Circulaires 404

Benito Arbués

1998-05-08

I. PRIORITES DU CONSEIL GENERAL JUSQU'EN 2001
II. FIDELITE A LA MISSION DANS DES SITUATIONS DE CRISES SOCIALES
* Le martyre est un don
* Nouvelle ère de martyrs
* Martyrologe mariste
* Nos martyrs d'Afrique en 1994 et 1996
III. DISCERNER LA MISSION DANS DES SITUATIONS DE CRISES
a) Conflits sociaux qui ont fait l'objet d'un discernement :
- L'Algérie
- Le Ruanda
- Bugobe–Nyamirangwe
- District du Congo (ex–Zaïre)
b) Références qui nous ont aidés dans le discernement sur la situation au Zaïre, dans la région des Grands Lac
c) Processus de réflexion et de discernement
1)Informations sur la situation dans la région, afin de mieux comprendre.
2) Critères de base pour le discernement, préparés par le groupe de réflexion.
3) Orientations pour le discernement personnel de. Frères

IV. UN TEMOIGNAGE QUI NOUS ENCOURAGE CLES POUR LA LECTURE DES EVENEMENTS
a) Vivre les conflits dans l'esprit de Jésus et de l'Evangile.
b) La gratuité vécue comme un signe privilégié dans la recherche de la réussite.
c) L'audace évangélique comme dimension prophétique
d) L'efficacité de la croix ou "la fécondité " du grain de blé qui meurt. (Jean 12, 24)
e) "Tes chemins sont saints" (Psaume 77, 14), ou la confiance en la souffrance.
V. CONVICTIONS QUI PRENNENT FORCE EN MOI
ANNEXES
Annexe I : Divers témoignages
Annexe II : Liste des Frères martyrs
Annexe III : Suggestions pour une célébration ou pour des rencontres communautaires.

V.J.M.J.

  404

CIRCULAIRES DES SUPERIEURS GENERAUX

DE L'INSTITUT DES

FRERES MARISTES DES ECOLES 

 Vol. XXX, n°2 

 

FIDELITE A LA MISSION DANS DES SITUATIONS

DE CRISES SOCIALES  

 

Maison générale

Rome, le 8 mai 1998 

SOMMAIRE

I. PRIORITES DU CONSEIL GENERAL JUSQU'EN 2001         
II. FIDELITE A LA MISSION DANS DES SITUATIONS DE CRISES   

* Le martyre est un don          

*Nouvelle ère de martyrs        

*Martyrologe mariste  

*Nos martyrs d'Afrique en 1994 et 1996        

III. DISCERNER LA MISSION DANS DES SITUATIONS DE CRISES

a) Conflits sociaux qui ont fait l'objet d'un discernement :

–  L'Algérie         

– Le Ruanda          

–  Bugobe–Nyamirangwe         

–   District du Congo (ex–Zaïre) 

b) Références qui nous ont aidés dans le discernement sur la situation au Zaïre, dans la région des Grands Lac

c) Processus de réflexion et de discernement            

1)Informations sur la situation dans la région, afin de mieux comprendre.  

2) Critères de base pour le discernement, préparés par le groupe de réflexion.     

3) Orientations pour le discernement personnel de. Frères 

IV. UN TEMOIGNAGE QUI NOUS ENCOURAGE CLES POUR LA LECTURE DES EVENEMENTS    

a) Vivre les conflits dans l'esprit de Jésus et de l'Evangile.

b) La gratuité vécue comme un signe privilégié dans la recherche de la réussite.    

c) L'audace évangélique comme dimension prophétique

d) L'efficacité de la croix ou "la fécondité " du grain de blé qui meurt. (Jean 12, 24)  

e) "Tes chemins sont saints" (Psaume 77, 14), ou la confiance en la souffrance.   

  V. CONVICTIONS QUI PRENNENT FORCE EN MOI    

ANNEXES        

Annexe I : Divers témoignages           

Annexe II : Liste des Frères martyrs   

Annexe III : Suggestions pour une célébration ou pour des rencontres communautaires.

– – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – – –  

     Mes Chers Frères :

Je reprends contact avec vous pour vous exposer les priorités du Conseil général pour les prochaines années et pour faire mémoire de l'expérience du martyre que nous avons vécue dans l'Institut depuis 1994.

Je sais que ces périodes de l'année ne sont pas très indiquées pour l'envoi de documents, car les communautés de l'hémisphère Sud sont plutôt chargées avec les préoccupations et les obligations de fin d'année scolaire. Mais, au cours des retraites, il vous sera plus facile de trouver du temps pour lire ces pages et pour faire mémoire de la fidélité de nos Frères et des martyrs que l'Eglise compte chaque année.

1. Fin Mars, nous avons terminé les sessions plénières du Conseil général qui ont duré deux mois et ont été centrées sur une évaluation des quatre dernières années, sur la 'relecture de la Conférence générale et sur l'élaboration des priorités que nous avons retenues jusqu'en 2001. Nous avons vécu des journées d'intense réflexion, de discernement et de communion avec vous tous. La réalité de l'Institut dans la double perspective de ses limites et des signes de vitalité, éveille en nous l'espérance devant l'avenir. Une espérance active et dynamique qui, sans ignorer les limites et les problèmes, nous permet pourtant de regarder l'avenir avec sérénité et avec foi, parce que nous sentons chez les Frères l'amour du charisme hérité du Père Champagnat et la profonde conviction de se sentir envoyés comme consacrés- en- mission, surtout auprès des jeunes, pour leur faire connaître Jésus Christ et les enthousiasmer par sa personne et par son message (cf. Const. 17).

Les nouvelles et les événements maristes qui nous sont parvenus ont nourri notre vie et notre prière. Je n'en mentionnerai que deux qui portent une signification particulière : l'étude de la guérison miraculeuse du Frère Heriberto Weber, par la Commission théologique de la Congrégation pour la cause des Saints et la disparition, dans le pacifique, des Frères Asema Williams et Ikenasio Lataimua, de Kiribati. L'heureuse conclusion de ces deux événements nous a causé une immense joie et sont des manifestations de l'amour miséricordieux de Dieu.

I. PRIORITES DU CONSEIL GENERAL JUSQ'EN 2001.

2. Sans prétendre vouloir exposer les divers sujets qui ont occupé l'agenda de nos sessions plénières, il me semble opportun de partager avec vous les priorités que nous avons retenues pour les prochaines années. Cela va vous permettre d'avoir une meilleure compréhension des orientations du Conseil général et, nous l'espérons, vous engager pour nous aider à les réaliser. Ces priorités sont d'abord pour le Conseil général, et non pour être imposées à tout l'Institut. Elles sont exprimées en termes précis dans un texte destiné à nous aider nous- mêmes. Ce texte a été ensuite complété par l'énoncé de la stratégie et des actions prévues par les commissions d'animation du Conseil.

Pour établir ces priorités, nous avons largement tenu compte des échos de la Conférence générale, de notre expérience des années écoulées et de l'animation que, comme Supérieur général et Conseillers généraux, nous souhaitons donner à l'Institut pour les années de mandat qui nous restent. Nous sommes arrivés à formuler trois priorités fondamentales pour cette période :

"Sans négliger les aspects ordinaires de gouvernement et de coordination qui leur incombent, le Frère Supérieur général et son Conseil veulent orienter leur action, pour ces prochaines année qui précèdent le XX Chapitre général, vers une dynamique qui engage la refondation de l'Institut.

Pour cela nous donnerons priorité :

1. A l'accompagnement des responsables de l'animation des Unités Administratives, dans une attitude de dialogue et en respectant les principes de coresponsabilité et de subsidiarité.

Dans cet accompagnement, nous nous centrerons sur les aspect signalés par le Frère Supérieur général dans son allocution de clôture de la Conférence générale :

a) La Spiritualité Apostolique Mariste

b) La Mission et la Solidarité

c) La Mission partagée : Frères et Laïcs

d) La Pastorale des Vocations.

2. A la poursuite de la coordination du processus de réflexion de partage et de prise de décisions en ce qui concerne la restructuration.

3. A la préparation du XX Chapitre général en comptant sur la participation de tout l'Institut.

J'en viens à expliquer brièvement chacune de ces priorités :

Première priorité : l'Accompagnement des responsables de l'animation.

Le sens de cette priorité s'enracine dans la reconnaissance di rôle capital que jouent les responsables chargés de dynamiser la vie e la mission des communautés et des œuvres maristes. 11 ne s'agit pas bien entendu, d'oublier les autres Frères et les Laïcs qui partagent la mission mariste ; c'est simplement un point fort qui caractérisera ces prochaines années.

Pendant les quatre premières années de notre mandat, nous avons consacré beaucoup de temps à visiter les Provinces et les Districts. Notre objectif était de prendre contact avec le plus grand nombre de Frères, si possible avec tous, pour mieux connaître la réalité de leur travail et pour leur communiquer directement la compréhension que nous avons de notre charisme, de notre mission et d'autres aspects importants soulevés par le XIX Chapitre général.

Pendant les années qui restent, nous nous efforcerons de rencontrer plus particulièrement les groupes chargés d'animer la vie et la mission maristes. Dans cette optique, le domaine des contacts va être restreint d'une part, mais d'autre part il va s'étendre aussi aux Laïcs qui exercent cette mission d'animateurs de nos œuvres et des services d'éducation mariste.

Dans ces rencontres, nous souhaitons communiquer notre vision de l'avenir et réfléchir ensemble aux quatre aspects signalés plus haut, et à ceux auxquels la Conférence générale a été plus sensible.

Deuxième priorité : Continuer le travail commencé sur la restructuration

Le sujet de la restructuration, comme vous le savez, est une recommandation que le XIX Chapitre général a adressée au Conseil général. Dans notre processus de réflexion, comme Conseil et en dialogue avec les différents groupes, nous sommes allés, je crois, bien au- delà du texte capitulaire et bien au- delà de ce que nous avions envisagé au début. Nous avons cru comprendre que la vitalité de la mission mariste est en relation étroite avec les structures qui la favorisent ou la paralysent. De là, l'intérêt, et le temps que nous avons consacré à ce sujet.

Jusqu'à présent, nous nous sommes limités à la réflexion, à la planification et à des rencontres avec des groupes régionaux d'Unités Administratives. Il convient de dire qu'il existe des différences au niveau de l'étude en cours dans les diverses régions, mais nous avons constaté une magnifique collaboration de la part des Frères.

Nous avons répété à plusieurs reprises que nous n'avons pas de solutions a priori, mais nous constatons que dans les régions où le travail est plus avancé, des solutions possibles pour l'avenir commencent à apparaître.

Notre intention est de stimuler le processus de restructuration au cours de ces prochaines années, de façon que nous puissions arriver au prochain Chapitre général avec un travail suffisamment sérieux sur ce sujet difficile et compliqué. Il est également probable qu'au moment du Chapitre nous soyons déjà arrivés, dans certains cas, à des réalisations concrètes de restructuration.

Troisième priorité : Préparation du XX° Chapitre général.

Un Chapitre est une grâce pour tout l'Institut. Il exerce, selon les termes de nos Constitutions, "l'autorité suprême extraordinaire" et il est très important parce que « il exprime la participation de tous les Frères à la vie et à la mission de l'institut ainsi que leur coresponsabilité dans son gouvernement » (Const. 138)

Même s'il s'agit d'une tâche inévitable, que nous avons l'obligation de réaliser, nous voulons lui consacrer une attention toute particulière. Nous entrevoyons l'avenir de la vie mariste sous l'angle de la refondation, ce qui semble exiger du Chapitre Général des directives et des décisions sur ce à quoi nous devons réfléchir, directives et décisions qu'il faut mûrir suffisamment tôt pour permettre un discernement le plus lucide possible. Comment préparer les esprits et les cœurs pour qu'ils puissent accueillir la volonté de Dieu sur l'institut à l'aube de ce troisième millénaire ? Comment faire pour que les intuitions et les sentiments de tous les Frères, reçus comme d'authentiques médiations (cf. Const. 40), trouvent un écho dans l'Assemblée capitulaire ?

De plus, nous nous demandons combien de temps va prendre au Conseil général la préparation de la très prochaine canonisation du Père Champagnat. Je pense que nous pouvons et devons la situer dans le cadre des priorités signalées.

Nous voici engagés, mes Chers Frères. L'expérience me permet de dire que nous pouvons compter sur vous. J'en rends grâce à Jésus et à Marie et, en même temps, je vous encourage à continuer à nous faire part de toute idée que vous considérez être un fruit de l'Esprit qui vit en nous.

II. FIDELITE A LA MISSION EN TEMPS DE CRISE SOCIALE

3. L'objet principal de cette circulaire est de partager avec vous la double expérience que nous avons vécue ces dernières années : celle de la mort violente de onze Frères et celle du discernement sur la mission en temps de crise sociale et de persécution ethnique. Je crois que nous avons tous vécu intensément les morts tragiques de nos Frères Henri Vergès (Algérie), Etienne Rwesa, Fabien Bisengimana, Gaspard Gatali, Pierre Canisius Nylinkindi, Joseph Rushigajiki et Chris Mannion (Ruanda), Servando Mayor, Miguel Angel Isla, Julio Rodriguez et Fernando de la Fuente ( Congo ex- Zaïre).

Dans la lettre apostolique Tertio Millennio Adveniente, le Pape nous rappelle que l'Eglise du premier millénaire est née dans le sang des martyrs. "Il s 'agit d 'un témoignage qu'il ne faut pas oublier"(N° 37). En écrivant ces pages, je voudrais contribuer, en ce qui me concerne, à répondre à ce souhait du Pape, tout en laissant aux Provinces respectives le soin de publier une biographie plus détaillée des onze Frères qui sont morts violemment en Afrique depuis 1994 et de recueillir toutes les informations possibles qui serviront l'histoire de l'Institut. Mon intention maintenant est de rendre un hommage de gratitude à ces onze Frères qui ont connu le martyre, et de nous aider, vous et moi, à faire mémoire du riche héritage qu'ils nous ont laissé.

Les circonstances de la mort de nos onze Frères sont bien différentes, comme aussi leurs motivations et l'option personnelle de chacun d'eux. Mais il y a des éléments communs : la fidélité à Jésus, l'amour de l'Institut, la solidarité avec ceux qui souffraient et, surtout, l'innocence : ils étaient innocents et sans défense ! Pour eux, il n'y a pas eu de jugements ni de procès, ils ont été simplement exécutés violemment, certains même brutalement.

Leur souvenir fait partie de la mémoire non seulement de l'Institut Mariste, mais aussi de l'Eglise parce que nos Frères se situent au- delà des limites canoniques de l'Institut Mariste et font définitivement partie du patrimoine de l'Eglise et de tant de personnes, surtout des jeunes qui se sentent interpellés par leur option radicale jusqu'à la mort.

4. Henri a pratiqué une évangélisation silencieuse, faite de présence, de dialogue et de pardon. Etienne Rwesa, Fabien Bisengimana, Gaspard Gatali et Pierre Canisius Nylinkindi sont restés au Ruanda malgré la violence qui s'est déchaînée dans ce pays le 6 avril 1994. Ils ne se sentaient pas menacés personnellement et ont jugé que leur présence pouvait apporter quelque chose aux populations.

Chris Mannion et Joseph Rushigajiki, conscients des risques qu'ils couraient, se sont mis en route parce qu'il y avait à Save des personnes dont la vie était menacée.

La communauté de Bugobe a décidé de rester par amour, pour un peuple de réfugiés qui avait été abandonné de tous. Son témoignage parmi les réfugiés et son "amour jusqu'à la mort" interpelle surtout les jeunes. Il a permis, à eux et à nous, d'être plus conscients des situations douloureuses que vit l'humanité et de l'urgence de grandir en solidarité. Ces morts nous rappellent le courage de ces hommes et de ces femmes qui choisissent de rester aux côtés du pauvre et de celui qui n'a rien, qui sont le visage visible de l'amour de Dieu et "le signe vivant de la tendresse du Père ". (Const. 21)

5. Leur témoignage, comme celui de notre vie de Frères – consacrés – pour- la – Mission, ne peut être compris qu'à la lumière du sacrifice de Jésus Christ. Ils ont librement choisi de rester par amour et en solidarité avec ceux qui ne pouvaient fuir, et leur option est née de l'expérience de l'amour de Dieu pour eux et pour les autres. C'est pourquoi leurs morts sont des signes de vie et de résurrection pour l'Institut.

Il ne suffit pas de recueillir leurs reliques et de leur élever des monuments, mais nous devons essayer de les imiter, d'assumer leur radicalité, leur attitude de témoins, les raisons de leur vie et de leurs options, et de faire fructifier leur sang en œuvres de vie qui rejaillissent dans l'éternité. Nous pourrons ainsi faire la preuve qu'ils n'ont pas espéré ni ne sont morts en vain.

L'Evêque Pedro Casaldàliga, défenseur des Indiens d'Amazonie, dans une de ses lettres pastorales de 1996, mettait en garde ses diocésains contre le danger de trois tentations qui nous guettent : renoncer à faire mémoire, renoncer à la croix et renoncer à l'utopie et à l'espérance, en cédant à l'immédiat et au pragmatisme.

Surprenant est l'effort fait par certaines sociétés (et groupes d 'Eglise) pour effacer de leur mémoire les martyrs chrétiens de leur propre pays. Rappeler leur souvenir n'est pas toujours agréable parce que cela apparaît comme un jugement sur le monde en soulignant ses mensonges et son péché. Beaucoup de ces martyrs ont été des promoteurs des Droits de l'Homme, de la paix, de la justice et de la dignité de la personne. Par leur vie et par leur mort, ils ont dénoncé l'injustice dans les structures de notre société, injustices dont souffrent surtout les pauvres. "On tue celui qui dérange", disait l'Archevêque Oscar Romero, assassiné au Salvador en 1980 et on a supprimé celui qui dérangeait.

Ces dernières années, certaines églises locales ont institué un jour particulier pour rappeler et célébrer les martyrs du XX° siècle. J'ai participé deux fois à la célébration liturgique organisée chaque année à Rome par la Communauté des laïcs de San Egidio qui invite des représentants d'autres églises chrétiennes parce qu'elles ont aussi leurs martyrs. Cela me paraît être une initiative intéressante.

Le martyre est un don

6. "Le martyre est considéré par l'Eglise comme un don très précieux et comme la preuve suprême de l'amour" (Lumen gentium, 42). Rahner disait que c'est la mort chrétienne par excellence. Cette conception du martyr a été constante dans la tradition chrétienne, tant en théologie que dans la dynamique et dans la liturgie. Le souvenir et la vénération des martyrs ont été très importants pour les chrétiens de toutes les époques. Déjà, au premier siècle on les appelait "les témoins" (martyrs) exceptionnels de la foi au Seigneur et on trouvait dans leur exemple l'inspiration et la force, parce que ce sont des références d'identité et d'imitation.

Les références que les documents officiels de l'Eglise actuelle font au martyre et aux martyrs sont très nombreuses. J'en cite quelques- unes du Pape Jean Paul II :

"L'amour dont Jésus a aimé le monde trouve son expression suprême dans le don de sa vie pour les hommes (cf. Jean 15,13), manifestant ainsi l'amour que le Père a pour le monde (Cf. Jean 3,16). C'est pourquoi, la nature du Royaume c'est la communion de tous les êtres humains entre eux et avec Dieu" (Redemptoris Missio, n°15).

"La preuve suprême de l'amour est le don de la vie jusqu'à l'acceptation de la mort pour témoigner de la foi au Christ. Comme toujours dans l'histoire chrétienne, les "martyrs", c'est- à- dire les témoins, sont nombreux et ils sont indispensables à la marche de l'Evangile. A notre époque aussi il y en a beaucoup : évêques, prêtres, religieux et religieuses, laïcs, parfois héros inconnus qui donnent leur vie en témoignage de leur foi. Ce sont eux les messagers et les témoins par excellence" (Redemp. Missio, n° 45).

Le martyre est un don et en quelque sorte le résultat d'un plan qui ne correspond pas nécessairement à un projet de sanctification personnelle, mais c'est un événement par lequel Dieu montre l'efficacité de son amour dans la personne qui donne sa vie pour les autres. C'est la plus grande manifestation du Royaume de Dieu en ce monde, et il faut savoir la comprendre, l'assumer et l'interpréter comme une "épiphanie". Cette manifestation fait partie de la vie de l'Eglise, mais elle doit être considérée davantage comme une disposition permanente que comme une réalité qui se répète. L'auto- candidature au martyre pourrait être soupçonnée de fanatisme.

Le dramaturge anglais T.S. Elliot, dans son œuvre Assassiné dans la Cathédrale, met dans la bouche de Thomas Beckett, Archevêque de Cantorberry, assassiné pour sa fidélité à l'Eglise le 29 décembre 1170, ces paroles :

« Un martyr chrétien n'est en rien un accident. Encore moins le martyre d'un chrétien ne peut être le résultat d'un acte de volonté d'un homme qui veut être martyr. Un martyr, un saint, c'est toujours un fait inscrit dans le dessein de Dieu, dans son amour pour les hommes, afin de les avertir et de les guider pour les remettre dans ses voies. Un martyr n'est jamais le résultat d'un plan humain, car le vrai martyr est celui qui est devenu instrument de Dieu, qui a remis sa volonté à la volonté de Dieu, qui ne l'a pas perdue mais plutôt retrouvée, car il a trouvé la liberté en se soumettant à Dieu. Le martyr ne souhaite rien pour lui- même, ni même la gloire de subir le martyre- .

Nouvelle ère de martyrs

7. La liste des martyrs du XX siècle m'impressionne , hommes et femmes, jeunes et adultes, catéchistes, évêques et prêtres, religieuses, religieux, laïcs engagés pour la paix et pour la justice… A cette longue liste s'ajoute ces jours- ci le nom de l'évêque Juan Gerardi au Guatemala, défenseur infatigable des droits de l'homme, des indigènes du Quiche et de la paix qui se construit à partir de la vérité et de la justice.

Certains ne sont pas morts de la main des "païens" ni des "communistes", mais ils ont été assassinés par des "chrétiens" dont le dieu est le pouvoir et l'exploitation, ou simplement qui ont été aveuglés par la violence de la guerre. Nous vivons une nouvelle ère de martyrs ; beaucoup de leurs noms nous sont inconnus, mais il y en a des milliers et des milliers que nous ignorons et que Dieu seul connaît.

Le martyre est un fait historique présent dans l'Eglise depuis le sacrifice de Saint Etienne jusqu'à nos jours. Il s'agit de chrétiens qui, pour leur foi, ont subi la mort violente de la main de leurs persécuteurs. Les actes et les conditions extérieures du martyre ont changé selon les époques et les contextes culturels, mais, pour l'essentiel, le fait reste le même et a les mêmes raisons : des hommes et des femmes meurent de mort violente pour avoir choisi de rester fidèles à leur vocation chrétienne à la suite de Jésus.

 L'Eglise du XX° siècle a des martyrs qui font sa gloire et son honneur. Ce sont eux qui rendent l'Evangile crédible parce qu'ils sèment l'espérance et donnent la conviction qu'il est possible de vivre fraternellement comme dans une famille humaine. Plus encore, ils construisent une identité ecclésiale, dans ce sens que l'Eglise ne sera Eglise du Christ que si elle est disposée à vivre et à participer au martyre de Jésus Christ.

"En ce siècle, comme à d'autres époques de l'histoire, des hommes et des femmes consacrés ont rendu témoignage au Christ Seigneur par le don de leur vie. Ils sont des milliers, ceux qui, contraints à se réfugier dans les catacombes à cause de la persécution de régimes totalitaires ou de groupes violents, entravés dans leur activité missionnaire, dans l'action en faveur des pauvres, dans l'assistance aux malades et aux marginaux, ont vécu et vivent leur consécration au prix de souffrances prolongées et héroïques, et souvent en versant leur propre sang, étant ainsi pleinement configurés au Seigneur crucifié. " (Vie Consacrée n° 86).

8. Pendant des siècles, on a considéré martyr celui qui acceptait de mourir pour la foi, de manière libre et résignée. Le terme de "foi" comprend aujourd'hui aussi la morale chrétienne, ainsi que le montre le fait que l'Eglise vénère comme martyre Sainte Maria Goretti, assassinée pour défendre sa chasteté. Ces dernières années le concept de martyre s'est étendu et Karl Rahner y a beaucoup contribué. Outre le martyre perpétré en haine de la foi, l'Eglise reconnaît celui qui vient de l'amour et de la charité ou de la pratique des vertus chrétiennes (justice, paix, défense des pauvres, de la dignité de la vie et d'autres réalités et valeurs chrétiennes). Une telle extension du concept de martyre a une grande importance pratique très concrète pour le christianisme et pour l'Eglise qui veulent prendre conscience de leurs responsabilités quant à la justice et à la paix du monde (cf. Rahner en Concilium, n° 183). Le procès de béatification du Père Maximilien

Kolbe a commencé par considérer la cause d'un confesseur et le procès de canonisation l'a proclamé martyr d'un amour chrétien désintéressé qui l'a porté à prendre la place d'un condamné à mort, dans le camp de concentration d'Auschwitz.

Martyrologe Mariste

9. Il y a cent cinquante et un ans avait lieu le martyre du Frère Jacinto, dans l'Ile de San Cristobal, (Iles Salomon Sud). Ce Frère qui avec sept autres postulants a inauguré le noviciat de Vauban le 8 décembre 1839, en présence du Père Champagnat, faisait partie de la mission que dirigeaient ensemble les Pères de la Société de Marie et les Frères Maristes. En décembre 1845, Monseigneur Epalle (l'un des enfants que catéchisait au Rosey, Marcellin séminariste) est mort assassiné en arrivant sur l'île et le 20 avril 1847 sont morts également assassinés, deux Pères Maristes et le Frère Jacinto. Dans sa circulaire du 1° août 1848, le Frère François nous fait l'éloge de cet excellent Frère, premier martyr de notre congrégation. A la page 457 du Tome I des circulaires, est reproduite la carte du missionnaire Frère Gennade qui donne les détails de sa mort.

Après lui, il y a eu 203 autres Frères Martyrs, et un postulant de Chine. Le groupe le plus nombreux, 175 Frères, est celui d'Espagne. Dans l'une des annexes ci- après, vous trouverez davantage d'informations les concernant.

Certainement que beaucoup de Frères de l'institut vont avoir la même impression que moi ; je croyais connaître assez bien l'histoire de nos martyrs, mais l'année dernière, lors de ma visite aux Frères de Papouasie- Nouvelle Guinée et Iles Salomon, j'ai eu l'occasion d'en apprendre beaucoup sur trois Frères missionnaires de la Province d'Australie, sur lesquels je connaissais peu de choses. Je fais allusion aux Frères John William (John Roberts), Augustine (Fréderick Mannes) et Donatus (Francis Fitzgerald), qui ont été missionnaires dans les Iles Salomon en 1938. Leur arrivée dans l'Ile de San Cristobal est rapportée dans le Bulletin de l'Institut, 1938, tome XVI. Ils ont disparu de leur école dans le village de Chabai (Ile de Bougainville) en 1942 et ont été faits prisonniers par les japonais. A la fin de la guerre, après de sérieuses recherches, on les a déclarés morts. On suppose qu'ils ont été assassinés fin 1942 ou en 1943, dans l'île de Sahano.

Mais il y a un groupe très nombreux de Frères qui, même s'ils n'ont pas versé leur sang, ont été des héros dans leur vie de tous les jours, dans leur travail missionnaire et dans leur engagement généreux. Certains d'entre eux ont proprement risqué leur vie par amour et par solidarité avec d'autres, dans des situations de crises sociales, de guerres ou en raison de l'instabilité politique de certains pays. J'ai eu la chance de rencontrer et d'échanger avec plusieurs d'entre eux et je vous dis que j'éprouve une grande admiration pour leur fidélité et leur courage. Je suis fier d'avoir des Frères aussi extraordinaires. Pour les connaître, il suffirait de rappeler les pays qui ont souffert le fléau de la guerre ou de la violence ces trente dernières années et de prendre la liste des Frères qui s'y trouvaient à ces moments- là.

Nos martyrs d'Afrique en 1994 et en 1996

10. Je ne crois pas me tromper en vous disant que l'expérience des onze Frères qui sont mort de la violence en Afrique au cours de ces deux années, a fortement marqué l'Institut. Cela nous a humainement et moralement secoués et a déclenché tout le courant de générosité et d'audace que demandent les documents capitulaires ; il fallait que ce courant renaisse pour créer de la VIE. Je considère qu'une grâce nous a été donnée qui nous a aidés à oublier notre peur devant les situations imprévues, face à nos limites, et à grandir en solidarité. Ils sont nombreux parmi nous ceux qui ont fait un pèlerinage de solidarité sans sortir de chez eux, parce que les événements nous ont sensibilisés au drame que vivent les réfugiés et à la tragédie de la guerre.

A mesure que se déroulaient tous ces événements douloureux, nous avons envoyé aux Provinces des informations sur ce qui se passait. Malgré les années déjà écoulées, nous n'avons pas obtenu d'informations fiables qui nous permettent de connaître les derniers moments des onze frères qui ont été violemment assassinés, à l'exception d’Henri Vergès dont la mort a eu des témoins oculaires et grâce au témoignage courageux de l'Eglise d'Algérie.

Pourquoi et où a- t- on tué Etienne Rwesa ? Pourquoi a- t- on tué Fabien, Gaspard, Canisius, Chris, Joseph, Servando, Miguel Angel, Julio et Fernando ? Qui les a tués ? A ce jour, ce sont encore des questions sans réponses et peut- être ne les aurons- nous jamais avec certitude.

Devant ces interrogations, il sera difficile d'en comprendre d'autres encore plus vastes et plus profondes quant à l'absurdité de ces événements dramatiques. Les Frères de Bugobe restent par solidarité avec les pauvres et pour soutenir les abandonnés en demandant l'application des droits de l'homme et des réfugiés. En retour, ils sont assassinés par les miliciens qui vivent dans le camp même, quelques- uns desquels avaient profité de l'aide directe des Frères.

Fabien, Gaspard et Canisius n'ont pas eu la possibilité de sortir du pays pour se mettre à l'abri et, quand les événements se sont aggravés, ils se sont réfugiés au séminaire de Kabgayi où avaient afflué des centaines de personnes qui croyaient que la proximité de l'évêché serait une protection pour le centre. De là, le Frère Canisius a écrit une magnifique lettre que je donne en annexe.

Les trois Frères avaient consacré leur vie à l'éducation chrétienne des jeunes. Le souvenir qu'ils ont laissé, c'est leur compréhension, leur bonté et l'amour des élèves, sans considération d'ethnie. Bien qu'ils fussent très connus dans la région, personne ne s'est intéressé à eux au moment de leur mort violente et injuste.

D'Etienne nous n'avons aucune nouvelle information. Il quittait le Ruanda en direction du Burundi et, en arrivant à la frontière, il a laissé les Frères pour aller au secours d'un groupe de religieuses et d'infirmières, pour les avertir du danger dans cette zone et les conduire par un chemin moins dangereux. Il paraît qu'aucune de ces personnes n'a survécu.

Chris et Joseph ont parcouru le Ruanda d'un bout à l'autre. Ils ont obtenu l'autorisation de revenir à Save pour évacuer un groupe de personnes en danger. Ils ont tous les deux risqué leur vie et le résultat, c'est leur mort sous les balles des soldats de la même famille ethnique que les personnes qu'ils allaient secourir. Chris vivait intensément les événements et plus encore à ce moment- là, parce que la vie de plusieurs Frères étaient menacée. Son voyage au Burundi et au Ruanda était un service exceptionnel de délégation et d'animation.

Je continue à avoir bien des incertitudes sur les derniers instants de sa vie. Les explications officielles qui nous ont été données m'ont paru confuses et peu fiables. On n'a jamais su l'identité exacte du cadavre calciné dans la voiture et qui a été ensuite enterré dans notre cimetière de Save. Il ne sera pas facile de déterminer avec certitude de qui est le corps en question, vu l'état de grande calcination où il était.

Ces évocations ne sont qu'une petite partie de l'histoire de nos onze Frères, mais il y a une autre partie, la plus importante, qui appartient déjà à l'héritage et au patrimoine spirituel de l'Institut. Je fais allusion au témoignage de nos onze Frères et au choix audacieux et librement accepté par certains d'entre eux, surtout par Henri Vergès, par Chris et Joseph et par la communauté de Bugobe.

III. DISCERNER LA MISSION DANS LES SITUATIONS DE CRISE SOCIALE

11. En 1994, au moment des assassinats en Algérie, une personne m'avait remis une copie de la lettre que Saint Augustin écrivait à l'évêque Honorato devant l'invasion de la Numidie, en Afrique du Nord, par l'armée des Vandales. ( Lettre 228). Sur leur passage victorieux les barbares semaient partout la désolation : ils tuaient les hommes et les enfants, emmenaient les jeunes en esclavage, violaient les femmes, détruisaient les églises et dispersaient les communautés chrétiennes. Dans cette situation de terreur, Honorato demande conseil à son collègue et ami Augustin, évêque d'Hippone : "Pendant cette invasion des ennemis, que devaient faire les évêques et le clergé ? Partir ou rester avec le peuple chrétien ?"

Dans sa réponse, Saint Augustin lui donnait des critères et des orientations pastorales quant à la fidélité des pasteurs en temps de persécution ; et en conclusion, il lui disait :

« Je vous dis ce que je crois être la vérité et la vraie charité. Si tu trouves un meilleur conseil, je ne t'interdis pas de le suivre. Cependant il n'y a rien de meilleur que de prier le Seigneur pour qu'il nous prenne en pitié. Des hommes très saints et très savants ont eu le mérite de le faire en restant fidèlement unis à leur église, sans que les contradictions les aient fait changer d'avis ».

C'est un texte très connu par les évêques et par les communautés religieuses d'Algérie et il a été le point de référence dans leur discernement sur la décision de rester ou de partir devant les persécutions et les menaces qui planaient sur eux. Moi aussi je l'ai relu plusieurs fois et j'ai suivi de près le discernement de l'Eglise d'Algérie dont la réflexion et les décisions m'ont inspiré et conforté pour aider à affronter les crises sociales qui touchent nos communautés d'Afrique et sur lesquelles le Conseil général a une responsabilité particulière.

Dans beaucoup de ces situations dramatiques, le Conseil général avait très peu de pouvoir pour les résoudre ou pour aider les Frères. Il y eut d'autres cas dans lesquels j'ai accepté le choix des Frères et je leur ai accordé mon soutien humain et spirituel. Dans de tels choix, le discernement et les décisions définitives sont difficiles, selon les points de vue et les lectures différentes qu'on peut en faire.

12. Il est évident qu'on aurait pu interrompre la présence des Frères à Alger et à Bogobe, ou bien le voyage de Chris et de Joseph à Save et l'on aurait ainsi évité leur mort violente. Mais, quel est le rôle d'un Frère Provincial ou du Frère Supérieur général dans des situations semblables ? Je crois que, comme toujours, c'est d'aider à discerner entre ce qui vient de Dieu et ce qui relève de motivations d'un autre ordre. La sécurité des personnes doit toujours être une préoccupation, mais elle ne doit pas être l'unique ni la plus importante. Nous aurions alors dû, dès le début, éviter de fonder ces deux communautés et d'autres encore en situation semblable et nous cantonner aux régions tranquilles, loin des frontières où se vivent les situations les plus dramatiques de l'humanité.

Il y a actuellement des communautés maristes qui luttent vaillamment dans des situations de crise. Mais, affecté par l'actualité brûlante des conflits, en écrivant ces lignes je pense tout particulièrement aux communautés du Chiapas et de Bougainville qui ont choisi de continuer au service des pauvres, malgré les risques encourus. Je pense que nos Frères de toutes ces communautés reproduisent, peut- être pas aussi explicitement que lui, l'attitude d'extrême courage de Monseigneur Romero, quand il a refusé la protection des gardes de sécurité et la voiture blindée que lui offrait le Président de la République :

« Je le remerciai et envoyai mon salut à Monsieur le Président, en lui disant respectueusement que je n 'acceptais pas cette protection, car je voulais vivre les mêmes risques que le peuple ; que ce serait un contre- témoignage pastoral que de me déplacer en toute sécurité alors que mon peuple vit dans une si grande insécurité » (Son agenda : 07.1979).

Cette dimension du risque pour la vie des frères a été le point le plus dur et le plus douloureux pour les Supérieurs au moment de prendre des décisions qui prennent en compte les personnes et la fidélité à la mission dans des situations de crises sociales. C'est un problème de conscience très important : où sont les limites entre le choix de solidarité que font les Frères et le choix de la prudence ? Pourquoi freiner les inspirations de l'Esprit et les saines aspirations qu'il suscite dans le cœur des certains Frères ?

a) Conflits sociaux qui ont été l'objet de discernement
Algérie

13. En 1994, les Evêques et les Supérieurs majeurs ont eu une rencontre pour réfléchir à la situation de l'Algérie qui se dégradait de façon alarmante, et cette rencontre s'est poursuivie au sein de la communauté ecclésiale parce que les décisions devaient être prises à ce niveau. Nos deux Frères ont fait leur discernement avec leur Provincial et, conscients des risques qu'ils couraient, ils ont décidé de rester dans la Casbah, par solidarité avec le peuple algérien.

La mort d'Henri Vergès et de Paule Hélène comme martyrs a suscité une grande inquiétude chez les Evêques et chez les Supérieurs et Supérieures qui avaient des communautés en Algérie. A partir de ce moment, les réunions se sont multipliées pour discerner la situation et prévoir l'avenir des communautés et de la mission à accomplir avec ceux qui choisiraient de rester.

J'ai eu connaissance de quelques- uns de ces processus et, de façon plus détaillée, de celui des Sœurs Augustines Missionnaires. Début octobre 1994, les dix religieuses qui vivaient en Algérie se sont réunies avec la Supérieure générale, la Provinciale et l'Evêque. La décision personnelle de chacune des sœurs a été de continuer à travailler en Algérie. Et elles l'ont fait. Mais, quelques jours après, le 23 octobre, deux d'entre elles, Ester et Caridad, étaient assassinées dans la rue en se rendant à la messe. Il est bien facile de comprendre les sentiments que ces morts ont suscités et les interrogations qui ont surgi quant à l'avenir de la communauté. Les sœurs ont été de nouveau invitées à faire un discernement sur leur avenir, mais cette fois elles le firent en dehors de l'Algérie pour se donner plus de liberté intérieure. Elles ont réaffirmé leur décision de continuer avec le peuple algérien. Elles ont regroupé les communautés et ont établi des mesures d'ordre pratique pour passer plus inaperçues. L'ancien cardinal Duval a pleuré d'émotion en rencontrant les religieuses. L'année dernière, deux sœurs venant du Chili et d'Espagne, se sont jointes au groupe.

Ruanda

14. Comme vous vous en souvenez, la situation dans la région des Grands Lacs a été très complexe. Dans de telles circonstances, le Conseil général avait bien peu de solutions en son pouvoir. Malgré nos limites, nous avons fait un plan pour prévoir les urgences auxquelles nous pouvions répondre dès que se présenterait l'occasion et celles que nous devions animer discrètement et avec prudence. Certaines ont demandé un long temps de discernement.

Le conflit de 1994 au Ruanda nous a confrontés, impuissants devant la persécution ethnique contre un groupe de Frères, au problème de leur évacuation pour leur éviter une mort certaine. Même si quelques- uns ont réussi à fuir, quatre d'entre eux ont été assassinés et deux autres, ainsi que les postulants, sont restés cachés et protégés par leurs confrères, mais en danger de mort imminente.

Dans un bref message, on nous a demandé d'aller négocier l'évacuation des derniers Frères. Dans ce cas, nous n'avons pas eu besoin d'un long discernement, il fallait simplement agir au plus tôt. Chris Mannion s'est mis en route et a raconté plus tard l'action généreuse de Joseph Rushigajiki. Mais les balles des soldats ont rapidement mis fin, le 1ier juillet 1994, à une aventure d'amour et de générosité en faveur des Frères.

Après ces tristes événements, le District du Ruanda a eu deux assemblées. Dans la première, on a abordé la reconstruction du District et le problème du retour dans leur pays, des Frères qui le souhaitaient. La deuxième assemblée a porté une attention toute particulière aux problèmes de la réconciliation et de la mission.

Bugobe – Nyamirangwe

15. La communauté de Bugobe, bien que située en territoire zaïrois, appartenait au District du Ruanda. Le projet avait été lancé par six Frères ruandais avec l'aide de l'assemblée du District. Dès le début, la présence de Frères non africains est apparue opportune, car elle donnait un caractère d'internationalité.

A partir d'août 1995, la situation a commencé à se dégrader. Les risques devenaient de plus en plus grands pour les Frères ruandais, car ils se sentaient menacés en raison de leur origine et de leur présence dans les camps de réfugiés. Mais il était important d'assurer la continuité de l'œuvre ; c'était la volonté que les Frères du District avaient exprimée au cours de l'assemblée de Molo (Kenya) en février 1996. Devant les importantes difficultés extérieures, la communauté mariste de Bugobe a dû perdre son identité nationale et sa mentalité africaine et se réorganiser avec des Frères d'autres continents. L'expérience et la disponibilité de Miguel Angel et de Servando ont bien facilité la continuité. Peu après, Fernando de la Fuente arrivait dans la communauté et quelques mois plus tard, Julio Rodriguez arrivait à son tour.

L'accompagnement de la communauté et de l'œuvre a demandé de notre part beaucoup de temps et créé de l'inquiétude. Tous les trois mois, le Frère Jeffrey, Conseiller général, qui était mon délégué, s'est rendu en visite au Ruanda et bien sûr à Bugobe. Les camps de réfugiés vivaient des crises sociales et politiques fréquentes et imprévisibles. La fin tragique qu'ont connue les réfugiés s'annonçait probable, mais on pouvait espérer d'autres solutions plus humaines de la part des responsables de la politique internationale. En ce qui concerne le dénouement tragique qu'a connu la communauté mariste, les Frères l'avaient imaginé plutôt lointain et improbable. Ils ne se sentaient pas appelés au martyre, mais simplement à être de bons samaritains pour les réfugiés de Nyamirangwe. Bons Samaritains et FRERES qui ont été solidaires de ceux qui souffrent et qui manquent de tout, y compris d'une terre patrie.

Les appels et les communications téléphoniques ont été fréquents à mesure qu'augmentaient la tension et l'insécurité dans les camps de réfugiés. Y a- t- il eu discernement ? A- t- on pris trop de risques ? L'Archevêque de Bukavu, Christopher Munzihirwa, avait demandé aux missionnaires de rester, il leur donnait lui- même l'exemple, ce qui l'a conduit à la mort violente. Nos Frères de Bugobe ont accueilli son message en faveur de la paix et pour les réfugiés. Pour les Frères, l'Evêque Christopher était un homme de Dieu qui demandait avec courage la justice, la paix et la dignité des réfugiés.

16. Mes conversations téléphoniques avec Servando, Supérieur de la communauté, ont été fréquentes. Je regrette maintenant de pas les avoir enregistrées : sereines, pleines de foi, de clarté sur la décision qu'ils prenaient et sur les risques qu'ils encouraient. L'une des peurs qu'ils avaient était d'être assassinés par les rebelles qui approchaient, et ils se méfiaient aussi des éléments violents qui s'étaient infiltrés dans le camp de Nyamirangwe dans les dernières semaines d'octobre. Devant mon invitation insistante à quitter les lieux, sa réponse était toujours la même : « Nous ne pouvons abandonner ceux qui sont déjà abandonnés de tous. Tous les agents des organisations internationales sont partis et ces jours- ci , arrivent des milliers de réfugiés qui fuient d'autres lieux de guerre. Nous allons aider à les accueillir »

L'évolution des événements n'a pas modifié leur volonté de continuer : « Si tu étais là, tu ferais comme nous. Notre décision est de rester si tu nous y autorises. Nous sommes tous les quatre décidés. Aujourd'hui nous pouvons partir, dans quelques jours, ce ne sera peut- être plus possible… Quant à nous, nous voulons rester Nous ne nous sentons pas menacés pour l 'instant ; les seuls qui puissent nous faire du mal, ce sont les rebelles qui approchent, mais il paraît qu'ils respectent les blancs ».

Le 31 octobre, Servando téléphonait à la Maison générale et, de France où je me trouvais en visite, j'ai pu lui parler deux fois. Voici son message : "Tout le monde a quitté le camp de Nyamirangwe. Nous sommes seuls. Nous nous attendons à une attaque d'un moment à l'autre. Si ce soir nous ne téléphonons pas, ce sera mauvais signe. Il est très probable qu'ils nous confisqueront la radio et le téléphone. La région est très agitée. Les réfugiés fuient sans savoir où, et peut- être vont- ils revenir La présence d'éléments infiltrés et violents est très sensible. Nous restons là parce que nous ne voulons pas nous mêler aux militaires ni aux groupes armés".

17. A plusieurs reprises, j'ai relu avec Jeffrey la décision de la communauté de Bugobe, dont j'avais moi- même accepté la fondation et que j'ai ensuite accompagnée. Nous avons écrit tous les deux quelques pages pour nous aider à garder ces faits en mémoire. Je vous livre ce témoignage écrit par Jeffrey : « Connaissant les Frères, il m 'a été très facile de comprendre leur décision de rester. Il y avait plusieurs raisons concrètes pour rester auprès des réfugiés jusqu'à la fin les Frères avaient encore quelques réserves de nourriture et de vêtements ; leur présence apaisait et inspirait confiance aux personnes désespérées et en proie à la panique ; ils avaient connu d'autres occasions où les réfugiés avaient abandonné le camp et étaient revenus pour y chercher de l'aide ; les Frères voulaient être, pour le monde extérieur, la voix des réfugiés afin d'attirer l'attention de toutes les nations sur la catastrophe humaine à laquelle ils assistaient. Mais ces raisons humanitaires n 'étaient que la manifestation apparente d'autres motivations plus profondes. Les Frères avaient vécu si près des gens, "notre nouvelle famille", et ils s 'étaient si étroitement identifiés à eux, quoiqu'il puisse arriver, que toute suggestion de partir ; non seulement recevait une réponse négative, mais était considérée comme une offense. C'était pour eux une question de fidélité au peuple qu'ils étaient arrivés à aimer de fidélité à une mission qu'ils considéraient comme un privilège qui leur avait été accordé (le plus beau des cadeaux, disait Fernando), de fidélité à leur vocation de Frères qui suivent Jésus jusqu'à la croix. Dans leur prière communautaire, toutes ces pensées revenaient constamment. Quand la Mère de Servando lui demanda s 'il pensait, en repartant là- bas, pouvoir vraiment faire quelque chose pour ces pauvres gens, il lui répondit :" Mais, Maman, quand les réfugiés viennent vers nous, missionnaires, c'est comme s 'ils s 'approchaient de Dieu. Si nous ne les aidons pas, personne ne les aidera ».

District du Congo ( ex- Zaïre)

18. Les communautés et les Frères du Congo ont retenu notre attention d'une manière toute particulière pendant les événements de 1996 et les premiers mois de 1997. Nous redoutions des risques pour les personnes et il y eut des situations délicates, entre autres : cinq communautés ont rencontré, tour à tour, des difficultés sérieuses en raison de l'intensification de la guerre ; le postulat était en zone dangereuse et nous nous sommes demandés s'il fallait retirer les postulants du pays ou simplement les déplacer vers un lieu plus éloigné des conflits ; quelques Frères étaient menacés et risquaient la mort ; deux autres furent assignés et sous contrôle pendant un mois en espérant pouvoir être évacués clandestinement ; le Supérieur du District a fait l'impossible pour suivre de près les événements mais avec peu de liberté de mouvements et ses communications étaient interceptées. Mon inquiétude pour ces communautés était telle que lorsque le 8 novembre un Père Xavérien me communiqua des mauvaises nouvelles du Zaïre, je ne pensai plus à la communauté de Bugobe, mais à d'autres Frères qui vivaient alors des situations limites.

Comme les communications téléphoniques depuis Rome étaient plus faciles qu'à l'intérieur même du pays, j'ai joué un rôle d'intermédiaire et de suppléance pour la réflexion et le discernement communautaire. Pour cela, j'ai envoyé des textes écrits pour que les Frères puissent y réfléchir en groupe et pour faciliter la réponse personnelle des Frères ; j'ai même cru opportun de parler personnellement avec quelques Frères. Tout cela a été possible grâce à l'aide généreuse de trois Conseillers généraux avec qui j'ai suivi la situation.

Parfois j'ai eu l'impression de fatiguer les Frères, et l'un d'eux me l'a signifié en ces termes : « Nous avons choisi librement et personnellement de rester ici et il n'est pas nécessaire de nous le redemander si souvent. Nous acceptons les risques de notre décision ; mais notre présence ici est aujourd'hui plus nécessaire que jamais ». Et plus tard, j 'ai aussi entendu ses paroles de reconnaissance pour l'aide et la proximité que les Frères ont senti de la part du Conseil général. (Dans l'une des annexes, je reproduis de brefs extraits de réponses à mes lettres).

b) Références qui nous ont aidés dans le discernement sur la situation au Zaïre en général et plus particulièrement dans la Région des Grands lacs.

19. En raison de la situation créée au Zaïre à la fin de 1996 et au début de 1997, j'ai jugé nécessaire de concrétiser certains critères de base qui serviraient aux Frères pour prendre leurs décisions personnelles. J'ai dû moi- même me situer pour cet accompagnement des Frères et, en gardant bien présent à l'esprit le souvenir de la communauté de Bugobe assassinée peu de temps avant, j'ai écris quelques idées pour les partager avec les Conseillers généraux qui m'ont aidé dans l'accompagnement de cette situation conflictuelle

Pour ce discernement, nous nous sommes inspirés de l'esprit de certains documents de l'Eglise, particulièrement de l'encyclique Redemptoris Missio, et de documents de l'institut qui nous invitaient clairement à la générosité et à la prudence, dans des situations de crises sociales ou en temps de persécution. Parmi tant d'autres, deux de nos documents ont retenu notre attention :

De nos Constitutions : « Dans des situations de persécutions religieuses ou de crise sociale, nous demeurons autant que possible dans le pays, par fidélité à notre mission » (Const. 80)

Du XVII Chapitre général :

« Le Royaume de Dieu est une réalité qui se réalise fréquemment en contradiction avec les lois humaines. L'Evangile nous invite à la foi et à l'espérance. Dans des situations politiques et sociales difficiles, les Frères devraient, dans la mesure du possible, demeurer avec les gens, partager avec eux les difficultés et, si c'est nécessaire, réadapter leur apostolat » (Missions, n°6. 5).

« Les Frères, comme témoins du Christ, doivent élargir le plus possible la présence ecclésiale et chrétienne et la rendre fiable dans les pays adversaires ou hostiles à l'Evangile. Ils ne devraient pas penser à quitter le pays sauf dans le cas extrême où la vie de la communauté s 'avérerait impossible, car sans elle, ils ne peuvent assurer ni le témoignage ni la persévérance » (Missions, n°6.5).

20. Outre ces deux références, je ressentais deux idées très claires et très fortes : la première vient de l'Evangile de Saint Matthieu et se réfère à la première annonce de la Passion :

« A dater de ce jour, Jésus commença de montrer à ses disciples qu'il lui fallait s 'en aller à Jérusalem, y souffrir beaucoup de la part des anciens, des grands prêtres et des scribes, être tué et, le troisième jour ; ressusciter Pierre, le tirant à lui, se mit à le morigéner en disant : "Dieu t'en préserve, Seigneur ! Non, cela ne t'arrivera point ! " » (Matthieu : 16, 21- 22).

Pierre eut cette réaction par amour de son Maître et se montra disposé à le défendre à tout prix et à lui éviter tout ennui. Mais la réponse de Jésus ne se fit pas attendre parce que les paroles de Pierre ne venaient pas de l'esprit mais de la sagesse humaine :

« Jésus, se retournant, dit à Pierre : "Passe derrière moi, Satan, tu me fais obstacle, car tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes ! " (Matthieu : 16, 23). Je n'arrive pas à imaginer le visage de Pierre devant la réponse de Jésus qui le désavoue fermement et avec des mots durs : "Satan !", " Passe derrière moi ! , "Tu me fais obstacle" ».

Ma deuxième référence a été ce critère que j'ai entendu d'un ami, il y a bien longtemps : "Aucun Supérieur ne peut obliger, au nom du vœu d'obéissance, à un acte héroïque de charité. Mais aucun Supérieur ne peut interdire à un religieux un acte héroïque de charité".

Processus que nous avons suivi pour la réflexion et le discernement :

21. La situation devenait chaque jour plus complexe et, en même temps que nous traitions les problèmes du moment, nous avons compris qu'il fallait faire des prévisions sur l'évolution des événements et sur les conséquences possibles pour certaines communautés. Je regroupe en trois points les orientations que nous avons prises en compte dans notre dialogue avec les Frères.

1. Informations sur la situation de la région pour mieux comprendre :

– Conscients de la situation et des difficultés que vivaient nos Frères, nous avons été préoccupés par les risques qu'il y avait pour les communautés et pour les personnes, surtout pour certains Frères qui se sentaient menacés plus directement.

– Nous redoutions toute une série de difficultés pour évacuer ceux qui désiraient sortir du pays.

– Nous avons rencontré des difficultés de communication et de déplacement à l'intérieur du Zaïre. A tout cela s'est ajoutée, pour des motifs externes, l'absence forcée d'un Supérieur régional qui aurait coordonné les actions et aidé les Frères dans leur discernement.

– Nous avons consulté d'autres Conseillers généraux qui avaient des communautés dans les zones de guerre et échangé avec eux sur la question.

– Plusieurs fois nous avons demandé le point de vue des Frères résidents au Zaïre, les invitant à partir, à prendre conscience des risques et à décider des mesures de protection… Quelques Frères (surtout de l'extérieur du pays) sont allés plus loin que nous et nous ont dit : "Il faut les obliger à partir pratiquement tous !".

2. Critères de base pour le discernement établis par un groupe de réflexion :

– Voici mon point de vue de principe : aider à rester dans le pays, les Frères qui se sentent appelés par Dieu pour ce choix. Les aider et les encourager, après les avoir écoutés et accepté leur décision. Accepter que, malgré les risques, les Frères puissent continuer dans la plupart des communautés.

– Là où existaient des risques graves, les Frères ne devaient pas rester pour garder ou protéger des bâtiments.

– Nous avons pensé raisonnable d'élargir l'information aux Frères qui avaient des points de vue extérieurs et qui pouvaient aider à mieux apprécier la situation intérieure au moment de décider.

– Nous avons compris que nous devions agir de façon provisoire : dans cette situation, il n'était pas pensable d'élaborer des stratégies précises et durables. Nous avons dû nous limiter à suivre les événements au jour le jour. Nous avons essayé d'accompagner la décision de chaque Frère, en lui adressant les messages et les orientations qui pouvaient l'aider.

– Il fallait décider : Comme Supérieur général et comme Conseillers, nous avions une grande responsabilité, et nous devions décider en dernier ressort, mais notre décision dépendait de la décision de chaque Frère, des informations que nous enverraient les communautés et du point de vue de l'Eglise locale.

– Nous avons admis que la responsabilité du Supérieur général et des Conseillers dans ce processus, était d'écouter, de consulter, de prier, d'accompagner et de créer des conditions pour que les Frères et nous- mêmes puissions discerner clairement.

– Nous avons réalisé qu'il nous fallait prier davantage. Les Frères du Zaïre et nous, vivions des moments difficiles et nous avons décidé d'intensifier notre prière. Dans ces circonstances, les communautés de la Maison générale et celles du Zaïre avaient une mission particulière de solidarité et de soutien spirituel.

– Il fallait prendre la décision de rester dans le pays ou de s'en aller : j'ai accepté, personnellement, que les Frères continuent au Zaïre, malgré les difficultés et les risques du moment. Mais la décision devait être le résultat du discernement de chacun à partir des orientations que nous devions communiquer aux communautés.

3. Orientations pour le discernement personnel des Frères

– Liberté intérieure de chaque Frère : il est probable que plusieurs ont été troublés ou indécis entre la fidélité à la mission (à l'esprit) et les risques qu'ils devraient courir, entre le désir de rester avec les personnes qui souffraient et la décision de partir dans l'espoir de recommencer en temps voulu. Les Frères ont été invités à se situer face à cette réalité nouvelle et, selon leurs possibilités, à proposer au Frère Supérieur général une décision personnelle, en tenant compte de la situation, de leur santé physique et psychologique, des tensions, de la peur et de la nervosité qui pouvait troubler la communauté.

– La décision devait être une réponse à l'appel de l'esprit. Rester, pour quoi ? Rester pour l'amour de Dieu et des personnes, rester pour réaliser une mission, vu les besoins de la région.

– Il convenait aussi que les Frères tiennent compte de l'aide qu'ils pourraient apporter à la mission mariste, maintenant et à l'avenir, et de ses besoins présents et futurs.

– Il était souhaitable que chaque Frère prenne contact avec une personne sérieuse et désintéressée pour dialoguer, pour être accompagné dans ce processus.

– Nous avons suggéré que les Frères parlent de ces problèmes en communauté, tant au niveau du contact humain qu'au niveau de la foi et de la prière. Il nous a paru également opportun que chaque Frère écoute sa communauté sur sa façon de voir la situation et sur les critères et les possibilités en son pouvoir pour faire face à la nouvelle réalité.

  – J'ai aussi clairement indiqué qu'à ceux qui se sentaient appelés à rester, je souhaitais courage et bonne chance, et qu'ils pouvaient compter sur mon appui. Nous leur avons fait aussi savoir que les Frères du Conseil général étaient toujours le plus près possible d'eux.

– J'ai dit à ceux qui souhaitaient quitter le pays : "Bon courage et je vous attends fraternellement."

– Finalement, j'ai conseillé à ceux qui avaient décidé de rester dans le pays de prévoir en communauté des mesures de prudence et d'essayer de rester en communication avec moi ou avec un Conseiller général, dans la mesure du possible.

IV . UN TEMOIGNAGE QUI NOUS ENCOURAGE : CLÉS DE L'INTERPRÉTATION

22. Le souvenir de ces onze Frères qui ont versé leur sang sur le continent africain ces quatre dernières années, reste vivant en moi, non avec nostalgie, indignation ou colère, mais comme vie et message, comme des faits de vie que je garde dans mon cœur, en espérant arriver à les comprendre du point de vue de la foi.

Tout cela renforce ma conviction que seul l'Esprit du Seigneur conduit aux marges, aux situations limites et de frontière… Il incite continuellement à ne pas s'installer et à centrer toute l'existence en Dieu. C'est précisément cette recherche de Dieu qui nous porte à la rencontre de l'autre, à servir le frère, surtout là où règnent l'égoïsme et la mort. L'expérience de Dieu est radicalement unie à la souffrance partagée et assumée. L'amour est le commencement et la fin de l'expérience de Dieu. Bonhoeffer nous dit : "Vivre pour les autres, c 'est l'unique expérience de la transcendance".

a) Vivre les conflits dans la ligne de Jésus et de l'Evangile

23. Longtemps avant la mort violente des Frères de Bugobe, dans une réunion de Frères, quelqu'un me demanda : "Pour aller à Bugobe, faut-il être un Frère saint ou extraordinaire ?" Ma réponse d'alors serait la même aujourd'hui : "Ce sont des Frères normaux, comme vous et moi ". Dans son doute, mon interlocuteur avait en partie raison, niais il oubliait le secret de la communion des Saints. Nous sommes nombreux à avoir accompagné dans la prière les Frères en situation difficile en Algérie, au Ruanda, à la communauté de Bugobe et au Congo (Zaïre). Nous avons prié pour eux, pour que le Seigneur les garde forts et qu'ils se laissent guider par l'Esprit. Là est le secret de la force qu'ils nous ont montrée.

Par leur vie, ils nous montrent le chemin de la recherche de Dieu parmi ceux qui souffrent, les petits et les pauvres. Ils nous disent qu'il est possible de rencontrer l'Absolu dans les situations les plus destructrices, dans l'apparente négation de l'humain…. Ils sont un appel à découvrir Dieu dans la communion, dans la bonté, dans l'harmonie, dans la sagesse… , mais aussi dans la pauvreté, dans l'absence de chemins bien tracés, dans les conflits, dans les ruptures…

Le Royaume de Dieu est une relation directe avec les événements historiques ; parce que l'attitude de Dieu dans ces événements, c'est celle du défenseur de l'orphelin et de la veuve. Dans tout cela, Dieu se manifeste aujourd'hui dans notre histoire comme celui qui aime et défend la vie, contrairement à toutes les idoles de mort. … Dieu apparaît dans toutes ces morts comme contestation radicale ; il les appelle à s'identifier à Lui, car il est le Dieu qui renverse les puissants de leur trône et qui élève les humbles , qui comble de biens les affamés et qui renvoie les riches les mains vides (Luc 1, 52- 53) (José Antonio Garcia, S.J, Foyer et Atelier).

Je vous livre un bref commentaire du Frère Jeffrey sur la communauté de Bugobe :

« Ils étaient quatre Frères Maristes à la fois ordinaires et exceptionnels. Leur zèle quotidien à servir les réfugiés exigeait un travail épuisant… et bien des frustrations . Leurs consolations étaient simples et immédiates : le sourire et les démonstrations de reconnaissance des mères quand ils avaient fini, épuisés, le travail de distribution de repas aux enfants sous-alimentés ; les instants de bonheur partagés avec des milliers d'enfants qui arrivaient à survivre un jour de plus ; les petites victoires pour arriver à obtenir un peu plus de justice et un peu plus d'attention de la part des autorités. Ils partageaient l'insécurité, les souffrances, les peurs et les frustrations des réfugiés, mais pas leur politique, leurs haines, leur crainte d'avoir à revenir par force au Ruanda. Dans de telles circonstances, ils ne se faisaient aucune illusion sur leur influence et sur leur pouvoir pour changer les idées politiques des réfugiés, idées qu'ils s 'étaient forgées à travers des luttes tribales sans fin à l'intérieur du Ruanda, à travers l'interprétation des événements de 1994 et les constantes rumeurs de massacres et d 'emprisonnements qui se pratiquaient dans leur pays. En fait, cette situation faisait partie de la souffrance des Frères ils devaient se limiter à une présence auprès des gens qui souffraient, ils se sentaient incapables de modifier les causes sous- jacentes à ces souffrances, ils apparaissaient comme des hommes de foi, d'espérance et d'amour dans les heures les plus amères de ce peuple. Ils n'ont pas choisi la mort, mais, avec des milliers de personnes qu'ils étaient venu servir, ils sont morts en victimes de cette page honteuse et révoltante de l'histoire de l'humanité. Leur engagement est une expression d'une fraternité qui est pour nous plus irrésistible que mille paroles".

24. Je ne crois pas que nos Frères Henri, Chris et Joseph, Servando, Miguel Angel, Julio et Fernando se soient sentis des héros appelés au martyre, ils ne m'en ont jamais parlé. Ils ont accepté les risques, y compris l'échec et la mort, et tout cela par solidarité et par amour de l'Evangile. De même pour Etienne, Fabien, Gaspard et Canisius qui aimaient passionnément la vie. Au moment du départ de Chris, nous avons évoqué la possibilité d'un échec dans la tentative de libérer les Frères et les postulants du Ruanda, niais nous étions sûrs de nous retrouver très rapidement à Rome.

b) La gratuité, critère de réussite

25. La mort de nos onze frères est un geste pour la vie qui peut nous pousser au triomphalisme et à nous prendre pour des messies prétentieux. Presque tous ces Frères ont choisi librement de rester pour être des signes de vie. Une présence gratuite, sans conditions, sans calcul ni intérêt. Des gestes de vie qui naissent d'une vocation de service, d'une vie donnée. Gestes de vie dont le fondement n'est autre que la fraternité sans frontières. Gestes de vie dont l'ultime motivation ne peut être que le désir de vivre jusqu'au bout le sens profond de notre vocation de FRERES.

Ils ont risqué leur vie parmi un peuple souffrant, mais avec la simplicité de ceux qui vivent leur quotidien sans se préoccuper de la mort qui pourrait survenir. Ils ont assumé pacifiquement leur mission d'accompagner les pauvres avec amour en leur donnant l'espérance. Sans drames, sans bruit, sans éclats de voix, sans calcul, ils nous ont montré le style d'une vie religieuse au quotidien, au pas à pas, au goutte à goutte…avec des petits gestes de partage, vécus dans l'amour et qui invitent à tout donner sans retour. Leur martyre est le martyre de la charité et de la gratuité de l'amour.

Un auteur affirme que : « Plus le monde que nous construisons apparaît radicalement inégal, injuste et douloureux, plus radical et gratuit doit être l'amour ». Nos Frères, considérant que tout homme est un frère, ont agi en contradiction avec la logique de mort qui les entourait. Leurs vies et leurs morts sont des manifestations de la Pâque d'espérance qui a dépassé la mort et a vaincu le mal.

c) L'audace évangélique et sa dimension prophétique.

26. "Le don de soi jusqu' à l'héroïsme fait partie du caractère prophétique de la vie consacrée." (Vita consacrata, n°83). Ces situations limites dans lesquelles nos Frères ont décidé de vivre, apparaissent sans doute comme une provocation face à la facilité et aux sécurités excessives qui nous emprisonnent. Elles réveillent nos consciences et nous font sortir de la torpeur de nos routines et de nos petitesses. Leur témoignage met en évidence une autre manière de voir et de vivre, différente et non conformiste.

 Leur vie donnée préfigure une société plus fraternelle et plus solidaire, mais en même temps elle est une contestation évangélique qui dénonce un monde injuste et discriminatoire. Ils ont su affronter le risque avec l'audace évangélique. La contemplation de leurs morts me pousse à revivre cette audace qui, en quelque sorte, est la caractéristique inhérente au charisme de la vie consacrée. Mais, une telle vigueur prophétique passe par le risque et l'insécurité. C'est le mystère pascal qui accepte la mort, mais comme un don libre de la vie : "Ma vie, personne ne me l'enlève, mais c 'est moi qui la donne librement" (Jean 10,18). C'est l'audace du Christ que les martyrs ont imité et que nous sommes tous appelés à revivre.

Dans une période de fatigue et même d'usure face à la tentation de l'équilibre et de la prudence, les peurs que l'Esprit nous inspire à partir des événements comme ceux dont je parle dans cette circulaire, nous sont bénéfiques. Il nous est très difficile de nous laisser surprendre par un Dieu imprévisible.

d) L'efficacité de la croix, ou la fécondité du grain qui meurt (Jean 12,24)

27. Celui qui marche à la suite de Jésus doit prendre le parti de Jésus et donc, prendre sa croix, élément clé pour aller à sa suite. Le Christ que l'on veut suivre, c'est Jésus crucifié. La vie et la mort de nos onze Frères nous enseignent que pour accomplir la mission et le projet de Jésus, il nous faut nécessairement partager sa mission en ce monde. Suivre Jésus c'est assumer son existence de conflits, se mettre en situation de faiblesse, de persécution, s'exposer à la marginalisation là où dominent encore le manque de solidarité, l'injustice, la violence, l'intérêt… Suivre Jésus crucifié implique que nous soyons disposés à payer le prix en acceptant les croix inévitables si nous voulons partager sa vie et sa mission. La vie consacrée, par elle- même, est le choix de l'inconfort parce que la façon de voir, de juger et d'agir selon l'évangile représente une menace pour les divers systèmes politiques, économiques et sociaux. Et cela devrait être la conséquence du comportement des communautés chrétiennes.

Le conformisme et la soumission ne conduisent pas à l'héroïsme. Si Jésus avait simplement été conformiste, on ne l'aurait pas crucifié. La croix de Jésus est la conséquence de sa fidélité à sa mission prophétique, c'est la croix du Messie. Le choix de nos martyrs pour Jésus est inséparable de l'amour qui rend vulnérable et expose à la souffrance, inséparable de l'annonce du Dieu qui aime les petits et les oubliés. Ce choix entraîne le mépris et le rejet des puissants ; il donne l'espérance et la vie, il suscite l'opposition aux adorateurs du pouvoir et de la mort.

Ce n'est qu'en Jésus qu'il est possible de comprendre la fécondité de la croix, le sens du martyre. La destruction, la mort, l'absence, la perte se transforment en gain, en présence, en vie, en plénitude. « Si vous n'avez pas trouvé une cause pour laquelle il vaut la peine de mourir, vous n'avez pas trouvé des raisons de vivre », disait Luther King. La mort de nos Frères souligne que prendre la croix de Jésus est indispensable pour le suivre. Leurs morts rendent visible le mystère de la croix, manifestation de l'amour et de la compassion du Christ pour les hommes surtout pour les plus faibles et les plus petits.

e) "Saintes sont tes voies…" (psaume 77, 14), ou la confiance quand on souffre.

28. Face à la souffrance du monde, face à la souffrance et la mort des innocents, on s'est toujours posé la question de la "passivité de Dieu" devant cette dramatique réalité et s'élève spontanément cette prière, ce cri et cette question du psalmiste : "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m 'as-tu abandonné ? N'entends- tu pas mes supplications et le cri de ma prière ? Mon Dieu, je t'appelle le jour et la nuit et tu ne réponds pas (psaume 21, 2- 3) "Jusques à quand, Seigneur, resteras- tu caché ?" (psaume 89, 47). Même si c'est toujours dans une attitude filiale, notre être se présente au Seigneur pour crier notre souffrance et la difficulté que nous avons à comprendre les événements qui nous entourent L'assassinat de nos Frères qui s'ajoute à la mort délibérée de milliers d'enfants et d'innocents.

Pour pouvoir dire devant ces faits : "Saintes sont tes voies", la seule lumière qui nous est donnée est celle qui jaillit de la croix. Jésus aussi, du gibet sur lequel les puissants l'ont immolé, a répété ce même cri avant d'achever sa mission par la confession publique de sa foi et de sa confiance en l'amour de son Père : « En tes mains, je remets mon esprit » (Luc 23, 46).

Et avec l'aide de l'Esprit de Jésus qui soutient notre foi, nous reconnaissons qu'en toutes choses Dieu intervient pour le bien de ceux qui l'aiment. (Rom. 8, 28) 

V . CONVICTIONS QUI PRENNENT FORCE EN MOI

29. Il y a un peu plus de deux ans que Servando, Fernando et Miguel Angel avaient vécu leur vie mariste sous d'autres cieux bien différents et Julio, au Zaïre, avait déjà vécu dans une autre environnement apostolique. En toute sécurité, ils donnaient tous à Dieu et aux autres le meilleur d'eux- mêmes, convaincus du sens de leur engagement. Tout à coup, mon appel aux Frères de l'Institut pour venir en aide aux réfugiés ruandais au Zaïre, a résonné en eux ( et en beaucoup d'autres Frères qui se sont proposés) comme un authentique appel de Dieu. Leur mission s'est alors orientée tout autrement. Dès le début, ils ont compris la difficulté de la mission qu'on leur demandait et peu à peu, ils ont eu le pressentiment qu'une fin tragique était proche pour eux et pour les milliers d'êtres humains des camps de réfugiés. Ils ont maintenu leur oui. Fernando venait d'accepter avec une très grande joie, la prolongation d'une année de sa présence au Zaïre, prolongation qu'il avait demandée alors que son temps allait se terminer.

La présence d'Henri Vergès et des Frères qui étaient avec lui en Algérie n'était pas fortuite mais choisie et voulue par son Frère Provincial. Vu les circonstances, on ne pouvait pas réaliser là- bas de grands projets, mais simplement vivre une situation provisoire en adaptant les tâches apostoliques aux possibilités du moment et aux besoins des jeunes.

Lorsqu'en juin 1994, il a fallu aller au Ruanda pour aider à l'évacuation les Frères et les postulants, je n'ai eu aucune difficulté à trouver des volontaires au sein du Conseil général. J'ai pu choisir ! Et Chris a connu la même facilité à trouver son compagnon de voyage pour se rendre de Save à Cyangugu et à Mururu et revenir au plus tôt à Butare et à Save. Comment interpréter ces faits ?

.Ma première conviction s'oriente vers le dynamisme de la vocation et de la mission. Rien n'est totalement définitif. Dieu peut lancer des appels à la générosité. Dieu peut demander de se déraciner des lieux et des modes de vie et d'apostolat. Dieu peut toujours nous dire : « Quitte ta terre ! ». Nous devons vivre de telle façon que nous puissions entendre ces appels. Nous devons rester en alerte, éveillés, vigilants, pour savoir discerner le moment où le Seigneur appelle. Et nous devons être toujours disposés à l'exode missionnaire. C'est l'attitude de Marie qui consiste à pouvoir renoncer à ce Fils, Jésus, pour s'ouvrir progressivement à une dimension plus universelle, à la maternité spirituelle douloureuse mais féconde dans laquelle Jésus sera le premier- né d'une multitude de frères.

Je ne puis m'empêcher de penser au sens et à la valeur de la médiation. Dieu parle par des signes à notre portée. Pour ces Frères, ce fut mon invitation ou celle de leur Provincial. Rien là d'extraordinaire ; c'est de cette façon qu'ils l'ont compris. C'est pourquoi ils n'ont pas posé les multiples questions concernant la sécurité et l'avenir. Il leur a suffit d'une parole sur le sens de ces événements qui, bien que lointains, ont ébranlé leur cœur et décidé de leur engagement.

Je lis également ces événements dans l'optique de la participation au mystère pascal. La présence de nos Frères dans les domaines de leur travail apostolique précédent a été féconde. Pour être plus précis, je devrais dire : elle m'a semblé féconde, très féconde. Aujourd'hui, en passant par la mort (et c'est cela la Pâque), leurs vies se sont transformées en proclamation éloquente et convaincante que Jésus était vraiment le Seigneur de leur vie. Et des gens de toutes catégories ont su lire le message. Quelqu'un a écrit : "Les Frères ont été choisis par Dieu pour porter aujourd'hui leur témoignage (martyrs pour les chrétiens) de leur amour de Dieu et des hommes". Et cet autre déclare "Authentiques martyrs…, ils ont accepté leur destin largement prévisible pour sauver des hommes et des femmes sans défense, même s'ils devaient payer cet héroïsme de leur propre vie. Sublime leçon ! …, ils ont été capables d'accepter la mort sur le continent africain pour accomplir jusqu'aux conséquences ultimes le commandement chrétien de l'amour du prochain".

d) Finalement, je perçois un appel du Seigneur à vivre tout cela comme un don, comme une grâce. « Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choisis et vous ai envoyés pour que vous alliez et portiez du fruit » (Jean 15, 16). D'où la conviction que nous devons ne nous glorifier de rien. Tout change quand nous nous rendons compte que le martyre, la vie missionnaire, la vie consacrée… ne sont pas des options personnelles mais des dons que nous accueillons avec humilité et reconnaissance. Le témoignage de nos onze Frères doit être la voix puissante qui défend les accablés et proclame que le Christ est le Seigneur de nos vies. Nous, « Maristes », nous devons savoir nous effacer, c'est- à- dire ne pas succomber à la tentation de croire que nous jouons le rôle essentiel. Il vaut mieux parler davantage des réfugiés, des orphelins et des veuves que le génocide du Ruanda à laissés, plutôt que des Maristes . Il est préférable de parler davantage de la Force de l'Evangile qui pousse à vivre l'amour sans calcul, que de nous- mêmes.

30. Mes Chers Frères, j'ai voulu partager avec vous une expérience de discernement et rendre un hommage de reconnaissance aux onze Frères qui ont subi la mort violente ces dernières années. Et par eux, rendre hommage aussi à leur famille, pour leur amour des maristes, pour le témoignage de leur foi et pour leur valeur chrétienne.

Mais il y a d'autres Frères parmi nous que j'admire et que j'apprécie parce qu' ils ont généreusement affronté aussi des situations difficiles. Certains ont réussi à échapper à une mort qui semblait éminente.

J'adresse mes remerciements et mes félicitations aux Frères du Congo pour leur fidélité à la mission, pour être restés proches d'un peuple éprouvé par la guerre et pour l'aide fraternelle qu'ils ont offerte en ces temps difficiles.

Je dis également merci, aux Frères du Ruanda pour leur communion fraternelle et pour la générosité avec laquelle ils ont recommencé la mission mariste après les tristes événements de 1994.

Mes plus sincères mercis encore, aux Frères du Conseil général pour l'aide et la compréhension qu'ils m'ont apportées à tout moment.

Enfin, merci à vous tous, Frères de l'Institut, car j'ai perçu votre aide humaine et spirituelle , comme aussi celle des laïcs amis de l'Institut, à qui vous avez fait part des événements que vivaient nos frères en Afrique.

Quand les Constitutions nous disent que Marie, dans ses attitudes de parfaite disciple du Christ, inspire et règle notre manière d'être et d'agir (Const. 4), elles nous demandent aussi de vivre en communion avec son esprit. Il est évident pour moi que je trouve tout cela dans la vie et la mort de nos Frères martyrs de la charité. Je crois qu'ils nous disent comment mettre dans nos vies cette dimension mariale de notre spiritualité.

Je demande à Marie, pour moi et pour chacun de mes Frères Maristes, cette attitude d'écoute attentive, d'obéissance disponible, de générosité, d'engagement simple auprès des gens, de confiance et de force, d'humilité et de joie sereine. En ce moment, chacun de nous se sent porté à reconnaître avec le Père Champagnat « qu'Elle a tout fait chez nous ».

J'adresse à tous, mon salut et mes remerciements fraternels.

              Frère Benito ARBUES,  Supérieur Général.

Rome le 8 mai 1998 

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ANNEXES

Annexe I :

Divers témoignages

Annexe II :

 Liste des Frères martyrs

Annexe III :

Suggestions pour une célébration ou

pour des rencontres communautaires. 

VI . ANNEXES

Annexe I : Divers témoignages
A) De nos Frères du Zaïre

Pour chercher à éclairer notre discernement, j'ai envoyé par Fax, en décembre 1996, aux Frères qui se trouvaient à l'intérieur du pays, quelques questions que j 'avais préparées avec des Conseillers généraux pour suivre de plus près les événements du Zaïre. Malgré les difficultés de communication, nous avons reçu un grand nombre de réponses, qui m 'ont largement éclairé et permis d'aider les Frères à prendre leur option personnelle et communautaire. Je reproduis ici les questions posées et des extraits de quelques-unes de leurs réponses :

1. Comment vois- tu la situation de ta santé, (physique / psychologique) ?

– A part les soucis des devoirs et obligations quotidiennes, mon état d' âme et d'esprit est calme face à la situation actuelle.

2. Comment vois- tu les besoins de ton peuple maintenant et la mission des Frères dans le contexte ?

– Pour les besoins de base, cela se dégrade chaque jour : des enfants toujours plus affamés, fatigués, malades… il suffit d'ouvrir les yeux pour le voir. Ils sont dominés par la peur ; l'insécurité, la panique se manifestent au moindre bruit. Notre première mission maintenant est d'essayer de leur faire vivre une certaine normalité dans l'école et de leur donner un peu de sécurité et d'espoir.

– Les besoins du peuple maintenant sont d'abord la paix, la fin de la guerre. Elle nous enfonce davantage dans la misère la plus atroce. Elle nous dépouille de ce que nous croyons même avoir. Le peuple a besoin de témoins d'espérance plus particulièrement présents. Notre mission comme frères maristes, c'est d'accompagner et de soutenir la jeunesse qui nous est confiée dans ce calvaire.

– C'est en ce temps d'insécurité et de désordre qu'il faut continuer son apostolat et être ensemble avec le peuple pour témoigner de l'existence de Dieu et de l'amour du prochain.

– Sans doute que dans le contexte d'incertitude, le départ des agents de l'Eglise (étrangers et autochtones) est un signe qui génère la peur. Les gens se sentent abandonnés et félicitent ceux qui restent… Les contacts avec les frères qui calment, apaisent, font comprendre, éduquent au vrai, au bon, au juste, à l'essentiel, au discernement du vrai et du faux danger, au risque pour une cause juste…

3. Si tu restes, quels sont les risques que tu vois pour toi personnellement et pour la communauté mariste ?

– J'ai du mal à croire que je pourrais risquer ma vie. Mais je ne puis affirmer que cela n'arrivera pas. Ensemble, nous sommes plus forts et notre tâche a davantage de sens et d'efficacité. Par ma décision, je ne voudrais conditionner personne.

– Je ne connais pas l'imprévu, mais je pense qu'il n'y aura rien.

– Si je reste, je n'entrevois pas personnellement de risques, sauf une mort accidentelle ; de même pour la communauté.

4. Si tu pars, quelles sont les conséquences que tu vois pour toi personnellement et pour la communauté mariste ?

– Pour moi, « sécurité » et pour beaucoup, « déception ». Si notre communauté partait en ces moments difficiles, elle perdrait beaucoup de sa crédibilité.

– Si je m'en vais, les gens qui ont connu la mort de nos frères cette année comprendront bien que c'est pour nous mettre à l'abri. Pour d'autres personnes, elles l'interpréteront comme un abandon, une fuite au moment des difficultés, au lieu de partager avec eux la même situation.

5.- Quels sont les appels de Dieu à toi personnellement dans les circonstances actuelles ?

– Tant que les circonstances nous permettront d'accueillir et de soutenir le courage et la foi de nos élèves, je sens que Dieu me demande de rester ici. Comme Mariste et comme chrétien, je me sens appelé à partager le sort et l'insécurité de mes frères.

– Les appels de Dieu à moi personnellement dans les circonstances actuelles sont de tenir bon, d'être avec, de partager le sort de ce peuple meurtri, de l'accompagner sur son chemin de croix.

– Je reçois et j'accepte les circonstances comme elles viennent et je m'en remets à Dieu.

– Vu les circonstances vécues les dernières semaines, je pense être de quelque utilité auprès des élèves et je sens là un appel à continuer cette éducation, à assumer les circonstances comme elles se présentent.

6.- Après cette réflexion, qu'attends- tu de moi en ce moment ?

– J'espère continuer à profiter de votre proximité et de votre compréhension, et que vous respectiez nos points de vue et nos options.

Ce que j'attends de vous c'est de partager avec moi et avec le peuple notre vie, en restant unis dans la prière devant notre Seigneur et notre Bonne Mère. Et dans la mesure du possible de continuer à nous venir en aide matériellement pour soulager tant peu que ce soit, quelques- uns de ceux qui nous côtoient.

7.- Face à des décisions prochaines, dans quel état de liberté intérieure te sens- tu ?.

– Face à des décisions prochaines, je suis dans un état total de liberté intérieure. Peut- être par manque d'éléments d'évaluation, personnellement, je ne sens pas encore le danger qui nous guette et je n'ai aucune inquiétude pour le moment.

– Je peux me tromper, c'est possible, mais pour le moment je suis tranquille et je ne m'inquiète pas à cause de la situation. Nous vous remercions pour toutes vos prières à notre intention. Conclusion : je préfère rester sur place.

– Je me sens 'crucifié' quel que soit l'ordre donné. Partir ou rester m'est pénible. Cependant je me soumets entièrement à tout ce qui serait un signe de la Volonté du Père… Merci pour le témoignage d'affection paternelle depuis le début de cette épreuve. Je reste dans les mains de Marie et dans celles de son Divin Fils.

 B) Voici une partie de l'homélie qu'a prononcée le Père Christian-Marie, moine trappiste du monastère de Tibhirine (Algérie) à l'occasion des obsèques du fr. Henri Vergès et de Sœur Paule- Hélène. Ce moine est l'un des sept qui ont été emmenés le 27 mars 1996 et qui sont morts assassinés le 21 mai de la même année.

« Obscurs témoins d'une espérance »

…Tous ceux qui ont participé aux obsèques de sœur Paule-Hélène et de frère Henri à Notre-Dame d'Afrique auront été profondément marqués par l'extraordinaire sentiment de paix et de communion qui s'en dégageait. La solennité de l'Ascension, célébrée ce jour- là, nous entraînait tous aussi loin que Jésus, à travers la brèche ouverte sur l'invisible, et, tout à la fois, nous renvoyait au quotidien de ce peuple et de ce pays où nous savions que nous devions retrouver, jour après jour, le témoignage de cette sœur et de ce frère. A aucun moment le mot « martyre » ne fut prononcé, Il eût paru déplacé. Ils n'en avaient pas besoin ni l'une ni l'autre, pour s'imposer à tous, incontestable, jusque dans leur message commun de modestie, de petitesse : petite sœur de l'Assomption, petit frère de Marie… Ce qui leur était arrivé, cette mort brutale, s'inscrivait dans une continuité dont les jalons devenaient lumineux. Ceux qui ont revendiqué leur meurtre ne pouvaient s'approprier leur mort. Elle appartenait à un Autre, comme tout le reste, et depuis longtemps. « Ça fait partie du contrat, disait Henri en riant, et ça sera quand II voudra. Ce n'est pas ça qui va nous empêcher de vivre, tout de même ! ». Peut-être est-ce cela qu'on appelle des « chrétiens en sursis » ?

Pour Henri, comme pour Paule-Hélène, c'était une constante exigence de régularité spirituelle : prendre les moyens quotidiens de la prière, qui font que le dernier jour ne diffère guère des précédents. Simplement, on est prêt à accueillir les élèves (c'est l'heure), comme à partir (et voilà que c'est l'heure).

Henri, c'était aussi un regard vers l'islam qui ne cessait de se laisser remettre en cause, de l'intérieur, d'une quête de Dieu toujours en éveil. « Je me laisse questionner, et je questionne, je déstabilise un peu l'autre, et l'autre me déstabilise… C'est comme Marie, je ne comprends pas, simplement, je garde et médite en mon cœur. Les petits l'ont compris…, c'est merveilleux. Les savants (sous-entendu « de l'islam ») me laissent perplexe ».

Un frère, une sœur ont donc été tués sur leur lieu de travail, au cœur de leur existence de tous les jours, en « tenue des serviteurs », parmi ces jeunes du quartier qui cherchaient là les mêmes chances que d'autres plus fortunés, d'accéder à la culture et à l'épanouissement de leurs capacités intellectuelles et humaines. Henri était tout à son travail. En fait, on l'a toujours connu tout à son travail. Même dans les situations les plus contradictoires. Directeur de collège redevenu simple enseignant dans un lycée algérien, il avait su constamment inventer la bonne façon de s'ajuster là au charisme de sa congrégation enseignante, à l'école de Marie. A la bibliothèque, il tenait beaucoup à l'ambiance intérieure, qu'elle soit faite de silence, de travail et de respect mutuel, de confiance ; la beauté du cadre, si soigneusement restauré y prêtait. « Ces jeunes, disait- il, vivent la violence partout, dans la rue comme chez eux. Il faut qu'ils fassent ici l'expérience de la paix possible qu'ils portent en eux. »

Paule- Hélène et Henri étaient donc à leur place. Offerts, sans défense. Ils se savaient vulnérables. Ils n'ignoraient pas la peur. Ils prouvaient simplement qu'elle peut être traversée de part en part, et donc dépassée, par l'urgence plus grande d'une disponibilité à l'autre. Tout a été rapide. Une seule balle pour chacun. En plein visage pour le frère. Il s'est affaissé en ramenant sur sa poitrine la main qu'il venait de tendre amicalement au meurtrier, il achevait ainsi le geste de l'accueil tel qu'il se pratique ici, comme pour mieux dire qu'il vient du cœur. La sœur a été frappée par derrière, à la nuque. Elle avait vu le frère s'écrouler. Elle a levé les bras dans un geste d'étonnement qui lui était familier. Elle est morte étonnée, comme les enfants. Mort violente, certes, et pourtant mort si naturelle en apparence : « Ils avaient l'air de dormir », dit un e témoin. Aucune trace de souffrance ni de peur. « Chaque rencontre est celle de Dieu », disait Henri, et il ajoutait : « Je lui demande d'en rater le moins possible ! ». Il n'aura pas « raté » cette rencontre dernière, nous laissant la prolonger indéfiniment en appliquant la consigne qu'il s'était donnée à lui- même pour faire face au désarroi ambiant : « Dans nos relations quotidiennes, prenons ouvertement le parti de l'amour, du pardon, de la communion, contre la haine, la vengeance, la violence » (Lettre du 4 février).

Ainsi, avec tous ceux qui se savent menacés, avec les personnels directement exposés, spécialement les femmes et les jeunes du contingent, et tous ceux dont on ne parle jamais, Paule- Hélène et Henri ont eu « jusqu'à l'extrême », l'humble courage des petits gestes d'aujourd'hui qui assurent la victoire de la vie sur toutes les forces de destruction. Ils sont bien ces « obscurs témoins d'une espérance » que chante une hymne de fête. C'est sur eux que repose tout l'avenir du monde. Qui oserait croire à cet avenir s'ils n'étaient là, à nos côtés, pas à pas, coude à coude, instant après instant, patients et obstinés, lucides et optimistes, réalistes et libres, infiniment libres ? Selon l'adage soufi, « ils n'ont pas attendu de mourir pour mourir » ; ils n'ont pas attendu les persécuteurs pour s'engager dans le martyre, réinventant ainsi, au creux des masses, ce que les moines allaient chercher dans les déserts en temps de persécutions : le « martyre de l'espérance ». Tel est bien le « risque » que nous « vivons quotidiennement » par ici ; depuis longtemps il s'est imposé à nous. C'est un choix qui doit pouvoir tenir, même actuellement. Il y a fort à parier que beaucoup le font aussi « à une heure de vol d'Alger » ! En marge de ce risque- là, aurions- nous encore quelque chose à dire de l'Evangile dans le monde d'aujourd'hui ? 

C) D'un musulman algérien qui connaissait le Frère Henri Vergès

Au Supérieur de la Congrégation des Frères Maristes, à Saint- Chamond,

Au nom du Dieu Puissant et Miséricordieux ! Chers Frères en Dieu,

C'est avec consternation et tristesse que j'ai appris la disparition tragique du Frère Vergès et de Sœur Paule- Hélène.

Algérien, musulman, croyant en Dieu, aux anges, aux saints, au jour du jugement dernier et en la résurrection, j'éprouve une immense honte ! Et je ne sais comment vous demander pardon pour cet affront fait à ces deux justes qui ont consacré leur vie aux autres.

Je m'associe à votre peine et à vos prières pour le repos de l'âme de ces serviteurs de Dieu.

Comment expier cette horreur ? Je suis prêt à faire pour vous un travail ou tout autre chose en pénitence pour racheter la faute de ces égarés qui ont cruellement frappé ceux qui méritaient respect et considération.

J'ai très mal à l'âme ! Puisse Dieu tout Puissant les faire asseoir à sa droite.

Pardon pour ce crime ! Que Dieu l'Omniscient nous donne patience et courage afin de ne pas désespérer de nos semblables.

Que triomphe l'Esprit ! Que revienne la paix dans les cœurs et les âmes !

Pardon ! Pardon !

Un humble serviteur du Seigneur. (Signature

D) D 'un ami d'Henri de Bab- El- Oued, aux Frères Maristes

Le Frère Henri a laissé un grand vide… Toute personne qui a connu de près ou de loin cet homme, ne peut rester sans apprécier sa vie austère, son dévouement et son engagement aux côtés des faibles, des nécessiteux et des exclus. C'était un homme qui n'épargnait aucun effort pour venir en aide à ces gens, pour les réconforter dans leurs souffrances et dans leurs malheurs.

Henri n'a cessé de me dire qu'il est temps de faire cesser le passé avec ce qu'il a véhiculé comme souffrances causées par les guerres de religion, de colonisation, de conflits internationaux, et de préparer pour nos enfants un avenir basé sur l'amitié, la fraternité, la solidarité, la tolérance, le partage et surtout l'amour, l'amour de Dieu et du prochain.

Que Dieu Tout- Puissant et miséricordieux accueille dans la paix ceux qui nous ont quittés…Que leur sacrifice hâte le jour de la réconciliation et de la paix. Avec l'aide de Dieu et en son nom, soyons artisans de paix et de fraternité. Lui seul est capable de changer nos cœurs. Restons disponibles dans le pardon, la confiance, l'amour.

A. L., Mai 1994 

E) Lettre du Frère Pierre Canisius (Ruanda)

Les Frères Fabien, Gaspard et Pierre Canisius, comme des centaines d 'autres personnes, se sont réfugiés au séminaire de Kabgayi à la mi-avril 1994. Ils pensaient qu'en raison de la proximité de I 'évêque, ce centre serait respecté. Mais le 24 mai, le centre a subi un sérieux contrôle, plusieurs personnes ont été chassées du refuge par la force et quelques heures plus tard, assassinées tout près de notre école de Byimana. Cette lettre a quitté le Ruanda et a été envoyée par un ami en Belgique où se trouvait le Frère Alvarus. Nous avons supprimé les noms propres.

Kabgayi, le 2/5/94

Très Cher Frère Alvarus,

De mon refuge au grand Séminaire, je vous écris pour vous annoncer que nous sommes encore en vie. Je ne garantis pas si je le serai demain, vu l'évolution de la situation.

Voici en vrac quelques nouvelles du pays ou plutôt des confrères. Il y a plus d'une semaine que nous sommes ici au grand Séminaire (Fabien, Gaspard et moi). C'est grâce à Dieu que nous avons pu arriver au grand Séminaire où nous sommes comme des troupeaux parqués au cimetière. Ce qui nous réconforte un peu, c'est l'ambiance religieuse et le grand nombre de personnes partageant les mêmes conditions que nous. Et puis nous sommes sûrs de vos prières et de la protection de Marie et de Champagnat. Continuez à prier pour la paix dans notre pays, car nous en avons vraiment besoin.

Les maisons ont été pillées et les maisons des professeurs endommagées et pillées, sauf celles de J. et de K.

K. est enfin arrivé sain et sauf mais presque traumatisé. R., L. et D. (ouvriers) ont été tués mais leurs familles sont encore en vie. N. est recherché sérieusement et G. a été inquiété mais pas encore tué. L'école et la communauté n'ont pas encore été pillées… Tous les 600 réfugiés qui étaient chez nous ont été contraints, comme nous, de quitter l'école avec des menaces de mort. Certains sont à Kabgayi et d'autres ont été tués en cours de route.

A Butare, il y a eu des massacres et jusqu'à présent, nous ne savons pas le sort des confrères dans cette région, les religieux ont été épargnés. Espérons que cela va durer.

Voilà, Cher Frère, les nouvelles du pays. Ici à Kabgayi, nous ne pouvons pas bouger d'un centimètre de peur d'être enlevés. Nous restons donc enfermés et nos déplacements se limitent à ceci : chambre – chapelle – réfectoire. Et comme il y a beaucoup de prêtres, ce n'est pas la direction spirituelle qui manque. Cette monotonie commence à être de plus en plus longue et surtout que la situation n'évolue guère mieux. Si nos cœurs ne s'arrêtent pas à force de battre plus que d'habitude, ce sont nos têtes qui vont tourner mal et l'on finira presque tous à Ndera si on est encore en vie. (C'est l'hôpital psychiatrique).

J'ai attendu votre message mais en vain. J'ai compris que cela a été impossible. Nous sommes toujours désireux de sortir de ce labyrinthe mais nous ne voyons pas comment. Comme Champagnat, nous sommes en quête d'une lueur qui nous fasse sortir de ces ténèbres. Priez encore une fois pour nous, pour que nous gardions courage malgré tous ces ébranlements et que notre foi demeure solide et notre confiance totale en Dieu et en sa sainte Mère.

Saluez de ma part tous les confrères et dites-leur que je suis en union de prière avec eux (surtout que moi j'ai le temps de prier). Quant à vous, je vous redis tout mon attachement et vous salue de tout cœur. FF Fabien et Gaspard vous saluent.

Votre confrère Pierre- Canisius. 

F) Deux textes de Miguel Angel Isla, communauté de Bugobe

I. Extraits d'une carte postale que Miguel Angel a écrite à un ami de Murcia, alors qu'il se reposait en Espagne, un mois et demi avant de mourir assassiné :

« Maintenant, j'ai pris davantage conscience de la difficulté où je me suis engagé, et parfois j'ai conscience d'une peur sourde, comme une étincelle vivante et fugitive. De toute façon, je sais bien en qui j'ai mis ma confiance et je vais avec joie vers la maison du Père…

Ce monde (la société espagnole) n'est pas le mien. Il y a ici trop d'abondance et là- bas, trop de besoins, mais là- bas, l'homme est plus humain ». 

Extraits d'une lettre de Miguel Angel , le 22 mars 1996 à un Frère de la province de levante :

Cher Frère,

…Ceux que nous aidons sont fortement contrôlés par les autorités militaires ; en deux jours, nous avons reçu deux fois le commandant militaire et d'autres autorités qui nous ont interrogés et ont contrôlé ce que nous faisions. Il y a déjà un long mois que nous ne pouvons ouvrir les écoles et le collège ; cette situation est évidemment assez désagréable. Pour comble de tous les maux, les réfugiés eux- mêmes nous ont volé dans le collège et dans la maison (une bande de huit personnes ). Nous avons pu récupérer quelque chose mais les retours, les préoccupations et les menaces nous laissent plutôt fatigués et inquiets.

… De toute façon, nous allons d'ennuis en ennuis, et il n'y a pas de prévision possible. Tout est urgent et provisoire, très provisoire. Dieu seul sait ce qui peut arriver, mais il le sait et il se tait. Il nous reste à croire, à espérer et à aimer sans cesse et c'est ce que nous faisons, mais nous sommes dans une totale incertitude. 

Annexe II

Liste des Frères qui sont morts de mort violente,

en martyrs de la foi, depuis la fondation de l'Institut. 

I. Je les présenterai en grands groupes, par continent : 

2. Pour chaque Frère, excepté pour presque tous les Frères d'Espagne, je donnerai leur nom de religion ( pour les Frères anciens nés avant 1965), le nom de baptême et le nom de famille, le pays d'origine, l'année de naissance, le pays où ils sont morts et l'année de leur mort. 

3. Les Frères morts en Espagne entre 1936 et 1939 seront regroupés selon les procès de canonisation en cours et je donnerai les généralités au premier nom de chaque liste comme la date de la mort, car elle est la même pour tous les membres du groupe. 

4. On ne citera en aucun cas, les Frères morts au front, car ils étaient combattants. 

EN AFRIQUE

Algérie :

Fr. Henri vergés, * France, 1930 + Algérie 1994

Ruanda

Fr. Etienne Rwesa, *Ruanda, 1942, +Ruanda, 1994

Fr. Fabien Bisengimana, *Ruanda, 1949, +Ruanda, 1994

Fr. Gaspard Gatali, *Ruanda, 1950, +Ruanda, 1994

Fr. Pierre- Canisius Nyilinkindi, *Ruanda, 1950, +Ruanda, 1994

Fr. Joseph Rushigajiki, *Ruanda, 1953, +Ruanda, 1994

Fr. Christopher Mannion, *Angleterre, 1951, +Ruanda, 1994

Zaïre (Rep. Démocratique du Congo)

Fr. Christian (Edouard Ettinger), *Belgique, 1914, + Zaïre, 1964

Fr. Lucien Cyrille (Lucien Vandamme), * Belgique, 1932, + Zaïre, 1964

Fr. Fernando de la Fuente de la Fuente, *Espagne, 1943, + Zaïre, 1996

Fr. Miguel Angel Isla Lucio, *Espagne, 1943, + Zaïre, 1996

Fr. Servando Mayor Garcia, *Espagne, 1952, + Zaïre, 1996

Fr. Julio Rodriguez Jorge, *Espagne, 1956, + Zaïre, 1996

EN AMERIQUE

Guatemala

Fr. Moisés Cisneros Rodriguez, *Espagne, 1945, +Guatemala, 1991

EN ASIE

Chine

Fr. Jules André (Marie Auguste Brun), *France, 1863, + Chine, 1900

Fr. Joseph Félicité (Joseph Planche), *France, 1872, + Chine, 1900

Fr. Joseph Marie Adon (Joseph Fan), *France, 1874, + Chine, 1900

Postulant Pablo Chen, *Chine, +Chine 1900

Fr. Léon (Jean Raymond Vermorel), *France, 1879, + Chine, 1906

Fr. Maurice (Marius Maximin Durand), *France, 1883, + Chine, 1906

Fr. Joseph Arnphien (Armand Paul Guillot), *France, 1885, + Chine, 1906

Fr. Prosper Victor (Prosper Paysal), *France, 1877, +Chine, 1906

Fr. Marius (Jacques Rosaz), *France, 1886, + Chine, 1 906

Fr. Joche Albert (André Ly), *Chine, 1910, + Chine, 1951

EN EUROPE

Espagne

Fr. Lycarion (François B. May) *Suisse, 1870, + Espagne, 1909

Fr. Bernardo, (Plàcido Fàbrega Julia), *Espagne, 1889, + Espagne, 1934

FF. Laurentino, Virgilio et 44 compagnons, morts à Barcelone, Espagne, le 8 octobre 1936

Fr. Crisanto (Casimiro Gonzalez Garcia), *Espagne, I 897, + Espagne, 1936

Fr. Aquilino et 3 compagnons, morts à Las Avellanas, Espagne, le 3 septembre 1936

Fr. Cipriano José y 20 compagnons, morts en divers points d'Espagne en août et en septembre 1936

Fr. Guzmàn et 41 compagnons (dans la cause de béatification de ce groupe se trouvent deux laïcs, et 40 Frères), morts en divers points d'Espagne, entre juillet 1936 et juillet 1938

Fr. Eusebio et 58 compagnons, morts en divers points d'Espagne entre juillet 1936 et septembre 1938

Fr. Leon Gaudencio (Laureano Vicente Sierra), *Espagne, 1913, +Espagne, 1937

Fr Sixto José (Daniel Ruiz Castro), *Espagne, 1884, + Espagne, 1939

EN OCEANIE

Nouvelle Zélande

Fr. Euloge (Antoine Chabany), France, * 1812, + Nouvelle Zélande, Iles Salomon 1864

Fr. Hyacinthe (Joseph Chatelet), *France, 1817, + Iles Salomon, 1847

Fr. John William (John Roberts), *Australie, 1910, + Iles Salomon, 194 :

Fr. Augustinus (Frederick Mannes), *Australie, 1908, + Iles Salomon 1943

Fr. Donatus Joseph (Francis Fitzgerald), *Australie, 1910, + Iles Salomon 1943

Total des Frères morts violemment pour la foi

Afrique             13

Amérique          1

Asie                10

Europe             175

Océanie               5

Total                 204      (l'un d'eux était laïc) 

 

ANNEXE III.

Suggestions pour une célébration et une rencontre communautaire.

Pour une célébration communautaire 

Ambiance : Dans la chapelle ou l'oratoire, sur l'autel, placer le crucifix et un cierge allumé. Dans la mesure du possible, placer aussi une affiche avec les noms des Frères martyrisés ou leurs photos.

Dynamique : prévoir un chant ou une phrase à répéter à différents moments de la réflexion. Après chaque lecture suivie d'une pause, disposer sur l'autel : 1. un vase de fleurs, 2. L'Evangile, 3. Les Constitutions, 4. La Circulaire . Après la réflexion, laisser un temps de prière personnelle, suivie de prières spontanées. Terminer avec le Notre Père et les invocations habituelles au Fondateur, à nos Frères vénérables et aux martyrs. Chant final du Salve Regina.

I. Pour la réflexion et la méditation
a) Motivation

Rappeler que depuis Saint Pierre Chanel, martyrisé en 841, jusqu'à la mort de nos quatre Frères Servando, Fernando, Miguel Angel et Julio au Zaïre en 1996, en passant par les Frères d'Espagne, de Chine, d'Algérie, du Ruanda, etc. l'Institut Mariste a donné déjà à l'Eglise le témoignage de plus de deux cents Frères qui ont subi une mort violente à cause de leur foi en Jésus Christ et au service de l'Evangile. Ces Frères avaient le même idéal que nous : poussés par le charisme de Marcellin Champagnat, appelés par la jeunesse, aimant la Très Sainte Vierge… Comme nous aujourd'hui, ils ont suivi les Constitutions de l'Institut. Et le Seigneur leur a donné la grâce du martyre. Ce sont des Saints.

b) De l'Evangile

"Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis" (Jean 15,13).

"Il a aimé les siens qui étaient en ce monde et il les a aimés jusqu'au bout" (Jean 13,1).

"Vous aussi vous rendrez témoignage, parce que vous êtes avec moi depuis le commencement" (Jean 15,27).

c) Des Constitutions

Nous allons avec hardiesse dans les milieux, peut- être inexplorés, où l'attente du Christ se révèle dans la pauvreté matérielle et spirituelle

(C. 83).

Dans les pays déchristianisés, nous faisons découvrir aux jeunes et aux adultes, le vrai visage de Jésus- Christ et de son Eglise (C. 90).

Témoins de l'Evangile en milieu scolaire… nous contribuons à la construction de la société et du Royaume de Dieu (C.89).

d) De cette circulaire

1. Il ne suffit pas de recueillir leurs reliques et de leur élever des monuments, mais nous devons essayer de les imiter, d'assumer leur radicalité, leur attitude de témoins, les raisons de leur vie et de leurs options, et de faire fructifier leur sang en oeuvres de vie qui rejaillissent en vie éternelle. Nous pourrons ainsi faire la preuve qu'ils n'ont pas espéré ni ne sont morts en vain. (n°5)

2. « Le don de soi jusqu'à l'héroïsme fait partie du caractère prophétique de la vie consacrée. » (Vita consacrata, n°83). Ces situations limites dans lesquelles nos Frères ont décidé de vivre, apparaissent sans doute comme une provocation face à la facilité et aux sécurités excessives qui nous emprisonnent. Elles réveillent nos consciences et nous font sortir de la torpeur de nos routines et de nos petitesses. Leur témoignage met en évidence une autre manière de voir et de vivre, différente et non conformiste. Leur vie donnée préfigure une société plus fraternelle et plus solidaire, mais en même temps elle est une contestation évangélique qui dénonce un monde injuste et discriminatoire. lls ont su affronter le risque avec l'audace évangélique. (n°26)

Le conformisme et la soumission ne conduisent pas à l'héroïsme. Si Jésus avait simplement été conformiste, on ne l'aurait pas crucifié. La croix de Jésus est la conséquence de sa fidélité à sa mission prophétique, c'est la croix du Messie. Le choix de nos martyrs pour Jésus est inséparable de l'amour qui rend vulnérable et expose à la souffrance, inséparable de l'annonce du Dieu qui aime les petits et les oubliés. Ce choix entraîne le mépris et le rejet des puissants ; il donne l'espérance et la vie, il suscite l'opposition aux adorateurs du pouvoir et de la mort. (n°27) 

2. Pour une réunion communautaire :

a) Dialogue sur la circulaire : quels aspects t'ont paru les plus intéressants ?

b) Des martyrs de ces dernières années : pour lequel ressens-tu le plus d'admiration ? (En nommer deux ou trois). Peux-tu expliquer le pourquoi de cette admiration ?

c) Comment les martyrs de ton continent t'enrichissent-ils et comment t'interpellent- ils ?

d) Les raisons pour lesquelles on assassine les responsables religieux (laïcs, évêques, prêtres, religieuses, frères…) Quelles sont à ton avis, ces raisons ? Que penses-tu de ces morts violentes de responsables religieux ?

e) Pour terminer, on peut chanter le Magnificat pour remercier du témoignage que nous donnent les personnes qui savent mourir pour leur idéal.

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