pour le service divin. Il pourrait devenir obligatoire de vendre ce superflu pour procurer nourriture, boisson, vêtement, abris à ceux qui manqueraient de tout cela. Et je pense immédiatement à ces évêques qui ont vendu leur palais épiscopal et employé l'argent de la vente à créer des centres communautaires pour les pauvres, ou qui se sont dépouillés de tout pour se contenter de deux petites chambres dans une sacristie d'église.

Ces actions nous étonnent elles reflètent tellement bien les paroles que nous avons sans cesse entendues toute notre vie ! Nous les comprenons bien mais nous pensions peut-être qu'elles ne s'adresseraient jamais à nous de façon si réelle :"

 Voici le jeûne qui me plaît..

Rompre, les chaînes injustes,

délier les liens du joug,

renvoyer libres les opprimés

briser tous les jougs ;

partager ton pain avec l'affamé,

héberger les pauvres sans-abri»

                        (Is. 58, 6-7).

Autant les Pères de l'Église que les théologiens scolastiques étaient très hardis quand ils évoquaient les devoirs de ceux qui ont et les droits de ceux qui n'ont pas : «Nourris, disaient-ils, celui qui meurt de faim parce que si tu ne le nourris pas, tu le tues» et encore : «Quand quelqu'un est dans une nécessité extrême, il a le droit de prendre sur la richesse des autres pour se procurer ce dont il a besoin.»

Comme éducateurs professionnels nous détenons des ressources considérables car nous en avons besoin pour notre évangélisation. Mais toutes ces richesses sont-elles toujours justifiables ? Cherchons-nous les occasions de partager avec ceux qui sont dans le besoin ? Nous devons être des exemples et des guides sur ce point. En tout cas, nous ne devons jamais être des gens qui entassent du superflu quand d'autres n'ont pas le nécessaire. Il faut faire là-dessus un examen sérieux, aux niveaux communautaire et provincial et aussi au niveau de notre administration générale. Représentez-vous le dilemme qui se présente au Conseil Général quand on nous demande l'approbation pour un gymnase ou une piscine d'un million de dollars dans un pays où il y a beaucoup de pauvres.

5.3 CET APPEL NOUS ARRIVE COMME UN DON

Est-ce que tout cela nous fait peur, mes Frères ? Est-ce la menace d'un fardeau qui va nous écraser ? Peut-être va-t-il nous mettre mal à l'aise, mais je suis convaincu que cet appel nous arrive comme un don à accepter avec sérénité et joie.

J'ai déjà souvent cité les paroles de Jean-Paul II aux évêques du Mexique, à Puebla en 1979 :

«L'Église a appris que les œuvres orientées vers la justice et la promotion humaine sont une part indispensable de sa mission évangélique.»

Cette assertion est très significative et pour bien des raisons, mais ce que je veux souligner c'est le mot : l'Église a appris… a appris. Lorsque l'Église apprend, c'est le Saint-Esprit qui l'enseigne. C'est le Saint-Esprit qui a donné naissance à cette grande sensibilité nouvelle face à tout ce qui concerne la justice, l'intérêt pour les pauvres et les marginaux de la société, la recherche d'une plus grande justice dans les relations internationales, etc. …

Et c'est pourquoi je dis que nous devrions l'accepter sans peur et sans réticence, voire avec sérénité et joie et dans son sens le plus profond, même s'il doit impliquer lutte et conversion d'attitudes —comme un appel à une vie nouvelle. Je ne voudrais pas que vous pensiez qu'il s'agit d'une pure théorie optimiste mise en forme dans un rêve. Non, mes Frères, je découvre l'authenticité de cette vision dans la vie de beaucoup de Frères et dans la vie de nos Provinces. La fidélité à cet appel porte son propre fruit : une vie renouvelée. Et je crois que, à l'inverse, un manque de fidélité à cet appel mènera inévitablement à un affaissement et à une perte de l'esprit.

5.4 LE PÈRE CHAMPAGNAT ET LES PAUVRES

Pour le Père Champagnat, il ne s'agissait pas seulement d'aider les pauvres. Il voulait que les Frères aient une attitude de respect et d'amour pour eux : il croyait que les pauvres apportent avec eux une bénédiction particulière. Rappelez-vous ce qu'il disait à ce sujet pendant sa vie, et comprenez pourquoi nos Constitutions mettent en relation la fidélité au Fondateur et notre amour des pauvres :

«Par fidélité au Christ et au Fondateur, nous aimons les pauvres. Bénis de Dieu, ils nous attirent ses faveurs et nous évangélisent» (art. 34).

Ces paroles peuvent laisser sceptiques certains d'entre nous. Elles montrent un aspect du mystère du Christ que nous ne pouvons comprendre pleinement que par le contact avec les pauvres. Il n'est pas question de mettre du romantisme dans notre vie, mais plutôt que notre rencontre du pauvre soit une rencontre privilégiée avec le Seigneur. C'est ce que j'ai souvent constaté dans la vie des Frères qui ont eu un long contact avec les pauvres.

5.5 CONTACTS AVEC LES PAUVRES

Il y a des Frères qui, pour diverses raisons, n'ont pas un contact significatif avec les vrais pauvres ou les vrais marginaux de la société. Cela s'explique de bien des façons : la nature de leur travail, la situation de l'école. D'ailleurs ils sont peut-être trop absorbés par leur travail. Nos communautés peuvent constituer des ghettos de nature physique ou mentale, où les pauvres ne pénètrent que sous la forme de chiffres insignifiants sur une statistique. Or cela peut créer certaines déviations, par exemple dans le style de vie ou les priorités apostoliques.

Quand je parle de déviations, je ne veux pas dire qu'il faut abandonner nos écoles et d'autres ministères. Je ne veux pas dire non plus qu'il faut fermer les écoles telles que nous les avons pour en ouvrir de nouvelles – bien que cela puisse être parfois nécessaire. Ce que je veux dire est ceci : si nous n'établissons pas de vrais contacts avec les pauvres, presque inévitablement cet état de choses se traduira dans des priorités apostoliques qui ne seront pas alignées sur l'esprit du Fondateur.

Santa Isabel est un petit quartier d'une colline poussiéreuse au sud-est de Lima. Sur la cuve d'eau devant la Vierge du Carmel dite Vierge du Cellier quelqu'un a écrit en grosses lettres de mauvais espagnol, «Gratias por Tud Deceos Dias… Tarda per non olvida.» En traduction libre, cela donne : «Nous te remercions, Dieu, pour tous les dons que tu nous as faits. Parfois, ils arrivent tard mais tu ne nous oublies pas.» Oui, l'Église parfois arrive tard – et parfois, nous Frères Maristes, nous arrivons tard. Le problème, mes Frères, c'est que nous possédons des biens que nous avons reçus pour les pauvres ; peut-être sommes-nous en retard, et alors il est d'autant plus urgent que nous nous hâtions maintenant pour confirmer ces pauvres dans leur confiance en ce Dieu qui ne les oublie pas.

5.6 DIFFICULTÉS À ENVISAGER

Le fait d'être arrivés à mieux comprendre l'appel vers les pauvres comme un don spécial qui nous est fait, est une des grandes grâces de notre temps. Inutile de dire que cela peut créer des ennuis ; inévitablement, dirai-je. Le P. Kolvenbach, supérieur général des Jésuites, le disait récemment.

«Notre option pour les pauvres peut parfois signifier : soutenir certains contre d'autres. L'option que nous faisons s'accorde mal avec quelques-unes des structures sociales, avec les politiques et les cultures où nous avons pu nous trouver à l'aise. L'option pour les pauvres, une option qui donnera plus de vie à ceux qui en ont le plus besoin, exige des sacrifices pleins d'amour.»

Souvent, mes Frères, le premier sacrifice à faire c'est notre renom. Il faut s'attendre à la vengeance de ceux qui sont en place, comme dans le cas des martyrs d'Amérique latine. Des Jésuites ont été tués récemment au Salvador : il n'y avait pas besoin d'un don de divination pour prédire qu'ils seraient catalogués comme agitateurs communistes. J'ai cependant été surpris d'entendre cet argument dans la bouche d'un Frère, à vrai dire pas dans le cas du Salvador, je me hâte de le préciser. Cette tactique aussi bon marché que cruelle a justifié l'assassinat dans combien de pays du Tiers-Monde. Plus récemment, j'étais étonné d'apprendre que dans le petit royaume de Tonga, île du Pacifique Sud, le roi a publiquement traité de communiste l'évêque, Mgr Pat Finau SM, nommé récemment président de la Conférence épiscopale du Pacifique Sud, un homme bien connu de nombreux Frères. Beaucoup vont hausser les épaules d'étonnement : Mgr Pat, communiste à Tonga ! Pourquoi ? Parce que l'évêque avait critiqué les nouvelles relations, dirigées vers l'argent, entre le chef et le peuple, alors que dans le système tongien culturel ou traditionnel elles étaient toujours dirigées vers la personne. Il y a eu des Frères étiquetés communistes aussi et un Provincial bien connu a dû apprendre dans un meeting public que ses Frères étaient des traîtres parce qu'ils se préparaient à consacrer plus de leurs ressources pour aider les noirs, alors que dans le passé la plus grande partie de celles-ci servaient à des étudiants blancs.

Mais la perte du renom n'est pas le seul ennui. Choisir d'être auprès des pauvres est difficile aussi parce que, en certains endroits, nous avons été très liés à la «bonne société». En faisant le choix pour les pauvres, nous allons au-devant de la désapprobation, et même de la condamnation de ceux qui ont été nos amis, qui nous ont aidés jadis, qui ne pourront pas nous comprendre. C'est triste à dire, mais nous souffrirons aussi de la part de ceux qui sont de solides membres de l'Église, peut-être même des membres du clergé, voire d'une partie de la hiérarchie.

5.7 DISTINCTION ENTRE DIVERSES VOIX

Il faut maintenant reconnaître qu'une des difficultés que l'on trouve quelquefois c'est la manière d'interpréter les diverses voix qu'on peut entendre dans l'Église. On voit bien par exemple, de temps en temps, que diverses autorités peuvent exprimer des points de vue bien différents sur les questions sociales. Dans ce cas, je vais vous indiquer deux principes de conduite qui peuvent aider à discerner. D'abord, attention aux affirmations de quelqu'un qui donne un conseil seulement en vertu de sa fonction et non pas du contact avec la réalité. Certains parlent d'expérience et d'autres non. Jésus vivait au milieu du peuple. Il vivait avec les pauvres et c'est de là qu'il parlait.

Deuxième principe utile : examiner si la voix qui s'élève est celle de l'amour ou celle de la peur. Il y a encore bien des opinions dans l'Église qui dérivent de la peur. Mais, comme dit St Paul : «Ce n'est pas un esprit de crainte que Dieu nous a donné, mais un esprit de force, d'amour et de maîtrise de soi» (2 Tira. 7, 7).

Je vais illustrer cela avec un exemple tiré de la liturgie. En général, l'Église n'était pas prête aux changements liturgiques qui ont suivi le Concile et la formation était insuffisante à tous niveaux – évêques, prêtres, religieux, laïcs. Beaucoup d'initiatives ont été prises, les unes bien fondées, d'autres non. Mais lorsqu'un document a été publié par la Congrégation concernée, il était surtout fait d'interdictions. On avait donc besoin de quelque chose de plus positif qui soit encourageant pour les prêtres. En tous cas, selon mon expérience, les prêtres qui n'ont rien fait, ou si peu, pour mettre en pratique les principes nouveaux ont causé plus de mal que ceux qui, dans leur enthousiasme, ont fait des excès.

Pour la justice, nous avons entendu bien des sermons contre ceux qui penchaient vers la gauche. Et c'est vrai, il y a eu des excès, parfois bien tristes. Mais en sens inverse, il y aurait bien à dire aussi sur ceux qui s'allient avec des puissances de droite et donnent un appui au moins tacite à des situations d'injustice et à la violence institutionnelle. Dans beaucoup d'endroits ceux qui restent bien silencieux, sans rien faire soutenant ainsi tacitement les statu quo, sont rarement dérangés.

Il peut sembler par ailleurs qu'il y a divergences entre les idées qu'on se fait de l'engagement social dans le Tiers-Monde et ce même engagement dans le reste du monde. L'engagement des prêtres et des religieux pour la justice et les droits de l'homme en Amérique latine est souvent vu comme purement politique alors qu'une conduite semblable des prêtres et religieux en pays communiste est souvent exaltée comme héroïque. De la même façon, dans le Tiers-Monde, l'Église est constamment interpellée au sujet de son engagement social, alors qu'on ne se questionne guère sur le support spécifique qu'apporte la hiérarchie aux partis démocrates chrétiens d'Europe qui sont des partis politiques dont les actions démentent souvent le titre qu'ils portent.

Je ne dis pas cela pour blâmer qui que ce soit, mais simplement pour avancer un peu sur deux points. En premier lieu nous avons besoin de discerner en mettant bien l'Evangile en pleine lumière dans notre lecture critique des signes des temps ; en second lieu nous devons approfondir notre foi en la puissance qu'a l'Esprit-Saint pour ouvrir nos esprits et provoquer en nos cœurs un mouvement de conversion capable de nous dresser comme un seul homme, attentifs à l'appel le plus indiscutable de l'Évangile.

Je vais d'abord répercuter le sentiment et l'engagement qui a mis en marche les évêques d'Amérique latine à Puebla ; là, en présence du pape Jean-Paul Il, voici ce qu'ils ont promis :

«Avec la confiance renouvelée au pouvoir vivifiant de l'Esprit, nous allons reprendre une fois de plus… le choix clair et prophétique qui exprime notre préférence pour les pauvres et notre solidarité avec eux. Et ce choix nous le faisons en dépit des déformations et des interprétations de certains qui vicient l'esprit de Medellín, et en dépit du mépris et même de l'hostilité de certains autres. Nous affirmons que toute l'Église a besoin de se convertir à un choix préférentiel pour les pauvres, un choix qui tende à leur libération intégrale. »

5.8 AIMER LES PAUVRES

L'encyclique du pape Jean-Paul II pose la question décisive pour tout chrétien : Est-ce que j'aime les pauvres ? Elle nous rappelle la question centrale des béatitudes, et la question centrale du jugement dernier (Mat. 5, 26).

L'amour des pauvres est une part précieuse de l'héritage que nous a légué le Père Champagnat. Il cherchait le Seigneur dans la prière et dans la contemplation. Mais en même temps, il le cherchait aussi dans les situations de misère matérielle, le besoin urgent des jeunes qui ignoraient l'amour de Dieu dans leur vie, le cas angoissant d'une mourante et de son fils à l'abandon, dans les rebuffades d'un vieillard en colère ; pour lui, tous ces gens étaient des frères et des sœurs dans le Christ.

Comme je l'ai dit plus haut, Champagnat voulait que ses Frères aient le même amour et le même respect pour les pauvres. Plus encore, il assurait que les pauvres apportent leur propre bénédiction, que Jésus-Christ nous est présent à travers eux d'une manière spéciale :

«Prenez un grand soin des enfants pauvres, et des plus ignorants, témoignez à ces sortes d'enfants beaucoup de bonté, et ne craignez pas de montrer en toute occasion que vous les estimez et que vous les aimez d'autant plus qu'ils sont moins pourvus des avantages et des biens de la nature. Les enfants pauvres sont dans une classe ce que les malades sont dans une maison : un sujet de bénédiction et de prospérité, quand on les regarde des yeux de la foi et qu'on les honore comme les membres souffrants de Jésus-Christ» (Vie, p. 567).

Et si j'aime les pauvres, comment dois-je le manifester dans ma vie ? L'expérience de quelques-uns de nos Frères qui ont un contact significatif avec les pauvres leur apprend que cette sorte de contact, un contact de compassion, est nécessaire si nous voulons être vrais devant Dieu et devant les hommes et les femmes, nos frères. Cette expérience est-elle nécessaire à tous ? C'est difficile à répondre, mais il est bien certain que quelque contact vrai nous aidera à discerner ce que cet appel signifie pour nous, ce que le Seigneur nous demande. L'un des problèmes, à vrai dire, est de prendre ce contact. J'ai demandé à tous les Frères du Brésil de faire un effort spécial à cet égard, et ils sont en train de mettre au point un plan permettant à chaque Frère de passer un mois, peut-être divisé en deux périodes, parmi les très pauvres.

J'ai remarqué que dans une autre grande Province on se prépare pour donner à chaque Frère la possibilité de faire ce genre d'expérience. Rappelez-vous aussi que tous nos Provinciaux, en préparation à la dernière Conférence Générale, ont passé un certain temps parmi des pauvres d'Amérique latine. J'envisage de parler de cette même possibilité dans quelques Provinces.

Quel est le but de ces expériences ? Je voudrais dire que c'est d'abord l'expérience de la frustration, la découverte que la pauvreté dans le monde n'est pas due seulement à la malchance, à la paresse ou à l'ignorance. Quand on a quelque expérience d'une pauvreté qui n'est pas accidentelle, mais qui est créée par des politiques et des systèmes, on s'irrite, on s'indigne. Comme dit Albert Nolan, OP, on apprend le sens de la colère de Dieu dans la Bible, une colère qui ne vient ni de la haine, ni de l'égoïsme, mais qui est une expression d'amour et de miséricorde : «Lève-toi, Yahweh, dans ta colère ; réveille-ta, mon Dieu. Toi, qui exiges que justice soit faite…» (Ps. 7,6).

Et c'est un second résultat de notre expérience avec les pauvres : notre compassion ne peut grandir et mûrir que si nous apprenons à prendre au sérieux la souffrance et l'oppression jusqu'à en ressentir de l'irritation. Révoltés par cette situation, nous sentons l'urgence de passer à l'action.

Peut-être avez-vous lu dans un journal récent le rapport de ce que fait Creina Alcock. Naguère riche femme du monde à Durban et maintenant mère de deux enfants, elle a choisi, arrivée à 40-50 ans, d'aller vivre seule, parmi les tribus zoulous dans un quartier à haut risque d'Afrique du Sud. Sa maison, Msinga, est un havre pour les trafiquants d'armes et les planteurs de marijuana, lorsque des bagarres entre clans rivaux se terminent régulièrement par un bain de sang. Elle estime que depuis son arrivée, quelque 160 de ses amis ou connaissances ont été tués. Une des victimes a été son mari, tué il y a 7 ans, après avoir organisé une assemblée de paix entre clans rivaux, Après sa mort, elle a été victime d'un violent hold-up par les membres même de la communauté qu'elle essayait d'aider. En dépit de tant d'épreuves et de déceptions, elle continue ce travail de développement rural qu'elle a choisi, et maintenant 300 familles rurales analphabètes et sans ressources vivent sur ce qui était jadis un terrain vague. Voici comment elle explique sa persévérance :

«J'ai compris que l'amour, même s'il se termine par un échec, vous donne une espèce d'honneur ; mais sans amour, vous n'avez point d'honneur du tout. La seule chose que vous puissiez faire c'est d'aimer, parce que c'est la seule chose qui vous laisse une lumière intérieure au lieu d'une obscurité qui vous anéantit. »

Chez cette femme, on voit le même mouvement dont nous avons parlé : le passage de la frustration et de la colère vers l'amour et la compassion. Son amour est un amour actif, qui connaît les sanglots et la désolation, mais un amour qui s'exprime avant tout par l'engagement et l'action. Son action c'est la sorte d'action que le pape, pariant aux évêques de Bolivie, décrit comme étant celle où la doctrine de l'amour dans la solidarité, l'amour en somme que demande le Christ, est visiblement présent.

Solidarité : un engagement envers tous et chacun parce qu'ils sont mes frères et mes sœurs, tel est le programme d'action de notre amour des pauvres.

Laissez-moi vous dire encore ceci : alors que la générosité abonde parmi les Frères dans nos communautés, il y en a qui acceptent difficilement de croire qu'aujourd'hui l'option pour les pauvres soit l'impératif moral le plus urgent et le plus important pour la vie chrétienne et la vie religieuse. Ne pas y croire ne change rien à la réalité ; cela ne peut qu'émousser ou gauchir notre conscience. Ou bien cette option va nous rendre sensibles à tous les autres problèmes moraux de notre vie ou nous allons rester avec une échelle de valeurs tellement faussée que nous courons le danger de devenir excentriques du point de vue moral.

Je pense que j'ai suffisamment souligné la pensée du pape et l'appel de l'Eglise. Je termine simplement avec deux phrases de Jean-Paul ll dans sa récente visite au Mexique :

«Je veux réaffirmer que, au cœur de l'Église, subsiste le choix préférentiel pour les pauvres. Sans être exclusif, – car la rédemption du Christ est universelle et concerne tous les hommes sans exception ce choix est un signe non équivoque de la fidélité de l'Église envers le Christ. »

J'espère, mes Frères, que vous lirez l'encyclique du pape et que vous la méditerez. Je prie pour que nous réagissions bien à l'appel qu'il adresse à tous les hommes de bonne volonté, pour que, à notre manière, nous puissions être des signes non équivoques de la fidélité de l'Institut au Christ, notre Rédempteur.

 

POUR VOTRE RÉFLEXION

Quelques Provinciaux ont suggéré qu'il serait bon d'avoir des points de réflexion avec chaque circulaire. Une des difficultés de cette suggestion c'est que les conditions varient énormément d'une Province à l'autre. Ce qui est une suggestion valable pour une Province peut être totalement hors de propos dans une autre. Cependant libre à vous de prendre un ou deux de ces points pour vous aider dans votre réflexion personnelle ou celle de la communauté.

1. Nous avons tous tendance à nous sentir écrasés par l'immensité des problèmes qui se posent à l'humanité d'aujourd'hui ; mais le Pape souligne que c'est bien chacun- qui a son rôle-à jouer. Il a invité des gens très simples de Bolivie «à vivre dans l'espoir d'un meilleur lendemain, en sachant, dit-il, que c'est ce demain que vous devez bâtir avec tous les efforts possibles, chacun selon sa capacité et les dons qu'il a reçus».

Dans les circonstances concrètes de ma vie et celles de ma communauté, qu'est-ce que je puis faire pour vivre cette solidarité dont parle le Pape ? Qu'est-ce que nous faisons actuellement et qu'est-ce que nous pourrions faire de plus ?

2. J'ai parlé d'un rêve (p. 325) qui consisterait à remettre une œuvre qui marche à merveille à des laïcs bien décidés et à établir une œuvre équivalente dans un endroit où rien n'existe. Quelle a été votre réaction à. ce rêve ? :

1/Le Supérieur Général rêve vraiment. 2/Ça ne marcherait pas. 3/C'est peut-être possible.

3. Relisez l'article 69 de nos Constitutions : «Autour de la table du Seigneur»… et réfléchissez spécialement sur la dernière partie :

«Nous nous identifions peu à peu à Jésus qui s'offre continuellement au Père, et, comme lui, nous livrons notre vie pour les autres..»

Quand nous nous rassemblons à l'eucharistie quotidienne, nous pouvons être fatigués, distraits, bien peu fervents ; mais

nous sommes là ensemble parce que, au fond du cœur, nous voulons nous remettre à Dieu radicalement, nous voulons vivre à fond cet engagement dans l'amour de nos Frères, des enfants et des jeunes et de tous ceux que le Seigneur met sur notre route. Mais les pauvres eux aussi ont droit à une partie de cet amour. Comment le pratiquons-nous ?

4. Le directeur exécutif du Fonds-pour-les-enfants des Nations Unies a dit récemment : «La situation actuelle est vraiment abominable.» Il commentait le fait que chaque jour, il y a plus de 40 000 enfants au-dessous de 5 ans qui meurent pour des causes qu'on pourrait prévenir. Comme le soulignait le représentant du Président Bush au comité du plan pour le sommet mondial des enfants, s'il y avait 40 000 chouettes tachetées qui mouraient chaque jour, on crierait au secours. Mais ce sont 40 000 enfants et cela passe inaperçu.

On sait aujourd'hui que les morts causées annuellement par la malnutrition sont l'équivalent d'une bombe atomique tombant sur une grande ville trois fois par semaine. Et la plupart de ces morts pourraient être évitées. Les gouvernements manquent de volonté politique, et nous sommes probablement infectées par un «épuisement de compassion». Cet épuisement est compréhensible : nous sommes souvent fatigués déjà d'avoir à nous battre avec nos problèmes quotidiens et nous nous trouvons impuissants face au gigantisme de ces autres problèmes.

Quand le feu de ma propre compassion est presque éteint, il est vite rallumé quand je pense à ces enfants, à l'angoisse de leurs parents qui n'ont rien à leur donner à manger : quelle souffrance !

Or, il y a des possibilités de jouer un rôle : il faut nous assurer que nous connaissons la doctrine sociale et que nous sommes informés au sujet du monde qui nous entoure ; et que ceux que nous éduquons le sont aussi et connaissent l'enseignement de l'Église. Il faut nous assurer que nous encourageons une vraie générosité parmi nos étudiants. Il faut nous assurer que partout où nous pouvons jouer un rôle politique, nous le faisons, que ce soit par lettres, par conversations avec les gens ou autrement. Et il peut aussi y avoir des cas où une action plus directe est possible.

5. L'amour préférentiel des pauvres, comment est-il incorporé à notre prise de décisions au niveau provincial, communautaire et personnel ?

6. L'article 34 des Constitutions peut nous mener très loin. Je vous en rappelle quelques passages :

«Par fidélité au Christ et au Fondateur, nous aimons les pauvres. Bénis de Dieu, ils nous attirent ses faveurs et nous évangélisent.

Nous aimons les lieux et les maisons qui nous font partager leur condition et nous saisissons les occasions de contact avec la réalité de leur vie quotidienne. »

Ces textes de nos Constitutions sont-ils réels pour chacun de nous ? Quel contact réel avons-nous avec les pauvres dans la réalité de leur vie quotidienne ?

7. Notre communauté a-t-elle jamais pensé adopter une famille pauvre ? ou quelques réfugiés ? ou quelques jeunes abandonnés ?

(Je sais qu'il est possible d'accumuler beaucoup de raisons pour dire que tout cela serait difficile, impossible ou même mal considéré. Mais avons-nous sérieusement pensé à une de ces possibilités ? Il se trouve que quelques communautés y ont pensé et l'ont mis en pratique).

                      Fr. Charles Howard, Supérieur général.

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