Circulaires 400

Charles Howard

1992-03-25

Spiritualité mariste apostolique

Première partie : SPIRITUALITÉ
Influences culturelles et autres
La notion de spiritualité mariste
La notion de spiritualité apostolique
Deuxième Partie : L'APPEL À LA MISSION
Un engagement de notre vie
La consécration
Témoignage public et prophétique
La mission
Marie, consacrée et envoyée en mission
Jésus envoyé en mission par le Père
Troisième Partie : LES VOEUX ET LA MISSION
Pauvreté
Solidarité avec les pauvres
Chasteté
Comment Jésus aime ?
Obéissance
Obéissance apostolique
Quatrième Partie : PRIÈRE
Être aimés par lui
Marie et la prière
L'Eucharistie
L'Écriture
Cinquième Partie : DIVERSES MANIFESTATIONS D'AMOUR .
Trois manières d'aimer
Mission et prière
Prière communautaire
La mission : un temps privilégié
Sixième Partie : LA VOLONTÉ DU PÈRE
Discernement
Consultation.
Appels spéciaux
Septième Partie : LA COMMUNAUTÉ POUR LA MISSION
Communion vivante
Solidarité
Humilité, simplicité, modestie
Esprit de famille
Maristes, Marie, et les marginalisés
Huitième Partie : LA MISSION ET LE MYSTÈRE PASCAL._
Souffrance
Conversion personnelle
Neuvième Partie : ET L'AVENIR
L'avenir
Hommes du présent, mais tournés vers l'avenir
Famille Mariste et Mouvement Champagnat
Une pensée finale
Dixième Partie : APPENDICE
• Spiritualité mariste apostolique
• Notre Église et notre monde en voie de changement

400

V. J. M. J. 

CIRCULAIRES DES SUPÉRIEURS GÉNÉRAUX

DE

L'INSTITUT DES FRÈRES MARISTES DES ÉCOLES

 

Vol. XXIX

 

SPIRITUALITÉ MARISTE

APOSTOLIQUE

 

Maison Généralice

Rome, le 25 mars 1992

  D'autres annexes seront publiées plus tard. Leur contenu est, pour l'essentiel, celui des principaux exposés de le

Conférence Générale de Veranópolis, octobre 1989 :

•           Notre mission d'éducation chrétienne.

•           Notre attention toute spéciale aux plus nécessiteux.

•           Quelques traits caractéristiques de notre apostolat mariste

 

 © Editorial Luis Vives

Depôsito legal : Z. 1 281-1992 ISBN 84-263-2354-5

Imprime Edelvives

Apartado 387 – 50080 Zaragoza Printed in Spain

 ———————————-

 

Chers Frères,

Dans cette circulaire, je vais faire quelques réflexions sur notre spiritualité mariste apostolique. Non seulement il s'agit là d'un thème capital dans notre vie, mais il y a bien des signes qui montrent les gens en recherche d'une spiritualité adaptée à notre temps. Et d'abord, c'est ce que nous voyons chez beaucoup de nos collaborateurs – ils répondent avec enthousiasme quand nous pouvons leur offrir quelque chose de valable en termes de spiritualité mariste. Les Frères qui travaillent avec les grands élèves, dans les groupes, l'accompagnement, la direction des retraites, vous diront combien nombreux sont ceux qui ont faim d'une spiritualité qui puisse les soutenir dans leur recherche des valeurs pour la vie. Qu'avons-nous à leur offrir ? Nos vies sont-elles clairement marquées du sceau d'une vibrante spiritualité ? Sommes-nous à même de parler avec d'autres de notre spiritualité ? Les jeunes peuvent-ils voir et sentir la flamme de notre spiritualité ?

Ce que vous trouverez ici vient de l'expérience vécue de bien des Frères, et j'espère que beaucoup parmi vous s'y reconnaîtront avec leur propre cheminement, leurs joies et leurs peines, leurs luttes et leurs espérances. Ces pages sont dédiées à vous tous, avec une profonde reconnaissance pour ce que vous êtes et ce que vous faites pour faire advenir le Royaume de Dieu.

Quand je dis que ce que j'écris vient de l'expérience vécue de nos Frères, je veux dire, à la fois, ma propre expérience de la vie de beaucoup de Frères maristes et aussi, cette expérience des générations de Frères qui nous est arrivée à travers les Constitutions. La vie du Fondateur mise à part, les nouvelles Constitutions sont le meilleur document que nous ayons jamais eu pour décrire notre esprit et notre spiritualité. C'est notre réponse à cette question de l'Église : «Dites au peuple de Dieu ce qu'est un Frère Mariste. «Elles sont écrites dans un langage idéaliste et en tâchant de répondre à des Frères de cultures bien différentes, ce qui n'était pas facile. Mais, mes Frères, même avec des déficiences, c'est un document porteur de vie pour nous tous.

AU LONG DU CHEMIN

Je me promenais un jour avec un Frère que je connais bien, Je lui demandais : «Comment ce va, John ?» «Ma foi, répond-il, je crois qu'il y a du bon et du mauvais en chacun de nous, et, pour moi, en ce moment, il me semble que le bon a un tout petit peu d'avance». Nous avons ri. C'était un homme de grand cœur qui avait un amour fantastique des jeunes et je suis bien sûr que le bon avait chez lui beaucoup d'avance. Ce sont des choses que nous pourrions tous dire, même si nous les exprimons différemment. Pour la plupart d'entre nous, il y a des fois où nos cœurs sont brûlants en nous-mêmes et d'autres fois où la flamme baisse et où notre amour semble dépourvu de passion. Nous avons confiance en Dieu —mais pas tout à fait assez pour nous jeter dans ses bras, nous abandonner à lui. Nous savons qu'à la Pentecôte, l'Esprit a changé des peureux en amoureux et qu'il peut faire de même avec nous, mais nous hésitons souvent à nous laisser aussi totalement ouverts à son action.

Nous savons que notre voyage n'est pas un tunnel obscur avec une seule misérable lumière au bout. Nous sommes aimés de Dieu, nous avons été sauvés par Jésus, et la lumière, au bout du tunnel, est la radieuse lumière de la résurrection. La vie n'est pas un voyage où il faut peiner et lutter pour mériter l'amour de Dieu. C'est un voyage où, peu à peu, on arrive à une meilleure compréhension de sa présence dans notre vie, et où l'on s'ouvre à cet amour dont il nous a aimés de toute éternité. À de tels moments, nous avançons, sûrs de cette affirmation que Dieu est fidèle et déterminés à l'être nous-mêmes. Nous avons dit : pour toujours, et nous le pensions. Avec la grâce de Dieu, nous persévérons comme semeurs de joie, pleins de passion et de feu pour notre mission. Nous faisons nôtres ces mots de Paul VI que j'ai toujours trouvés impressionnants:

«Puisse le monde de notre temps, qui est en recherche, parfois avec angoisse, parfois avec espérance, devenir capable d'accueillir la bonne nouvelle, non pas par des évangélisateurs abattus, découragés, impatients, angoissés, mais par des ministres de l'Évangile dont la vie s'écoule dans la ferveur, qui ont, dès le début, reçu la joie du Christ et qui veulent risquer leur vie pour que le Royaume soit proclamé.»

Chacun de nous accepte une responsabilité dans son propre parcours, mais nous n'oublions pas ce que nos premiers Frères ont appris de Marcellin, c'est-à-dire l'importance de cheminer ensemble comme de vrais Frères : Jour après jour, le cœur plein de gratitude, encouragés par le témoignage de fidélité des Frères qui nous ont précédés» (C. 46).

La marche devient plus signifiante au fur et à mesure que nous approfondissons notre compréhension et que nous intensifions notre manière de vivre et notre spiritualité mariste apostolique.

Il y a différents moyens de traiter ce sujet. L'un d'eux est de se mettre à réfléchir sur sa propre expérience : comment je me sens quand on commence à parler de l'Appel ? Suis-je appelé et à quelle mission ? Dans quelles circonstances est-ce que j'expérimente d'être envoyé ?

Une autre méthode consiste pour moi à faire quelques réflexions et ensuite à vous inviter, comme individus et aussi comme communautés, à réfléchir sur cela. C'est la méthode que je propose, car probablement elle arrange au mieux la majorité des Frères.

Il y a là un vaste sujet et, même si cette circulaire est plus longue que d'habitude, le but de ces réflexions est limité. Le schéma que j'ai est le suivant :

1. Spiritualité

Notre notion de spiritualité s'est grandement élargie ces derniers temps. Que signifie-t-elle pour nous aujourd'hui ?

2. Appel à la maison

Nous sommes appelés à un service. Notre vocation ne peut jamais être comprise adéquatement dans les seuls termes d'appel, d'alliance et de consécration. Ces éléments trouvent tout leur sens seulement dans la mission.

3. Vœux et missions

Les vœux sont un des plus puissants moyens par lesquels nous vivons notre union avec Dieu et aussi nous lui exprimons notre consécration. Ainsi, inévitablement, ils ont une dimension missionnaire.

4. Prière

Nous sommes des hommes de foi, nous croyons à l'amour de Dieu, et donc notre prière est quelque chose de naturel. Mais il peut y avoir des difficultés.

5. Diverses manifestations d'amour

La prière, la mission, l'obéissance à la volonté du Père, ce sont là autant de manifestations de l'amour de Jésus pour son Père. Il en est de même pour nous : telles sont les diverses manières par quoi nous tâchons de répondre à l'amour de Dieu.

Ces trois activités sont mises en œuvre par l'Esprit. Elles sont interdépendantes et non en concurrence.

6. La volonté du Père

Partager la mission de Jésus suppose que nous partageons aussi son attitude fondamentale de recherche de la volonté du Père et ceci implique discernement du cœur.

7. Une communauté pour la mission

La communauté est au cœur de la mission. Jésus non seulement a prêché la communion mais il l'a vécue. Aussi essayons-nous de vivre également la «communion» et de travailler pour l'unité de la famille humaine par nos actes et par le témoignage de notre vie.

8. Mission et mystère pascal

Le pouvoir du mystère pascal est encore actif aujourd'hui et nous sommes invités à entrer dans ce mystère.

9. Et pour l'avenir ?

Quel sont les éléments d'une spiritualité pour l'avenir ?.

10. Appendice

Ceci vise à tracer brièvement quelques lignes de l'évolution de ce thème dans la pensée de notre Institut. Logiquement, ce devrait être la première partie de la circulaire, mais j'ai pensé que commencer ainsi serait moins efficace pour beaucoup de Frères.

———————————————————– 

PREMIÈRE PARTIE 

SPIRITUALITÉ

Dans les débuts des années 60, un prêtre de mes amis qui s'occupait de l'éducation religieuse des 12-16 ans lança une recherche statistique dans beaucoup d'écoles catholiques. Il demandait aux professeurs quel type de spiritualité ils voulaient transmettre à leurs élèves. D'après leurs réponses, il était clair que, pour beaucoup, spiritualité signifiait seulement prières et dévotions.

Maintenant, grâce à Dieu, nous voyons mieux ce qui a toujours été vrai – à savoir que notre spiritualité concerne tout ce que nous sommes, tous les éléments qui contribuent à bâtir notre vie – nos relations, nos dons, nos joies et nos tristesses, nos rêves et nos dispositions, nos luttes et nos chutes – tout en un mot. En tant que chrétiens, nous voyons la face de Dieu, sa main, sa parole, son souffle dans tous les aspects de notre vie humaine, de la création et de l'au-delà de la vie.

Le plus grand don que nous ayons reçu est le don de l'amour un amour inconditionnel. Dans cette expérience personnelle d'être mimés, d'être trouvés aimables par Dieu, nous trouvons la vie. Cette expérience est fondamentale pour la vie de tout chrétien. Nous avons tous besoin d'être aimés pour vivre et notre voyage de la vie devient alors profondément affectif et aussi apostoliquement effectif. Cela est liés visible en Champagnat qui a senti si profondément les besoins de ceux qui l'entouraient. Depuis les premiers jours de notre formation et tout au long de notre vie, nous cherchons le Dieu qui nous aime – dans la prière, en nous-mêmes, dans nos confrères, dans la retraite, dans les sacrements, dans nos frères et sœurs en situations difficiles. Le plus grand don que notre communauté religieuse nous fait, c'est la chance d'être embarqués dans cette expérience d'amour et Champagnat le gavait bien. Sans cette impression d'être aimés, il peut y avoir un dangereux vide au centre de notre vie.

Nos diverses personnalités, l'histoire de nos vies, les débuts de notre vie de famille, les divers moments de notre vie, tout cela va colorer notre compréhension de cet amour de Dieu. C'est une grande grâce de pouvoir recevoir des intuitions qui façonnent notre vie pour nous faire mieux comprendre nos motivations, nos réactions envers les gens et les situations, notre sens de la présence de Dieu dans noire vie. Il y a diverses structures qui peuvent nous aider en cela – la retraite annuelle, la révision de la journée, par exemple.

À d'autres moments, il peut y avoir l'accompagnement personnel, In direction spirituelle, les lectures qui nous paraissent particulièrement utiles, pas nécessairement des lectures «spirituelles», et une multitude d'autres possibilités – la rencontre de telle personne, la poésie, tel film, les beautés et la majesté de la création, etc. …

Un des traits de la condition humaine, c'est que nous avons besoin, pour la plupart, de quelque «événement» particulier qui puisse nous arracher à notre routine et à notre léthargie. J'ai constaté cela des Frères affrontés à une maladie grave ; chez d'autres c'est quand, pour la première fois, ils se rendent compte, en vérité, du combat des pauvres ; chez d'autres quand ils ont à aider quelqu'un qui vit une tragédie personnelle ; chez d'autres encore c'est une retraite, une direction personnelle, un accompagnement, une thérapie. Le Seigneur peut employer tant de moyens pour nous parler si notre cœur est ouvert.

Influences culturelles et autres

Aujourd'hui, nous sommes aussi plus conscients que certains éléments de notre spiritualité sont très influencés par notre arrière-fond culturel. Ces éléments peuvent donc en être modifiés considérablement. Par exemple, c'est ce que l'on constate dans le domaine de la dévotion, dans les symboles et les rites, dans certaines valeurs caractéristiques, etc. … La spiritualité de maints catholiques des Etats-Unis et de l'Australie, par exemple, au 19ième siècle et au début du 20ième, très influencée par leurs racines irlandaises. Et cette influence «irlandaise» aux États-Unis serait très différente de celle qui viendrait de la frontière sud, le Mexique, ou de la frontière nord-est, le Canada français.

Le même phénomène est très notoire dans notre Institut, à cause de sa large extension géographique et de sa composition multiculturelle. Hélas, si tout cela est très enrichissant, il n'est pas simplifiant pour la rédaction d'une circulaire. Parfois les Frères qui ne sont pas de culture occidentale ont dû se contenter d'exprimer leur spiritualité par une attente dans l'uniformité ou même dans une reconnaissance que la manière occidentale était supérieure. Reste le défi, au niveau local, de savoir comment incarner l'esprit de l'Évangile et les Constitutions avec fidélité et créativité (C. 91). Ceci demande beaucoup de finesse mais il faut le faire. L'Eglise, dans son ensemble, n'est encore qu'au début de sa confrontation avec cet aspect de l'inculturation.

Une autre réalité significative à ne pas oublier c'est que certaines dimensions de notre spiritualité vont varier avec l'évolution de notre activité apostolique, soit dans l'enseignement ou l'administration, la formation, le travail manuel, un peu tout enfin. Nous partageons tous un héritage spirituel commun, mais il y a encore des différences dans la manière dont nous y pensons et dont nous l'appliquons à notre vie quotidienne.

Disons donc que mon propos dans ces pages est applicable à tous les Frères maristes, mais je suis sûr que vous m'excuserez si, parfois, je fais référence très particulièrement à ceux qui se trouvent impliqués plus directement dans le travail d'évangélisation.

Un autre aspect que je voudrais développer ailleurs est celui des différences provenant de l'âge et des expériences de vie.

LA NOTION DE SPIRITUALITÉ MARISTE

L'Église est toujours en train de réfléchir sur son expérience et d'approfondir la compréhension qu'elle a d'elle-même. Par exemple, c'est le cas avec sa compréhension du dialogue dans ses relations avec d'autres religions, sa compréhension du rôle de Marie que nous sommes arrivés à contempler comme première disciple du Christ. Il y aura toujours une consistance fondamentale dans notre spiritualité mariste, mais il y a aussi un élément dynamique qui sera toujours en croissance si nous sommes fidèles à l'Esprit.

Nous avons reçu de nouvelles illuminations sur le Fondateur et les premiers Frères, sur le monde où nous vivons et les besoins des jeunes dans ce monde, les nouveaux modes d'évangélisation, etc. Chaque génération de Maristes est appelée à suivre fidèlement les pas de Champagnat, et ceci implique un dialogue incessant avec Dieu qui nous met sans cesse au défi à travers les réalités de notre société. Etre aveugle à ces défis, c'est être infidèle à notre charisme.

La source ultime de notre spiritualité c'est Dieu, mais ses agents de formation sont nos parents, nos maîtres et bien d'autres influences. Pour nous, en tant que Frères maristes, l'un des agents forma-murs c'est notre Fondateur et notre participation à son charisme son expérience de l'Esprit-Saint et cette grâce spéciale qui lui a été donnée pour le bien de l'Église. Ce n'a pas été quelque chose qui lui est venu dans un seul moment de révélation. C'est l'expérience de mute une vie passée à prendre de mieux en mieux conscience que Dieu nous guide et qu'il est là.

Ses intuitions particulières pour pénétrer l'Évangile, l'accent qu'il a mis sur certaines valeurs, les divers aspects de sa spiritualité, tout cola est une part importante de son charisme et le fruit du dialogue avec Dieu de toute une vie, un dialogue qui incluait ses décisions et ses actions aussi bien que sa prière.

De Champagnat, nous recevons deux dimensions vitales de notre spiritualité : tout d'abord la dimension mariale – la place de Marie qui était pour lui mère, inspiratrice, modèle et guide ; et puis, la dimension apostolique puisqu'il nous a fondés pour la mission. Ces deux dimensions, bien soudées en un seul don, nous viennent de Dieu à hivers Marcellin (cf. C. 7).

La spiritualité nous touche au niveau symbolique et pas seulement au niveau conceptuel. Pour nous, maristes, il y e quelques puissants symboles – la crèche, la croix et l'autel, l'Annonciation (le oui de Marie), Cana (faites ce qu'il vous dira), Fourvière, Champagnat instruisant le jeune moribond, l'Hermitage, le Souvenez-vous dans la neige…

Pour moi, en tout cas, un des plus puissants symboles est l'Hermitage. Je suis sûr que c'est le cas pour bien des Frères qui y sont passés. Cette maison nous touche à tant de niveaux de notre être. La nature rocailleuse de ce coin de campagne, la grandeur des bâtiments, tout parle de la détermination et de la foi de Marcellin. Il y a un sens de sa présence qui est presque tangible, de la présence aussi de Frère François et des autres jeunes qui y ont vécu, travaillé, prié ensemble, inspirés par une même vision. Et de même, la présence et le témoignage des Frères qui y sont maintenant touche bien des visiteurs.

J'écris ces lignes quelques mois après la mort de Frère Luis Silveira, naguère Conseiller général et Frère mariste bien remarquable. Or après une de ses visites à l'Hermitage, il écrivait :

Bienheureux Fondateur, je veux vous remercier

pour la grâce que vous m'avez faite

de vous découvrir, vous connaître et vous aimer. 

Je veux aussi vous remercier de m'avoir aidé

à découvrir un nouveau sens à ma vie

à un moment de dépression, en vous rencontrant. 

S'il vous plaît, faites-moi la grâce de

continuer à vivre joyeusement ma vocation mariste. 

Je promets de faire tout ce que je pourrai

pour répandre votre esprit, votre manière

d'aimer Jésus et Marie, et votre charisme

de service aux jeunes, aux pauvres, à l'Église

et à tous les humains. Amen.

 

LA NOTION DE SPIRITUALITÉ APOSTOLIQUE

Comme j'ai dit ci-dessus, une partie du don que nous avons reçu de Dieu à travers Marcellin Champagnat est la dimension apostolique de notre spiritualité,. Les fondateurs des 18ièmeet 19ièmesiècles voulaient, comme Marcellin, des congrégations actives, engagées dans des œuvres de charité au milieu du monde, mais en général le seul modèle de la vie religieuse leur venait forcément des séminaires où ils avaient reçu une formation spirituelle d'allure assez monastique. Bien des symboles, des valeurs, des attitudes et des pratiques assimilées par eux s'enracinaient dans la tradition monastique.

Il peut nous être utile de comprendre cette réalité et ses implications, et de donner un bref coup d'œil à la manière dont la vie religieuse s'est développée au cours des siècles.

Déjà dans la toute primitive Église, il y avait des gens qui se consacraient totalement au travail de l'Eglise ; quelques-uns se vouaient à un célibat volontaire. Puis au troisième siècle, le Proche-Orient commença à avoir ses ermites, et peu à peu le mouvement s'étendit à l'ouest. Ce fut ensuite le développement du monachisme. En occident, il allait recevoir sa forme définitive dans la tradition bénédictine. La spiritualité bénédictine mit très fort l'accent sur «Ora et labora» – la prière et le travail – comme éléments-clef d'une vie parfaitement ordonnée. Le monastère était une société qui vivait presque en autarcie, Indépendante du monde extérieur ; cette société avait son rythme et sa routine, organisés autour des moments officiels de prière : l'office chanté en chœur. Il y avait un cloître, un habit monastique, et une grande importance était donnée au rôle de l'abbé. Cependant il y a eu des périodes où les bénédictins furent de très actifs missionnaires et ils ont largement contribué à l'évangélisation de l'Europe du Nord.

Au début du 13ièmesiècle voit l'arrivée des Ordres mendiants, spécialement franciscains et dominicains. Au début, ils n'étaient pas cloîtrés. Ils appartenaient à l'Ordre dans son ensemble plutôt qu'à un monastère déterminé. Ils étaient ainsi plus libres d'aller ça et là et des contacts avec les gens. Mais il y avait encore maints éléments monastiques dans leur spiritualité. La spiritualité mendiante a été définie comme «une contemplation suivie d'action», c'est-à-dire une dimension apostolique qui déborde de la dimension contemplative. Saint Thomas employait l'expression «contemplata aliis tradere» : transmettre aux autres le fruit de la contemplation. Un message apostolique, pensait-on, qui n'aurait pas trouvé sa forme dans le sanctuaire, serait inévitablement déformé.

Autre grand développement : le 16ième siècle avec la fondation d’instituts religieux apostoliques, les plus notables étant les jésuites. Leur spiritualité a été définie comme «contemplation dans l'action» et "trouver le Christ dans le monde». On essaya de fonder des groupes similaires de femmes (les ursulines, par exemple) mais elles furent contrecarrées et on leur imposa une stricte clôture et d'autres observances monastiques. Quand Mary Ward fonda les Sœurs de Lorette et demanda d'adopter la règle jésuite et de pouvoir exister sans clôture, son institut fut supprimé.

Puis vinrent les fondations des 18ième et 19ième siècles. La grande majorité de ces nouvelles congrégations se consacraient à des œuvres de charité, spécialement l'éducation et le soin des malades, mais naturellement leur spiritualité conservait encore des éléments monastiques ou conventuels.

Il est donc compréhensible que Vatican Il ait invité les congrégations à se renouveler et à faire les adaptations voulues, suite à la nouvelle compréhension que l'Église avait d'elle-même, spécialement à son besoin d'être plus ouverte au monde et ainsi plus capable d'être efficace auprès des gens, en manifestant sa solidarité avec toute la famille humaine. 

–     Quels sont les symboles qui sont importants pour moi en tant que Frère Mariste ?

–     Quels sont les mots de la lettre de Frère Luis qui me frappent le plus ?

–     Est-ce que notre spiritualité attire les jeunes ? Pouvons-nous parler leur langage ?

————————————————- 

DEUXIÈME PARTIE

L'APPEL À LA MISSION

 Récemment, je parlais avec un Frère et il m'a dit que, dans sa dernière retraite, il avait découvert la richesse des articles 11 et 12 de nos Constitutions. C'est vrai, dans la simplicité de leur expression, ces articles sont riches et profonds. L'article 11 met en valeur des éléments clef pour comprendre et vivre intégralement notre vie religieuse apostolique.

Article 11. Consécration et alliance

…Dieu choisit des hommes et les appelle chacun personnellement pour les conduire au désert et leur parler au cœur. Ceux qui l'écoutent, il les met u part. Il les convertit sans cesse par son Esprit et les fait grandir dans Non amour,

POUR LES ENVOYER EN MISSION.

Ainsi naît une alliance d'amour où Dieu se donne lui-même à l'homme et l'homme à Dieu, alliance que l'Écriture compare à des fiançailles.

C'est au cœur de cette alliance que se situe la dynamique de la consécration ».

C'est là tout un résumé de ce que nous sommes : des hommes qui ont été appelés à une alliance et à une consécration pour la mission.

Le langage est biblique et, dans notre réflexion et notre prière plus quotidiennes, nous allons peut-être employer d'autres termes, mais quels que soient ces termes, le sens est clair : nous sommes mis à part pour une mission de service. C'est Dieu lui-même qui nous a mis à part, «qui nous a aussi marqués de son sceau et a mis dans nos cœurs les arrhes de l'Esprit» (2 Cor. 1.22). Cela n'a rien à voir avec l'idée d'être meilleurs que d'autres. La plupart d'entre nous ont bien dû se poser la question un jour ou l'autre : «Pourquoi moi, Seigneur ?» Mais, le fait est là. Nous sommes religieux et nous pouvons nous dans ce mot d'un auteur : «Une personne, un chrétien pécheur, aimé de Dieu et appelé à une mission de service envers tous.»

Mes Frères, je vous encourage à prier fréquemment cet article et j'ose espérer que les réflexions suivantes pourront vous y aider.

APPEL

Dieu choisit des hommes et les appelle chacun personnellement pour les conduire au désert et leur parler au cœur.

Notre spiritualité est enracinée dans cette certitude que Dieu nous aime et qu'il désire nous «faire grandir dans son amour» (C.71). Il nous aime parce qu'il est bon. Rien de ce que nous pouvons faire ne peut l'empêcher de nous aimer. Quelqu'un l'exprime de façon imagée : «Il n'est pas un Dieu qui sourit quand nous obéissons et qui s'irrite quand nous n'obéissons pas.» Une des grandes difficultés de la vie c'est d'accepter l'amour de Dieu, d'accepter qu'il m'aime comme je suis, et maintenant, quelles que soient mes limitations et mes faiblesses.

H y a des gens qu'il choisit et appelle personnellement. Il les appelle à une vie nouvelle, une vie au service des autres, une vie consacrée à répandre la bonne nouvelle de son amour pour toute l'humanité. Oui, mes Frères, nous sommes privilégiés de nous trouver parmi ceux qu'il appelle à cette mission de service (C. 731. (Je laisse de côté, provisoirement, la considération de l'appel général de tous les chrétiens par le baptême).

Notre oui à Dieu est un oui à la mission et la réponse que nous lui donnons se réalise dans et par notre mission (C. 12). Une des principales manières de dire «Je t'aime» à Dieu c'est notre amour des autres, le service généreux que nous leur apportons, notre disponibilité à être avec eux et pour eux.

Un appel qui habilite et dure

Cet appel rend apte en ce sens qu'il s'accompagne de la possibilité de répondre, de s'ouvrir au pouvoir libérateur de l'Esprit pour accomplir la mission à laquelle on est appelé. Jésus dit : «Suivez-moi et je vous ferai pécheurs d'hommes» (Mat. 4. 19).

Plus encore, l'appel de Dieu est une sommation qui dure, qui nous convie à une conversion toujours recommencée (C. 166). Constamment, nous sommes invités à renouveler l'alliance, à renouveler l'engagement à notre vie de Frères maristes. Quelles qu'aient été les circonstances de notre premier appel, dramatiques pour certains, très ordinaires pour d'autres, ce continuel dialogue d'appels et de réponses est essentiel à notre expérience religieuse, à notre relation avec Dieu à travers notre vie.

Un engagement de notre vie.

Quels qu'aient été les premiers enthousiasmes de notre appel, ce qui est certain c'est que, après des années de réflexion, de prière, d'essais et de préparation, la majorité des lecteurs de cette circulaire ont demandé de faire les vœux perpétuels et y ont été admis, acquiesçant «librement, dans la foi, à l'appel du Seigneur : Viens, suis-moi» (C. 13), sachant qu'ils s'engageaient dans un projet pour la vie.

Ayant suivi l'appel, nous nous sommes engagés à y être fidèles, comptant sur la fidélité de Dieu et sur la fidélité de notre Institut (C. 13,15). Comme le disent bien nos Constitutions, répercutant l'expérience et la sagesse de l'Eglise, nul ne doit être autorisé à émettre des vœux perpétuels sans avoir clairement donné des signes qu'il veut suivre pleinement l'appel et qu'il a les qualités nécessaires pour y être fidèle(C.96). Il s'agit, en effet d'un projet de toute la vie qui demande que nous soyons bien préparés et que notre fidélité à l'appel ait été vérifiée. Agir autrement conduirait à une vie insignifiante.

L’appel est celui d'une vocation radicalement chrétienne. Nous avons tendance à ne pas employer de tels mots en parlant de nous que, conscients comme nous le sommes de nos incapacités, le mot «radical» nous paraît exagéré, voire malhonnête. Mais c'est l'idéal que nous poursuivons – répondre à l'appel généreusement, et, en fait radicalement. Je pense qu'il y a, dans la vie de chacun de nous, des moments où le mot radical est vraiment le seul adéquat pour décrire le désir qu'a notre cœur de répondre à l'amour de Dieu.

Un supérieur a le privilège d'être témoin de maints exemples de Frères qui vivent leur vocation radicalement, parfois d'ailleurs dans ce qui semble des circonstances très ordinaires, et d'autres fois dans des situations exceptionnelles qui requièrent un grand héroïsme, un grand sacrifice. En ces jours où nous faisons le centenaire du départ des premiers Frères pour la Chine, je pense à ces six jeunes qui quittent la France pour aller à l'autre bout du monde. Quatre ont moins de 20 ans, et les deux vieux en ont 26 et 35. Une des grandes grâces de ma vie est d'avoir été témoin de bien des actes d'héroïsme de cet ordre.

Un appel efficace

Nous n'oublions pas non plus que l'appel de Dieu est efficace parce qu'il travaille en nous. Marie le savait. Champagnat aussi : «Quand on a Dieu pour soi, quand on ne compte que sur lui, rien n'est impossible» (Vie, p. 296). Notre rôle est d'être ouverts à Dieu, d'être sensibles à sa présence, de l'implorer pour avoir foi en son notion dans notre vie. Maître Eckhart a une belle expression à cet égard : «N'imaginez pas que Dieu est comme un charpentier humain, qui travaille quand cela lui plaît, qui construit ou laisse inachevé selon l'humeur. Non, avec Dieu c'est autre chose : quand II vous trouve prêts, il doit agir, se déverser en vous, comme quand l'air est pur le soleil doit briller sans pouvoir s'en empêcher.» 

– Est-ce que je me souviens d'une fois, récemment ou jadis, où «radical» était le mot juste pour décrire le désir de mon cœur en réponse à l'amour de Dieu ?

Rappelez-vous quelques exemples de Frères que vous avez connus et qui ont vécu leur vocation radicalement.

 

L'ALLIANCE

«Il les conduit au désert et leur parle au cœur.. Il les convertit sans cesse par son Esprit et les fait grandir dans son amour … Ainsi naît une alliance d'amour où Dieu se donne à l'homme, et l'homme à Dieu, alliance que l'Ecriture compare à des fiançailles.»

Ce désert symbolise à la fois un lieu privilégié de la rencontre avec lui, et aussi le lieu où nous sommes amenés pont lutter contre nos démons, nos fragilités, nos faiblesses, nos fausses images du temps passé au désert peut conduire à une expérience do Dieu lies puissante, un appel très fort à l'intimité, un temps où nous allons le connaître et devenir possédés de son amour. C'est aussi le lieu où nous sommes invités à nous rencontrer face à face avec nous mômes, où nous pouvons apprécier plus pleinement ce qui est essentiel, où nous discernons mieux ce qui est scories, et où nous trouvons l'aide pour affiner notre vision spirituelle.

Les jours de désert sont devenus bien classiques dans beaucoup de cours de recyclage spirituel, les nôtres en particulier. En général, le but de ces expériences c'est de donner une occasion de solitude, d'intimité avec Dieu, pour lui dire notre amour et sentir qu'il nous aime. Mais chacun peut se créer son désert, son propre lieu d'intimité avec Dieu : un coin de prière dans une chambre, une promenade dans les bois, tel endroit particulier de la chapelle à la fin du jour…

Une alliance d'amour

Jésus est le signe de l'amour du Père. «Dieu a tant aimé le monde qu'il a envoyé son propre Fils.» En Jésus nous voyons l'absolue plénitude de cet amour dans une vie d'engagement envers le Père et envers l'humanité qui atteint son expression ultime dans son don de lui-même sur la Croix. Notre alliance avec Dieu, la promesse que nous avons faite en réponse à son amour, c'est l'engagement total de nous-mêmes envers Jésus et sa mission que nous mettons comme priorité absolue dans notre vie et élément fondamental de notre identité : «L'amour que L'Esprit-Saint répand dans nos cœurs… tend toutes nos énergies vers ce but unique : SUIVRE LE CHRIST COMME MARIE, dans sa vie d'amour pour le Père et pour les hommes» (C.3).

Dans un certain sens, tout l'Ancien Testament est l'histoire de l'Alliance entre Dieu et Israël, établie avec Moïse sur le Sinaï. Dans le Nouveau Testament, une Alliance d'amour nouvelle et éternelle est proclamée par Jésus, célébrée dans la Dernière Cène, et son signe Immanent est l'eucharistie. C'est le moment où nous nous unissons à Jésus en nous offrant au Père (C.69), moment où nous nous engageons à partager tout ce que nous sommes, à donner notre vie pour que d'autres aient la vie plus abondamment.

Notre alliance comporte un engagement envers nos Frères, oui envers cet Institut bien à nous, des Frères maristes. Notre profession religieuse est une alliance avec Dieu, mais aussi avec nos Frères, parce que nous nous engageons à vivre cette alliance d'amour en communauté avec eux. C'est ce qui se dégage clairement de notre vœu de stabilité (C. 170).

Dans le chapitre 39 de «Cheminer avec nos Constitutions», on trouve une excellente citation du métropolite Antoine Bloom, prise dans ses écrits sur la fidélité. Entre autres choses, il dit : 

«La fidélité est un facteur nécessaire de tout engagement, de toute situation que nous créons, parce que, à certains moments, nous avons meilleure vue qu'en temps ordinaire. La vision disparaît, mais reste la certitude de ce que nous avons vu et c'est certainement la base sur laquelle se fonde toute une vie. À moins de faire un acte de foi, à moins d'être fidèle à cette vision première et à la décision que nous avons prise, nous ne pouvons pas maintenir la stabilité intérieure, et notre paix intérieure sera constamment en danger, continuellement remise en question, chaque fois que surgira un nouveau problème.» 

Nous faisons donc alliance d'un cœur ouvert et généreux «Seigneur, tu sais tout, tu sais que je t'aime». Mais, comme pour Pierre, il y a des moments où nous flanchons, où nous devons, par la demande de pardon, par l'expérience de la réconciliation et le sacrement qui la donne, nous ouvrir «à l'action du Christ qui guérit nos blessures, nous affranchit de nos désirs égoïstes et nous rend fils de la résurrection» (C.25).

LA CONSÉCRATION

«Ceux qui l'écoutent, il les met à part… C'est au cœur de cette alliance que se situe la dynamique de la consécration.»

Consacré signifie être mis à part pour un nouveau but, mis à part non à cause de vertus ou de dons supérieurs, mais suite à des grâces librement accordées par l'Esprit-Saint pour le bien des autres. Par le baptême, tous les chrétiens sont consacrés et appelés à la même sainteté et la même mission. Une des plus importantes responsabilités des religieux d'aujourd'hui c'est de confirmer les laïcs dans cette consécration, de les encourager dans leur mission et, quand il le faut, de travailler avec eux pour acquérir la formation et la confiance nécessaires.

Il est vrai qu'il y a eu des périodes où les différences entre états de vie tendaient à s'exprimer dans un langage qui supposait une certaine supériorité de la prêtrise et de  !a vie religieuse (et la vie religieuse contemplative était classée au-dessus de la vie religieuse active, et les sœurs de chœur au-dessus des tourières, etc. …). Mais ces temps sont passés, grâce à Dieu. Ou presque passés ! Tous les chrétiens sont appelés à la même sainteté. Il y a des états différents au sein de la communion ecclésiale et tous ont leur dignité particulière —état laïc (marié ou célibataire), prêtrise, vie religieuse. Nous nous en réjouissons, et je pense que pour beaucoup d'entre nous cela correspond à ce que nous avons toujours cru, spécialement quand nous avons été témoins de la vie sainte de beaucoup de laïcs.

L'appel particulier à la vie religieuse

Mais cet appel universel à la sainteté et à la mission soulève, bien sûr, la question de la spécificité de la vie religieuse dans l'Église. Pourquoi Dieu appelle-t-il des gens à la vie religieuse ?.L'Église a comme mission de continuer la mission de Jésus et elle fait cela comme une communion – la communion de chaque chrétien avec le Christ et de tous les chrétiens les uns avec les autres. À l'intérieur de cette communion, il y a diversité et complémentarité de vocations et d'états de vie, et aussi de ministères, de charismes et de responsabilités. «Tous les états de vie… sont au service de la croissance de l'Église. Ce sont des modalités diverses qui s'unifient profondément dans le «mystère de communion» de l'Église et qui se coordonnent avec un profond dynamisme dans sa mission «unique» (Christi fideles 55).

Différents, mais unis… et cette diversité est enrichissante pour la mission de l'Église. Cette richesse dans la diversité est si réelle quand on y réfléchit ! Nous sommes tous unis avec le Christ et les uns aux autres par notre baptême. Pour nous, religieux, notre consécration donne un nouvel élan à la grâce du baptême et de  !a confirmation. (On peut en dire autant de l'engagement du mariage mais de façon différente). Essayons de voir quelques moyens par lesquels la vie religieuse enrichit la mission de l'Église.

Témoignage public et prophétique

Notre profession est une cérémonie publique dans laquelle nous nous engageons publiquement à tâcher de vivre une vie totalement pour Dieu. Cet engagement public, même fait par des êtres humains fragiles, a une vraie qualité prophétique et rappelle à l'Église qui elle est – la communion de ceux qui croient en Jésus-Christ et qui sont appelés à proclamer son message dans le monde. Selon les paroles de l'article /0 de nos Constitutions, inspirées par Lumen gentium «la consécration religieuse nous unit d'une façon spéciale à l'Église et à son mystère. Au sein du peuple de Dieu, nous donnons le témoignage prophétique et joyeux d'une vie toute vouée à Dieu et aux hommes».

Dans sa merveilleuse lettre sur l'évangélisation, Paul VI disait : «Par leur être le plus profond, les religieux se situent dans le dynamisme de l'Église, assoiffée de l'Absolu de Dieu, appelée à la sainteté. C'est de cette sainteté qu'ils témoignent. Ils incarnent l'Église désireuse de se livrer au radicalisme des béatitudes. Ils sont, par leur vie, signes de totale disponibilité pour Dieu, pour l'Église, pour les frères» (EN, 69).

Le pape Jean-Paul II a insisté sur l'idée que les religieux réalisent leur apostolat le plus important en étant ce qu'ils sont : «Et ainsi, bien que soient extrêmement importantes les nombreuses tâches apostoliques que vous réalisez, cependant l'œuvre vraiment fondamentale de l'apostolat reste toujours ce que vous êtes, et en même temps qui vous êtes dans l'Eglise» (RD, 15). Le Christ a accompli sa mission, non pas tant par ses travaux, ses activités que par sa confiance totale au Père, sa recherche constante de la volonté du Père. Il en est de même pour nous. Nous nous efforçons de partager ces mêmes dispositions d'amour de confiance, d'abandon et c'est là le vrai sens de nos vœux.

Disponibilité apostolique

«Grâce à leur consécration, ils sont éminemment désireux et libres de tout quitter et d'aller proclamer l'Évangile jusqu'au bout de la terre» (EN, 69). Ces paroles de Paul VI évoquent la disponibilité apostolique qui provient de la liberté intérieure et de la suite radicale de Jésus, et pas simplement d'une liberté de mouvement due au fait de ne pas avoir de famille. C'est ce même esprit qui poussera des volontaires à être prêts à servir l'Église et les gens dans des situations dangereuses, à être la voix des sans-voix par des dénonciations prophétiques qui peuvent même mettre la vie en danger. Par ailleurs, le religieux a le soutien d'une communauté qui, généralement, assure la continuité dans toutes les entreprises missionnaires.

De nos jours, nous voyons des nombres croissants de laïcs missionnaires. De plus, dans quelques pays, les exemples ne manquent pas de laïcs mis en prison, torturés, tués parce que catéchistes, ou animateurs de villages ou travailleurs pour la justice. Si un évêque ou un religieux est tué, cela attire tout de suite l'attention, mais il y a une multitude de laïcs dont l'héroïsme n'est connu et célébré que par leur propre peuple – et par Dieu.

Cependant, c'est aussi bien clair que, au cours de l'histoire de l'Église, les religieux ont joué un rôle majeur dans l'évangélisation, en répandant l'évangile à travers le monde. À quoi il faut quand même ajouter – et ici la complémentarité est évidente – que ces religieux ont largement dépendu des laïcs chrétiens pour le soutien financier et moral, et évidemment pour leur vocation. Et je pense particulièrement aux mamans de ces jeunes Frères qui partaient pour la Chine, et ailleurs, sans espoir de retour.

Appel à la vocation de Frère

C'est bel et bon de parler ainsi à propos de l'appel des religieux, mais n'y a-t-il pas un problème particulier pour les Frères, un problème d'identité, parce que leur vocation n'est pas pleinement comprise ? Je réponds oui et non. Il y a un problème, mais au fond ce n'est pas notre problème, et je ne pense pas que trop de Frères aient un vrai problème d'identité en ce sens-là.

C'est vrai, la vocation d'un Frère n'est pas toujours bien connue et appréciée, mais les racines de cette situation sont le fait d'une Église cléricalisée. Un monde chrétien ne s'établit pas sur des relations de pouvoir et de statuts, mais sur la fraternité, la fraternité dans le Christ. Il s'établit sur une renonciation implicite à cette forme de pouvoir qui est un des plus grands dangers pour les relations et pour la communion. Historiquement, des titres comme Frères Mineurs, Minimes, ou Petits Frères ont tous essayé d'exprimer cette même idée. Pour ceux qui voient l'Église comme une communion, il n'y a pas de problème. Mais pour ceux qui la voient en termes de structures, hiérarchie, statuts… oui, il peut y en avoir un.

Alors que faire ? Je pense que, parfois, nous sommes appelés à mieux informer les gens sur la nature de la vocation de Frère, spécialement quand il faut encourager les vocations. Mais, autrement, j'ai bien l'impression que, pour la plupart, nous n'avons qu'à être patients et pas complexés à ce sujet. L'important c'est de vivre la vie à laquelle nous avons été appelés, à être des Frères, donc des hommes consacrés à vivre l'Évangile, à servir les autres comme Jésus l'a fait, oui des hommes prêts à donner leur vie pour aider les jeunes à vivre plus pleinement, des hommes qui tâchent de tirer leur inspiration et leur lumière des attitudes qui ont rendu Marie parfaite disciple du Christ (C.4). C'est cela qui compte. Le reste – titres, préséance, statuts – peut être attrayant. Mais qui d'entre nous a besoin de cela ?

Ce que signifie vraiment être Frère a été bien exprimé par le père Alphonse Nebreda, S.J., naguère directeur, à Manille, de l'Institut pastoral d'Asie Orientale. Voici ce qu'il disait dans une conversation avec un Frère Mariste :

«Il n'y a que le Frère qui donne un témoignage de vie religieuse non équivoque. Lorsqu'un homme est un religieux prêtre, les gens ont tendance à voir en lui le prêtre plus que le religieux. La vie des religieuses est évidente pour tous, mais – au moins dans la situation actuelle de l'Église – elles ne peuvent aspirer à devenir prêtres. Le Frère est celui qui, face à toutes les possibilités qui s'ouvrent à lui, choisit une forme de vie dans l'Église, simplement comme religieux. Ceux qui veulent comprendre ce qu'est la vie religieuse n'ont qu'à regarder le Frère

Alors quand ils regardent, ce qu'ils voient et comprennent c'est qu'un Frère est un homme qui tâche de faire entrer dans sa vie des qualités comme les suivantes : acceptation des autres tels qu'ils sont, disponibilité pour écouter, don de soi sans compter la dépense, patience envers ceux qui marchent trop lentement vers la croissance, décision de protéger les faibles sans défense, accord avec l'absence de récompense et même de réponse de la part de ceux qu'il sert, disponibilité simple quand il le faut (C. 27, 83, 86).

Aimé par dessus tout

Je vais terminer cette section avec une citation d'un très cher ami, Frère Kieran Geaney, un Frère qui m'a apporté un puissant soutien dans mon temps de Supérieur général.

Il a eu une attaque ici à Rome en 1984 et, depuis, il n'a plus pu retrouver la parole de façon complète, mais beaucoup – et j'en suis – continuent d'être enrichis par son amitié, sa sagesse et le témoignage de sa vie, même s'il a eu ses périodes de frustration et de souffrance. Il s'est rééduqué pour arriver à écrire de la main gauche et ses lettres ou autres communications apportent une grande joie à beaucoup d'étudiants et d'amis.

En 1983, dans une adresse aux Supérieurs majeurs d'Australie, il disait : 

«Qu'est-ce qui caractérise la vie religieuse ? Sa nature eschatologique : son témoignage pour des valeurs qui sont au-delà de leur réalisation partielle en ce monde. On voit les différents styles de vie comme complémentaires dans l'Église au sein d'un appel universel à la sainteté. Alors que les laïcs témoignent que Dieu doit être aimé en toutes choses, les religieux témoignent qu'il doit être aimé par-dessus toutes choses. Ces valeurs sont présentes dans la vie de tout chrétien ; leur accent et leur valeur de témoignage diffèrent selon l'état de chacun.» 

C'est vraiment là un très bon résumé. 

– Quelle est ma réaction à l'affirmation du père Nebreda ?

–  Est-ce que j'ai la liberté intérieure et est-ce que j'ai pris l'engagement radical de suivre Jésus, au point d'être «apostoliquement disponible» ?

– Quelle est ma réaction après avoir lu cette section sur l'appel à la vocation de Frère ?

LA MISSION

«Il les convertit sans cesse par son Esprit et les fait grandir dans son amour pour les envoyer en mission

Comme religieux apostoliques, nous sommes envoyés vers les gens, envoyés en mission. Certains peuvent mieux y réussir que d'autres, mais nous savons tous que c'est tout à fait au cœur de notre vie de Frères – Dieu nous envoyant en mission et étant avec nous dans nos efforts apostoliques. C'est, si vous voulez, un sentiment viscéral, une conviction profonde que nous partageons tous, quels que soient les termes dont nous le désignons. C'est évidemment un acte de foi et un acte de foi profond. Si ce point manque dans notre vie, alors presque inévitablement, nous installerons nos idoles à la place et il y aura un grand vide. Une énergie et un enthousiasme naturels peuvent faire illusion quelque temps, mais ça ne va pas durer.

Dans le dialogue de la vocation, le désert est le lieu où nous sommes appelés pour notre rencontre initiale avec Dieu. Dans la solitude, nous découvrons son amour, nous entrons dans une conversion qui est un changement de vie, et nous commençons à discerner le chemin qu'il nous veut voir prendre avec lui. Il nous ramène ensuite du désert vers le lieu où il peut de nouveau être trouvé, c'est-à-dire la vie des gens. C'est ce qui s'est passé pour Israël, et pour Jésus, et ce qui se passe pour nous.

De temps en temps, il nous ramène au désert pour que nous soyons avec lui, qu'il puisse nous transformer un peu plus, mais c'est toujours pour nous faire retrouver un amour plus profond et un nouvel enthousiasme pour la mission.

Notre mission n'est rien d'autre que la mission de Jésus qui a été envoyé pour établir la Nouvelle Alliance par la réconciliation et l'union entre l'humanité et Dieu, et par la réconciliation et l'unité au sein même de l'humanité. Dans ce but, Jésus a annoncé et inauguré le Royaume de Dieu : une communion de tous les hommes et de toutes les femmes avec Dieu et les uns avec les autres. C'est cela notre mission, une mission à laquelle nous sommes appelés sous le beau titre de FRÈRE, vivant la fraternité du Christ envers tous, spécialement envers les jeunes, en les aimant d'un amour désintéressé» (C.3).

C'est seulement dans la mission que nous pouvons pleinement comprendre toute la nature de notre vocation de religieux apostoliques. (J'emploie mission au sens général de tout ce qui est fait pour le service du Royaume de Dieu. D'habitude, on emploie l'expression «apostolat» pour une activité apostolique spécifique). C'est le mot mission qui explique le choix de Dieu, notre appel, l'alliance et la consécration. Comme j'y ai insisté, l'appel n'implique pas que nous soyons meilleurs ou pires. Et ce n'est certainement pas un don pour notre jouissance ou consolation personnelles. Notre vocation est un appel qui nous est adressé personnellement —c'est vrai et c'est important. Mais c'est un appel à un service, un acte d'amour en faveur de tous, parce qu'il est accompli en vue du service de tous. Aussi notre vocation ne peut jamais être comprise adéquatement si elle l'est seulement en termes d'appel, d'alliance et de consécration. Ces éléments sont fondamentaux pour notre vie religieuse mariste, mais ils ne trouvent la plénitude de leur sens que dans la mission. Appel, alliance, consécration ne peuvent être authentiquement vécus et expérimentés si l'on ne vit pas, si l'on n'expérimente pas l'impératif de la mission. De même, la mission ne sera pas réellement la mission de Jésus, si elle n'est pas fondée sur un sens de l'appel, de l'alliance et de la consécration.

Activités apostoliques

Beaucoup de nos apostolats sont liés à une éducation bien classique que nous avons reçue, à des cadres comme une école primaire puis secondaire, à une école normale, à des études de catéchèse, des universités, des écoles pour la formation des parents, des orphelinats, et autres.

Mais il y a d'autres activités dans lesquelles nous sommes engagés et où l'on trouve aussi les moyens d'éduquer la foi, soit à travers l'enseignement général, soit dans l'annonce directe, soit dans le simple fait de notre présence et de nos attitudes à l'égard des jeunes.

Ceux d'entre nous qui ont passé des années à faire la classe savent que ce n'est pas toujours un lit de roses. Il y a des moments merveilleux, et d'autres difficiles. Mais c'est une noble vocation et voici, par exemple, le témoignage d'Élie Wiesel, prix Nobel de la paix en 1986 et survivant des camps de concentration de la seconde guerre mondiale. Il parle du rôle important des maîtres et de leur influence décisive dans la vie des étudiants aptes à recevoir une empreinte : 

«J'ai la passion d'enseigner. C'est une passion dévorante. Peul être est-ce parce que je crois en la beauté de la relation entre maître et étudiant : il y a en cela quelque chose de très beau…

Emouvoir quelqu'un, enrichir un étudiant, créer un contact avec un inconnu, donnerait déjà un sens à la vie. Et c'est une chose possible ; j'ai vu ce que l'on peut quand on en prend la peine. Prendre la peine ; un mot cliché ? Peut-être, mais un beau mot.» 

Marcellin Champagnat a tellement pris sa peine auprès des jeunes qu'il a voulu entreprendre quelque chose de neuf et d'osé pour ré-s pondre à leurs besoins. Ce même amour qui prend la peine doit nous pousser aujourd'hui à être créatifs et audacieux à notre tour, quand «nous rejoignons les jeunes là où ils sont… avec hardiesse, dans les milieux peut-être inexplorés où l'attente du Christ se révèle dans la pauvreté matérielle et spirituelle» (C.83). Je me demande vraiment pourquoi nous semblons parfois avoir manqué de cette créativité et de cette audace pour répondre aux besoins qui nous entourent.

Des hommes de feu pour la mission

Mais, quel que soit notre apostolat, si notre amour est fort, nous serons des hommes passionnés, des hommes de feu pour la mission. Je viens de lire la relation d'un prêtre, le père Joseph Filumi, d'Albanie. Trente huit ans en prison et avec des périodes de torture. Sa santé est ruinée, mais pas sa foi. Récemment, on lui a restitué son église. Des amis italiens lui ont offert le linge d'autel et quelques petits dons pour son église. Dans sa chambre, il avait un lit de camp, une table, quelques chaises, une petite bibliothèque et une armoire bien répartis autour d'un grand trou dans le plancher, car là, les planches s'étaient rompues. On lui demanda ce qu'on pouvait encore lui apporter. Il regarda alors autour de son église, vraiment pauvre selon n'importe quels critères, et il dit : «Cette église est maintenant si belle ; nous n'avons plus besoin de rien d'autre ici.» Et puis il regarda sa chambre : «J'ai tout ce qu'il me faut. Maintenant tout doit aller à la mission. Aidez-moi à imprimer un catéchisme que je suis en train de traduire. Aidez-nous à travailler pour la mission.» Pourrons-nous vivre notre vie avec ce même zèle et cette même passion ?

Il y a des moments où nous voyons des Frères nous abandonner et nous disons : pourquoi ? Souvent, c'est impossible de donner une réponse adéquate. Il y a des cas où il semble clair qu'il n'y avait jamais eu une vraie vocation. Pour d'autres, c'est plus complexe. Mis à part le fait que chaque humain est un mystère, il y a tant de facteurs différents qui peuvent être impliqués, y compris la compréhension que chacun a de soi-même. Des demandes de dispense de vœux perpétuels arrivent au Conseil général qui donne son avis à la Congrégation pour les Religieux et c'est cette Congrégation qui prend la décision finale. La demande du Frère est accompagnée par une lettre du Provincial et c'est difficile parfois de ne pas garder l'impression que le Provincial comprend mieux certains aspects du Frère que ne le peut l'intéressé lui-même. Tout au moins, le Provincial est plus à même d'en donner une explication claire. C'est parfois une crise de la foi, assez souvent compliquée d'une crise de la personne qui n'arrive plus à se comprendre. Il y a vraiment beaucoup de sagesse et de bon sens dans les paroles de l'article 96 qui parle d'aider les jeunes «à se connaître, à s'accepter, à se dépasser et à se convertir à l'Évangile.»

Mais il me semble qu'il y a des cas où les raisons données pour une demande de dispense sont réellement secondaires et où le fond du problème est que le Frère n'a pas le sens de sa consécration, de son engagement dans l'alliance avec le Seigneur, de son engagement à la mission, de son engagement envers ses Frères.

À une réunion de Provinciaux, il y a quelques années, un Provincial a dit que ce qui le peinait le plus ce n'était pas la chute numérique des Frères mais le manque de zèle chez certains, autant qu'il pouvait en juger. Je suis sûr que, dans quelques cas, ce jugement est absolument exact —si la flamme est éteinte, c'est vraiment triste. À l'opposé, un sens dynamique de la mission sera un puissant facteur de renouveau dans la vie de chacun et de la Province. Et une communauté d'apôtres enthousiastes a toutes chances d'attirer des candidats à sa mission.

Nous connaissons tous des hommes brûlants d'ardeur pour la mission de Jésus-Christ. Parfois, ce sont des Frères qui ont des positions éminentes, ou d'autres dont la vie est au service des jeunes avec beaucoup d'amour et de joie, dans des situations très ordinaires. J'ai rencontré nombre de ces Frères et ils ont eu une &tonne influence pour le bien dans la vie des étudiants et de leurs parents.

Il y a quelques mois, dans une Assemblée de la Province de Pougkeepsie, j'ai raconté aux Frères une histoire des Pères du Désert :

L'abbé Lot vint trouver l'abbé Joseph et lui dit : Père, selon mes moyens, je garde ma petite règle et mon petit jeûne, ma prière, ma méditation, mon silence contemplatif, et, selon mes moyens, je lutte pour purifier mon cœur des pensées oiseuses. Que dois-je faire de plus ? L'ancien se redressa et leva les mains au ciel, et ses doigts devenaient dix lampes allumées et il s'écria : Pourquoi ne pas être totalement changé en feu ?»

Oui, pourquoi pas, mes chers Frères ? Demandons à Dieu de nous aider à devenir des hommes de feu comme Champagnat.

MARIE, consacrée et envoyée en mission

Il est vrai que les évangiles ne parlent de Marie qu'en quelques brefs passages, mais ce qu'ifs notent de sa vie c'est le même dynamisme d'appel, d'alliance, de consécration et de mission. Dieu la choisit et la met à part pour qu'elle soit toute à lui, il l'appelle à une mission unique pour être la mère de Jésus et, comme conséquence, la mère de tous les chrétiens. «À l'annonciation, elle accueille dans la foi la parole du Seigneur ; elle s'abandonne avec joie et amour à l'action de l'Esprit-Saint» (C. 18). À son tour, elle est consacrée par l'ombre de l'Esprit-Saint et par la présence vivante du Fils incarné dans son sein.

Marie répond à sa mission par le «Fiat» qui devient modèle pour toutes les réponses humaines à Dieu ; et son engagement à cette mission conditionne toute sa vie (cf. C. 120). Néanmoins elle suit un chemin totalement humain. Nous savons que la vie lui a procuré des questions et des surprises, que, parfois, elle n'a pas compris tout de suite, mais «qu'elle vivait dans une totale confiance au Père». Elle avait l'habitude de trouver sa voie vers la vérité en réfléchissant, en méditant toute chose dans son cœur, attendant patiemment une intuition plus éclairante. Et ainsi «elle est, à un titre particulier, la mère de ceux qui se consacrent à Dieu» (C. 18).

Les religieux, comme tous les chrétiens, sont appelés à suivre Jésus par divers chemins et en privilégiant diverses nuances dans son imitation. Notre chemin à nous c'est de le suivre comme Petits Frères de Marie —donc en suivant le chemin de Marie, par une relation d'intimité avec elle, en vivant comme a voulu Marcellin, de son esprit et avec son aide (C.4). En agissant ainsi, nous acquérons peu à peu les attitudes qui ont fait d'elle la parfaite disciple de Jésus —sa discrétion, sa sensibilité et son respect pour les personnes— et Jésus, peu à peu devient le tout de notre vie comme pour elle (C.7).

Ces attitudes et cette fixation sur Jésus font de Marie le modèle parfait de la mission qui nous montre comment porter le Christ aux autres avec simplicité, enthousiasme et amour, comment attendre patiemment le bon moment de prendre l'initiative, comment fixer l'attention sur Jésus. C'est aussi une partie de notre mission de faire connaître et aimer Marie et d'orienter les cœurs vers elle, à l'exemple de Marcellin, comme vers un chemin pour aller sûrement vers Jésus (C.84).

Jésus envoyé en mission par le Pèreb

«Dieu a consacré Jésus de Nazareth par l'onction de l'Esprit et l'a envoyé pour donner la vie au monde» (C. 12).

Jésus a été envoyé par le Père et sa mission était de répandre la Bonne Nouvelle de l'amour du Père, de nous partager sa vie et son amour, de créer une communauté d'amour. Nous avons présente à l'esprit cette scène puissante de saint Luc, sans doute un passage favori de beaucoup d'entre nous : 

«Il se leva pour faire la lecture. On lui présenta le livre du prophète Isaïe et, déroulant le livre, il trouva le passage où il est écrit :

«L'Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu'il m'a consacré par l'onction. Il m'a envoyé porter la bonne nouvelle aux pauvres,

annoncer aux captifs la délivrance et aux aveugles le retour à la vue, rendre la liberté aux opprimés, proclamer une année de grâce du Seigneur.»

Il replia le livre, le rendit au servant et s'assit. Tous dans la synagogue avaient les yeux fixés sur lui. Alors il se mit à leur dire : «Aujourd'hui s'accomplit à vos oreilles ce passage de l'Écriture» (Luc 4, 17-21). 

Ici Jésus parle avec simplicité et puissance d'être consacré et envoyé en mission. C'est une des manières-clef dont il parle de lui-même, dont il exprime son identité, la conscience qu'il a de son identité. Etre fils et être envoyé vont ensemble :

«Cependant je ne suis pas venu de moi-même,

mais il m'envoie vraiment, celui qui m'a envoyé.

Vous, vous ne le connaissez pas.

Moi, je le connais,

parce que je viens d'auprès de lui

et que c'est lui qui m'a envoyé» (Jn, 7, 28-29). 

Et c'est aussi le moment où Jésus dit : «Comme le Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie» (Jn, 20-21). Or, nous aussi nous sommes consacrés et envoyés en mission pour donner la vie. Nous aussi nous sommes consacrés et envoyés par Dieu, par le Christ, par l'Église, par l'Institut (C.79, 80). C'est le Christ qui envoie, c'est lui qui pourvoit. Le Seigneur ressuscité est présent et actif dans nos vies par la puissance de son Esprit. Il partage son amour créateur avec ceux qui sont ouverts à sa parole et à son pouvoir, qui se donnent à lui et à sa mission. «En vérité, en vérité, je vous le dis, qui accueille celui que j'aurai envoyé m'accueille et qui m'accueille accueille Celui qui m'a envoyé» Un, 13, 20).

Nous sommes consacrés pour la mission, ou, pour employer les mots de Paul VI : «Nous sommes consacrés à l'apostolat», pas seulement dans le sens d'être disponibles pour le service des autres mais, à un niveau plus profond, parce que nos vies sont librement données à Dieu, soumises à lui, pour qu'il les emploie à partager la mission de Jésus.

Être consacré par Dieu signifie que l'on est revêtu de la capacité de suivre le Christ de façon radicale et de partager sa mission. C'est à cela que nous sommes appelés. Unis au Christ, nous recevons le pouvoir d'accomplir cette vocation. Plus Jésus est au centre de notre vie, moins il y a de danger que notre mission soit compromise quand nous sommes tentés comme l'a été Jésus par les vaines idoles – réputation, succès ou autres – et moins il y a de danger également d'accepter des valeurs qui sont en conflit avec l'Évangile. Hélas ! cela peut arriver – soit fausses valeurs dans notre vie personnelle, soit carence de valeurs évangéliques dans notre vie communautaire. Attention aussi à nos Institutions qui peuvent parfois proclamer, directement ou indirectement, des valeurs qui n'ont rien à voir avec l'Evangile.

Quand je parle avec des groupes de Frères, j'exprime souvent un désir, une prière : qu'ils puissent être des hommes fortement convaincus d'être consacrés pour la mission, d'être envoyés à d'autres, d'être des hommes pleins d'élan et de vie, des hommes comme Champagnat «animés d'un même zèle puisé dans l'Évangile» (C.81).

Frères, nous sommes personnellement appelés et aimés, et, avec cette expérience de Dieu, nous sommes envoyés – pas comme des messagers timides et craintifs – mais comme des hommes enflammés de l'amour de Dieu.

J'étais récemment aux funérailles d'un Frère qui n'avait jamais été un grand intellectuel, ni un directeur, mais qui était un merveilleux apôtre. Les quelques lignes suivantes sont un extrait d'une lettre d'un de ses anciens élèves :

«Frère Francis Mc Mahon a été un des grands hommes de ma vie. Les jours de classe dans les années 50 environ n'étaient pas de l'amusement, mais il était comme un souffle d'air frais – amical – Il plaisantait avec nous, encourageait les bons résultats et louait nos efforts, passablement médiocres, pour y arriver… Frank restera dans mon souvenir aussi longtemps que je vivrai

Un autre Frère, qui avait vécu avec lui, écrivit sur lui un long poème dont je suis heureux de vous citer quelques lignes :

Il écoutait une voix intérieure.

et donnait du temps à son Maître, puisant sa force et son esprit

des hordes de potaches désordonnés décade après décade,

étirant les esprits

éveillant des défis

faisant jaillir de nouvelles sources de vie

élargissant les horizons restreints ; et, pour des gens en peine :

une main toute prête, une oreille attentive

une sourdine à son grognement un bravo impromptu

un déferlement de courage pour faire effort et supporter.

Frère parmi ses Frères,

Frère pour tous les Frères.

C'est notre appel : «Frère pour les autres.» Nous sommes requis pour les autres. 

–     Champagnat était évidemment un homme de feu pour la mission. Comment est-ce que j'expérimente le plus intensément un sens de «feu pour la mission» dans ma vie d'aujourd'hui ?

Comment Marie est-elle un modèle pour moi dans mes activités apostoliques au jour le jour ?

–     Est-ce possible de consacrer tant de temps, d'énergie et d'efforts à mon «travail» sans que mon sens de la mission n'en souffre ?

–     Ai-je l'attitude de quelqu'un qui va à la recherche des jeunes plutôt que d'attendre qu'ils viennent vers moi ?

–     Quand est-ce que je me sens le mieux «Frère pour les autres» ?

–     Qu'est-ce qui me donne de l'énergie, du dynamisme, de l'inspiration pour mon sens de la mission ?

———————————————— 

TROISIÈME PARTIE

LES VOEUX ET LA MISSION

 

Cette alliance d'amour dans laquelle Dieu se donne lui-même à l'homme et l'homme à Dieu (C.11) embrasse toute notre vie – tout ! Nous savons bien que nous sommes pécheurs et que la réalité de notre vie ne rejoint pas toujours l'idéal à atteindre, mais nous essayons de faire nôtre la prière de St Ignace :

«Recevez, mon Dieu, toute ma liberté. Acceptez toute ma mémoire, mon intelligence, ma volonté ; tout ce que j'ai ou possède me vient de vous. Je vous remets tout et je soumets tout à la direction de votre volonté.

Donnez-moi seulement votre grâce et votre amour ; seulement cela, et je ne demande rien d'autre

Traditionnellement, dans la plupart des Institutes religieux cette alliance d'amour est exprimée par la profession publique des trois vœux de pauvreté, chasteté et obéissance. Un auteur a suggéré que pauvreté, chasteté et obéissance soient trois points d'exclamation placés après le nom de Jésus-Christ, au sommet du curriculum vitae de chaque religieux : 

JÉSUS-CHRIST  ! ! !

C'est ce que nos vies devraient proclamer avec joie – Jésus-Christ ! ! ! 

Beaucoup de personnes hors de la vie religieuse ont une idée incomplète ou déformée des vœux et de leur signification —et cela est vrai même de catholiques et de prêtres et d'évêques. Je sais qu'il y a le temps et le lieu pour expliquer aux autres ce que les vœux signifient pour nous, et je ne pense pas qu'il y ait lieu d'être trop préoccupés de cela. Mais ce qui doit être absolument clair pour le monde c'est que, dans les limites de notre humaine fragilité, nous sommes des crieurs publics de l'Évangile qui se sont engagés à suivre Jésus de façon radicale, des gens qui veulent vivre pleinement et généreusement, des gens qui veulent aimer et partager. Le témoignage de notre authenticité à essayer de vivre l'Évangile courageusement et généreusement : cela vaut mieux aujourd'hui que mille conférences sur le sens des vœux.

Nous sommes consacrés pour la mission, et, être envoyés en mission signifie être envoyés comme messagers de l'amour de Dieu pour proclamer cet amour, être témoins de cet amour, et aider les hommes et les femmes à devenir libres pour s'ouvrir à cet amour. C'est de notre union intime avec Jésus-Christ que jaillit le désir ardent de partager son amour. Notre union avec lui nous soutient dans cette action apostolique, car Jésus vit en nous par l'Esprit-Saint, et, par nous, il continue de réaliser son propre appel et sa propre mission qui est de «révéler aux hommes le visage du Dieu-Amour» (C.79). Les vœux sont un des puissants moyens par lesquels nous vivons cette union et nous exprimons notre consécration, et ils ont ainsi une dimension missionnaire.

Ce qui suit n'est pas un exposé sur les vœux mais plutôt une référence à cette dimension «missionnaire» des vœux.

PAUVRETÉ

 Suivre Jésus

Par notre vœu de pauvreté, nous nous efforçons de suivre Jésus qui, dans le plan de Dieu, se fait pauvre pour nous enrichir (2 Cor, 8,9). il s'est anéanti lui-même, oubliant son rang divin (Phil 2 ; 6-8), est né dans la pauvreté (Luc 2, 7) et a vécu du travail de ses mains. Il n'avait pas de lieu où reposer sa tête (Luc 8,58) ; tout ce qu'on lui donnait, il le partageait avec ses compagnons et avec ceux qui en avaient besoin (Luc 9, 14, 15). Il a dit et répété que la vie n'est pas assurée par les possessions (Luc 12,15), que la vie est plus que la nourriture et le vêtement (Luc 12,24).

Voilà quel est celui qui nous appelle à le rejoindre tout comme il appelle le jeune homme riche : «Va, vends ce que tu as, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel ; puis, viens et suis-moi» (Mc 10,21).

La pauvreté de Jésus, son détachement de l'argent et autres biens, révèle sa vue pénétrante de la vie humaine, son appréciation des valeurs à conserver face aux grands appétits d'auto-suffisante, au désir dévorant de posséder, d'accumuler, de maîtriser son avenir et de s'assurer soi-même sa sécurité.

Cependant, la pauvreté de Jésus révèle, en outre, son cœur, l'amour qui fait toute confiance au Père et s'en veut dépendant. Dieu nourrit les oiseaux, habille les fleurs, connaît vos besoins : cherchez le Royaume avant tout et on s'occupera de vos besoins (Luc 12). Ainsi, rejoindre Jésus dans sa pauvreté c'est le rejoindre dans sa confiance, sachant que tout vient du Père et que le Père pourvoira. Dans cette confiance en Dieu, nous découvrons une nouvelle liberté qui n'est pas seulement un détachement des biens, mais aussi l'expérience d'être libéré pour croître dans l'amour, pour partager avec d'autres, pour partager non seulement des choses mais nous-mêmes, —notre amour, notre foi, notre espérance, notre vie de prière, ce que Jésus signifie pour nous. li y a aussi d'autres aspects importants de détachement – le détachement nécessaire pour accepter certains postes, des transferts qui peuvent ne pas sembler sympathiques, le détachement par rapport au prestige et à d'autres attirances subtiles vers le pouvoir et l'avancement qui peuvent être très concrets dans certaines situations, spécialement dans certaines institutions universitaires (C.28, 31, 35).

Nous voyons cette sorte de foi et de confiance en Dieu dans la vie de Marie. Elle est bénie parce qu'elle croit en l'accomplissement des promesses que Dieu lui a faites (Luc 1,45). Parce qu'elle avait confiance en Yahweh et s'en remettait totalement à lui, elle pouvait entrer dans le mystère de sa mission, se laisser conduire à travers tous les événements imprévisibles que cette mission supposait et accepter toutes les destitutions, les incompréhensions et les détresses qui en étaient inséparables. C'était là la confiance des «anawim» qui ne vivaient que de la foi aux promesses du Seigneur : mieux qu'eux, «elle donne son consentement actif à toutes les formes de détachement que Dieu lui demande» (C.30). En choisissant Marie pour être mère de son fils, Dieu la choisit pour être celle qui, plus qu'aucune autre, formerait l'intelligence humaine de Jésus, sa vision de la vie et de ses valeurs. Jésus entrait dans la vie à travers le monde de Marie, le monde des «anawim». Il apprenait, auprès de sa mère la compassion, la pitié, la miséricorde, la souci des pauvres et la relation d'aide à leur égard.

Solidarité avec les pauvres

Rejoindre Jésus dans son affirmation absolue que l'humanité peut faire confiance à la providence de Dieu, cela demande plus que la pauvreté de l'avoir et de l'être. Cela demande une solidarité avec les pauvres. «Guidés par la voix de l'Église et selon notre vocation propre, nous sommes solidaires des pauvres et de leurs causes justes…

Le souci des pauvres nous pousse à découvrir les causes de leur misère… Notre mission d'éducateurs auprès des jeunes nous engage à œuvrer pour la promotion de la justice» (C.34).

Le pape Paul VI, dans sa merveilleuse lettre aux religieux, Evangelica testificatio» (17, 18) le dit sans ambages : 

«Plus pressante que jamais, vous entendez monter, de leur détresse personnelle et de leur misère collective, «la clameur des pauvres». N'est-ce pas aussi pour répondre à leur appel de privilégiés de Dieu que le Christ est venu, allant même jusqu'à s'identifier à eux ? Dans un monde en plein développement, cette persistance de masses et d'individus misérables est un appel instant à «une conversion des mentalités et des attitudes» (Gaudium et spes, 631, tout particulièrement pour vous qui suivez «de plus près» le Christ dans sa condition terrestre d'anéantissement. Comment donc le cri des pauvres retentira-t-il dans vos existences ?» 

Est-ce là un appel à quelque Province de l'Institut de consacrer quelques Frères au service des pauvres ? C'est une interprétation que j'admettrais mal, car l'appel est adressé à chacun de nous, dans quelque apostolat que nous soyons envoyés. C'est l'appel à aimer les pauvres (C.34) et à leur manifester cet amour en actes. Mes Frères, une fois de plus, je vous invite instamment à voir cet appel comme un don et un don à accepter avec sérénité et joie. C'est l'Esprit-Saint qui a donné à l'Église cette nouvelle sensibilité face à tout ce qui concerne la justice, l'intérêt pour les pauvres et les marginalisés de la société, la recherche de plus d'équité dans les relations internationales, etc. … Il faut accepter ce don avec gratitude – sans peur, sans timidité. Et chacun de nous est appelé à en faire une réalité pour sa vie. Impossible pour l'Église et pour chacun de ses membres d'être convertis si nous ne sommes pas attentifs à ce cri. 

Un défi problématique

Mes Frères, je sais que, sous certains aspects, c'est là un défi qui n'est pas simple. Mais il ne faut pas nous laisser abattre par la difficulté. C'est un défi qui a d'évidentes implications pour notre apostolat. Non seulement il faut s'interroger sur l'origine sociale, religieuse etc. … de nos élèves, mais voir comment nous les conscientisons, eux et leurs familles, aux exigences sociales de l'Évangile ; d'où aussi des implications importantes pour la manière dont nous vivons – avec l'accent particulier à mettre sur la simplicité de notre style de vie (C.32, 32.1, 32.3).

Courage, mes Frères, et souvenons-nous que, pour Jésus, notre service des pauvres est le critère décisif de notre authenticité (Mat 25, 35-46) ; et que, comme l'a dit Jean-Paul II dans son discours aux pauvres de Chalco, à Mexico : «En aidant les frères et les sœurs dans le besoin, spécialement les plus démunis, l'Église tâche de réaliser le plus grand commandement de la Loi : aimer Dieu de tout son cœur et aimer son prochain comme soi-même.»

Je voudrais faire quelques dernières lignes de commentaire sur la phrase de l'article 34 de nos Constitutions qui nous dit que les pauvres nous évangélisent. Je sais que ces mots étonnent quelques Frères. Mais quand on parle avec des Frères qui travaillent avec les pauvres, ils nous disent tous : oui, les pauvres peuvent nous évangéliser de diverses façons. Dieu peut nous parler à travers eux en des façons que nous n'attendons pas. Il peut toucher nos cœurs par les pauvres et par notre contact avec eux. En particulier, ils peuvent nous aider à être moins attachés aux biens terrestres, à être plus miséricordieux, plus disponibles aux autres (C.35).

Je pourrais vous donner tant d'exemples de cela, mais je me limiterai à quelques lignes d'une lettre reçue récemment : «… Ils ont tant à nous enseigner sur le support, l'acceptation joyeuse face à d'affreux ennuis, la bienveillance, les vraies priorités, les vertus d'un style de vie simple, la gratitude pour les plus simples choses. Ceux qui sont chrétiens se maintiennent dans la foi avec une force qui m'humilie… Ils m'ont tant appris.»

Une de nos difficultés c'est que beaucoup d'entre nous sont coupés d'un contact vrai avec l'injustice, la pauvreté, l'oppression, et donc nous courons le risque d'être sourds aux cris des pauvres et des marginalisés. Nombre de Provinces ont organisé d'excellentes sessions pour aider les Frères à réfléchir, à prier et entrer en contact avec les pauvres et cela en a aidé un grand nombre, et puissamment, y compris quelques-uns qui auparavant étaient plutôt sceptiques.

CHASTETÉ

Un appel à l'amour

Dans le passé, on a réfléchi sur le vœu de chasteté en termes de disponibilité. N'étant pas engagés avec un partenaire humain et une famille, nous sommes libres de nous livrer à des apostolats qui seraient peut-être impossibles à ceux qui ont une famille. Évidemment il y a du vrai dans cette opinion, mais une vue aussi fonctionnelle du vœu est limitée. La chasteté ne fait pas que nous rendre disponibles : elle nous ouvre la voie d'une profonde expérience d'union avec Jésus qui nous saisit et nous entraîne vraiment au cœur de sa vie, et, par là, dans la vie des autres, une vie de Frères universels (C.20).

Il nous appelle à une manière spéciale d'aimer tous ceux vers qui nous sommes envoyés, à les aimer profondément et avec un engagement, mais qui ne soit pas possessif (C.21, 24, 26).

Comment Jésus aime ?

En même temps, le témoignage d'un amour inspiré par Jésus-Christ ne doit être rien moins que de l'amour. Le vœu de chasteté ne consiste pas à cultiver des relations impersonnelles ou à éliminer toute relation affective. La chasteté est une manière d'aimer. À toutes les périodes, des scandales «sexuels» ont nui à l'Église, mais à d'autres périodes, ce qui lui a nui, c'est une vision de la chasteté qui avait bien peu à voir avec l'amour et qui tendait à réprimer des relations humaines normales (C.24. 1). La chasteté n'est pas un appel à nous limiter à des relations distantes, froides, sans amour. Jésus aimait des gens bien concrets : Marie, Joseph, Jean, Marthe, Marie, Pierre, Madeleine, les enfants, … d'un amour bien réel. Nos Constitutions le disent très bien : «Notre caractère de FRÈRE est un appel spécifique à vivre, envers tous, la fraternité du Christ, spécialement envers les jeunes, en les aimant d'un amour désintéressé» (C.3).

Notre manière d'aimer est la manière d'aimer de Jésus. Sur la montagne des tentations, il a refusé de dominer les peuples ; sur la montagne de Galilée, il a envoyé les apôtres aux peuples avec ces mots : «Faites-les disciples» Mat 28, 19), gagnez leurs cœurs en tout respect et liberté. Comme éducateurs, nos relations avec les jeunes dont nous sommes chargés doivent refléter la manière évangélique de respecter et d'aimer. Cela se manifeste dans l'amour de caractère unique et individuel que nous leur portons, en respectant leurs différences, en reconnaissant leurs dons particuliers et en les assurant de leur valeur personnelle. En même temps, tous nous connaissons des cas où le besoin d'amour est particulièrement évident : des jeunes dont la vie n'a guère connu d'amour : les abandonnés, les orphelins, les laissés-pour-compte, les sans-foyer, ceux qui sont victimes d'habitudes qu'ils ne peuvent vaincre. Aimer certains de ces cas difficiles peut être un très dur défi, nous le savons bien, mais c'est le vrai test de l'amour.

Appel à donner la vie

Nous ne connaîtrons jamais la paternité au sens physique, mais nous sommes appelés à transmettre aux générations à venir le sens de la vie ainsi que la compréhension et l'amour de leur propre vie. Nous sommes appelés à être des créateurs de vie humaine, dans un sens particulier en favorisant la vie du Christ parmi les fils et filles spirituels auxquels nous sommes envoyés.

Servir les autres de cette façon est un appel à donner la vie. C'est un don précieux pour les individus et pour les générations à venir. Mener à bien cette tâche avec le feu d'amour de Champagnat ; «Je ne puis voir un enfant sans éprouver l'envie de lui faire le catéchisme, sans désirer de lui apprendre combien Jésus-Christ l'a aimé», c'est être «père» dans un sens très réel.

Une manière très importante de réaliser cette tâche c'est d'encourager, et c'est là un point évidemment important pour les éducateurs. Quand on aime les gens, on les encourage. J'étais auprès d'un Frère le soir qui précédait son opération du cancer et il pensait qu'il n'allait probablement pas s'en tirer. Il me disait ; «Je n'ai pas trop de regret pour ce que j'ai fait pendant ma vie, mais j'en ai beaucoup pour ce que je n'ai pas fait – les paroles d'encouragement que je n'ai pas dites, les gestes de gratitude que je n'ai pas faits, etc. …» En fait, c'était un homme de cœur, mais il n'arrivait pas toujours bien à traduire en paroles son affection.

De Marie «nous apprenons comment aimer les gens et nous devenons, à notre tour, des signes vivants de la tendresse du Père» (C.2a). Dans les relations de Marie, nous voyons l'intérêt chaleureux qu'elle a pour les autres, pour Joseph, pour Elisabeth, pour la parenté et les amis et les membres de la communauté apostolique.

Frère

Le titre Frère est très important pour nous, spécialement pour ce qu'il signifie au sujet de nos relations avec les gens – pas égoïstes et pleins d'attention, pas agressifs, ni possessifs ni dominateurs, pas attachés aux statuts et privilèges de nature cléricale ou autres ; simplement FRÈRES. Un beau titre. Puissions-nous lutter pour y rester fidèles ! Puissions-nous aimer comme des Frères !

Dans un très bel article, nos Constitutions nous rappellent que les membres de «notre communauté devraient être le lieu d'application le plus immédiat de l'amour universel auquel nous nous sommes engagés… L'amour pour nos Frères sera simple et cordial, assez attentif pour deviner leurs difficultés, partager leurs joies… faciliter l'ouverture, et, au besoin, l'interpellation» (C.23).

Être Frères pour nos étudiants signifie que nous voulons résister à la tendance de devenir de simples fonctionnaires, de très habiles managers des jeunes, mais qui n'auraient pas de contacts avec les personnes, leurs problèmes et leurs besoins. C'est un défi pour nous de savoir trouver un style affectueux de relations avec les personnes dans un groupe de façon que chacun puisse y trouver la liberté d'être et de devenir lui-même. Comme notre Fondateur nous le rappelait ; «Pour bien élever les enfants, il faut les aimer», en leur manifestant une attention empreinte d'humilité, de simplicité et d'oubli de soi» (C. 83).

Il vaut la peine de rappeler ici les belles paroles de Paul VI dans Evangelli nuntiandi:

«Le travail d'évangélisation présuppose dans l'évangélisateur un amour toujours croissant pour ceux qu'il évangélise… Qu'est-ce que l'amour ? C'est beaucoup plus que l'amour d'un enseignant : c'est l'amour d'un père, et même, c'est l'amour d'une mère

Le pape continuait en donnant quelques signes de cet amour —présenter la vérité, proclamer Jésus-Christ sans timidité, être respectueux pour les situations religieuses et spirituelles de ceux qu'on évangélise, ne pas les forcer, faire attention de ne pas blesser spécialement ceux et celles qui sont faibles dans la foi (EN 79). C'est là un merveilleux article et il devrait faire partie du credo personnel de chaque Frère.

(A noter que dans le livre «Cheminer avec nos Constitutions», il y a deux excellentes lectures de Jacques Guillet, S.J., et Yves Raguin, S.J., sur Chasteté et relations humaines.)

OBÉISSANCE

Une vraie passion pour la volonté du Père

En parlant de leur vœu d'obéissance, des Frères m'ont dit parfois : «J'ai toujours fait ce qui m'était demandé.» Ceci est très bien et il a même pu y avoir un vrai héroïsme dans quelques-unes de ces réponses. Mais il est vrai aussi que dans notre temps actuel, notre sens de l'obéissance va plus loin que faire ce qui nous est demandé.

Nous faisons notre vœu d'obéissance «en foi et amour» pour suivre le Christ obéissant qui a dit : «Ma nourriture c'est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé et d'accomplir son œuvre» (Jn 4,34). C'est cela le fond du problème. Comme l'a exprimé Frère Basilio, notre obéissance est «une complète disponibilité à suivre les voies du Seigneur, une vraie passion pour la volonté du Père.»

Jésus a passé toute sa vie dans une attitude normale d'obéissance à ses parents (Luc 2,51) et aux autorités légitimes (Mat 17,27). Dans sa Passion, il a poussé l'obéissance jusqu'à ses extrêmes limites, perfectionnant par ses souffrances l'expérience de l'obéissance» (Heb. 5,8), faisant de sa mort le plus précieux sacrifice à Dieu, celui de l'obéissance (Heb 5, 10), car c'est l'obéissance à la volonté du Père qui l'a conduit vers cette confrontation avec le mal qui devait aboutir inexorablement à la croix.

Si nous regardons la vie de Marie, nous voyons que le vrai cœur de sa vie a été son obéissance à la volonté du Père, une obéissance basée sur la foi et la confiance, à l'écoute de la parole de Dieu (C.38). Son «Fiat» n'était pas la réponse inspirée d'un moment unique, mais la réalisation, à ce moment-là, de toute une vie centrée sur la volonté de Dieu, une vie qui l'amenait à se définir comme «Servante du Seigneur». À partir de ce moment, elle se donnait totalement à sa mission très particulière.

Si nous nous donnons totalement à Dieu par amour et par désir de servir Dieu et les autres, alors l'obéissance, dans le sens de chercher à accomplir la volonté de Dieu fait partie intégrale de notre être. Sinon, il y a dans notre vie, un manque fondamental de cohérence.

Comme pour les apôtres, notre réponse peut manquer parfois de générosité, connaître des déviations, des infidélités, des peurs. Néanmoins, nous nous engageons à suivre Jésus, à être comme lui, écoutant le Père et lui répondant dans toutes les situations par lesquelles nous passons. Cela signifie que nous nous efforçons de développer «une fidélité intérieure aux motions de l'Esprit-Saint» (C.41) de sorte qu'un esprit le discernement devienne vital en notre vie. Une seconde nature.

Notre approche de l'obéissance a été synthétisée avec beaucoup de bonheur et de logique par un Anglican bien connu, C.S. Lewis :

«Comment ne pas obéir à ce que nous aimons ? Est-ce que je vais essayer de ne pas dormir, de ne pas boire, de ne pas rire ? M'éloigner de Sa volonté c'est aller nulle part.» Que c'est donc vrai ! Ainsi, ce que nous tâchons de faire, c'est d'éviter le danger de n'aller nulle part, d'être des hommes sans but, sans vision dans la vie.

Obéissance apostolique

Notre obéissance concerne toute notre vie, y compris notre mission. Etant une obéissance missionnaire, elle est sensible aux appels du Seigneur, aux signes des temps, à la situation des jeunes et à leurs besoins.

La disponibilité apostolique doit évidemment être un caractère important de l'obéissance «apostolique». À l'opposé, il me semble que l'une des forces les plus destructrices pour le sens de la mission, soit pour les individus, soit pour le groupe, c'est le manque de disponibilité apostolique. Nous avons tous été encouragés et inspirés par l'exemple de gens qui ont fait preuve de vrai héroïsme par leur acceptation d'emplois et de responsabilités très difficiles. Beaucoup de cas me viennent à l'esprit : des hommes par exemple qui réussissaient très bien dans un emploi et que l'on appelle à faire tout autre chose et qui acceptent en sachant que ce sera très difficile. Récemment, j'ai dû faire appel à un Frère pour un changement de ce genre. Nous savions tous deux qu'il y aurait à faire un sérieux discernement pour bien des raisons, y compris son aptitude à cette tâche. Mais j'étais parfaitement sûr que sa réaction immédiate serait de dire oui, alors qu'en même temps il voyait bien qu'il y avait lieu de faire un discernement. C'est un homme intelligent et il voyait bien quels sacrifices cela lui demanderait. «Oui»… «Fiat»… Y a-t-il des mots plus riches de signification ?

Et j'ai eu le privilège d'être témoin d'autres cas et rien que d'y penser me met une boule à la gorge.

Mais il faudrait dire aussi qu'il y a des circonstances où la mission d'une Province a été détériorée par exemple par le manque de disponibilité apostolique de certains ou le manque de zèle dont a fait preuve une Province pour examiner ses priorités par crainte que les Frères ne veuillent pas accepter le changement.

Et pourtant, quand nous osons relever de nouveaux défis, prendre de nouveaux risques, nous pouvons découvrir le Seigneur et nous-mêmes d'une façon nouvelle. Une disponibilité généreuse pour la mission peut être un des signes les plus clairs de maturité spirituelle.

Je reviendrai sur le thème de l'obéissance quand nous aborderons le discernement. 

–  Comment suis-je bonne nouvelle pour les pauvres ?

–  Comment, dans notre Province, sommes-nous bonne nouvelle pour les pauvres ?

–  Quelles sont les personnes qu'il m'est difficile d'aimer ?

–  Quelle force a mon sens de disponibilité apostolique ?

–  Est-ce que je fais ce que, par vœu, j'ai promis de faire ?

——————————————————————- 

QUATRIÈME PARTIE

PRIÈRE 

Nous sommes des croyants, nous croyons à l'alliance de Dieu dans l'amour ; il est naturel que nous ayons de la gratitude, que nos cœurs répondent à l'amour de Dieu et que, sous une forme ou sous une autre, nous exprimions cette gratitude. Et voilà notre prière qui jaillit. En ce sens, elle est aussi naturelle que la respiration —comment peut-on ne pas prier ? Et de cette expérience du jaillissement de la gratitude coulent les autres sentiments de prière, les autres dimensions de notre alliance —louange et remerciement, regret des fautes, demande d'aide et —le plus important— l'écoute de fa présence de Dieu en nous.

Enracinée dans le Christ

La mission n'est mission qu'enracinée dans le Christ. Jésus est la seule vraie vigne. «De même que le sarment ne peut de lui même porter de fruit s'il ne demeure pas sur la vigne, ainsi vous non plus si vous ne demeurez pas en moi» Un 15,4).

Voilà une question qu'il faut se poser de temps en temps : si je ne fais pas vraiment de Jésus le centre de ma vie, est-ce que j'accomplis vraiment un ministère en son nom ? Je me souviens d'un Frère qui, un jour, m'avoua comment il s'était rendu compte qu'il avait gaspillé vingt ans de sa vie. Il était bon et travailleur acharné, mais la prière s'en était allée de sa vie avec, comme résultat, que la mission n'avait, autant dire, plus rien à voir avec ses motivations. La motivation c'était sa propre gloire réputation, succès, avoir des équipes de football victorieuses, etc. … Je suis bien sûr que nous avons tous eu aussi de temps en temps des motivations clair-obscur, mais je pense que nous savons reconnaître la vérité que j'ai énoncée plus haut : «la mission n'est mission que quand elle s'enracine dans le Christ.»

Nous reconnaissons l'importance de notre temps d'oraison quotidienne qui est vital pour «notre rencontre personnelle avec le Seigneur». C'est un temps où «nous apprenons peu à peu à voir la vie, les personnes et les événements avec un regard de foi. Nous y trouvons inspiration et force pour continuer l'action à laquelle Jésus nous appelle» (C. 71).

Dans un récent courrier voici ce que me disait un Frère : 

«Pour moi le moment béni entre tous est certainement le moment de l'oraison. Je puis prendre une heure tranquille avant notre prière du matin et je trouve du temps à passer avec le Seigneur comme jamais auparavant. Jamais je ne m'étais senti aussi en paix et les «problèmes» deviennent très légers… Oui, je vois que c'est, de toute ma vie, la période de grâce par excellence.» 

Dans l'oraison, nous nous rendons présents à la présence de Dieu en nous (C.65) de telle manière que nous pouvons reconnaître cette présence dans toutes les dimensions de notre vie — les personnes que nous rencontrons, les situations auxquelles nous faisons face—tout. Et une grande consolation pour nous c'est que notre prière est plus que notre prière. Nous sommes entraînés dans la prière du Christ, et tant notre prière que notre mission nous rendent capables d'entrer plus pleinement dans sa vie et sa mission (C.64).

Être aimés par lui

Sainte Thérèse disait que la prière n'est pas une affaire de penser beaucoup mais d'aimer beaucoup. Il y a ici un problème pour quelques Frères dont la vie de prière est rachitique. Celle-ci a rarement dépassé le niveau devoir. Oui, hélas ! ils sont des Marthes dans la prière. Rester assis en présence de Dieu, comme Marie, juste pour être avec lui, pour lui donner l'occasion de nous parler au cœur : cela ils le trouvent très difficile.

Il y a quelques années, Jean-Paul II, parlant à des religieux, évoquait le besoin de temps à passer avec le Seigneur, pour dire au Seigneur notre amour et nous sentir aimés par lui. Nous voyons cela en Marie – à la fois se sentant aimée de Dieu et lui répondant par son Magnificat. Ces jours-ci, je lisais un livre écrit par une Oblate bénédictine anglaise mariée qui parlait de nous laisser reconnaître l'amour du Christ, recevoir cet amour, être debout sous le grand jaillissement d'amour comme nous pourrions rester au milieu d'une averse ou d'un éclaboussement de lumière (j'écris ceci au Centre de Spiritualité de l'Escorial, en Espagne, et les levers de soleil sont impressionnants. C'est très facile de se sentir immergé dans l'amour de Dieu).

Messages d'amour partout

Ces levers de soleil à l'Escorial me rappellent qu'il y a des temps où nous sommes «surpris par Dieu», qui nous envoie des messages d'amour. Les amoureux reconnaissent l'amour dans la banalité des expériences quotidiennes ; ainsi faut-il essayer d'être sensibles à la présence de Dieu dans les événements de tous les jours, le trouvant «parmi les casseroles», comme disait Sainte Thérèse. Une autre évocation de cette présence est la belle expression de Caussade : «le sacrement du moment présent», être conscients de la présence du Seigneur dans nos actions journalières. J'aime bien cette histoire d'une maman qui emmenait son petit pour une promenade de prière. Elle disait simplement : «Nous ne parlerons pas… nous marcherons seulement et nous regarderons et nous remercierons Dieu pour tout ce que nous verrons de beau. Nous nous contenterons de penser combien Dieu nous aime.» Un des moyens par lesquels nous pouvons arriver à mieux comprendre l'amour de Dieu dans les petits événements de la vie est la révision de la journée (C. 72). C'est une partie très importante de notre vie de prière.

Marie et la prière

Pour des Frères maristes, il est normal de parler avec Marie et de prier avec elle. Ces deux actions doivent aider à former et approfondir nos relations avec elle.

Souvent nous parlons de notre «caractère marial» ; or, ce caractère ne peut se créer que par une relation avec Marie, considérée comme une personne bien réelle. Si Marie est vraiment pour nous une personne réelle, il est naturel que nous voulions la rencontrer de plus près, la connaître mieux, comprendre ses attitudes, voir les choses comme elle les voit, aimer Jésus comme elle l'aime. Pour y arriver, nous voulons passer plus de temps avec elle, pour mieux assimiler ce qu'elle va nous enseigner, et plus nous apprendrons d'elle, plus nous voudrons que d'autres aussi la connaissent.

Une des leçons que Marie peut nous donner c'est comment prier. Elle est la «Vierge qui écoutait» (Paul VI), qui était au service de la Parole, l'accueillait, s'en laissait déranger en vue d'un engagement (C.67, 120). Sa vie hautement contemplative se nourrissait de toutes les formes de piété traditionnelles prescrites et encouragées par la religion juive : prières, pèlerinages, prescriptions liturgiques. Comme le montre le Magnificat, elle était tout à fait à l'aise dans le langage de la prière.

C'est Marie qui a appris à Jésus comment prier. De même qu'il e appris à prier en priant avec Marie, nous, Frères Maristes, nous prions aussi avec Marie, communiant à sa louange, à son action de grâces, à son intercession (C.67).

Tous et chacun responsables

Chacun de nous est responsable de sa prière personnelle et partage la responsabilité de la prière communautaire (C.77). Mon expérience c'est qu'il y a des communautés qui sont, de ce côté-là, grandement bénies. La prière communautaire y est très soignée et ne peut qu'aider la croissance spirituelle de la communauté. Mais, dans d'autres communautés, l'animation de la prière communautaire ne se place pas très haut dans le choix des priorités. Et c'est dommage, car, outre la joie de prier ensemble et de s'en sentir chargé, ce peut être un si puissant facteur dans la vie communautaire et dans toute une expérience de communion.

Il y a quelques années, je visitais une communauté. C'était un vendredi après-midi, alors que  !es élèves, pensionnaires compris, s'en allaient chez eux. Le lendemain matin, les Frères avaient fixé une heure de prière personnelle (oraison) devant le Saint Sacrement. Je leur demandai quelle était l'origine de cette coutume et ils me dirent en toute simplicité que, dans leurs discussions communautaires, ils avaient pris conscience que, à cause des exigences du Collège et de l'internat, il y avait quelques négligences dans la prière personnelle et qu'ainsi ils avaient décidé de réagir.

Ce qui m'a agréablement surpris dans ce cas c'est que la communauté ait eu la maturité et la simplicité de mettre la question sur  !a table, de l'étudier et de décider ensemble de faire quelque chose : un exemple pour tous !

Deux points encore – primo, c'est important de prier à partir de notre propre situation, de nos propres sentiments, de nos désirs, de nos expériences et de nos besoins. Ce n'est pas pour dire qu'il n'y ait rien à apprendre de l'expérience d'autrui – on peut toujours apprendre, mais d'un autre côté, ce qui va bien à un tel dans sa prière, n'ira pas nécessairement bien à un autre. Secundo, le plus important est de vouloir prier. Si nous sommes sérieux au sujet de ce vouloir prier, de ce déblaiement des obstacles à la prière, le Seigneur sera libre d'agir en nous et la prière suivra. La prière demande une discipline et je me souviens d'un directeur spirituel très expérimenté et très aimé qui disait : personne ne devient homme de prière sans faire l'abandon de quelque chose : des heures de lecture, de télé, de sommeil, ou autres.

L'EUCHARISTIE

«L'eucharistie est le cœur de notre vie consacrée» (C.69). C'est là que nous buvons «le sang de l'alliance nouvelle et éternelle». Elle peut avoir lieu très tôt le matin et la célébration de cette liturgie peut laisser fort à désirer ; elle peut avoir lieu dans une église froide avec peu d'autres participants, et nous pouvons nous sentir sans enthousiasme… Mais nous savons que ce que nous allons faire est l'acte du plus grand amour de notre journée. D'une certaine façon c'est aussi l'acte le plus dangereux. La raison, mes Frères, c'est que, «engagés dans cette alliance, nous entrons dans la mort du Christ (C.12), et chaque jour, à l'eucharistie, nous associons l'oblation sans réserve de nous-mêmes au sacrifice eucharistique du Fils (C. 13, 19). Nous demandons de pouvoir devenir une vivante offrande (4ième prière eucharistique) en nous unissant au Christ et, par le Christ, au Père. Offrande vivante !

Quand Jésus a offert son corps et son sang à la Dernière Cène, avec ses disciples, il savait la conséquence de cette action. Il savait qu'on allait l'emmener vers une mort hideuse et solitaire. A l'eucharistie, nous sommes appelés à nous unir à lui dans son engagement, à offrir notre vie pour les autres, «à porter la bonne nouvelle aux pauvres». Nous sommes invités à être corps du Christ, à suivre Jésus qui s'identifie lui-même avec les pauvres et les opprimés de ce monde.

Dans la prière eucharistique pour les Assemblées, on dit : 

«Ouvre nos yeux à toute détresse, inspire-nous les paroles qui conviennent quand nous nous trouvons face à des frères seuls et désemparés.

Donne-nous le courage du geste fraternel envers ceux qui sont dépourvus ou opprimés.

Fais de ton Église un lieu de vérité et de liberté, de justice et de paix, pour que tous et chacun puissent y trouver une raison de vivre et d'espérer.» 

C'est là à l'eucharistie que Jésus se donne à nous comme une promesse de sa présence et de sa force dans notre vie de dévouement aux autres. Nous sommes fortifiés et rendus capables d'être Christ au sein du monde (C.69), quand nous disons oui à l'appel de Jésus où qu'il puisse nous mener. C'est donc à juste titre que bien des Frères renouvellent leurs vœux personnellement pendant l'eucharistie, unissant ainsi de tout cœur l'offrande d'eux-mêmes au sacrifice eucharistique du Fils (C. 13).

En certains lieux, il est impossible aux Frères d'avoir l'eucharistie quotidienne et c'est remplacé par une paraliturgie bien faite(C.69.1). Ce qu'il ne faut pas laisser tomber ce sont les attitudes eucharistiques qui doivent caractériser notre vie – remerciement, offrande de soi, union au mystère pascal de Jésus, aux mystères de la Croix et de l'Autel où nous puisons notre dynamisme (C. 7).

L'Église est essentiellement une communauté eucharistique et l'eucharistie peut transformer l'Église, les individus et le monde. Elle est au cœur de la vie des chrétiens et de nos propres vies de religieux consacrés. Voici le beau témoignage de l'Eglise latino-américaine : 

«Quand une communauté de base chrétienne se rencontre à Riobamba… quand ces pauvres mains marquées par le dur travail quotidien, abîmées par le froid des Andes, vieillies prématurément au sein de ce peuple exploité, tiennent la Bible ; quand ces yeux affaiblis de malnutrition et de maladie lisent la Bible ; quand ces bouches aux lèvres crevassées par la sécheresse, par les coups des «patrons», par une alimentation trop irrégulière, expliquent l'évangile ; quand ces hommes et ces femmes, ces jeunes et ces enfants, forment une communauté, tous ensemble, mettant tout ce qu'ils ont à la disposition des autres, rompant le pain eucharistique à la même table où ils rassemblent le pain et préparent les haricots pour leurs misérables repas, où peut-être les mères vont mettre au monde leurs enfants… à quoi pourrait-on oser les comparer ? Est-ce que la grande basilique St-Pierre est un lieu plus sublime que la pauvre cabane de ces indigènes des Andes ?

L'ÉCRITURE

Notre spiritualité est évidemment une spiritualité chrétienne en premier lieu et la vie selon l'Évangile est la pierre de touche de toute vie chrétienne. Nous sommes appelés à être témoins de l'Évangile (C.89), voyant avec les yeux de Jésus, entendant avec ses oreilles, aimant avec son cœur.

Notre vie n'a pas de sens si nous ne sommes pas des hommes de l'Évangile. Nous nous approchons de l'Evangile en essayant d'ouvrir notre cœur à la conversion, sachant que, par l' Écriture, Dieu communique avec nous, nous révèle sa volonté, son cœur, ses plans sur nous (C.43). Marie, à l'écoute de la parole de Dieu, la méditant, y répondant (C.67) est, une fois de plus, notre modèle, et, de même que l'Écriture était la source de sa prière, elle l'est aussi pour nous (C.66).

Ces dernières années ont été l'occasion de la redécouverte d'une ancienne forme de prière : la Lectio Divina, méthode plutôt très simple de prier la Parole de Dieu et que bien des Frères ont trouvée très utile. (J'en ai parlé de façon détaillée dans la Circulaire sur les «Nouvelles Constitutions»). Je l'ai souvent recommandée à des Frères qui avaient négligé longtemps l'oraison, mais justement pouvaient y revenir par la Lectio Divina. Pendant des siècles, elle a fait parvenir bien des gens à une forme de contemplation et c'est un grand bienfait que nous l'ayons redécouverte.

Je saisis l'occasion pour dire aussi combien je suis heureux de voir tant et tant de communautés réfléchir ensemble sur la Parole de Dieu. Les Frères d'une Province que j'ai visitée m'ont dit qu'ils voulaient me faire un cadeau : leur promesse que chaque communauté se réunirait chaque semaine pour réfléchir et partager une fois sur la Parole de Dieu et la semaine suivante sur les Constitutions. Et je crois que la plupart des communautés ont été fidèles à leur promesse.

Comme je l'ai dit dans une circonstance antérieure, je suis sûr que bien des gens seraient choqués de voir que nos communautés composées d'hommes consacrés à suivre Jésus-Christ, ne réfléchissent pas ensemble sur l'Écriture de façon régulière. Laissez-moi terminer cette section par quelques réflexions sur le partage spirituel.

Partage spirituel

Le partage spirituel peut être un puissant support dans notre vie et une dimension très importante de renouveau personnel et communautaire. Notre relation de base les uns avec les autres est dans notre foi, nos relations avec Dieu, avec Marie, Champagnat, etc. … Ce serait étrange de ne jamais parler d'eux entre nous. Nous le faisons bien d'ailleurs. Dans toutes nos communautés, il y a des partages de foi de différentes sortes, pas tous verbaux. J'ai vécu quelque temps dans une communauté où un Frère trouvait difficile de s'exprimer dans les réunions communautaires. Mais toute sa vie témoignait de sa foi, de son engagement envers l'Institut, envers ses Frères et les jeunes qu'il enseignait. Toute sa vie était un vrai partage de foi.

Il ne faut d'ailleurs pas que ce partage soit compliqué. Il y a des petits moyens, comme nos prières d'intercession, l'animation de nos prières communautaires, l'utilisation de quelques chapitres du livre : «Cheminer avec nos Constitutions». Bien des suggestions de ce livre sont très simples et si on les utilise avec bon sens et discrétion, cela peut aider dans un partage.

Nous serons doublement enrichis si nous participons à un partage de foi avec des laïcs et autres membres de l'Église. Heureusement, c'est déjà l'expérience de quelques Frères, et ils peuvent témoigner de ce que cela apporte dans leur vie.

Une des raisons qui me poussent à vous encourager dans ce sens, c'est que je suis convaincu des richesses extraordinaires qu'il y a parfois dans la vie de nos Frères et que nous ne voyons ni n'entendons. Ces jours derniers, j'assistais à une réunion et un Frère qui avait fait des petites classes toute sa vie a donné un témoignage remarquable à la fois de sagesse et de simplicité. Tous ceux qui étaient là l'ont reçu comme un cadeau.

Le partage de foi nous aide à mieux voir l'action de Dieu dans notre vie et dans la vie des autres et il peut être un stimulant puissant pour notre prière et notre mission. De plus, il est fondamental pour le discernement communautaire qui, à mon avis, va orienter l'avenir de la vie religieuse. J'y reviendrai plus loin. 

– Que signifie pour moi l'expression : enraciné dans le Christ ?

– «Nous vivons notre prière comme une grâce de participation à la prière du Christ» (C.64).

Comment expérimentez-vous cela ?

– Est-ce qu'il m'arrive de faire une promenade de prière ?

–           Que signifie l'eucharistie pour moi aujourd'hui ?

–           Est-ce que je m'appuie sur l'évangile ?

————————————————– 

CINQUIEME PARTIE

DIVERSES MANIFESTATIONS D'AMOUR 

Il vaut la peine de noter que l'une des questions soumises à la Commission sur la Vie Religieuse au Concile Vatican II était celle-ci : «Est-ce que l'activité apostolique fait intégralement partie de la vie religieuse ?»

Parlant à l'Assemblée générale des Supérieures générales du monde en 1986, un expert de la Vie Consacrée a pu dire : «Même dans les Instituts de vie apostolique, les activités sont souvent regardées avec méfiance… L'action est foncièrement perçue comme un danger ou un obstacle…»

La tension entre prière et action continue donc à se manifester dans la vie religieuse, alors qu'elle ne semble pas avoir été un problème pour le Père Champagnat. Lui-même était profondément homme de prière, et en même temps, il était homme d'action dans tous les sens. C'était un homme qui débordait d'amour pour les autres et qui

. voyait Jésus-Christ en chacun. Il était ce qu'on appellerait maintenant un contemplatif-en-action. Les signes de la tension entre prière et action apostolique ont beaucoup varié dans les diverses parties du monde, et les commentateurs de la vie religieuse parlent du balancement du pendule. Dans les années 50, tendance à rabaisser les activités apostoliques ; dans les années 60, tendance inverse : l'accent est mis sur l'importance de l'activité apostolique et on se met à dire : «Je prie en faisant mon travail» ; dans les années 70, renouveau d'intérêt pour l'intériorité avec des types particuliers de retraites, des maisons de prière, des cours sur la prière, beaucoup de livres sur la prière, etc. … Ce sont là des généralisations hâtives et divers pays pourraient parler d'expériences différentes.

Je me rends bien compte qu'il y a beaucoup de manières d'aborder cette question. Celle que je propose me semble celle que beaucoup de Frères adoptent presque instinctivement et nos Constitutions vont tout à fait dans ce sens. 

1. Trois manières d'aimer

Dans le document Lumen gentium, il y a un texte qui m'a toujours paru très utile pour la réflexion sur ce sujet :

«Les religieux doivent tendre de tout leur effort à ce que, par eux, de plus en plus parfaitement et réellement l'Église manifeste le Christ aux fidèles comme aux infidèles»,

• soit dans la contemplation, sur la montagne

• soit dans son annonce du Royaume de Dieu aux foules, soit encore quand il guérit les malades et les infirmes et convertit les pécheurs à une vie féconde ; quand il bénit les enfants et répand sur tous ses bienfaits, accomplissant en tout cela, dans l'obéissance, la volonté du Père qui l'envoya (LG, 46).

Ce texte met bien en valeur trois aspects de cette union avec le Christ qui est au cœur de notre consécration : PRIÈRE, MISSION, OBÉISSANCE A LA VOLONTÉ DU PÈRE. Dans la vie de Jésus, elles sont toutes trois des manifestations de sa réponse d'amour au Père, et pour nous c'est la même chose : ce sont différentes manières par lesquelles nous essayons de répondre à l'amour de Dieu.

Chacune de ces activités – mission, prière, obéissance à la volonté du Père – viennent d'une motion de l'Esprit (C.65, 80, 83, 36). Comme elles ont leur origine dans l'Esprit, ce n'est pas surprenant qu'elles soient interdépendantes, qu'elles ne puissent pas se séparer, qu'elles fassent partie de notre vie de consécration. Les mettre en contraste ou en opposition n'a pas de sens. Comme l'a dit un auteur : «C'est aussi dépourvu de sens que de se demander si les moments les plus importants et les plus saints dans la vie de Jésus étaient ceux où il laissait les foules pour aller prier sur la montagne, ou ceux où il prêchait, guérissait, souffrait et mourait en réponse à la volonté du Père.» Je pense qu'il ne faudrait quand même pas trop pousser la comparaison, car nos vies ne sont pas impeccables comme celle de Jésus ! Mais enfin la comparaison a du bon.

Donc, lorsque nous allons faire notre révision à la fin de la journée, ce sont les actions qui ont été le plus en accord avec l'Esprit qui sont les meilleures indications de notre amour, que ce soient des travaux apostoliques ou des temps de prière.

2. La motivation pour notre activité apostolique

L'activité apostolique motivée par l'amour sera accomplie en liberté et non inspirée par la peur, par les besoins personnels ou autres motivations peu élevées. Il faut donc prendre le temps de nous demander commentnous servons les autres dans notre activité apostolique et pourquoinous le faisons et si réellement nous faisons la volonté de Dieu.

Ce n'est pas toute activité qui mérite le nom d'apostolique. Comment s'y reconnaître ? Notre travail est mission quand il correspond à la volonté du Père. Toutes les leçons données, toutes les équipes dirigées, toutes les maisons construites par les Frères maristes, tout cela n'a pas toujours été fait pour le Royaume de Dieu. Nous savons trop que notre travail peut être fortement détérioré par la recherche personnelle, le désir d'oublier et autres motivations. La mission n'est mission que lorsqu'elle s'enracine dans le Christ et, par là-même, dans la volonté du Père.

Il est donc très important de cultiver une attitude de réflexion, de discernement face aux motivations de nos actions – sont-elles le fruit d'un véritable amour, d'une volonté de rendre service à d'autres, ou est-ce quelque subtile manipulation ou autre forme d'égoïsme bien caché – recherche de popularité, de récompense dans l'avenir… ? ou même tout simplement amour du pouvoir ?

3. Mission et prière

Prière et mission sont intimement liées et l'une enrichit l'autre. L'une mène à l'autre. C'est ce qu'exprime très bien l'article 71.

«Notre relation d'amour avec le Christ, Maître et Seigneur de nos vies, demande à être entretenue, chaque jour. De même, l'efficacité de notre travail apostolique exige que nous soyons unis intimement à Dieu qui nous envoie.

Ce (travail) à son tour nous ramène à la prière qui porte alors les joies et les peines, les angoisses et les espérances de ceux que Dieu met sur notre chemin.»

En Jésus, prière et mission étaient unies en un seul mouvement d'amour et c'est ce but que nous visons. Notre prière et notre apostolat sont tous deux des moyens inséparables de croître dans l'amour et chacun a besoin de l'autre. Tous les deux sont inspirés par l'Esprit et tous les deux peuvent nous amener à une rencontre très particulière avec Dieu. Évidemment, les activités apostoliques ne sont pas une prière explicite dans le sens habituel du terme et, si notre apostolat est vraiment animé par l'amour de Dieu, il n'a pas besoin de prière pour le sanctifier. Cependant, comme nous en avons tous l'expérience, il va souvent nous introduire à la prière. Une des meilleures préparations à la prière, c'est une vie consacrée à servir Dieu en faisant toujours sa volonté. Si, par contre, notre activité apostolique n'a pas été dans la ligne de l'Esprit, notre prière deviendra plus difficile.

Mais nous sommes tous différents. Nous prions de différentes façons et la relation entre prière et apostolat diffère avec chacun. Bien sûr, nous pouvons apprendre des autres, lire des livres sur la prière, faire des retraites accompagnées sur le sujet, etc. …, et tout cela peut être très valable, mais finalement chacun gardera la responsabilité de sa propre voie de prière et, dans cette voie, il y a la manière d'intégrer prière et mission et de réaliser le «toujours prier».

Un souvenir de mon noviciat : un des modèles qu'on nous avait donnés était un jésuite, aumônier militaire et dont la méthode de «toujours prier» consistait à réciter des dizaines de milliers d'oraisons jaculatoires par jour. Je ne sais pas comment beaucoup d'entre nous se sentiraient attirés à cette forme de prière continuelle !

Jésus nous a demandé d'aimer Dieu et de nous aimer les uns les autres et ce double appel forme un tout, une unité (cf. C. 77). Peut-être compliquons-nous parfois ce tout en séparant prière et mission, en essayant de les mettre dans deux cases complètement séparées. Cela peut aider dans certaines formes d'analyse, mais, en fait, ce sont des éléments interdépendants de notre vie dans le Christ Jésus. Peut-être est-ce ici le lieu de nous mettre à l'école de nos mamans. Bien des Frères m'ont dit qu'ils avaient été bénis d'avoir eu une sainte mère. Leur sainteté se manifestait dans les fruits de leur vie — leur gentillesse, leur bonté, et parfois un sacrifice de soi jusqu'à l'héroïsme. Comment avaient-elles acquis et conservé leur union à Dieu ? Comment priaient-elles constamment ? Il semble que beaucoup recouraient tout simplement à des pratiques traditionnelles de dévotion, mais je pense que, pour beaucoup d'entre elles, il y avait probablement une prière authentique du cœur par laquelle elles maintenaient un contact avec Dieu même au milieu de tout le travail et les ennuis et les tracas qu'il faut envisager quand on élève avec soin une famille.

Quand Jésus a manifesté son amour à Madeleine, aux lépreux, à la femme dans la foule, était-il en même temps en train de dire des prières vocales ? Je ne pense pas, mais sûrement sa présence était une présence contemplative avec une prière du cœur pour tous ces gens, et c'est, à mon avis, ce que nous sommes, pour la plupart, appelés à faire, et ce que nous faisons, peut-être sans trop y réfléchir. D'ailleurs, ce que les experts en spiritualité classique appelaient «contemplation acquise» était un amoureux être-avec-Dieu. Un Frère qui écoute un jeune en difficulté, qui écoute avec amour et bienveillance comme Jésus, qui lui apporte Jésus, cela ne pourrait-il pas être une «prière», au même titre que la contemplation est une prière sans parole ?

Je pense que cette vision d'une prière qui unifie toute notre vie et tend à devenir continuelle, est tout à fait conforme à l'idée de «présence de Dieu» si importante pour Marcellin. C'est le sens de Dieu présent à nous dans le cours de notre vie quotidienne avec les gens rencontrés, les défis à relever, les besoins à tâcher de satisfaire – comme dans la vie de Jésus. C'est le sens de prière continuelle au sein même du travail. La prière du cœur n'a pas besoin de mots. Est-ce que les amoureux ont besoin de parler ou d'exprimer leur amour tout le temps avec des mots ?

Cependant, une dure expérience nous enseigne que nous pouvons devenir «drogués» par le travail, spécialement quand nous avons beaucoup de succès, et alors il y a le danger d'une motivation ultérieure qui nous envahit. La même expérience nous dit que notre insertion parmi les autres sera plus priante, notre présence à eux plus semblable à la présence aimante de Jésus, notre discernement plus complet si nous sommes fidèles à un temps de repos près du Seigneur – oraison, récollection, retraites, revue du jour -, si nous sommes fidèles à maintenir la dimension contemplative dans notre vie. La même expérience nous dit aussi que si nous avons «prié» notre journée, si nous avons «prié» nos rencontres avec d'autres, nos difficultés, nos tensions, la sérénité s'établira dans notre vie et nous entrerons très facilement dans des moments de tranquille prière, d'intime communion avec le Seigneur.

Il y aura une intelligence grandissante du Seigneur au cœur de toutes nos expériences – activités apostoliques, prière, amitiés. Oui, un sens d'appartenir au Seigneur, aux jeunes, avec qui nous travaillons, d'être accompagnés par Jésus et Marie, de jouir d'une vraie paix du cœur quand bien même tout l'enfer se déchaînerait à la surface, et, avec tout cela, un continuel sens de gratitude – pour la gentillesse de nos compagnons, la générosité de nos amis, toutes les bénédictions d'En-Haut, notre vocation, pour la danse des oiseaux, pour la vie…     

4. Prière communautaire

La prière du religieux apostolique va différer de celle du moine sur quelques points. En premier lieu, alors que l'horaire monastique s'ordonne autour des moments liturgiques de prière, dans une communauté apostolique ce n'est pas le cas. La prière est aussi importante pour la communauté religieuse apostolique que pour la communauté monastique, mais c'est la MISSION – les apostolats respectifs des membres de la communauté – qui doivent primer pour établir l'horaire. Il arrive qu'on trouve une communauté qui a un horaire de prière tout à fait inadéquat pour quelques-uns de ses membres à cause des engagements apostoliques qu'on leur a donnés.

Un des aspects les plus importants d'un plan pour la vie communautaire c'est évidemment d'assurer une vie de prière saine et vigoureuse à la communauté. Toute communauté qui prend au sérieux sa vie communautaire, doit être prête à se donner le temps de réfléchir ensemble sur cette question. Lors d'un récent chapitre provincial, des jeunes Frères ont été élus au Conseil pour remplacer des plus anciens qui avaient très bien fait ce service pendant des années. On avait parlé, avec gentillesse d'ailleurs, du remplacement des «dinosaures». Mais, hélas ! il arrive qu'il y ait de vrais «dinosaures» dans certaines communautés, et qu'ils bloquent toute discussion constructive sur la prière communautaire.

Il est normal que notre mission influence le style et le contenu de quelques-unes de nos prières, et donc notre prière communautaire. Il serait même étrange que noue apostolat ne nous ramène pas à la prière, une prière qui puisse englober «les joies et les peines, les angoisses et les espérances de ceux que Dieu met sur notre chemin» (C.77). Mais on s'interroge parfois au sujet du rapport qu'il y a entre certaines formes de prière communautaire et les intérêts apostoliques de la communauté. Parfois, j'ai l'impression que la prière de certaines communautés a peu à voir avec leurs activités apostoliques ou avec ce qui se passe autour d'elles, au moins à en juger extérieurement. J'était présent à une messe au moment de la guerre du Golfe et la prière d'intercession y était lue rituellement sans faire aucune mention de la guerre.

Un autre point évident c'est que nous prions pour ceux à qui nous sommes envoyés. Jésus a prié pour ses apôtres, saint Paul pour les membres de ses communautés chrétiennes, et Marcellin pour ses Frères. Cela a été chez nous une tradition très importante – prier pour nos élèves, nos collaborateurs, tous ceux que nous rencontrons dans la journée et c'est aussi naturel que de prier, bien sûr, pour nos familles (C.81, 84, 88).

Et nous prions avec d'autres et nous encourageons cette attitude de prier en union avec d'autres – ceux avec qui nous travaillons, ceux dont nous sommes chargés, ceux qui sont partis avant nous, nos Frères vivants et défunts (C. 70).

5. La mission : un temps privilégié

«C'est l'Esprit-Saint… qui agit en chaque évangélisateur qui se laisse posséder et conduire par lui et qui met dans sa bouche les mots que seul il ne pourrait trouver…» (EN, 75).

Ces paroles de Paul VI trouvent parfois un écho dans notre cœur à tous, parce que nous avons expérimenté ceci très directement dans certains moments de grâce – peut-être pendant une classe, un entretien avec un jeune ou un Frère, ou dans un contact personnel avec quelqu'un qui avait besoin d'aide. Nous avons expérimenté quelque chose qui n'avait pas d'autre explication que la présence de l'Esprit et la grâce nous a été donnée de faire cette expérience.

Ce n'est pas toujours que nous allons faire cette expérience dans nos activités apostoliques mais nous croissons en sensibilité à cette action de l'Esprit dans notre vie. Nous commençons même à avoir une petite idée de ce que saint Paul voulait dire par ces paroles : «Ce n'est plus moi qui vis mais le Christ qui vit en moi.» (Gal., 2,20).

J'enfonce des portes ouvertes peut-être, mais je crois devoir insister, car parfois des auteurs donnent l'impression que l'expérience religieuse ne vient qu'au cours de moments de prière. La mission aussi

est un temps privilégié d'union au Seigneur. Nous sommes envoyés continuer la mission de Jésus, et nous sommes accompagnés par l'Esprit. Il n'est donc pas surprenant qu'il y ait des moments où nous recevions la grâce d'une expérience spirituelle particulière au cours d'une activité apostolique. 

–        Comment est-ce que je pratique le «toujours prier» ?

–        Ai-je tendance à être un «dinosaure» pendant la préparation du programme de prière communautaire ?

–        Y a-t-il dans ma vie des moments où j'éprouve la présence de Dieu au milieu de mes activités apostoliques ?

—————————————————— 

SIXIEME PARTIE

LA VOLONTÉ DU PÈRE 

Partager la mission de Jésus suppose que nous partagions aussi son attitude fondamentale de recherche de la volonté du Père, nous abandonnant à Dieu et à sa volonté, lui faisant totalement confiance. Tout ceci est regroupé par les Constitutions dans un article très dense (C.36) qui conclut : «Jésus est pour nous l'exemple parfait que nous essayons de suivre. Mus par l'Esprit-Saint, nous cherchons en tout l'accomplissement de la volonté du Père, nous unissant ainsi au mystère pascal du Fils.»

Pour Marie aussi, sa vie, son «pèlerinage dans la foi» était un cheminement d'écoute, d'écoute de Dieu dans l'Écriture, d'écoute du mystère de son appel, d'écoute au cours de sa maternité, d'écoute de la volonté de Dieu telle que Jésus la manifestait, d'écoute de Jésus sur la Croix, d'attente et d'écoute avec les apôtres au Cénacle. C'est aussi ce que nous voyons en Champagnat, constamment préoccupé de faire la volonté de Dieu (C. 79) et entendant l'appel de Dieu dans la triste situation des jeunes de La Valla, dans l'ignorance du jeune moribond.

Comment être sûr que cela devient effectivement un chemin de vie pour nous ? Au milieu de la vie très occupée que nous menons, comment éviter le danger que la voix de Dieu ne soit noyée dans la multiplicité des bruits, parmi lesquels d'ailleurs il y a celui de nos propres besoins ? Comment conserver un sens de la présence de Dieu, un sens de l'écoute du Seigneur et de l'obéissance à sa direction, de la réponse à son appel ?

Dans notre tradition, on a toujours mis particulièrement l'accent sur le besoin de trouver l'union à Dieu dans la vie concrète, même si elle est très occupée. Nous savons combien Champagnat insistait sur la présence de Dieu, nous connaissons les pratiques qu'il encourageait, l'habitude de l'offrande de la journée, des oraisons jaculatoires, la prière de l'heure, les visites au Saint Sacrement, etc. … – et c'est certain que tout cela joue un rôle important dans la vie de bien des Frères et maintient en eux un esprit de prière et un sens de l'union à Dieu toute la journée.

Mais nous sommes appelés à faire encore plus – à écouter Dieu, ses appels, à devenir sensibles aux mouvements de l'Esprit, convaincus que nous sommes que l'Esprit nous invite, nous mène au Père. Cultiver l'aptitude du cœur à discerner est relié au sentiment puissant d'être envoyé en mission apostolique. C'est très important pour la réponse que vont faire notre communauté et notre Province au Seigneur qui nous fait signe à travers les besoins du monde, et, quand nous examinons ceux-ci, pour nous aider à découvrir les priorités d'aujourd'hui.

DISCERNEMENT

Dans la circulaire sur le discernement (juillet 1988), j'ai développé quelques idées sur ce sujet important. Je ne vais donc pas répéter ici tous les détails déjà donnés. Mais il y a deux aspects sur lesquels j'insisterai.

Le premier dont j'ai déjà parlé c'est d'entretenir en soi un cœur qui discerne. C'est là une attitude, une disposition habituelle qui se développe dans le même mouvement qu'une sensibilité croissante envers l'Esprit auquel on répond de mieux en mieux (C.38). En d'autres termes, on voit mieux comment et où le Seigneur agit dans notre vie, comment sa grâce va nous entraîner vers une certaine forme d'action. Notre temps de prière personnelle et notre révision de la journée sont des facteurs essentiels pour nous aider à développer la sensibilité spirituelle et la liberté de cœur si nécessaires pour des religieux apostoliques. De plus ces deux prières s'enrichissent l'une l'autre et s'entraident à réaliser une plus complète intégration dans notre vie.

Une bonne compréhension de nous-mêmes (C.96) est également nécessaire si nous voulons développer cette liberté de cœur, si nous voulons comprendre où sont les vrais blocages de notre liberté et aussi ceux qui sont possibles, comprendre aussi où se situe l'égoïsme dans nos motivations, etc. … Une formation qui assure cette compréhension est une aide précieuse au Frère et à sa mission. Un sage directeur spirituel (guide ou accompagnateur) peut aussi aider puissamment, spécialement à comprendre les mouvements du cœur qui sont si importants dans le discernement.

Un cœur qui discerne est donc une disposition acquise qui assure un modèle de vie à la fois de réflexion, d'écoute, de perception et de réponse à la présence de Dieu dans le quotidien.

Distinct de cette attitude habituelle de discernement, il est un second aspect qui se réfère à des actes plus particuliers de discernement, à tel ou tel moment de notre vie ou de la vie de la communauté ou de celle de la Province. Des actes de discernement de ce type, qui vont conduire à une décision, ne seront peut-être pas fréquents, mais ils sont nécessaires quand il faut faire face à des décisions, touchant à l'essentiel de notre vie. Il est des temps aussi où ils sont nécessaires pour toute une Province ou pour l'Institut si l'on veut être fidèle à Dieu et à l'Eglise (C.43).

Pas besoin de dire que ces actes de discernement, ou pour des individus ou pour une communauté, une Province ou l'Institut, sont une affaire très sérieuse. Dans ces dernières années, j'ai vu des Provinces réaliser un tel discernement sur des périodes de deux ou trois ans avec, comme résultat, un puissant renouveau de toute la Province.

Laissez-moi, maintenant, vous raconter une petite histoire délicieuse et qui a bien sa place ici. Il y a quelques années, visitant le Nigeria, j'étais fasciné par la manière dont les petits enfants s'occupaient d'enfants encore plus petits, et un des Frères me dit que lorsqu'il était très jeune, il avait aussi la responsabilité des plus petits quand sa maman partait travailler dans les champs. Elle laissait toujours la nourriture suffisante et elle disait qu'ils pourraient manger quand le soleil serait à telle hauteur. Évidemment, ils avaient faim bien avant le moment marqué par le soleil. Alors ils se mettaient parfois à regarder une certaine espèce de lézard qui court, s'arrête, se dresse sur ses pattes de devant, et ainsi donne l'impression que sa tête monte et descend. Alors, me disait-il, les petits cherchaient un de ces lézards et quand ils en avaient trouvé un, ils lui disaient : «Monsieur Lézard, est-ce l'heure de manger ?» Et bien sûr, le lézard disait oui par son mouvement de tête.

Quelle est la morale de mon histoire ? Eh bien ! c'est que je me souviens de cas dans le passé où l'on a pris des décisions sur des aspects très importants de la vie des Frères et l'on prétendait avoir fait un discernement. Cependant, après plus ample informé, il s'avérait qu'il n'y avait rien eu de tel. On avait tout simplement cherché quelqu'un qui voulût bien être d'accord, qui voulût bien dire oui.

PÉDAGOGIE DE DISCERNEMENT

Nos Constitutions nous fournissent une pédagogie du discernement qui est tout à fait valable et j'en rappelle ici brièvement quelques dimensions essentielles.

L'esprit de foi

Évidemment, discernement est un mot qui n'a pas de sens si l'on n'agit pas en esprit de foi, dans la prière et l'attention à la Parole de Dieu (C.43), et dans la fidélité à l'action de l'Esprit-Saint (C.41).

Un esprit de communion

Nous cherchons ensemble la volonté de Dieu dans un dialogue sincère et libre avec le Supérieur et entre nous (C.41).

Disponibilité pour changer

Si nous avons à mettre en œuvre des décisions prises après discernement communautaire, cela suppose que nous sommes disponibles pour changer, pour nous convertir, pour purifier nos cœurs (C.41, 43, 166, 169). Cela implique aussi liberté intérieure – une liberté dégagée de la peur, des attaches personnelles, des préjugés, de toutes les attitudes qui pourraient limiter notre vision évangélique. Si nous avons peur, nous serons sûrement coincés dans notre ouverture à ce que Dieu nous fait voir.

Une lecture adéquate des signes des temps

Un élément-clef dans tout discernement est la compréhension de la réalité, une lecture adéquate des signes des temps devant lesquels on reste en éveil, comme aussi devant les appels de l'Église et les besoins de la jeunesse (C.43 et C. 168).

Il est nécessaire de connaître aussi complètement que possible les points de la situation en question et de comprendre le mieux possible ses complexités : nos ressources, la nature des besoins que l'on va rencontrer, ce que nous pouvons faire pour supporter, compte tenu de notre charisme, les conséquences de la décision, etc. …

La médiation du Supérieur

Un des éléments dans un discernement communautaire, par exemple dans le choix de nos options apostoliques, est la médiation des Supérieurs (C. 168). Suivant l'exemple du Fondateur, le Supérieur commence ce rôle «par une prière assidue et l'écoute de ses Frères» (C.42), en créant un climat d'entente et d'harmonie entre eux» (C.52), et en favorisant la concertation pour le bien de l'Institut et de l'Église (C. 122), – tout cela dans l'esprit et à la manière de Marie (C.120).

Consultation

Les Frères parlent parfois comme si c'était le Supérieur qui commandait et eux qui obéissaient. À un certain niveau, c'est peut-être vrai mais s'il y a, dans la Province quelqu'un qui doit être le plus obéissant c'est bien le Provincial. Il est celui qui doit essayer, de tout son être, de chercher la volonté de Dieu, et, pour cela, il a besoin de l'aide de tous ses Frères. Pour tout vrai discernement concernant une communauté, la consultation est donc nécessaire, qu'il s'agisse d'un discernement fait par le pape, le collège des cardinaux, une conférence d'évêques, une Province de Frères ou une communauté. Tous les membres du groupe doivent s'impliquer dans une sincère recherche de la vérité et pour voir comment la volonté de Dieu se situe par rapport à cette mission.

Dans notre recherche de la volonté de Dieu, nous acceptons une série de médiations : le pape, la hiérarchie, notre propre famille religieuse avec ses Constitutions, ses Chapitres, ses Supérieurs. Et nous devons tous être médiateurs les uns pour les autres (C.40).

Deux commentaires là-dessus. En premier lieu, Dieu nous parle à travers des canaux «officiels» variés – diverses déclarations de l'Eglise, homélies, conférences, etc. … qui toutes peuvent nous être utiles. Mais il ne faut pas négliger la possibilité que le Seigneur nous parle aussi à travers des parents aimants, d'autres gens avisés, des poèmes, du théâtre, des films et, bien sûr, les signes des temps.

En second lieu, nous faisons usage de toutes ces médiations intelligemment et pas de n'importe quelle façon. Quelquefois, des Frères ont discuté le pour et le contre au sujet de leur retrait d'une école, et puis ils sont venus me dire : «Mais l'évêque veut que nous restions». Évidemment, le désir de l'évêque est un élément très important dans tout discernement apostolique. Mais il n'est pas le seul. J'ai souvent raconté l'histoire d'un cardinal parlant à une Supérieure générale qui devait retirer ses Sœurs de quelques écoles. Il lui disait qu'il comprenait très bien sa situation et qu'il l'approuvait. «Mais, ajoutait-il, n'enlevez aucune Sœur des écoles de mon diocèse.» Drôle de manière de concevoir le discernement !

PRIORITES APOSTOLIQUES

Le Conseil général estime qu'il faut développer l'esprit de discernement et que c'est une des priorités de l'Institut. Un aspect très important du problème c'est le discernement communautaire face au choix des priorités apostoliques. Je suis plus convaincu que jamais qu'il y a là un des efforts les plus significatifs à accomplir dans l'Institut à cette période de son histoire. Oui, c'est un défi qu'il faut prendre à bras le corps avec courage, espérance, créativité, hardiesse et humilité. Je dis humilité parce que c'est essentiel que nous regardions bien les situations, que nous examinions les faits dans leur réalité et non pas selon nos rêves et nos désirs.

L'Église, les Constitutions et notre propre expérience ne cessent pas de nous dire que le schéma de ce qu'il fallait pour les jeunes et pour l'Église n'est plus tout à fait le même. De nouveaux besoins sont apparus, et continuent d'apparaître, qui tous nous bousculent, car c'est urgent. Nos moyens d'agir aussi ont changé – moins de Frères dans la plupart des Provinces, mais nous avons plus d'expérience, plus d'intuitions, des laïcs capables dans beaucoup de Provinces et plus de capacité à travailler ensemble. Le pape Jean-Paul II, parlant, il y a quelques années, à l'Union des Supérieurs généraux, disait ;

«Il reviendra donc aux Supérieurs de chaque Institut… d'assurer la continuation des œuvres voulues par le Fondateur, en les renouvelant et les adaptant selon les besoins des temps, et d'étudier la préparation de nouvelles présences apostoliques, compte tenu des exigences de la mission pastorale et de celles de la vie religieuse. C'est là un problème qui est devenu extrêmement aigu, à cause de l'augmentation des besoins apostoliques dans l'Église d'aujourd'hui et de la diminution du personnel

Quand elles évoquent la fidélité à notre mission, nos Constitutions parlent de «prise de décisions courageuses, parfois inédites» (C. 168). Parfois, on a l'impression que certaines Provinces ne sont plus à même de prendre ces décisions ; cependant il faut les prendre avec courage et fidélité, mais surtout avec discernement. Mener à bien le discernement et l'adaptation de nos engagements apostoliques est un signe évident de fidélité et de vitalité.

Je termine en vous rappelant le «rêve» dont j'ai parlé dans la circulaire : «Un appel urgent —Sollicitudo rei socialis.» Je parlais de cela avec un Provincial et nous abordions une question théorique— qui a davantage droit à la présence d'une communauté de Frères maristes : ceux qui ont eu la présence des Frères pendant 50, 60, 70 ans et ont maintenant une très belle école, une tradition solide, une très bonne équipe qui travaille bien, ou ceux qui n'ont jamais eu cette occasion et ne pourraient jamais avoir une école catholique sans la décision des Frères eux-mêmes ? Évidemment, il y a d'autres facteurs qui entrent en jeu et je ne veux pas trop simplifier ce problème, mais je pense que nous avons eu très fort la tendance à préférer le statu quo, et donc à donner notre préférence à ce qui existait, disons aux privilégiés.

Un des Conseillers généraux me disait après la visite d'une Province : «Les Frères pourraient quitter la plupart de leurs écoles demain, et elles marcheraient bien.» Je crois qu'il a raison – les Frères ont bien préparé des successeurs laïcs et ceux-ci pourraient faire marcher la plupart des écoles. Mais est-ce que les Frères auraient le détachement voulu pour s'arracher de là et partir vers d'autres lieux où on a davantage besoin d'eux ? Quelques-uns, oui, j'en suis sûr.

APPELS SPECIAUX

Un cœur qui discerne sera sensible et coopérant aux appels spéciaux qui viennent de l'Église, aux besoins de notre temps et à nos traditions. Certains appels sont clairs comme le verre à notre époque. L'un d'eux qui nous vient à nous, Frères maristes, des trois sources mentionnées plus haut, est l'option préférentielle pour les pauvres. C'est un indiscutable appel de l'Esprit et nos responsabilités en ceci sont indiquées en grand détail dans nos Constitutions (C.32, 33, 34). C'est un appel qui correspond tout à fait à nos engagements apostoliques et au témoignage que doit donner notre style de vie. Puisque c'est un appel de l'Esprit, c'est aussi une grâce qui nous est offerte, une grâce qui a toute chance de concerner le renouveau de notre mission de la façon la plus profonde.

Il y a d'autres appels très importants. L'un, très clair – j'y ai fait référence dans une précédente circulaire— est l'appel à aider et encourager des laïcs à jouer à plein leur rôle dans l'Église. Un autre est visible dans le mouvement déjà si généralisé pour la promotion, la dignité et l'égalité des femmes. Un autre encore est la prise de conscience croissante de ce besoin humain d'être gardiens de la terre face aux menaces mondiales contre l'environnement.

Tout récemment, le pape Jean-Paul II, particulièrement dans son encyclique Redemptoris missio, a demandé à toute l'Église un vigoureux effort pour «la nouvelle évangélisation». J'en ai déjà parlé dans la dernière circulaire. 

–  Comment ai-je développé mon sens du discernement pendant ma vie ? Quels sont quelques-uns des facteurs qui ont facilité ce développement ?

–  Est-ce qu'il m'arrive d'avoir quelque version sophistiquée de l'histoire du lézard quand je veux arriver à une réponse donnée ?

–  Ma Province est-elle consciente de son besoin de discernement dans les priorités apostoliques ?

– Quels sont les obstacles les plus significatifs pour le discernement dans ma Province ?

——————————————————- 

SEPTIEME PARTIE

LA COMMUNAUTÉ POUR LA MISSION 

La communauté est au cœur de la mission. Jésus est venu annoncer la bonne nouvelle de l'amour de Dieu pour l'humanité, réconcilier les gens avec Dieu et entre eux (Jn 11, 52), et proclamer la communion de tous les hommes et de toutes les femmes. Il n'a pas seulement prêché la communion, mais il l'a vécue. Au début de sa vie publique, il a réuni les douze qui partageraient sa vie et sa mission (Marc 3, 14). Il a apporté un grand soin à leur formation en une communauté (Mat., 18) pour la mission (Mat., 10), et il a prié pour qu'ils soient un, comme lui-même avec le Père sont un (Jn 17, 21). Réunis dans l'amour de Jésus, les membres de l'Église des Apôtres n'étaient «qu'un cœur et qu'une âme» (Actes 4, 32), leur communion se réalisant dans la fraction du pain (Actes 2, 42) et dans le partage des biens (Actes 4, 32 – 5, 11).

Communion vivante

Alors, nous aussi, nous essayons de vivre la «communion», et le point de départ évident c'est notre communauté. Notre communauté se rassemble autour de Marie, tout comme la communauté apostolique s'est rassemblée autour d'elle pour s'entraider mutuellement, prier ensemble, recevoir l'Esprit-Saint qui donne la force pour la mission (C.47). Chacun de nous a la sérieuse responsabilité de construire la communauté et notre implication dans «le projet de vie communautaire est un moyen important» dans cette responsabilité (C.50, 1).

Un écrivain bien connu, le Docteur Jack Dominian, psychiatre, ancien élève des Frères, parle de l'importance qu'il y a à soutenir, guérir, faire croître ceux qui vont se marier. Cela est également applicable à d'autres formes de relation, y compris celle de la vie communautaire. Soutenir : cela suppose un engagement envers nos Frères, une disponibilité à nous sacrifier pour ceux avec qui nous vivons, en développant une intelligence du cœur (C.51), si importante pour construire la communauté ; guérir : dans le sens de disponibilité à pardonner, à travailler pour la réconciliation : «dépassant notre égoïsme et notre susceptibilité nous recevons avec simplicité l'avertissement fraternel. Nous savons demander pardon et le donner en essayant d'éliminer de notre cœur tout ressentiment» (C.51) ; faire croître, pour que notre communauté devienne un lieu d'amitié et de partage où s'épanouissent les qualités humaines et les dons spirituels de chaque Frère (C.51), où nous développons l'«intelligence du cœur» pour nos Frères, où nous les voyons comme des dons de Dieu, et où il devrait être bien naturel de prier pour chacun d'eux et pour leur mission chaque jour. La vie communautaire doit être créative pour nos Frères et rédemptrice pour nous-mêmes.

Tout ceci exige une lutte continuelle contre notre tendance à l'égoïsme qui se manifeste de tant de façons —notre inaptitude à nous écouter les uns les autres, à donner du temps à nos Frères, à accepter les différences, à pardonner (C.51, 63). Pardonner, se réconcilier – y a-t-il meilleur test de véritable amour ?

Un des dangers de la vie communautaire est de s'habituer aux gens et de devenir trop conscient de leurs fautes et défauts. Quant à leurs qualités, elles font tout simplement partie du décor ! Je me souviens, étant jeune Frère, et faisant partie du Conseil Provincial, que nous étions un jour en train d'étudier les rapports du maître des novices sur ses novices. Le Provincial lisait les observations du maître et, de temps à autre, il y avait des cas où nous aurions dit que ce dernier était prêt à canoniser l'intéressé. Hélas, à la seconde page, il donnait les raisons pour lesquelles le jeune ne devait pas être admis aux vœux ! Et il avait raison. C'est un sage. Il voyait les grandes qualités de tel jeune homme, mais il voyait en même temps les faiblesses qui allaient rendre intenable pour lui et quelques autres la pratique des vœux. Cependant il est si facile de devenir spécialiste de la découverte des fautes et des faiblesses. Cela arrive dans le mariage, mais aussi dans la vie communautaire.

À mon dernier voyage en Australie, j'ai vu un film : «La couleur pourpre» – film simple mais merveilleux. C'est l'histoire d'une pauvre femme, maltraitée et manquant de confiance en elle-même. Elle est amenée à une nouvelle conception de la vie par une autre femme qui lui a manifesté du respect et de l'intérêt. Je sais que beaucoup parmi nous font le même genre de miracle de susciter une résurrection dans la vie de beaucoup de leurs élèves. Dans le film dont je parle, un personnage sans éducation dit dans son langage innocemment vulgaire : «Si Dieu te voit traverser un champ tout empourpré de fleurs, sans que tu y fasses attention, il y aurait de quoi le faire dégueuler. Tu crois peut-être que ce qui plaît à Dieu c'est uniquement ses affaires à lui. Mais n'importe quel idiot voit bien qu'il essaye de nous faire plaisir à nous, par ricochet… Il nous fait plein de petites surprises et il nous les jette comme ça quand tu t'y attends le moins».

Il y a tellement de fleurs empourprées chez ceux avec qui nous vivons. Je pense que Dieu compte bien que nous sachions les voir !

En Marcellin Champagnat, nous avons le merveilleux exemple d'un membre de communauté qui s'est donné totalement à ses Frères en communauté. Il savait créer une ambiance que les Frères ont pu décrire comme une expérience de famille, une qualité de communauté qui était un puissant facteur de croissance dans la vie des jeunes qu'il rassemblait et un grand stimulant pour leur travail apostolique.

Communauté de foi et mission

Notre communauté, communauté de foi, doit être un stimulant puissant et un encouragement pour tous ses membres dans leur mission (C. 58, 82). Les structures mêmes de notre vie communautaire doivent avoir comme fin principale d'aider à développer ce sens d'une communauté de foi et d'une communauté en mission. La mission, un sens profond de la mission, doit pénétrer notre prière, notre réflexion en commun et nos réunions communautaires. Quelques communautés le font bien. D'autres en ont envie et peuvent consacrer du temps à chercher quelle sorte de nouvelle voiture il faut acheter, mais elles trouvent difficile de parler de leur mission (C. 58, 1).

COMMUNION PLUS LARGE

Évidemment, notre engagement d'arriver à la communion va au-delà de notre propre communauté. Cet engagement se manifestera tout particulièrement avec ceux vers qui nous sommes envoyés dans notre tâche apostolique, et tous ceux avec qui nous collaborons (C.88). Nous sommes envoyés par l'Église, non seulement afin de travailler pour d'autres, mais aussi avec d'autres. Assez souvent dans le passé, nous avons eu conscience de travailler pour l'Église et c'était très juste, mais assez souvent aussi nous étions les patrons et très chargés de tout. Nous faisions même les difficiles pour admettre des professeurs civils dans nos écoles. Certains de nous hésitent encore à leur donner de vraies responsabilités. Le fait est que la collaboration peut parfois signifier perte de contrôle, introduction d'une nouvelle manière d'agir avec même peut-être une certaine perte d'efficacité.

Mais l'Esprit-Saint peut travailler effectivement par d'autres que nous. Dans toute vraie collaboration et toute vraie communion, tout le monde s'enrichit, tout le monde est convié à une plus grande plénitude de vérité et de vie. Notre rôle est important, mais il ne faut pas le survaloriser. Nous connaissons tous des gens avec qui nous avons travaillé et qui ont eu une très grande influence pour créer une communauté dans nos écoles. Je reviens du Liban, et l'un des membres du corps professoral à Jbiel a été affilié à l'Institut. Tout le monde m'a dit quelle remarquable contribution il avait apportée à la communauté de cette école.

Solidarité

Toute la question de collaboration et de communion a de très larges applications et nous acquérons une conscience plus aiguë de son absolue nécessité pour l'unité, à l'échelle mondiale. C'est notre survie môme comme planète qui va dépendre en grande partie de notre savoir-faire pour développer un sens beaucoup plus fort de famille humaine. Ceci est très important pour tous les religieux mais doublement pour les religieux éducateurs. Le pape Jean-Paul II a insisté énergiquement sur l'urgence d'une nouvelle unité et d'une nouvelle solidarité : 

«… la conscience de la paternité commune de Dieu, de la fraternité de huis les hommes dans le Christ, donnera à notre regard sur le monde comme un nouveau critère d'interprétation. Au-delà des liens humains ni naturels, déjà si forts et si étroits, se profile à la lumière de la foi un nouveau modèle d'unité du genre humain dont doit s'inspirer en dernier ressort la solidarité. Ce modèle d'unité suprême, reflet de la vie intime de Dieu un en trois personnes, est ce que nous chrétiens désignons par le mot «communion» (SoIlicitudo rei socialis, 401.

Insertion communautaire

L'expression «communauté d'insertion» est susceptible de bien des interprétations et je ne veux pas entrer ici dans cette discussion (en Amérique latine, l'expression est habituellement réservée à des communautés vivant dans des zones très pauvres). Mais une question importante pour toutes nos communautés est la suivante : comment sommes-nous insérés dans le monde/le milieu/ le peuple vers qui nous sommes envoyés en mission ? Nous sommes insérés dans le cœur du Christ et dans sa mission et lui-même était pleinement inséré dans le monde et il a passé des années à vivre parmi les gens de Nazareth. Nous sommes appelés pour porter la Bonne Nouvelle aux gens, pour les aider à évangéliser leur culture. Ainsi, quel que soit notre apostolat : collèges, universités, orphelinats, enfants de la rue, centres ruraux, etc. …, nous sommes toujours membres de communautés maristes insérées dans la communauté locale. Comme Jésus, comme Marie, nous sommes incarnés parmi les gens à qui on nous envoie. Nous ne sommes pas des moines dans des monastères. Nous faisons partie du peuple, partie du lieu où nous vivons – voisinage, paroisse.

Evidemment, ce dont nous parlons ici est une affaire d'attitudes – de partage, d'enseignement de l'un par l'autre, d'hospitalité – plutôt que d'emplacement de notre maison. Mais parfois, les «structures» peuvent créer des séparations qui ne sont pas forcément désirables. Il est vrai que nous n'appartenons pas au monde (Jn 17, 16) dans le sens de ces valeurs du monde qui sont opposées aux valeurs de l'évangile. Mais nous sommes envoyés pour servir les gens du monde et nous ne pouvons pas les servir adéquatement si nous sommes coupés d'avec eux, si nous n'avons pas de vrai contact avec leur situation réelle, avec leurs difficultés, si nous vivons dans une autre sous-culture.

Donc il faut réfléchir sur la manière dont nous devrions nous insérer dans la communauté locale que nous servons. En agissant ainsi, notre but est nettement apostolique, il s'enracine dans la foi et la mission. Si nous ne prenons pas cela au sérieux, l'impact de témoignage de nos communautés en souffrira, l'efficacité de nos activités apostoliques pourra en être diminuée et nous aurons laissé confisquer une possibilité valable de connaître les gens.

Il y a des communautés qui partagent largement la vie de leurs voisins et voient dans cette insertion une manière efficace de partager et d'évangéliser. À l'opposé, il y en a d'autres où la nature même et l'emplacement de la communauté disent : «N'entrez pas», même si ce n'est pas écrit.

Qu'on veuille bien me comprendre : ce que je dis ici n'a rien à voir avec l'intimité nécessaire ou la juste réserve d'une communauté pour sa prière et son recueillement.

Si une Province ouvre une nouvelle école et que l'on discute de la résidence des Frères, on va sûrement trouver un groupe qui opterait pour vivre dans une maison ordinaire ou plusieurs maisons raisonnablement séparées de l'école, mais voulant être une présence au milieu des voisins ; d'autres préféreraient probablement avoir une maison faisant partie de la même propriété que l'école pour se consacrer davantage à cette école ; d'autres encore choisiraient probablement d'avoir leur résidence au dernier étage de l'école.

Ces différents choix touchent bien des points parmi lesquels notre potion de mission, nos relations avec les laïcs, s'il faut investir toutes nos énergies apostoliques dans l'école, ce que nous entendons par présence, ce que nous entendons par partage et hospitalité et ce que nous voulons dire quand nous disons : «Notre esprit de famille prend modèle sur le foyer de Nazareth» (C.6). La Sainte Famille de Nazareth n sûrement été pleinement insérée dans la communauté locale.

C'est une question qui requiert beaucoup d'attention de notre part, à l'avenir.

NOTRE TRADITION DE COMMUNAUTÉ

Il y a tant de choses dans notre vie de communauté et notre apostolat qui dépendent de nos relations au milieu des gens : nous sommes Frères les uns pour les autres et nos contacts avec d'autres

une allure qui les rend capables de nous permettre d'être des Frères pour eux. Plus nous sommes simples, sans ambigüité, accessibles, plus notre ministère sera efficace. Il faut donc rappeler combien sont importantes ces caractéristiques de la vie mariste qui nous ont transmises par Champagnat (C.5,83).

HUMILITÉ, SIMPLICITÉ, MODESTIE

L'humanité est un élément de base dans nos relations puisqu'elle est nécessaire pour voir clair en soi-même. Elle suppose connaissance et acceptation de sa propre vérité, donc honnêteté avec soi, absence de prétentions et d'illusions sur soi. La simplicité concerne la manière dont nous vivons notre vérité ; elle nous donne une transparence personnelle qui permet à d'autres de nous connaître et d'avoir des contacts avec nous tels que nous sommes. La modestie peut être comprise comme le résultat de l'humilité et de la simplicité spécialement par rapport à ce que nous manifestons aux autres : notre sensibilité à leur égard dans ce que nous disons et faisons. Ces vertus maristes «marquent d'authenticité et de bienveillance nos relations avec les Frères et avec ceux que nous rencontrons (C.5).

Nos Constitutions, dans ce contexte, attirent notre attention sur notre action qui doit être «comme celle de Marie, discrète, empreinte de délicatesse, respectueuse des personnes» (C. 7).

En elle, l'humilité apparaît comme une compréhension et une acceptation d'elle-même tout à fait limpides.

Dans le Magnificat, elle se révèle comme quelqu'un qui parle sans fausse modestie, de ses dons et de la place qu'elle occupera à l'avenir dans la mémoire de son peuple. Dans la Visitation, elle accepte le plus simplement du monde la salutation respectueuse d'Élisabeth et les compliments que lui adresse cette femme plus âgée qu'elle (Luc, 1, 40-45). Elle manifeste beaucoup de respect et de réserve dans ses rapports avec Joseph lorsqu'il est troublé de la voir enceinte (Mat, 1, 19), et son initiative à Cana est spontanée, simple et sans complexe. Elle a une confiance en elle-même et une clarté de vision que n'ébranlent pas les humiliations désagréables de ses compatriotes (Mat, 13, 54-57), et même de sa parenté (Marc 3, 20-21).

Je ne pense pas que nous risquions de surestimer l'importance de ces vertus dans nos relations entre nous et avec d'autres.

Esprit de famille

L'un des bienfaits dont nous profitons est notre esprit de famille, ce sentiment particulier que nous avons d'appartenir à une communauté mariste unie dans l'amour de Dieu. C'est une grâce qui nous est venue par le Fondateur et à travers des générations de Frères. Les Constitutions parlent de notre esprit de famille en termes d'amour et de pardon, de support et d'entraide, d'oubli de soi, d'ouverture aux autres et de joie. Nous essayons d'aimer nos Frères et nos élèves de la manière dont le Christ nous aime, avec un amour qui accepte, qui pardonne, qui libère et qui parfois conteste et corrige en esprit de fraternité.

Tout en étant bien conscients de l'importance de cet esprit de famille et de notre tâche commune de bâtir la communauté, nous connaissons aussi notre faiblesse. Je vais vous citer un texte de Jean Va-nier. Je suis bien sûr que Marcellin l'aurait approuvé et, même si nous ne le mettons pas toujours en pratique, je crois qu'il exprime ce que nous essayons de réaliser dans notre vie de communauté :

«Nous ne gagnerons jamais les olympiades de l'humanité : faire la course vers la perfection, mais nous pouvons marcher ensemble dans l'espérance, célébrant la joie d'être aimés dans notre état misérable, nous aidant mutuellement, croissant en confiance, vivant dans l'action de grâces, apprenant à pardonner, nous ouvrant aux autres, les accueillant, et faisant effort pour offrir au monde la paix et l'espérance

C'est ainsi que nous donnons des racines à la communauté, non parce qu'elle est déjà parfaite et admirable, mais parce que nous croyons que Jésus nous a réunis.

C'est à ce lieu que nous appartenons, c'est là que nous sommes appelés à grandir et à servir.

Esprit de famille et apostolats

Quand nous parlons d'une école mariste, nous considérons comme, allant de soi que la communauté de l'école reflète de façon authentique notre esprit de famille. Nous parlons de notre service et de nos structures apostoliques avec les termes de la fraternité – nous sommes des Frères des Frères Maristes, nous bâtissons la famille mariste ; en toute conscience nous prenons Marie pour modèle : sa manière d'entrer en contact avec les gens, sa maternité spirituelle, sa mission de donner Dieu aux hommes.

Maristes, Marie, et les marginalisés

Notre appel à bâtir la communion, à partager l'amour de Dieu avec ceux qui en ont le plus besoin, nous poussera à dépasser les structures habituelles pour atteindre les jeunes là où ils sont et à les prendre comme ils sont. En conséquence, le lieu et la manière d'atteindre les jeunes pourra parfois être déterminé par leurs besoins plutôt que par nos préférences. «Nous rejoignons les jeunes là où ils sont. Nous allons avec hardiesse dans des milieux peut-être inexplorés, où l'attente du Christ se révèle dans la pauvreté matérielle et spirituelle. Nous demeurons disponibles à l'Esprit-Saint qui nous interpelle par les réalités de leur vie et qui nous pousse à des actions courageuses» (C.83).

Ce n'est pas une tâche facile. Pour beaucoup de Frères, elle est même tout à fait difficile, car elle suppose le renoncement à beaucoup de choses, mais pour cet abandon des sentiers connus et ces risques à prendre pour être avec des jeunes dans leur vie réelle, nous pouvons trouver encouragement dans cette pensée que Marie est passée avant nous. Cette Marie que nous révèlent les évangiles chahute bien des images que l'on a bâtis sur elle. Elle a grandi à Nazareth, un petit village insignifiant de Galilée. Elle a fait l'expérience d'une vie au sein d'une caravane pendant ses voyages à Jérusalem, aller et retour. Elle a connu la pauvreté et la peine de mettre au monde dans une étable. Elle a connu la terreur et la persécution, a dû échapper de nuit aux soldats du roi, partant sur les routes pour Dieu sait combien de jours, en emportant son petit enfant et en s'occupant de lui. Elle a connu la vie des réfugiés, l'exil en pays étranger, l'impossibilité de s'établir, l'inquiétude de savoir quelle situation de sécurité on trouverait au retour dans la terre natale.

Vraiment il y a là de quoi se représenter Marie comme quelqu'un habitué au contact avec les autres, à l'aise avec l'étranger, sachant s'adapter face à des gens qui ont des allures surprenantes ou pas d'allure du tout. Mais nous, ne courons-nous pas peut-être le risque de donner notre préférence aux gens propres, bien élevés, aux jeunes qui viennent de «bonnes familles» ? Au long des siècles les gens pieux ont fait de Marie une sainte de plâtre, bien aseptisée, touchant à peine aux réalités de chair et de sang de sa vie et de ses relations. Non, elle était en contact avec des personnes marginalisées à divers points de vue, car elle-même avait certainement vécu une vie assez en marge. Elle était de leur bord, connaissait leurs espoirs et leurs désespoirs, leurs joies et leurs chagrins. Elle évoluait dans un monde où la vie était une lutte quotidienne. Il y avait de la terre sur ses pieds.

C'est important, bien sûr, de regarder la jeune fille qui écoute silencieuse l'ange de l'Annonciation ; mais c'est important aussi d'être là quand elle parle aux non-croyants, aux réfugiés épouvantés et à d'autres gens sur son chemin qui ont si peu d'espoir et qui ont si peur de l'avenir. Dans cette Marie, nous trouvons celle qui peut collaborer à nos efforts apostoliques par lesquels nous créons des contacts et nous établissons des relations avec ceux qui, d'une manière ou d'une autre, sont hors du courant. Nous essayons de les accueillir dans notre famille, de travailler avec eux pour finalement développer la communion de tous dans le Christ.

LA COMMUNAUTÉ ET LA MISSION DE TÉMOINS

Témoins plutôt que maîtres

«Les gens aujourd'hui ont plus confiance aux témoins qu'aux maîtres, à l'expérience qu'à l'enseignement, à la vie et à l'action qu'aux théories. Le témoignage d'une vie chrétienne est la première forme de mission et la plus irremplaçable» (Jean-Paul II) 

A vrai dire, ceci est une évidence, car aucun des autres éléments de la mission ; proclamation, adoration, service, justice, communauté, su peut être efficace s'il n'est pas accompagné de témoignage. Par ailleurs, la témoignage tout seul suffit comme évangélisation authentique et efficace dans les circonstances où les autres dimensions ne sont pas possibles, comme c'est le cas dans certains pays musulmans

J'ai vu cela clairement dans une récente visite en Algérie où le témoignage des Frères consiste simplement à être au service des jeunes dans une bibliothèque. Pour toute l'Église en Algérie, à l'heure actuelle le témoignage est la seule manière possible d'évangéliser, et tous les chrétiens —prêtres, religieux, laïcs— acceptent joyeusement cette réalité, avec un esprit qui montre bien l'importance de ce témoignage pour une évangélisation réelle mais à long terme.

Jésus, le premier évangélisateur, a accompli sa mission par la proclamation et les miracles, en rassemblant une communauté, par la prière, par la souffrance et par le témoignage de sa vie. Il a voulu que ses disciples soient un vrai témoignage du Royaume : «Vous êtes la lumière du monde. Une ville bâtie sur une colline ne peut être cachée» (Mt, 4, 14), et qu'ils soient des témoins de lui-même : «Vous recevrez une force, celle de l'Esprit-Saint qui descendra sur vous et vous serez alors mes témoins» (Actes, 1,8).

Dans ses principes d'éducation, le Père Champagnat donnait une grande importance à l'amour pour les élèves, à la présence continuelle parmi eux, à la prière pour eux et au bon exemple. Le témoignage est donc une dimension importante de la mission, que ce soit un témoignage individuel ou celui d'une communauté : «La communauté par le témoignage d'amour fraternel des personnes consacrées est déjà évangélisatrice au sein de l'Église locale» (C.58). Parfois, c'est une partie considérable de notre mission, bien qu'il ne faille pas nous faire illusion en pensant qu'il agit automatiquement.

Prophètes

Récemment, surtout dans les sociétés sécularisées, les religieux et l'Église sont généralement devenus plus conscients de la dimension prophétique de leur vie, de l'importance d'être reconnus témoins de l'Évangile, crédibles et convaincants. Parlant à des centaines de Supérieures générales à Rome, l'année passée, l'une d'elles leur disait :

«La vie religieuse, ces dernières années, a traversé ce qu'on a généralement appelé : une crise des vocations. Je ne le nie pas. Cependant, je crois que c'est une bonne chose. Dieu nous a secouées. Je crois que nous ne reviendrons plus à la vie religieuse d'avant. Je crois très fort que nous sommes plus proches du vrai sens de la vie religieuse que nous ne l'avons été pendant des siècles. À travers cette crise, nous sommes parvenues à une certitude croissante qu'il fallait donner à la vie religieuse ce caractère essentiel d'être un mouvement prophétique à l'intérieur de l'Église et de la société… et les prophètes n'ont jamais été remarquables par leur grand nombre.»

Dans une causerie, Jean-Paul Il a mis l'accent sur l'importance d'un genre particulier de témoignage :

«Le témoignage évangélique que le monde trouve le plus attirant est celui de l'intérêt pour les gens, de la charité envers les pauvres, les faibles, ceux qui souffrent. La générosité totale qui sous-tend cette attitude et ces actions est en contraste ouvert avec l'égoïsme humain. Elle soulève des questions précises qui mènent à Dieu et à l'Évangile. Un engagement pour la paix, la justice, les droits et la promotion de l'homme, cela est aussi un témoignage à l'Évangile quand c'est une marque d'intérêt pour les personnes et que c'est orienté vers le développement humain intégral.»

Crédibilité

Il me semble qu'il y a deux exigences de base pour que le témoignage d'une communauté soit crédible et pour que nous soyons de vrais prophètes. D'abord le groupe doit être humain et accessible. Il est difficile pour les gens de recevoir le témoignage d'un groupe qui semble coupé du monde, qui ne connaît rien des luttes de l'homme moyen, qui est trop loin des autres hommes.

En second lieu, autant les communautés religieuses que les religieux individuels doivent montrer clairement que leurs valeurs, leurs priorités et leurs intérêts sont ceux de l'Évangile. De temps à autre, il peut y avoir un sérieux problème de crédibilité quand les religieux se laissent gagner par les fausses valeurs d'intolérance, d'individualisme excessif, de gaspillage, de manque de solidarité, etc. … Si nous devons avoir une attitude critique face à la société, cela exige que nous voulions, en même temps, réfléchir sur nos propres attitudes fautives pour en entreprendre la critique.

Nous avons aussi le privilège d'être prophétiques en attirant l'attention sur des personnes et des valeurs que la société néglige, les marginaux, les abandonnés, ces causes très valables mais pas très polaires. Souvent les religieux sont plus libres pour être prophètes ces points. Parfois nous. avons plus de ressources que d'autres, nt, par ailleurs, nous jouissons d'une certaine protection à cause de none statut —nous pouvons parler publiquement plus librement que d'autres qui y risqueraient leur emploi, voire leur vie.

«L'homme moderne écoute plus volontiers les témoins que les maîtres, et s'il écoute certains maîtres, c'est parce qu'ils sont aussi témoins (Paul VI). À cet égard, nos Frères anciens et ceux qui sont malades peuvent être en première ligne de la vie apostolique de la communauté. Quel plus puissant témoignage de fidélité peut-il y loir que celui de la persévérance aimante et joyeuse de nos Frères miens ? Et combien le monde d'aujourd'hui qui souffre d'une crise engagement a besoin de ce témoignage «signe vivant de la fidélité du Seigneur» (C.53).

Plus que deux remarques finales sur notre mission de témoignage. La première se réfère à notre commune expérience des anciens élèves parlant des Frères qui ont été leurs maîtres. Certains sont un peu à court pour retrouver un souvenir précis de l'enseignement du Frère, ais le témoignage de son dévouement, de son amour, de son don lui-même s'est enraciné fortement en eux. C'est de cela qu'ils se souviennent et c'est cela qui les a marqués et souvent profondément.

La seconde remarque va bien dans le sens de ce que les évêques écrit au synode de 1971 au sujet de «justice dans le monde». Il y de quoi nous aider à réfléchir : 

«Si l'Église doit témoigner de la justice, elle reconnaît que quiconque ose parler aux hommes de justice, doit d'abord être juste à leurs yeux. Il faut donc examiner ici avec soin les procédures, les possessions et le style de vie de l'Église.

Quel que soit l'usage qu'on fasse des biens temporels, il ne faut jamais arriver à rendre ambigu le témoignage évangélique que doit donner l'Église. Le maintien de certaines positions de privilège devrait continuellement être soumis au critère de ce principe. En général, s'il reste difficile de tracer une limite entre ce qui est nécessaire au bon fonctionnement et ce que demande un témoignage prophétique, il demeure qu'un principe doit être fermement maintenu : c'est notre foi qui exige de nous une certaine modération dans l'usage et l'Église doit vivre et administrer ses biens de manière que l'évangile soit annoncé aux pauvres. S'il en était autrement, l'Église apparaîtrait comme faisant partie des riches et des puissants de ce monde et sa crédibilité en serait diminuée.

Notre examen de conscience doit d'étendre au style de vie de tous : évêques, prêtres, religieux et religieuses, laïcs. Dans les pays pauvres, la question sera de se demander si l'appartenance à l'Église fait entrer dans un îlot de richesse au milieu d'un entourage général de pauvreté.» 

Paroles rudes ! 

– Soutien, guérison, croissance —comment est-ce que je trouve ces trois éléments dans ma communauté actuelle ?

– «Il y avait de la terre sur ces pieds.» Est-ce que cela signifie quelque chose pour moi ?

– Sommes-nous d'accord pour demander à d'autres ce qu'ils pensent du témoignage de notre vie et de notre apostolat, de la possibilité qu'ont les gens de nous contacter ?

– Y a-t-il des aspects de notre vie communautaire qui peuvent apparaître comme un contre-témoignage ?

– Notre communauté est-elle priante, accueillante, joyeuse ?

– Quelle contribution est-ce que j'apporte pour faire de notre communauté un lieu d'amitié, d'amour fraternel ?

– Un Provincial appelle la salle de télé le temple de Moloch — le dieu qui dévore les humains. Quel impact a la télé sur notre vie communautaire ?

———————————————————

HUITIÈME PARTIE

LA MISSION ET LE MYSTERE PASCAL 

Invitation à la vie

Jésus est venu partager sa propre vie avec la nôtre et annoncer la communion de Dieu avec toute l'humanité. Il s'est donné sans répit à cette mission, a été très aimé par beaucoup mais est resté dans l'ensemble incompris, rejeté, méprisé et finalement crucifié. C'est par ce grand «échec» qu'il nous a apporté la vie à nous. L'échec donnant la vie – c'est un remède bien amer, bien douloureux à prendre, mais c'est le mystère de la vie et de l'amour : le grain qui meurt pour donner du fruit, la mort qui cède la place à la résurrection, le vide qui se remplit, le sacrifice qui aboutit à la communion. En faisant ainsi, Jésus devient pour tous les hommes source de rédemption et de réconciliation.

La spiritualité chrétienne consiste à faire nôtre l'expérience du modèle de mort et résurrection de Jésus, modèle dans lequel nous avons été insérés par notre baptême. Nous sommes invités à le suivre en rejetant tout ce qui n'apporte la vie ni à nous ni aux autres, en rejetant tout ce qui nous coupe du prochain, de Dieu, de nous-mêmes, de la création. Nous sommes invités à suivre la même route que Jésus, en apprenant à dire oui à Dieu de mieux en mieux à mesure que nous nous ouvrons à son amour et à le laisser travailler dans notre vie pour pouvoir produire plus de fruit, plus d'amour, plus de vie.

Chacun de nous fait l'expérience de ce mystère de diverses façons, mais tous les hommes sont appelés à le vivre, beaucoup sans le comprendre, sans pouvoir lui donner un nom ; et parfois ils le vivent héroïquement. Nous, chrétiens, nous sommes appelés à le vivre plus consciemment et c'est une grande grâce qui nous libère pour rendre notre réponse plus généreuse, pour prendre la croix et cheminer avec Jésus au long de cette route qui nous mène, nous et nos frères, vers la vie.

Pas besoin de chercher la croix – elle est une part inévitable de la vie, soit dans le continuel appel à la conversion dans les dures réalités de la vie, soit dans les exigences que nous impose notre mission. Dans tout apostolat, il y aura des reculs, des déceptions, (qui sont parfois le résultat de nos limitations, ou d'autres fois le résultat d'un manque d'enthousiasme dans la réponse) voire des rejets ou des oppositions, etc. … D'autres fois encore, il y aura l'angoisse qui vient d'un changement d'apostolat, d'un déplacement vers une autre école, d'une nouvelle mission. Si nous nous laissons aller au découragement, à l'amertume, si nous limitons nos efforts à ceux qui sont reconnaissants, qui manifestant leur appréciation pour nos efforts, c'est que nous n'avons pas appris la leçon de la Croix (C. 166).

Notre modèle c'est Champagnat, sa disponibilité pour accepter courageusement et sans trop faire d'histoires, les difficultés qui tombaient sur lui. Et Dieu sait s'il en a eu ! Nous savons que nos sacrifices produisent la vie et nous rejoignons Paul quand il dit ces paroles merveilleuses : «Je trouve ma joie dans les souffrances que j'endure pour vous, et je complète en ma chair ce qui manque aux épreuves du Christ pour son Corps qui est l'Église» (Col, 1,24). Et nous rejoignons Marie au pied de la Croix, unissant nos souffrances, nos peines, les incompréhensions à notre égard, aux souffrances de Jésus, sûrs que le Père peut faire sourdre la vie de nos épreuves (C. 13).

Souffrance

J'ai parlé du Père Champagnat et de son acceptation des difficultés qu'il endurait sans trop faire d'histoires. Et pourtant, oui, il a eu bien à souffrir. Il n'y a pas besoin de regarder très loin pour trouver beaucoup de gens qui ont de bien plus grands ennuis que la plupart d'entre nous. Il faut donc se décider à ne pas renâcler dans le partage de la souffrance des autres. Et quand on est religieux, c'est une tentation fréquente. Heureusement, il y a des Frères qui prennent leur croix chaque jour, suivant Jésus dans leurs souffrances physiques et leur maladie et c'est là un apostolat très efficace (C.53). Rappelez-vous ce que disait le Père Champagnat à un Frère qui était très malade et qui disait ne rien faire pour la communauté : «0 mon Frère, combien vous êtes dans l'erreur ! Vous êtes plus utile à l'Institut et vous lui rendez plus de services en supportant avec résignation votre maladie que si vous faisiez la classe. Ce n'est pas un embarras pour nous de vous servir, mais une consolation» (Vie p. 440).

Parfois, des Frères anciens souffrent vraiment beaucoup dans l'idée qu'ils ont de ne faire presque rien pour la mission de la communauté. Je n'hésite pas à leur dire que leur apostolat actuel de prière et de souffrance est probablement le plus important qu'ils aient jamais eu parce que c'est probablement celui où il y a le moins de recherche de soi. Quand on est jeune, les motivations sont parfois un peu indiscernables. Par contre, la foi et la joie de nos anciens nous confirment et nous soutiennent tous dans notre cheminement pascal.

Conversion personnelle

Une partie importante de notre insertion dans le mystère pascal de Jésus est notre appel à la conversion. Ce n'est pas quelque chose de vague – chacun de nous est AUJOURD'HUI en train de recevoir cet appel à la conversion, et cela prend bien des formes : s'accepter soi-même plus totalement, mourir à des convictions solidement ancrées, se débarrasser de certains préjugés, s'ouvrir plus pleinement à la collaboration avec d'autres, prendre plus au sérieux sa vie de prière, se réconcilier avec un confrère, faire quelque chose pour aider les pauvres au lieu de se contenter d'en parler… on pourrait rédiger toute une liste de conversions auxquelles nous sommes ou avons été conviés. Ces appels à la conversion sont des appels à mûrir, à nous décentrer de nous-mêmes. Si nous rejetons ces appels, si nous nous protégeons contre les inconvénients de grandir, contre la thérapie d'une guérison, nous resterons inévitablement immatures – notre croissance spirituelle et psychologique sera bloquée.

Quand on réfléchit sur ces appels à la conversion il est clair que Dieu est présent et que, par eux, il nous appelle à descendre plus profond dans notre vie et notre mission. Et cela est vital pour quiconque a été envoyé.

Où serait la logique de celui qui veut répandre la Bonne Nouvelle, pousser les gens à s'ouvrir à l'Esprit et qui lui-même refuserait la lutte pour coopérer avec ce même Esprit dans sa propre vie ?

Je ne sais pas si le besoin de conversion a jamais été mieux exprimé que par Paul VI dans sa lettre sur l'évangélisation :

«Évangélisatrice, l'Église commence par s'évangéliser elle-même. Communauté de croyants, communauté de l'espérance vécue et communiquée, communauté d'amour fraternel, elle a besoin d'écouter sans cesse ce qu'elle doit croire, ses raisons d'espérer, le commandement nouveau de l'amour. Peuple de Dieu immergé dans le monde, et souvent tenté par les idoles, elle a toujours besoin d'entendre proclamer les grandes œuvres de Dieu qui l'ont convertie au Seigneur, d'être à nouveau convoquée par lui et réunie. Cela veut dire, en un mot, qu'elle a toujours besoin d'être évangélisée, si elle veut garder fraîcheur, élan et force pour annoncer l'évangile» (Evangelii nuntiandi, 15).

La croix est un de nos symboles préférés tant comme chrétiens que comme Frères maristes et elle représente l'amour par lequel Jésus s'est vidé de lui-même pour se donner à nous tout entier. Quand nous la portons réellement ou que nous arborons ce signe sur notre poitrine, nous disons que nous voulons nous lier à cet amour, que nous désirons, avec nos petits moyens, nous unir au mystère pascal du Christ, dans notre manière de vivre notre propre vie et dans notre disponibilité à l'égard des autres.

Il y a plus que cela, beaucoup plus. Il y a dans le mystère pascal (représenté par la croix) un pouvoir qui est opérationnel dès aujourd'hui. Oui, notre apostolat lui-même est une grâce qui prend la forme d'un appel à la conversion, d'un chemin qui nous introduit tout de suite au mystère pascal, un chemin vers la communion, une invitation à faire participer tout le monde à la vie et à l'amour de Dieu. D'habitude ce ne sera pas un appel retentissant, mais plutôt un murmure, l'appel journalier à être généreux et ferme dans un service des autres plein d'amour, spécialement s'ils sont difficiles et en grand besoin. 

– De quelle façon suis-je actuellement appelé à grandir davantage, à me convertir ?

– La croix est le grand symbole chrétien. Que signifie-t-elle pour moi aujourd'hui ?

—————————————————- 

NEUVIEME PARTIE

ET L'AVENIR ?

Les «futurologues» prétendent lire «les signes des temps», mais il faut regarder leurs investigations avec une bonne dose de scepticisme. Qui donc aurait cru à la possibilité de Vatican II, à l'apparition du mouvement charismatique, aux récents événements de l'Europe de l'Est ? L'Esprit-Saint a son programme et son horaire et il n'envoie pas toujours des faire-part à l'avance ! Mais notre tâche à nous, c'est d'éduquer les jeunes et de les préparer pour l'avenir. Nous avons aussi à former des jeunes religieux et à les préparer pour l'avenir.

Quelques-uns d'entre vous connaissent le livre de Raymond Hostie : «La vie et la mort des Ordres Religieux.» Ce jésuite belge, psychologue et sociologue, étudie l'histoire des congrégations d'hommes et montre qu'à travers les siècles, la vie religieuse a traversé plusieurs périodes de dures crises.

Voici quelques-unes de ses statistiques : seulement, 13 instituts masculins ont atteint le chiffre de 10 000 membres (pour mémoire, notre maximum a été en 1965 de 9 752 Frères). 76 % de tous les Instituts fondés avant 1 500 ont cessé d'exister (des 37 fondés avant l'an 1000, il ne reste que les Bénédictins) ; de ceux fondés avant 1800, 64 % se sont éteints.

Quelques-unes de ces disparitions ont été causées par des désastres extraordinaires : la Peste Noire, la Réforme protestante, la Révolution française. En 1325, un quart de siècle avant que la Peste bubonique ravage l'Europe, les Ordres Mendiants avaient quelque 75.000 membres. En 1400, leur nombre était tombé à 47.000.

En 1770, peu avant la Révolution française, il y avait quelque 300.000 Religieux dans le monde, la grande majorité en Europe. En 1825, ils étaient au-dessous de 70.000. Pour l'époque contemporaine, à la clôture de Vatican II (1965), il y avait 335.000 religieux dans l'Église et maintenant quelque 220.000. Quand certains types d'instituts religieux déclinaient à diverses périodes de l'histoire, il y avait une émergence parallèle de formes nouvelles et différentes de vie religieuse répondant à des situations nouvelles et à des besoins nouveaux : au 19ième siècle, 91 congrégations d'ordre pontifical sont fondées ; dans la seule France, entre 1800 et 1830, pas moins de 19 congrégations de Frères – dont la nôtre – voient le jour.

Ces statistiques sont intéressantes, mais surtout, elles nous aident à relativiser notre situation actuelle. Notre nombre a diminué considérablement – c'est un fait. Il est possible que quelques Provinces meurent, que d'autres se regroupent et vraisemblablement pour un regain de vitalité. Dans d'autres secteurs, c'est la croissance, même rapide. Dans d'autres où le nombre a bien diminué, je n'hésiterai pas à dire que la fidélité au charisme est au contraire plus notable que naguère. Il faut toujours se rappeler que ce que le Seigneur attend de nous ce n'est pas nécessairement le grand nombre, mais la fidélité.

Quoi qu'il en soit, ce à quoi nous sommes appelés c'est à affronter l'avenir – l'avenir d'une société en évolution dans laquelle nous sommes, un avenir qui sera plein de nouveaux besoins, de nouveaux défis, de nouvelles intuitions. C'est pour cet avenir qu'il faut nous préparer, si obscur qu'il puisse paraître. Or, si nous voulons relever ces défis et faire face à ces besoins, préparer les jeunes, former des Frères qui soient une présence vibrante à ce monde qui vient, il me semble qu'il faut à tout prix être attentifs à certains éléments de notre spiritualité. 

Arrivés à ce point, arrêtez-vous de lire si vous voulez bien. Et réfléchissez un moment aux éléments qui vous paraissent vitaux dans une SPIRITUALITÉ POUR L'AVENIR. Imaginez que vous êtes Provincial, ou responsable de la Formation dans votre Province. Les jeunes actuellement en formation vont devoir continuer à faire face à des périodes de changement. Quels sont les aspects de la formation spirituelle qui devront être mis en valeur dans votre programme de formation ? Il vaudrait la peine d'avoir une réunion communautaire de réflexion sur ce sujet

L'AVENIR

Tel que je le vois, il y a vraiment deux éléments-clef :

e Continuer à être fidèles à ce que nous sommes et à ce pour quoi nous avons été appelés.

• Être des hommes du présent, mais toujours tournés vers l'avenir.

1. ÊTRE FIDÈLES À CE QUE NOUS SOMMES, A CE POUR QUOI NOUS AVONS ÉTÉ APPELÉS

Il n'est pas nécessaire de trop insister sur ce point après ce qui vient d'être dit, mais quand même je voudrais évoquer brièvement quelques éléments de cette fidélité.

Nous devons être des hommes de foi, convaincus par expérience personnelle que nous sommes profondément aimés par Dieu, des hommes qui savent avoir été «appelés par leur nom» à suivre l'exemple de Jésus dans sa vie d'amour pour le Père et pour tous les hommes et toutes les femmes. Nous devons essayer de vivre en hommes choisis par Dieu, mis à part dans sa mystérieuse Providence et envoyés prolonger la mission de Jésus.

Pour mener à bien cette mission, nous visons à devenir des hommes bien dans leur peau, à l'aise avec la réalité de leur être. Cette connaissance et cette acceptation de soi, au niveau humain, nous aidera à lutter pour nous dépasser afin de suivre l'appel que nous avons reçu (C.96).

De façon bien concrète, nous avons été appelés à suivre les traces de Marcellin Champagnat, à être d'autres Champagnat pour les jeunes d'aujourd'hui, à faire nôtres la vision et les attitudes de Marcellin. Pour employer la puissante expression des jeunes animateurs d'Espagne dans leur lettre à tous les Frères, nous sommes appelés à être une «présence créative» dans la vie de tous ceux à qui nous sommes envoyés. Et nous percevons plus clairement aujourd'hui qu'une partie vitale de notre mission implique le partage du charisme de Marcellin avec d'autres, y compris des laïcs.

Nous sommes des hommes qui trouvons en Marie la disciple parfaite du Christ, le modèle de toutes les attitudes qui nous inspireront et guideront pour suivre son Fils. Nous sommes des hommes qui savent par expérience la valeur du titre que Marcellin donne à Marie avec tant d'amour : «Notre Bonne Mère.»

En d'autres termes, développer notre charisme, le partager et y être fidèles, ce don de l'Esprit-Saint est bien plus large et plus significatif que maintenir certaines institutions, car nos institutions ont subi une profonde évolution depuis 1840 et cette évolution continuera.

À vrai dire, les raisons mêmes qui nous ont appelés à l'existence en 1817 et ont maintenu cette existence 175 ans : besoins des jeunes et charisme de Marcellin, sont encore bien présentes. Aujourd'hui, ces besoins sont tout aussi urgents et son charisme tout aussi valide qu'en son temps.

2. ETRE HOMMES DU PRESENT MAIS TOUJOURS TOURNÉS VERS L'AVENIR

Pour être des hommes prêts à affronter l'avenir, il me semble qu'il nous faut être :

2.1. Des hommes conduits par l'Esprit

Comme apôtres nous devons être convaincus que le Saint-Esprit est effectivement à l'œuvre dans le monde autour de nous et dans la vie de chacun – accompagnant et dirigeant notre activité si nous nous laissons conduire par lui.

Paul VI a magnifiquement résumé cet enseignement dans Evangelii : 

«L'Esprit-Saint est celui qui, aujourd'hui comme aux débuts de l'Église, agit en chaque évangélisateur qui se laisse posséder et conduire par lui, et met dans sa bouche les mots que seul il ne pourrait trouver, tout en prédisposant aussi l'âme de celui qui écoute pour le rendre ouvert et accueillant à la Bonne Nouvelle et au Règne annoncé» (EN, 75). 

Marcellin Champagnat n'était pas sourd aux exigences de l'Esprit. Par l'écoute et par la réponse, il avait compris que tout ce à quoi il se sentait appelé n'était pas son œuvre, mais celle de l'Esprit. Son rôle était seulement d'être fidèle partout où cette fidélité pourrait le mener.

De même pour nous. Comme Marie, nous devons écouter attentivement, sûrs qu'il est vraiment présent et désire nous parler, et prêts en même temps à être surpris, voire déconcertés ! Ce discernement est une tâche jamais finie et qui requiert une constante conversion.

Ces dernières années nous ont laissé quelques très beaux exemples de Provinces entières engagées dans un processus de discernement considéré comme un pas fondamental vers l'avenir. Cette vision de foi dans le partage est absolument essentielle pour définir cet avenir et s'en occuper. Mettre au point cette vision demande que l'on prenne le temps de partager et de s'écouter les uns les autres dans la foi.

En agissant ainsi nous acquerrons un plus grand sens de l'engagement. Passer par les diverses phases du discernement en commun, rechercher l'information, clarifier la réalité, approfondir notre compréhension de notre charisme et de notre identité – tout cela aboutira inévitablement à un engagement plus profond et plus passionné de la part du groupe dans son ensemble.

2.2. Des hommes attentifs aux signes des temps

Cette expression scripturaire est entrée dans le langage de tous les jours. Nos Constitutions l'emploient pour nous rappeler l'importance qu'il y a d'analyser les signes des temps comme une partie de notre constante recherche pour connaître la volonté de Dieu (C.43).

J'aime bien parler avec des groupes de Frères au sujet des «signes des temps». Quelques-uns ont de toute évidence le sens de ces signes et de leurs implications dans notre travail apostolique et dans notre vie – mais ce n'est pas le cas pour tous. C'est pourtant très important et j'ai la conviction que dans nos Centres internationaux de spiritualité il faudrait consacrer plus de temps à cette étude. L'Histoire abonde d'exemples soit de l'Église elle-même, soit des Instituts religieux à l'égard de ce qui se passait autour d'eux. Dans les années 70, une étude statistique en Afrique du Sud montrait que, d'une part, 80 % des catholiques étaient de race noire et d'autre part 8 sur 10 des prêtres et religieux travaillaient parmi les blancs ! Les choses ont bien changé depuis et nos Frères ont été à l'avant-garde du changement. Mais des cas similaires de cécité spirituelle existent encore en maints pays.

2.3 Des hommes engagés par une formation de toute la vie

Si nous sommes effectivement orientés vers l'avenir, nous ne pouvons moins faire que d'être conscients d'une réalité : la formation reçue dans le passé n'est plus valable pour la vie entière. Rester aptes à notre mission exige que nous soyons constamment «sur nos gardes pour éviter sclérose et ossification» au fur et à mesure que nous luttons pour «intégrer la créativité dans la fidélité» selon les indications du document du Vatican sur les stades de la formation.

L'Institut a toujours dit avec force que la formation continuée est avant tout une question de responsabilité personnelle, et aussi que dans cette réalisation, il fallait donc compter sur les moyens ordinaires à notre disposition – lecture et étude personnelles, prière persévérante, révision de notre vie à la lumière de l'évangile et de notre expérience (C.73, 85.2, 110). Lecture et étude régulières sont une pratique ascétique, une aide importante pour notre «maturation humaine et spirituelle» et pour une vraie réussite de nos vies d'hommes consacrés à une mission. Mais tout cela exige discipline.

2.4 Des hommes de communion et de collaboration qui aiment l'Église

L'Église, comme saint Paul l'a dit si souvent et si bien, est le corps du Christ. C'est à cause de cette réalité que nous luttons pour être bien à l'unisson de sa voix et dociles à ses appels (C.34, 168). Cependant, en même temps, nous savons que l'Église a son côté humain. Malgré la bonne volonté qui est réelle partout, il y a eu, il y a et il y aura des difficultés, des problèmes causés par des personnalités et des points de vue qui s'écartent. Si notre «folklore» a ses histoires d'évêques et de curés pas commodes, il y en a aussi de semblables dans le chapitre Frères maristes !

De quelque part que viennent les torts nous ne devons jamais personnellement nous rendre coupables en ne travaillant pas de toutes nos forces à développer l'esprit de collaboration. Marcellin a profondément aimé l'Église, mais il a néanmoins connu de rudes moments dans ses rapports avec les autorités de cette Église. C'est son exemple de prière, de réflexion, de consultation et de dialogue qu'il faut loure dans des circonstances similaires.

Une des grandes joies de notre temps vient de ce que l'Église a pris nettement conscience de ce qu'elle est en tant que communion. Jadis la responsabilité d'évangéliser retombait sur les prêtres et les religieux, mais, dans la nouvelle évangélisation, c'est tout le monde qui devient responsable. Nous sommes donc conviés aujourd'hui à renforcer le rôle des laïcs dans l'Église.

Men entendu, ça marche mieux avec tels ou tels, mais une partie de la difficulté vient aussi de notre propre besoin de conversion, de notre besoin de nous libérer de ces attitudes de puissance et de mainmise que nous avons parfois reprochées au clergé et à la hiérarchie.

Notre collaboration et notre solidarité doivent évidemment s'étendre au-delà des frontières de l'Église. Nous collaborons avec tous les hommes de bonne volonté qui travaillent à créer un monde meilleur, quelle que soit l'étiquette que nous leur ayons collée dans le passé.

2.5. Hommes d'espérance

L'espérance n'est pas toujours une vertu qui va de soi. Combien de fois dans l'Écriture les messagers de Dieu ne doivent-ils pas rassurer leurs auditeurs, disant comme l'ange à Marie : «Ne crains pas». Mais nous-mêmes maintenant, nous sommes rassurés par ces paroles de Dieu à Israël : «Ne crains pas, car je t'ai racheté. Je t'ai appelé par ton nom, tu es à moi. Si tu passes par les eaux, je serai avec toi, par les fleuves, ils ne te submergeront pas» (Is. 43, 1-2).

Vaclav Havel a pu parler de l'espérance dans nos temps troublés en des termes remarquables : 

«Ou l'espérance est en nous, ou elle n'y est pas. C'est une dimension de l'âme et elle ne dépend pas essentiellement de quelque circonstance de l'histoire du monde qui se produirait sous nos yeux. C'est une orientation de l'esprit, une orientation du cœur. Elle transcende le monde tel qu'il est immédiatement perçu et elle est ancrée quelque part au-delà de son horizon.» 

N'est-ce pas là un langage étonnant de la part d'un agnostique ?

Pour des chrétiens et à plus forte raison pour des religieux, l'espérance doit être ancrée dans la vérité du message que Jésus a vécu et prêché, la Bonne Nouvelle qui donne un nouveau sens aux réalités présentes et futures. Cette bonne nouvelle nous donne énergie, enthousiasme et courage pour notre mission, parce qu'elle nous permet de voir au-delà des apparences, de savoir que le Royaume de Dieu est déjà à l'œuvre parmi nous, transformant et rachetant l'humanité. C'est notre foi et notre espérance qui sont à la source de la sérénité, de l'audace, du courage et de la créativité qui ont toujours marqué les disciples de Jésus quand ils répandaient la merveilleuse vérité de sa résurrection.

Saint Augustin le dit admirablement : 

«L'espérance a deux filles remarquables. Leurs noms sont colère et courage : colère face à l'état actuel des choses ; et courage pour qu'elles ne restent pas dans leur état actuel.» 

2.6. Hommes de mission qui agissent avec audace, créativité et courage

J'aimerais bien voir quelques Provinciaux nommer une communauté de jeunes Frères – des hommes qui aient le sens de la mission et de leur identité mariste – et les envoyer dans une région qui ait des besoins évidents, avec, comme directive, d'être «des Champagnat pour aujourd'hui», de refonder la congrégation dans cette région. En fait, cette idée n'est ni neuve ni révolutionnaire le moins du monde. C'est exactement ce qui a eu lieu dans maintes des fondations faites par le Père Champagnat et dans d'autres, plus tard en divers pays où l'on a fait œuvre de pionniers maristes.

Si je dis cela c'est parce que quelquefois on court le danger d'avoir des jeunes Frères qui peuvent se sentir étouffés par les attentes de leurs aînés et par le sentiment grandissant que leurs propres attentes légitimes seront toujours contrariées et frustrées. Je suis sûr (lue c'est le cas ça et là.

Un des signes normaux de vrai charisme c'est précisément la hardiesse d'initiative, l'audace. C'était sûrement un élément du charisme de Marcellin Champagnat. La fondation de notre congrégation, sa manière de franchir les obstacles sur le chemin de cette fondation, n'ôtait sûrement rien moins qu'audacieuse !

Cet esprit est d'autant plus nécessaire aujourd'hui qu'une des évidences de notre situation c'est que nos Frères vieillissent, que les jeunes sont moins nombreux que jadis dans nos rangs et que les besoins ut les appels à l'aide se multiplient et de tous côtés. Ces réalités, de même que les situations locales particulières peuvent nous rendre difficiles la hardiesse et l'audace. Mais il ne faut pas que nos peurs humaines et les étroitesses humaines empêchent notre réponse de foi à ces besoins et à ces appels.

7.7 Hommes de compassion, engagés dans la promotion d'un monde plus juste

Nous sommes appelés à travailler avec tous les hommes de bonne volonté à la construction d'une civilisation de l'amour, d'un monde plus juste. Quel que soit notre apostolat, quelle que soit la classe sociale auprès de laquelle nous œuvrons, nous sommes tous appelés, et cet appel bien clair vient de l'évangile, de nos traditions, des besoins extrêmes des gens. Nous savons bien que cela peut faire de nous parfois des hommes repérés – il y a des gens qui ne veulent pas entendre ce message. Puissions-nous être plus énergiques et courageux dans notre travail pour transformer un petit secteur de cette terre en «jardin de paix, de justice et d'amour».

Le petit opuscule sur «Le Frère dans les Instituts laïcs» patronné par un groupe de Supérieurs généraux est direct lui aussi. 

«S'ils se replient sur eux-mêmes pour l'amour d'une certaine forme de paix en communauté, ils perdront inévitablement leur énergie et leur pouvoir de témoigner et d'attirer. S'ils vivent confortablement, isolés douillettement derrière leurs qualifications professionnelles, très éloignés de «l'angoisse et de l'espoir du monde», sourds aux appels d'une nouvelle évangélisation», leur capacité d'interpeller et même leur possibilité de survie seront compromis.» 

Naguère j'ai eu à parler de l'eucharistie et de ses implications sociales. Il me semble un peu absurde, voire sacrilège que, dans certains pays où les militaires sont connus pour être les oppresseurs et les assassins des pauvres, lorsqu'une messe solennelle est célébrée pour commémorer quelque événement particulier, ces mêmes responsables militaires apparaissent en grand uniforme et, en général, aux premiers rangs.

Mais d'une certaine façon, il en est de même dans notre vie. Nous pouvons recevoir notre nourriture à la table du Seigneur, et ne pas nous préoccuper de ceux qui, dans le monde ou dans notre propre pays, manquent de l'essentiel à la vie. Blasphématoire ? Sacrilège ? Non, probablement, Absurde ? Oui, c'est bien possible.

2.8. Hommes de vision tenant compte de leur charisme

Je crois que nous avons besoin de gens doués d'une vision large, capables de nous conduire dans notre réponse à ces défis dont parle le dernier chapitre de nos Constitutions, «La vitalité de l'Institut», spécialement dans ses articles 164 et 165.

Je prends trois exemples de secteurs apostoliques où je vois cette vision comme très importante :

 1. Famille Mariste et Mouvement Champagnat

La participation accrue des laïcs à notre charisme est une grande grâce pour nous tous. Nous avons besoin d'inspirés qui soient prêts et capables de voir cette réalité comme une bénédiction et une joie, une source de vie nouvelle, pour eux et pour nous, comme le partage d'un trésor commun et d'une aventure spirituelle et apostolique exaltante.

Nous avons besoin de vrais visionnaires décidés à faire avancer ce mouvement et à l'affermir jusqu'à ce que les laïcs soient capables d'y jouer eux-mêmes un plus grand rôle. Ce dont je parle ici est le développement et l'accompagnement fervent d'un don du Saint-Esprit. Il n'est pas question que ce soit une nouvelle organisation de nature sociale et vaguement reliée à l'Institut.

Oui, nécessité de visionnaires capables de voir comment l'Institut lui-même sera enrichi par ce mouvement, au fur et à mesure que nous explorerons ensemble le sens profond et les applications de notre charisme, de notre spiritualité, de notre mission au seuil d'un siècle nouveau.

2. Solidarité

Des hommes ayant un don de vision seront toujours intéressés à consolider le charisme de l'Institut où qu'il apparaisse. Leur pensée ne se limitera pas aux frontières de leur tâche, de leur province, ni de leur pays. Leur vision sera globale, attentive à la vitalité de l'Institut, à fidélité au charisme, dans tout secteur possible.

Leur vision nous poussera à rechercher une collaboration accrue, une disponibilité accrue pour aider tous ceux qui en ont besoin, rechercher aussi une aide mutuelle, des liens plus étroits entre Provin-ou secteurs, spécialement là où ceci renforcera nos efforts missionnaires et leurs programmes de formation.

3. Inculturation

L'article 165 de nos Constitutions présente l'incarnation de notre me en diverses situations et cultures comme un défi et une responsabilité qui incombent à chacun.

Dans la vie religieuse, une certaine dose d'adaptation culturelle a déjà eu lieu, mais il en reste encore plus à faire. Là encore, il nous faut de vrais visionnaires, des hommes capables de fidélité à notre charisme, mais qui, en même temps, soient capables d'imaginer un bon scénario d'inculturation, faisant passer, entre autres, l'idée que nous devons nous inculturer en divers pays et peuples tels qu'ils sont aujourd'hui, tels qu'ils vont probablement devenir demain, et non pas tels qu'ils étaient, il y a longtemps, quand l'Église ou les Frères Maristes sont venus chez eux pour la première fois.

Les hommes qu'il nous faut pour cette tâche doivent être à l'aise dans ce type d'inculturation, de manière à être de vrais constructeurs de ponts. Il ne s'agit pas, en effet, simplement d'établir des liens entre les cultures, mais aussi d'encourager un processus d'enrichissement culturel les uns par les autres, pour donner une nouvelle vie à notre Institut et aussi à l'Église.

UNE PENSEE FINALE

J'écris ceci en la fête de l'Immaculée Conception (1991), jour où nous célébrons Marie comblée de grâces par Dieu, d'une manière si exceptionnelle. Par hasard, nous avions, ce jour-là, un prêtre de Cuba à déjeuner et il se rendait à Lourdes où Marie a dit : «Je suis l'Immaculée Conception.» Elle n'a évidemment pas dit ces mots pour attirer l'attention sur elle-même et en tirer une louange personnelle. Elle indiquait simplement qu'elle avait été rachetée par son Fils d'une manière unique, qu'elle était, selon le mot de Vatican II «le plus excellent fruit de la rédemption», la seule parmi nous qui jouissait d'une plénitude unique et cela dès son premier instant.

Elle nous rappelait que nous sommes tous rachetés, que nous sommes tous aimés et aidés par la grâce et que Dieu a imaginé un magnifique avenir pour chacun des hommes et des femmes de ce monde qu'il a créé. Puisse cette vérité fondamentale nous guider et nous inspirer dans notre vie d'apôtres — d'hommes qui ont donné leur vie pour que d'autres puissent croître dans l'intelligence de cette bonne nouvelle !

Fraternellement,

                           Frère Charles Howard.

——————————————————————–

DIXIEME PARTIE

APPENDICE 

Comme je l'ai dit plus haut, dans le schéma, cette section devrait logiquement se trouver au début de la circulaire. Elle a, en effet, été écrite comme introduction et donc pensez-y en la lisant.

SPIRITUALITÉ MARISTE APOSTOLIQUE

Le Chapitre général de 1976 a officiellement fait l'étude de quelques aspects de la spiritualité mariste apostolique. Ayant accompli ce travail préliminaire, le Chapitre a demandé au Conseil général «de continuer l'étude de notre spiritualité mariste apostolique qui avait été encouragée par le Chapitre.»

D'une certaine façon, cette étude a encore été poursuivie par le Chapitre de 1985 qui a exprimé ses intuitions dans les nouvelles Constitutions, ce qui ouvrait toute une source pour une étude ultérieure à la conquête de notre spiritualité.

Le sujet fut repris à la Conférence générale de 1989. Par cette circulaire, j'élargis à vous tous l'invitation de prolonger encore ce travail à la lumière de vos propres expériences, de vos intuitions, de votre intelligence et de votre amour de l'Institut.

MONDE DE NAGUERE, UNE COMPRÉHENSION DE NAGUERE

La spiritualité mariste qui nous anime aujourd'hui est le fruit de l'expérience vécue par notre Fondateur et les premiers Frères qui nous ont précédés. En retour, nous contribuons aussi, aujourd'hui, à In compréhension que les générations futures de Frères maristes auront de leur spiritualité.

Il faut comprendre le chemin qui nous a menés à ce point de l'histoire et en être reconnaissants. Si nous pouvons répondre aujourd'hui par de nouvelles intuitions et de nouvelles orientations, c'est justement à cause du puissant dynamisme de spiritualité que nous avons reçu de nos devanciers. Si nous mettons ce passé côte à côte avec le présent, pour mieux comprendre ce dernier, cela n'implique aucunement un manque de respect pour notre histoire – nous l'aimons, nous lui attachons beaucoup de valeur. Je me souviens d'une assemblée provinciale, il y a quelques années, où quelques Frères d'âge moyen rappelaient des souvenirs du juvénat. Deux jeunes Frères qui n'avaient jamais fait de juvénat, les écoutaient, intrigués par leurs anecdotes. Ils vinrent ensuite m'en parler et je leur expliquai que ce qu'ils avaient entendu n'était pas simplement des histoires, mais une partie de la mythologie de leur Province. En racontant ces histoires et en revivant ces moments du passé, ces Frères exprimaient leur joie d'être ensemble, leur amour pour leur vocation et leur amour mutuel.

Les générations de Frères d'autrefois étaient des produits d'une époque où certaines manières de penser conditionnaient la manière dont les hommes et les femmes, au sein de l'Église, comprenaient et vivaient leur vie. Bien sûr, les générations d'aujourd'hui sont, elles aussi, conditionnées, même si c'est en des modes différents.

Par exemple, un facteur très important de conditionnement, il y a quelques décades, résidait dans la perception dualiste qui prévalait : la réalité était divisée en deux domaines séparés, le sacré et le séculier. On partait du principe que la vie religieuse (qui faisait partie du sacré) était privilégiée et supérieure à la vie du monde (le royaume du séculier). La vie religieuse était comprise comme un appel à la perfection, alors que la vie du séculier était vue davantage comme une lutte permanente au sein d'un monde de péché. Dans ce contexte, notre Institut (comme tous les autres instituts religieux) était perçu avec deux finalités qui étaient clairement indiquées dans les deux premiers articles des Constitutions telles qu'elles existaient avant la révision de 1968 : 

«Le but principal des Petits Frères de Marie est de travailler à la plus grande gloire de Dieu, à l'honneur de la Très Sainte Vierge Marie et à leur propre sanctification par l'observance des trois vœux simples de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, et des Constitutions de leur Institut.

Leur but secondaire est de procurer le statut des âmes par l'instruction et l'éducation chrétienne des enfants, principalement ceux des campagnes.»

Avec le temps, cette vision a changé. Maintenant, nous voyons plus clairement qu'il y a intégralement échange entre les deux buts. Par exemple, en 1969, le document Renovationis causam a mis l'accent sur l'unité entre contemplation et action, et a statué que les religieux doivent apprendre à «réaliser, dans leur vie, l'intégration de la contemplation et de l'action : cette unité étant une des valeurs essentielles et premières de ces Instituts».

Je suis sûr qu'au fond, nous comprenons bien tous ce dernier point, mais les Frères anciens se souviendront sans doute comment le besoin de maintenir le second but en subordination du premier provoquait des avertissements contre «l'hérésie des œuvres».

Des changements de cet ordre dans notre manière de comprendre ont tout naturellement conduit à des changements d'accents dans notre vie, mais ils ne doivent pas amoindrir notre respect pour les croyances et les pratiques de naguère. Aujourd'hui, on voit le besoin de changement, mais il faut aussi se souvenir que la manière de comprendre de naguère et le style de la vie religieuse ont été le milieu porteur dans lequel beaucoup de Frères non seulement ont atteint un haut degré de sainteté mais sont aussi devenus les hommes les plus humains et les plus aimants. Dans bien des cas, c'est leur exemple qui nous e attirés nous-mêmes à la vie religieuse. Mais ce milieu allait subir un grand changement.

NOTRE ÉGLISE ET NOTRE MONDE EN VOIE DE CHANGEMENT

Lors d'une réunion d'évêques français, il y a quelques années, un jeune évêque faisait remarquer qu'en écoutant quelques-uns des plus anciens parler de Vatican II, il avait l'impression d'entendre des anciens combattants parler de la dernière guerre. Je sais bien que pour quelques jeunes Frères, Vatican Il semble de l'histoire ancienne, mais je voudrais leur demander un peu de patience et de compréhension. C'est important de se rappeler que le Concile a été une période d'immense signification dans la vie de l'Église, de notre Institut et de chacun des Frères.

Dans son décret «sur l'aggiornamento de la vie religieuse» (Perfetae caritatis, 1965), le Concile a donné aux religieux mandat pour un renouveau de cette vie religieuse et a établi quelques principes pour le réaliser.

D'un autre côté, l'adaptation était nécessaire aussi du point de vue humain et ce, pour deux raisons. L'une visait à assurer une action pastorale plus efficace : si les religieux ont une compréhension plus claire des hommes et des femmes, des conditions et besoins de leur temps, ils pourront avoir sur le monde un jugement plus juste et verront mieux comment lui venir en aide. L'autre raison était le bien des religieux eux-mêmes : leur manière de vivre, de prier et de travailler doit correspondre à leurs besoins réels tant physiques que psychologiques.

Quand on regarde en arrière, on constate sans trop de surprise ce qui s'est passé : d'une part les religieux se mettaient à prêter attention et à la dimension de foi et à la dimension anthropologique de leur vie, et d'autre part, au même moment, en divers lieux on se mettait à donner priorité à tout ce qui concernait la personne.

L'intérêt de ces années postconciliaires, et dans l'Église et dans la société, devenait plus centré sur la personne : échapper au conformisme, pouvoir exprimer sa propre personnalité, développer ses propres talents, créer des relations interpersonnelles, introduire des concepts nouveaux d'autorité et d'obéissance…

Et tout cela se répandait sur les communautés. On mettait l'accent sur les relations entre l'individu et le groupe, la dynamique de groupe, l'affection et l'intérêt, la prise de décision, la consultation, le rôle des supérieurs et des chapitres. Et cela a eu beaucoup de bon, mais selon moi, il n'en est pas moins vrai que parfois on s'est largement livré au narcissisme.

En même temps, beaucoup d'autres grands changements survenaient dans la société et dans l'Église. Je ferai seulement allusion à trois d'entre eux : éducation, débats sur justice et paix, prière.

Dans les années 60, l'éducation est devenue très complexe et allait le devenir plus encore. Maints changements survenaient dans les programmes et les systèmes, de nouvelles exigences dans la conception d'une profession, donc le besoin de plus hautes études, non seulement dans chaque sphère concernée, mais aussi dans l'organisation même de l'éducation.

Dans certains pays, nos élèves semblaient avoir fait une révolution culturelle en une nuit. Cela nous prenait par surprise et parfois nous laissait soit désemparés et impuissants, soit au contraire résolus à relever ce nouveau défi. Il fallait abandonner les vieux modèles pédagogiques et tenter de nouvelles voies. Les jeunes mettaient en question tout ce qui relevait du passé et exigeaient le dialogue, ce qui amenait chacun à mettre sur la table son expérience personnelle. Les collaborateurs laïcs devenaient de plus en plus nombreux, même dans l'enseignement religieux et quelques-uns d'entre nous se demandaient si nous avions encore quelques raisons d'être, et si oui, comment «nous» étions différents d'«eux» ?

Dans le même temps, l'Église devenait plus sensible à certains appels de l'Évangile : justice, paix, option pour les pauvres. Les Frères parfois étaient mal à l'aise et sans réponse. Comment fallait-il faire pour répondre en fidélité à ces appels ? Comment pouvions-nous entreprendre de nouveaux projets tout en maintenant nos engagements existants avec les effectifs qui se réduisaient ? Contribuions-nous à maintenir des situations injustes dans des sociétés où nous éduquions les enfants de la classe possédante qui, elle, n'avait aucun désir de partager le pouvoir économique et politique avec le reste de la nation ?

Quant à la prière, bien des Frères mettaient en question les structures du passé et les contestaient. C'était un peu normal et cela introduisait une nouvelle liberté dans notre vie de prière, mais nous n'étions pas toujours bien préparés pour une plus grande responsabilité personnelle. Les uns devinrent insouciants à cet égard, se cherchant aussi des justifications pour leur abandon. D'autres pensaient que de nouvelles formes et de nouvelles méthodes seraient la solution ; prière partagée, groupes de prière, week-ends de prière, formes orientales de prière… Cela a eu du bon pour certains, mais en a laissé d'autres sur leur faim. Et, bien entendu, il en est plus d'un qui peut se souvenir des tensions communautaires créées à cause de ces nouvelles formes de prière. Je revois encore un Frère ancien claquant la porte de la chapelle parce qu'un jeune Frère avait osé faire quelque petit changement dans la récitation du chapelet.

LA RÉFLEXION DE L'INSTITUT

Naturellement, notre réflexion sur notre Institut a été influencée par ces changements et d'autres. Avec les nouvelles théologies qui fleurissaient et les nouvelles pratiques qui entraient en action, bien des Frères, consciemment ou inconsciemment, bagarraient pour faire une synthèse de tout cela. Les vieux clivages s'en étaient allés ; l'Église n'était plus la «société parfaite» mais tout simplement le Peuple de

Dieu au service du Royaume ; la vie religieuse n'était plus considérée comme une voie «supérieure», car tous les chrétiens, clercs, religieux, laïcs participaient au même appel à la sainteté et à la mission ; rien ne pouvait plus être considéré comme exclusivement séculier, car désormais les signes du sacré pouvaient être trouvés dans le profane ; l'apostolat n'apparaissait plus dans une place secondaire par rapport à la vie de prière…

Parfois les documents du Concile eux-mêmes ne rendaient pas le service qu'ils auraient dû. Sous certains aspects, l'enseignement de Lumen gentium sur la vie religieuse portait encore des traces de la tradition monastique, chose compréhensible vu l'influence des abbés et des moines qui étaient présents au Concile comme théologiens.

L'enseignement de Perfectae caritatis sur la dimension apostolique de la vie religieuse est plus clair que celui de Lumen gentium. Il y a bien des raisons à cela, l'une étant dans les interventions du Supérieur général des Missionnaires du Sacré-Cœur. Celui-ci affirmait très fort que «l'action apostolique n'est pas quelque chose de surajouté, secondaire ou accessoire, mais appartient à la nature même de cette forme de vie» (religieuse apostolique). La mouture finale de Perfectae caritatis incorpora donc ses idées : «Dans ces Instituts de vie active, toute la vie religieuse est imbue d'esprit apostolique et toute l'activité apostolique est informée par un esprit religieux.»

Et voilà notre Chapitre général spécial de 1967-68 disant dans l'article 33 des Constitutions d'alors :

«Le Christ, envoyé par le Père

pour racheter le monde dans l'Esprit, est le modèle parfait

d'une vie unifiée dans l'amour.»

 

A notre tour, envoyés dans le monde,

nous devons trouver l'unité de notre vie

en demeurant unis au Christ,

comme le cep à la vigne.

 

et ensuite, encore plus explicitement :

«Les aspects apparemment divers de notre état religieux :

prière, relations fraternelles, apostolat,

deviennent dans la foi, les formes d'un seul désir :

accomplir la volonté du Père.»

Je pense que ces lignes sont la meilleure description de la vie de bien des Frères anciens. Leur vie a été vraiment unifiée par l'amour de Jésus et de Marie, l'amour pour leurs Frères, l'amour pour les jeunes qu'ils ont servis dans un très réel esprit d'obéissance.

Huit ans plus tard, le Chapitre de 1976 faisait un pas de plus vers l'approfondissement de notre réflexion sur cette «unité dans notre vie». Un grand nombre de délégués réunis en une Commission du Chapitre réfléchissaient à la question et mettaient en commun les fruits de leur enquête et de leur discussion. Dans leur recherche ils suggéraient que les Frères puissent trouver cette unité de différentes façons : pour certains ce serait l'élément de consécration qui unifierait leur vie ; pour d'autres l'apostolat, pour d'autres encore la prière ou la vie communautaire.

La Commission a étudié les moyens qui permettraient à chacun de ces Frères de trouver un dynamisme unificateur pour tous. On a noté une évolution dans la manière de comprendre et d'expliquer ce processus.

«Il y a donc, dit la commission, un manque de vraie unité parmi les divers éléments qui entrent dans la construction de notre vie religieuse, mais ce n'est pas d'abord une question morale. C'est un phénomène très semblable à celui d'un système biologique qui a été profondément perturbé et qui est à la recherche d'un nouvel équilibre.

Applicable à toute cette question est l'évolution qui a eu lieu dans In compréhension de la vie religieuse depuis le Concile Vatican II. Perfectae caritatis a reconnu le caractère spécial des Instituts apostoliques. Ils ont leurs propres structures et leur manière d'agir qui sont différentes de celles d'autres ordres religieux.

Cette évolution dans la pensée de l'Église signifie que nous, Frères maristes, devons trouver notre place plus clairement comme Institut mariste apostolique et ainsi découvrir à nouveau notre spiritualité mariste.»

Le très valable compte-rendu que la commission a soumis au Chapitre s'intitulait : «Prière, Apostolat et Communauté.» II incluait des propositions qui ont été discutées et officiellement adoptées par le Chapitre. Par exemple : 

«On leur demande aussi de continuer l'étude de notre spiritualité mariste apostolique qui a été encouragée par le Chapitre actuel.» 

C'est, peut-être la première fois, que le terme Spiritualité mariste apostolique trouve sa place dans la documentation de l'Institut.

La réponse du Chapitre à ce document ajoutait encore la note suivante : 

«Le Chapitre général réaffirme l'importance pour les Frères d'une vie unifiée : leur consécration religieuse, leur vie de prière et d'apostolat vécues en communauté selon l'esprit des Constitutions.

Il recommande que dans le travail de rénovation, le Conseil général et les gouvernements provinciaux accordent une attention toute spéciale à ce besoin vital d'unification.» 

Ce document sur «Prière, apostolat et communauté» a fini par être connu sous le nom familier de «Document PAC» et largement utilisé dans tout l'Institut lors des retraites, des assemblées et des programmes de renouveau.

Cela nous amène au 18ième Chapitre général (1985) qui rédige de nouvelles Constitutions et parle ainsi : 

«La spiritualité léguée par Marcellin Champagnat est mariale et apostolique. Elle jaillit de l'amour de Dieu, se développe par le don de nous-mêmes aux autres et nous conduit au Père. Ainsi s'harmonisent notre vie apostolique, notre vie de prière et notre vie communautaire (art.7). 

Avec de nouvelles Constitutions comme guide, nous continuons à explorer et approfondir notre compréhension de la spiritualité mariste apostolique, afin de progresser vers cette harmonie.

————————————————————————-

 

 

RETOUR

Circulaires 399...

SUIVANT

Circulaires 401...