Le fondateur interpelle ses frères

Charles Howard

1989-05-20

Le fondateur interpelle ses frères

CIRCULAIRE
* Discernement
* Fidélité à notre charisme
* Marcellin aujourd'hui
LETTRES DU FONDATEUR
* Introduction
[3] 1827, mai. À Mr Gardette Philibert
[14] 1830, 21 janvier. À Fr. Barthélemy
[24] 1831, 1ier novembre. À Fr. Barthélemy
[42] 1834, été. À Fr. Cassien
[49] 1834, 23 novembre. À Fr. Dominique
[126] 1837, 4 août. À Fr. Apollinaire
[163] 1837, 12 décembre. À Mr Moine F.
[171] 1838, 3 février. À Mgr de Pins
[234] 1838, 28 décembre. À Fr. Dominique
[323] 1840, 22 février. À Mr Pradier
TÉMOIGNAGES DE QUELQUES FRÈRES
1. Le Fondateur
2. Mes impressions sur Marcellin Champagnat
3. Champagnat dans ma vie
4. Ce que Champagnat signifie dans ma vie
5. «Soyez prudents comme des serpents et simples comme des colombes.»
6. Qu'est pour moi Marcellin Champagnat? Qu'est-ce que j'admire le plus en lui?
7. «Aimer Dieu et travailler à le faire connaître et à le faire aimer: voilà ce que doit être la vie d'un frère.» 8. Ma part d'héritage
9. Le portrait Champagnat et sa signification dans ma vie
10. Comment voyez-vous Champagnat en tant que personne? Pour vous, que signifie Champagnat dans votre vie?
11. Avec Champagnat j'ai trouvé le sens pour ma vie

396

 V. J. M. J. 

CIRCULAIRES DES SUPÉRIEURS GÉNÉRAUX

DE

L'INSTITUT DES FRÈRES MARISTES DES ÉCOLES 

Vol. XXIX

 

LE FONDATEUR

INTERPELLE SES FRÈRES

 

Maison Généralice

Rome, le 20 mai, 1989 

SOMMAIRE

CIRCULAIRE

*Discernement           

*Fidélité à notre charisme     

*Marcellin aujourd'hui           

LETTRES DU FONDATEUR

*Introduction   

[3] 1827, mai. À Mr Gardette Philibert           

[14] 1830, 21 janvier. À Fr. Barthélemy         

[24] 1831, 1ier novembre. À Fr. Barthélemy             

[42] 1834, été. À Fr. Cassien

[49] 1834, 23 novembre. À Fr. Dominique   

[126] 1837, 4 août. À Fr. Apollinaire

[163] 1837, 12 décembre. À Mr Moine F.      

[171] 1838, 3 février. À Mgr de Pins  

[234] 1838, 28 décembre. À Fr. Dominique

[323] 1840, 22 février. À Mr Pradier  

TÉMOIGNAGES DE QUELQUES FRÈRES

1. Le Fondateur           

2. Mes impressions sur Marcellin Champagnat      

3. Champagnat dans ma vie

4. Ce que Champagnat signifie dans ma vie          

5. «Soyez prudents comme des serpents et simples comme des colombes.»    

6. Qu'est pour moi Marcellin Champagnat ? Qu'est-ce que j'admire le plus en lui ?        

7. «Aimer Dieu et travailler à le faire connaître et à le faire aimer : voilà ce que doit être la vie d'un frère.»             

8. Ma part d'héritage             

9. Le portrait Champagnat et sa signification dans ma vie            

10. Comment voyez-vous Champagnat en tant que personne ? Pour vous, que signifie Champagnat dans votre vie ?          

11. Avec Champagnat j'ai trouvé le sens pour ma vie        


     Bien chers frères,

Au seuil de cette Année Champagnat que nous allons célébrer, le souhait que j'exprime pour nous tous, est celui de grandir toujours davantage dans la connaissance du charisme de Marcellin Champagnat, ce don de l'Esprit-Saint que nous partageons tous. Puisse cette Année Champagnat être une année de grâce pour tous, une année où chaque frère, chaque communauté, chaque province ou district, fait un bond en avant dans sa fidélité à ce charisme. Plus grande sera notre fidélité à cette grâce, plus grande sera la vitalité de notre cher Institut, et plus grande sera aussi la portée de notre travail pour les jeunes.

Avant d'aborder le sujet principal de cette Circulaire, je voudrais signaler deux points :

DISCERNEMENT

D'abord, permettez-moi de vous rappeler l'importance du rôle du discernement dans notre vie. Dans une lettre récente aux frères provinciaux, je citais l'extrait d'une lettre écrite en 1894, par un Supérieur un Supérieur général des pères maristes :

«Le père Corcoran me demande avec instance de laisser les séminaristes jouer au football, le jeu le plus rude qui soit, qui sied si mal pour être joué en soutane, et au baseball, qui est joué par des gens portant des pantalons très serrés aux jambes et une espèce de chemise appelée flanelle. Ils voudraient que je leur accorde un terrain de jeu. Il s'agit là, certes, de jeux nationaux, mais devrons-nous les introduire dans une maison destinée à des séminaristes et à des novices ? J'attends votre décision. Je serais, quant à moi, plutôt d'avis de doubler le nombre de jeux de boules ou de quilles

Cette lettre peut nous faire sourire, mais elle ne nous permet pas de croire que nous faisons beaucoup mieux. Soyons certains que dans chaque province (y compris la Maison généralice) il existe des situations semblables : des manières de penser et de faire, des pratiques que les générations à venir contempleront avec étonnement ou amusement. Quelques-uns de ces sujets ne tirent pas à conséquence, mais il peut y en avoir d'autres qui affectent notre activité apostolique : des attitudes inconscientes que nous aurions dû changer depuis des années mais qui persistent par manque d'esprit de discernement. C'est pourquoi, je vous demande, bien chers frères, de prendre au sérieux le sujet dont traite la dernière Circulaire. C'est un thème important, non seulement pour notre efficacité apostolique, mais pour notre survivance elle-même.

J'aime à croire que vous avez tous trouvé le petit encart sur la «Révision de la journée». Il m'a semblé que c'est une prière que nous négligeons souvent et pourtant, c'est un des moyens les plus importants dont nous disposons pour que nos vies soient vraiment unifiées et non pas séparées en cloisonnements étanches que seraient la prière, l'apostolat et la vie communautaire.

Il est, malheureusement si facile, quant à nous, de sous-estimer l'importance des événements ordinaires de notre vie de tous les jours, sans y voir des occasions d'écouter le Seigneur. C'est précisément parce que Dieu se sert de ces événements pour se rendre Lui-même présent à nous, pour nous appeler et nous aider à prendre toujours davantage conscience de la manière dont Il nous attire à Lui, que la «révision de la journée» est une prière d'un si grand prix.

Le grand avantage que présente la «révision de la journée» est de ne pas tant se restreindre et se borner sur notre réalité, sur nos misères et nos fautes, mais de se centrer sur le Seigneur et sur ce qu'Il a réalisé en nous tout au long de notre existence. C'est donc un exercice de discernement qui nous aide à répondre aux appels de Dieu dans le vécu de tous les jours.

FIDÉLITÉ À NOTRE CHARISME

Un excellent ami à moi, membre d'une congrégation religieuse ayant une histoire brillante dans l'Église, provincial comme moi à l'époque, me disait : «Nous (c'est-à dire la Congrégation) sommes parfois victimes de notre propre image».

Ceci peut arriver à n'importe qui, y compris aux frères maristes. Nous avons bien sujet d'être fiers de beaucoup de nos réalisations, mais trop s'y complaire peut nous mettre sur la pente glissante de l'oubli de nos infidélités. Cela peut être particulièrement dangereux quand on a affaire à des problèmes comme ceux de l'éducation, de la pauvreté et de notre travail auprès des pauvres. Bien souvent, il y a un vrai fossé entre ce que nous disons et ce que nous faisons.

Parfois, en parlant de nous, les gens soulignent nos belles caractéristiques, nos réussites, nos apports et ils ont raison de faire ainsi. Mais je pense qu'il nous serait très bon aussi, parfois, de consentir à ce que les gens nous disent calmement et en toute charité, qu'ils ont senti combien nous étions parfois infidèles à nos engagements.

Je fus très touché, au cours de la célébration du Centenaire de l'arrivée des frères à Samoa, quand le frère Julio, supérieur du district, demanda, au nom de tous les frères, pardon au peuple assemblé, pour leurs manquements et leurs faiblesses et pour les fois où ils n'avaient pas été fidèles à leurs engagements. Comme vous pouvez le constater sur les photos qui accompagnent, pendant ce temps, une natte rituelle était placée sur ma tête, signifiant qu'en tant que Supérieur de tous les frères maristes je portais à leur place, toutes leurs fautes et leurs infidélités. Bien des gens m'avouèrent combien ils avaient été émus par ce geste.

Au cours de la même cérémonie du Centenaire, sœur Augustino Tualasea, représentante du Bureau Diocésain de l'Éducation, parla également ; ce n'était pas un hommage banal ; c'était quelque chose de tout à fait remarquable et je suis très heureux de vous en faire part.

S'adressant aux frères, elle leur commenta le mot «felela» qui véhicule à Samoa, bien des sens et bien des implications :

  «D'abord, un «felela» est quelqu'un qui a dépassé son caractère de «palangi» (palangi homme blanc) ou sa «samoanéité», pour devenir un HOMME DE DIEU.

«Felela» désigne aussi quelqu'un qui a, de son propre chef, renoncé à ses droits humains (qui proviennent de Dieu) d'avoir une famille et des enfants à lui, de façon à être disponible à tous les enfants samoans qui ont besoin de son aide et qui sont confiés à ses soins…

Un «felela» est un homme au cœur plein de compassion, non pas un maître ordinaire seulement, mais un éducateur, qui est toujours quelques enjambées plus loin que les autres dans le domaine religieux et dans les événements de ce monde…, un homme qui rayonne les valeurs chrétiennes dans sa vie de tous les jours et dans son travail, qui est toujours prêt à donner aux enfants une seconde chance !

Bien chers frères, vous avez été ces hommes-là pour nos enfants de Samoa, de génération en génération, depuis le jour où vous avez foulé ce sol pour la première fois. Vous avez été des pères, des frères, des mères et spécialement des AMIS de tous nos enfants, nés et élevés dans une société qui encourage et prône souvent la violence et l'agressivité. Vers quelque point cardinal que nous tournions le regard aujourd'hui, nous voyons et nous sommes témoins du «grain de sénevé» qu'un jour, il y a cent ans, vous avez planté sur notre sol, et qui a grandi et a puisé sa sève dans notre sueur et dans votre dévouement.

Vous avez conduit à Dieu plus de gens que n'auraient pu le faire tous les sermons ensemble. L'Église prêche, les maristes pratiquent. Vous êtes, vous les maristes, parmi les piliers les plus importants de l'Éducation Catholique de Samoa, et je ne puis imaginer le système de l'Éducation Catholique de chez nous, sans la présence des frères maristes.

Puisque l'Église ne trouve pas toujours le temps de vous dire merci, je me dresse ici, au milieu de vous pour ce faire. Merci, au nom du Bureau Catholique de l'Enseignement, au nom des responsables de l'Église locale de Samoa, et au nom de tous ceux qui n'ont pu se trouver actuellement parmi nous pour vous remercier. Merci pour tout ce que vous êtes et avez fait pour Samoa.

Que l'Esprit de votre bienheureux fondateur, avec l'aide de l'humble servante de Nazareth, continue d'animer votre action éducative qui rayonne l'amour et la bonté de Dieu et nous accompagne vers notre destinée. Ainsi soit-il

Ce magnifique hommage, finissant par la prière au bienheureux Marcellin, m'amène tout naturellement à la partie centrale de cette Circulaire.

MARCELLIN AUJOURD'HUI

Dans le dernier FMS-MESSAGE, je signalais que nous sommes en train de célébrer un exceptionnel double anniversaire de Marcellin Champagnat : le bicentenaire de sa naissance et le 150ième anniversaire de sa mort. J'aime à croire que vous comprenez tous l'importance d'un tel événement pour chacun de nous, pour nos provinces et pour l'Institut : c'est un temps de réflexion, de célébration et de prière.

Nos Constitutions nous le rappellent : «Notre Institut, don de l'Esprit-Saint à l'Église, est pour le monde une grâce toujours actuelle». Nous devrons consacrer une part des célébrations à nous réjouir des dons reçus et partagés, qui sont comme le lot d'héritage qui nous vient du fondateur. Mais une autre dimension consistera à nous efforcer d'être toujours plus fidèles à Champagnat, à son esprit et à sa spiritualité. De cette fidélité découlera notre désir de nous engager nous-mêmes toujours davantage au service de Dieu et des jeunes, remplis de confiance malgré les difficultés auxquelles nous sommes confrontés. Les défis que nous avons actuellement à relever peuvent bien être des moyens par lesquels Dieu suscite en nous un surcroît de générosité et de créativité.

J'ai récemment fait quelques visites à certaines communautés en France, surtout à des communautés de Frères du troisième âge. J'étais désireux de leur dire merci pour tout ce qu'ils ont fait pour l'Institut et pour leur rappeler que l'apostolat qui leur incombe présentement est peut-être le plus important qu'ils aient jamais eu : celui de la prière et de la souffrance. Cette visite à ces frères a été pour moi une cause de joie et une grâce du Seigneur, convaincu que je suis que beaucoup d'entre eux sont de véritables saints. La vie communautaire de ces frères âgés peut parfois présenter des difficultés ; cela n'empêche pas qu'ils cachent un fond merveilleux de sainteté ; c'est bien souvent un cumul d'héroïsme, humble et effacé et des vies magnifiques.

Un des frères que j'ai rencontrés faisait partie du groupe de huit frères maristes arrêtés à Budapest en 1944, parce qu'ils cachaient des Juifs dans les sous-sols de l'École Champagnat. L'école avait été fondée en 1928 et les gens disaient des élèves des frères : «Voilà les petits Champagnat.» Les enfants eux-mêmes étaient fiers de porter ce titre. En fait, ils aimaient à dire : «Je suis un Champagnat.»

«JE SUIS UN CHAMPAGNAT.» Ceci peut sembler plaisant sur les lèvres d'un gamin. Mais pour nous, frères maristes, il révèle une profonde vérité. Chacun de nous est un Champagnat, et nous nous efforçons d'apporter aux jeunes ce que Champagnat leur apportait : respect, encouragement, amour, vérité chrétienne, éducation sous toutes ses formes et sollicitude dans tous les aspects de leur vie. En d'autres termes, nous essayons d'être des FRÈRES pour eux. Permettez-moi de vous redire ce que j'écrivais, il y a quelques temps, dans FMS-Message :

Nous sommes des Champagnat pour les jeunes dans le besoin, pour ceux qui sont en quête de valeurs vraies et de témoins crédibles de l'Évangile.

Nous sommes des Champagnat pour les jeunes qui ont besoin de frères, qui ont besoin de quelqu'un qui les écoute, les encourage et les aime.

Nous sommes des Champagnat pour les pauvres, les nécessiteux, les laissés-pour-compte ; nous sommes des frères pour les besogneux.

Nous sommes des Champagnat pour nos propres frères, par notre sollicitude, notre encouragement, notre soutien, nos prières et notre amour.

Nous sommes des Champagnat pour l'Église qui s'efforce de servir l'Homme. Nous suivons les traces de Champagnat, lui qui aimait tant l'Église, peuple de Dieu en marche et Corps du Christ.

Nous sommes des Champagnat pour ceux qui ne connaissent pas Marie, qui ne savent pas que Marie les aime et qu'elle est à leur côté.

J'espère que l'Année Champagnat sera pour chacun de nous un cheminement particulier dans l'approfondissement de la connaissance de notre fondateur et de son charisme ; un cheminement marqué d'étapes où nous nous rapprochons plus étroitement de lui, nous réjouissant d'être ses enfants, et remerciant le Seigneur de cette grâce.

C'est une réalité extrêmement triste que celle des enfants qui n'ont jamais vraiment connu leurs parents ni estimé tout ce qu'ils avaient reçu d'eux. Dans le passé, plusieurs d'entre nous ont pu avoir ce même sentiment envers le père Champagnat. Plus près de nous, cependant, bien des frères ont dit combien nous étions chanceux d'avoir pu avoir une relation plus étroite avec lui. Ceux parmi nous qui ont pu visiter La Valla, l'Hermitage et le «pays de Champagnat» se sont sentis privilégiés de pouvoir entrer dans sa maison, de parcourir le hameau où il avait grandi et le village où il exerça son ministère, le sol qu'il travaillait de ses mains et les collines qu'il franchissait pour se rendre auprès de ses ouailles, la maisonnette qui fut le berceau de l'Institut et l'Hermitage où il finit ses jours sur la terre. Plus émouvant et encourageant a été de rejoindre l'homme lui-même et en quelque sorte son âme. D'une façon mystérieuse mais réelle, Marcellin Champagnat est toujours très présent et vivant : c'est un homme ayant les deux pieds sur terre, un homme de Dieu, un homme au cœur débordant d'amour, un homme enfin d'un grand bon sens. Cette présence est tangible et je pense que bien des frères repartent de l'Hermitage en ayant davantage conscience du bonheur d'avoir un tel homme pour fondateur et modèle.

Il y a une année, un vieux cahier a été trouvé dans un recoin de l'Hermitage. Il contient une anecdote sur Marcellin que j'aime beaucoup car elle dépeint à la perfection son bon sens commun et son sens de l'humain :

Mademoiselle Sejoubard, cousine du frère Marie-Abraham, raconte comment le père Champagnat, alors vicaire à La Valla, rendait souvent visite à ses parents à elle qui avaient une épicerie dans le village.

Un jour, le père demanda à sa mère si elle n'avait pas quelque bouteille de liqueur de la Grande Chartreuse. Il lui dit : «Elle ragaillardit souvent les mourants et leur donne assez de force et de lucidité pour recevoir convenablement les derniers sacrements». Comme elle lui disait qu'elle n'avait rien, il profita d'un voyage qu'il fit à Lyon, avec la tante de Mlle Sejoubard, pour acheter de ce précieux élixir chez les chartreux de Lyon. Dorénavant, les paroissiens de La Valla, purent en acheter à l'épicerie, pour la santé des corps et des âmes.

J'encourage chaque frère et chaque communauté, pendant cette année, à entreprendre un pèlerinage spirituel fait de célébration et de ressourcement de ce charisme «qui est pour le monde une grâce toujours actuelle». Je suis sûr que tous, nous trouverons quelque chose de bon «pour le corps et pour l'âme», quelque chose qui allume en nous la passion pour Champagnat et pour son enseignement, tandis qu'il nous conduit à Jésus et à Marie.

Ceci constitue pour chacun de nous une véritable découverte personnelle, une découverte qui nous apporte d'abondantes bénédictions et qui peut aider grandement à renouveler nos communautés et nos provinces, et à faire de nous de meilleurs apôtres.

Notre connaissance de Marcellin est grandement redevable à plusieurs frères qui ont fait des recherches sur la vie du fondateur et nous ont donné le fruit de leur étude et de leur méditation. Mais d'une manière aussi authentique, nous pouvons tous être une aide pour les autres, dans ce cheminement, car tout au long de nos années de vie mariste, consciemment ou inconsciemment, nous avons été imprégnés de l'esprit du fondateur, et ainsi, nous avons tant de choses à offrir aux autres par la simple force de notre bon exemple et de notre dévouement. La réflexion communautaire peut être, elle aussi, d'un grand secours pour tous.

Dans cet esprit, pensant à la découverte individuelle et communautaire, j'inclus dans cette circulaire, deux lots de documents, espérant qu'ils seront pour chaque frère et pour chaque communauté un stimulant à poursuivre leur propre approfondissement de notre fondateur et de son charisme.

Le premier lot est constitue par quelques lettres du fondateur. Je vous invite tous à y réfléchir posément, et puis à vous représenter la personne même de celui qui les a rédigées et ce qu'elles révèlent de lui. Veuillez m'excuser si je vous suggère une méthode de lecture ; mais il est extrêmement important de les considérer comme quelque chose de spécial et non seulement de les lire comme les pages d'un roman. Avant de présenter la première lettre, j'ai donné quelques indications qui peuvent s'avérer utiles à plusieurs d'entre vous.

Le second lot est fait de témoignages venant d'un certain nombre de frères, de cultures et d'âges divers, des frères qui ne se sont pas livrés à des recherches spéciales sur notre fondateur. C'est un échantillonnage, si vous voulez, de tout l'Institut ; un échantillonnage réduit, un choix, il est vrai, mais quelque chose qui incite chacun de nous à formuler sa propre histoire.

Je prie le Seigneur que, pour vous et pour moi-même, cette Année Champagnat soit une année riche en grâce, qu'elle nous aide à mieux approfondir notre amour et notre connaissance de notre fondateur et du charisme que nous partageons avec lui. S'il en est ainsi, nos vies et nos communautés et provinces, en seront grandement enrichies pour longtemps, et en particulier par un accroissement du feu qui brûlait dans le cœur de Marcellin et qui lui inspira une telle passion pour Dieu et une ardente et constante charité pour le prochain.

Bien fraternellement vôtre dans les Saints Cœurs de Jésus, Marie, Joseph et Marcellin.

      Frère Charles Howard

               Supérieur général.

—————————————- 

LETTRES DU FONDATEUR 

INTRODUCTION

1. Réflexion personnelle

Chacun a sa méthode pour une réflexion comme celle-ci, mais ceux qui éprouveraient quelque difficulté à démarrer, souhaitent peut-être essayer l'une des méthodes que je propose à la suite.

•Lecture lente de chaque lettre. Puis réflexion sur ce qui est dit sur le père Champagnat et son attitude envers le frère à qui il écrit.

•Autre façon : imaginer que la lettre vous est adressée par le père Champagnat. Ses mots sont là, mais qu'est-ce qu'il vous dit, venant de son cœur ?

•Relever quelques phrases ou expressions qui révèlent des qualités importantes chez le fondateur ?

•Après avoir parcouru la lettre, parler au père Champagnat sur ce qui est dit et sur vos propres aspirations en tant que frère mariste.

2. Réflexion communautaire

Il y a plusieurs manières de faire part aux autres de votre intelligence de ces lettres, et beaucoup de communautés sont bien capables de le faire. Pour ceux qui auraient besoin de quelques suggestions, voici quelques remarques utiles :

•Chaque frère est invité à lire à haute voix deux ou trois passages qui l'ont le plus frappé et puis, s'il le désire, à dire ce en quoi ces passages lui semblent importants.

•Dans les communautés plus petites, les frères pourraient prendre une lettre chacun et en faire l'analyse (le contenu, ce que cela révèle du fondateur) puis en parler à la communauté.

•Dans des circonstances appropriées, par exemple une récollection communautaire, les frères pourraient être invités à prendre une lettre et à rédiger une réponse à la place du frère à qui la lettre était adressée.

 

[3]

1827, mai          À monsieur GARDETTE Philibert,

                            Supérieur du Grand Séminaire de Lyon.

 L'année précédente, en mai 1826, M. Courveille, qui pendant deux ans secondait le père Champagnat, était obligé de partir pour la raison que l'on sait. À peine cinq mois plus tard, M. Terraillon qui ne se plaît pas à l'Hermitage et n'est pas d'accord avec les manières de faire du fondateur, le quitte à son tour, laissant celui-ci seul responsable de «près de quatre-vingts» personnes, frères, novices, postulants, presque tous jeunes. De plus ces deux départs lui portent préjudice en ce sens qu'on lui fait la réputation de ne pas savoir accepter de collaborateurs. Il essaie de faire face, mais au bout de six mois, il voit qu'il ne pourra pas tenir et crie au secours. Par ailleurs il faut aussi penser que réclamer un prêtre pour l'aider, c'est en faire un éventuel postulant pour la Société de Marie.

Il ne s'agit ici que d'un brouillon de lettre, comme on le voit par les hésitations du début, et nous ne savons pas si elle a été rédigée au propre pour être envoyée. frère Jean-Baptiste affirme que le fondateur «alla trouver… M. Gardette… pour lui exposer sa situation» (Vie, p. 230).

 

Monsieur le Supérieur,

La grande confiance que j'ai en vous…

C'est toujours auprès de vous que je viens chercher… C'est avec beaucoup de confiance que je viens chercher auprès de vous un conseil et une consolation dans mes ennuis. Me voilà tout seul, comme vous le savez sans doute. De quelque manière que je m'y prenne, il m'est impossible de pouvoir viser à tout. Il est absolument nécessaire que je visite nos établissements et que je voie de quelle manière marche chaque maison ; que je m'informe auprès de MM. les curés si nos frères se comportent comme il faut, s'ils ne font point de connaissances dangereuses. Cela me devient impossible si je n'ai pas quelqu'un qui s'entende avec moi. Nous sommes près de quatre-vingts ; nous avons dans nos écoles, pour le moment, au moins deux mille enfants ; il me semble que ceci devrait entrer en considération.

S'il est important, comme tout le monde en convient, que les jeunes gens soient bien formés à la religion, il est donc important que ceux qui les forment, non seulement soient bien formés, mais encore qu'ils ne soient pas abandonnés à eux-mêmes lorsqu'ils sont envoyés.

Je suis seul à connaître mes embarras ; pour vous en faire l'énumération, je ne sais par où commencer ; et la crainte de vous ennuyer vous-même fait que je ne vous dirai même pas que mes dettes seules m'occuperaient.

Je finis en vous priant de ne point m'oublier dans vos bonnes prières ; car je vois plus que jamais la vérité de ce que dit le roi prophète : Nisi Dominus aedificaverit domum, in vanum laboraverunt qui…, etc.

Recevez, Mr le Supérieur, l'assurance de la parfaite confiance avec laquelle j'ai…

 

[14]

1830, 21 janvier            Au cher frère Barthélemy,

                                        instituteur à Ampuis.

C'est sans doute à une lettre de nouvel an de frère Barthélemy que le père Champagnat répond ici. Nous ne possédons pas la lettre du frère, mais il est probable qu'elle ne contenait rien de spécial, à part des informations sur la marche de l'école. Le fondateur peut donc laisser parler son cœur et communiquer à ses deux disciples l'ardeur apostolique dont il est lui-même animé.

 

Mon bien cher frère Barthélemy et votre cher collaborateur,

J'ai été bien content d'apprendre de vos nouvelles. Je suis bien content de vous savoir en bonne santé. Je sais aussi que vous avez un bon nombre d'enfants ; vous aurez par conséquent un bon nombre de copies de vos vertus, car c'est sur vous que vos enfants se forment ; c'est d'après vos exemples qu'ils ne manquent pas de régler leur conduite. Que votre occupation est élevée, qu'elle est sublime ! Vous êtes continuellement avec ceux dont Jésus Christ faisait ses délices, puisqu'il défendait expressément à ses disciples d'empêcher les enfants de venir à lui. Et vous, mon cher ami, non seulement vous ne voulez pas les en empêcher, mais vous faites tous vos efforts pour les lui conduire. Oh ! que vous serez bien reçu de ce divin maître, ce maître libéral qui ne laisse pas un verre d'eau froide sans récompense. Dites à vos enfants que Jésus et Marie les aiment bien tous : ceux qui sont sages, parce qu'ils ressemblent à Jésus Christ, qui est infiniment sage ; ceux qui ne sont pas encore sages, parce qu'ils le deviendront ; que la Ste. Vierge les aime aussi, parce qu'elle est la mère de tous les enfants qui sont dans nos écoles. Dites-leur aussi que je les aime bien moi-même, que je ne monte pas une fois au saint autel sans penser à vous et à vos chers enfants. Que je voudrais avoir le bonheur d'enseigner, de consacrer d'une manière plus immédiate mes soins à former ces tendres enfants !

Tous les autres établissements vont à peu près. Priez pour moi et pour toute la maison.

J'ai l'honneur d'être votre tout dévoué père en Jésus et Marie,

Champagnat

Sup. d. f. M.

 

[24]

1831, 1iernovembre     À frère Barthélemy,

                                        à Saint-Symphorien d'Ozon, Isère.

Cette lettre, ne portant pas d'adresse, nous n'avons pas de certitude absolue sur la résidence du destinataire. Tout porte à croire, cependant, qu'il s'agit de Saint-Symphorien d'Ozon, où frère Barthélemy vient d'être muté. Les classes n'ont pas encore commencé, mais d'après les inscriptions et l'atmosphère qui règne dans la localité, le frère voit qu'il aura bien moins d'élèves qu'à Ampuis d'où il vient. Un maître laïc a ouvert l'année précédente une école concurrentielle dans la commune et cherche par tous les moyens possibles à s'attirer les enfants. Le père Champagnat console le frère en soulignant le sens surnaturel qui doit imprégner notre travail apostolique.

 

V. J. M. J.

Mon bien cher frère Barthélemy,

Que Jésus et Marie soient toujours avec vous !

Je vous permets, mon bien cher ami, de faire la sainte communion le dimanche, le jeudi comme votre règlement le porte et le mardi comme vous me le demandez, mais cette dernière permission ne durera que trois mois. J'accorde cette même permission au frère Isidore, mais seulement un mardi par mois, le premier.

Je vous promets que le premier voyage que je ferai à Lyon, j'irai vous voir. Courage, mon bon ami, il suffit que vous ayez la volonté, avec votre brave collaborateur, d'enseigner un bon nombre d'enfants… Vous n'en auriez point, que votre récompense serait la même. Ne vous inquiétez pas du petit nombre que vous avez. Dieu tient les cœurs de tous les hommes entre ses mains. Il vous enverra du monde quand il le jugera à propos ; il suffit que vous ne vous y opposiez pas par vos infidélités. Vous êtes où Dieu vous voulait, puisque vous êtes où vos supérieurs vous ont voulu. Je ne doute pas que le Seigneur ne vous en récompense par beaucoup de grâces.

Ne cessez de dire à vos enfants qu'ils sont les amis des saints qui sont dans le ciel, de la sainte Vierge et en particulier de Jésus Christ ; que leur jeune cœur lui fait envie, qu'il en est jaloux, que c'est avec la plus grande peine qu'il voit le démon s'en emparer, qu'il serait prêt, s'il était nécessaire, de mourir de nouveau sur la croix à Saint-Symphorien même, pauvres enfants. Ajoutez : «Dieu vous aime et je vous aime aussi puisque Jésus Christ, la sainte Vierge et les saints vous aiment tant». Dites-leur encore : «Pourquoi Dieu vous aime tant ? C'est que vous êtes le prix de son sang et que vous pouvez devenir de grands saints et cela sans beaucoup de peine, si vous le voulez bien. Le bon Jésus vous promet de vous prendre sur les épaules, afin de vous éviter la peine de marcher. Qu'il est malheureux, mes enfants, que nous ne le connaissions pas bien, surtout ceux d'entre vous qui apprennent avec tant de dégoût leur catéchisme.»

Faites, avec votre petit nombre d'enfants, une petite neuvaine en l'honneur de la sainte Vierge : cinq Pater et… Nous allons, à /'Hermitage, en commencer une aujourd'hui pour la même intention, c'est-à-dire pour le succès de tous les établissements de la Société. Gravez sur les livres de tous vos enfants : Marie a été conçue sans péché.

Je vous embrasse dans les Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie, où je vous laisse.

Mes amitiés à Mr le curé et à son vicaire,

Champagnat, Sup.

 

[42]

1834, été           À frère Cassien, à Sorbiers, Loire.

 

Louis Chomat et Césaire Fayol avaient ouvert une école à Sorbiers, leur pays natal, vers 1812, et n'ont pas cessé, depuis lors, de la diriger. Quand ils entrèrent tous deux dans l'Institut des Petits Frères de Marie, en 1832, celui-ci prit leur école à son compte. Les deux instituteurs, désormais frère Cassien et frère Arsène, étaient maintenus sur place et deux autres frères leur étaient adjoints. A partir de ce moment, frère Cassien devait subir une longue crise intérieure, trouvant d'abord ses confrères trop mauvais religieux, puis prenant lui-même la vie religieuse en dégoût. Dans ces dispositions, il écrivit au père Champagnat, mettant en cause son entourage et jusqu'au fondateur lui-même. Celui-ci lui répond par la lettre pathétique et pleine de sympathie qui suit.

 

Au frère Cassien,

Que Jésus et Marie soient vos guides et conducteurs en tout. Je ne puis, mon cher frère Cassien, vous dissimuler la peine que me cause votre position dont je ne puis en aucune manière me rendre raison. Je ne crois pas, mon cher ami, vous avoir manqué en aucune manière : j'ai eu égard aux représentations que vous avez cru devoir me faire. Je n'ai certainement pas cru me moquer de vous en vous donnant les deux sujets que nous vous avons donnés. Vous-même en étiez content. Qui est venu troubler cette paix ? Quand le frère Denis vous a inquiété par ses mécontentements, ne me suis-je pas rendu de suite chez vous pour vous le changer ? Et quand vous m'avez eu manifesté que vous préféreriez le garder, quoique nos combinaisons eussent été prises autrement, ne me suis-je pas rendu à vos raisons ? Enfin, mon cher frère, quelles sont donc les raisons qui peuvent vous faire de la peine ? Si les membres de la société de Marie sont trop imparfaits pour vous servir de modèle, jetez, mon cher Cassien, les yeux sur celle qui peut être le modèle des parfaits et des imparfaits, et qui les aime tous : les parfaits parce qu'ils retracent les vertus et portent les autres au bien, surtout dans une communauté ; les imparfaits, parce que c'est surtout à cause de ceux-là que Marie a été élevée à la sublime dignité de Mère de Dieu. Si donc, mon cher Cassien, nous sommes parfaits, nous devons en quelque sorte remercier les pécheurs de ce qu'ils nous ont procuré une Mère si bonne, si aimable.

Pourquoi, mon bien cher frère, retourner en Egypte, pour y chercher des conseils ? Marie, n'a-t-eIle pas de quoi vous rassurer ? Je vous dirai, mon cher ami, avec le prophète, pour n'avoir rien à me reprocher, je vous dirai que les secours de l'Egypte seront un frêle roseau qui se brisera entre vos mains et qui, je ne crains pas de vous le prédire de la part de Jésus et de Marie, vous blessera en se rompant.

Si vous dédaignez mes avis, consultez, le voyant, le supérieur de la Société qui est arrivé de Rome, monseigneur l'archevêque, Mr Cholleton. Enfin, mon cher Cassien, ne faites rien avec précipitation..

 

[49]

1834, 23 novembre      À frère Dominique, à Charlieu, Loire.

 

Frère Dominique est un homme qui se trouve mal dans sa peau, ne se sentant «bien que là où il n'est pas» (Champagnat). Lorsque Courveille a voulu fonder une congrégation à Saint-Antoine, dans l'Isère, frère Dominique, pensant sans doute trouver son bonheur, est parti chez lui, mais ne tarda guère à revenir. Après avoir dirigé l'école de Chavanay de 1830 à 1833, il est nommé second du frère Liguory à Charlieu. Moins d'un mois après la rentrée des classes de sa seconde année dans ce poste, il veut mettre le père Champagnat en demeure de le remplacer. Le fondateur, loin de s'émouvoir, le prend avec humour, réalisme et tendresse tout à la fois. Cette attitude habile, franche et sans faiblesse dépeint bien le père Champagnat.

 

Mon cher frère Dominique,

Je ne vous crois plus capable de faire un coup de tête ; vous savez ce qu'il en coûte quand on a le malheur d'en faire un. Avec un peu plus d'humilité et d'obéissance, vos affaires n'en iraient pas plus mal. Si le cher frère Liguory vous avait dit que tous les frères l'avaient félicité de vous avoir pour collaborateur, auriez-vous été assez simple pour le croire ? Il est, mon cher Dominique, il est impossible que nos manières plaisent à tout le monde.

Vous me dites que, si votre remplaçant n'arrive pas, vous allez venir le chercher. C'est bien vite dit, nous n'avons

personne à la maison-mère en ce moment. Si vous venez, vous serez obligé de repartir comme vous serez venu. Ne devez-vous pas un peu payer cette année ce que vous avez fait souffrir aux autres qui ont été avec vous ? Vous êtes trop juste pour penser que vous n'avez contracté aucune dette. Patience, mon cher ami, patience, je vous verrai sous peu de jours, j'arrangerai tout pour le mieux, avec la grâce de Dieu.

Je vous aurais fait réponse plus tôt sans un voyage que je viens de faire.

Mettez-vous, en attendant, entre les bras de Marie ; elle vous aidera puissamment à porter votre croix.

Je prends, mon cher Dominique, je prends bien part à vos peines. Dieu a bien de quoi les payer toutes, vous n'y perdrez rien avec lui, pas même les intérêts, j'en réponds.

Dites, en attendant, au cher frère Liguory que je vous porte tous bien chèrement dans mon cœur, que je vous aime tous, vous, mon cher Dominique, sachant les peines que  vous avez dans votre position, les combats que vous avez à soutenir, l'attachement que vous nous avez témoigné en tant de rencontres.

Je vous laisse tous dans les Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie ; ce sont de si bonnes places, on y est si bien !

À Dieu

Champagnat, Sup.

 

[126]

1837, 4 août     À frère Apollinaire,

                            à Saint-Paul-Trois-Châteaux, Drôme.

 

Frère Apollinaire est à Saint-Paul depuis deux ans, mais il a dû faire plusieurs interruptions, sans doute pour cause d'une maladie qu'il a traînée durant de longues années. A l'époque de cette lettre une nouvelle crise s'est déclarée. Le père Champagnat, plein de sollicitude pour ce jeune malade, l'invite à se reposer, car la santé passe avant les études et les diplômes.

 

V. J. M. J.

Notre-Dame de /'Hermitage, 4 août 1837

Mon bien cher frère Apollinaire,

J'ai été extrêmement affligé de ne pouvoir pousser mon voyage jusqu'à Saint-Paul-Trois-Châteaux. Je désirais singulièrement vous voir afin de vous procurer toutes les consolations dont j'aurais été capable. Ce qui m'afflige surtout, c'est qu'on m'a dit que vous êtes indisposé. Il ne faut pas, mon cher ami, vous rendre malade de manière à ne pouvoir vous en relever. Fussiez-vous à l'armée, on vous accorderait du temps pour vous remettre. Demandez la permission à Mr Mazelier et venez vous remettre. Si vous n'avez pas votre brevet au mois de septembre, vous l'aurez plus tard, nous ne voulons pas vous enterrer si tôt ; vous n'avez pas encore suffisamment fait pour le ciel. J'ai le cœur navré de vous savoir malade. Jetez-vous entre les bras de notre commune Mère, elle sera touchée de votre position et de celle de vos confrères, elle peut très bien y remédier. Témoignez à Mr le Supérieur tout le regret que vous avez de ne pouvoir, en ce moment, pousser jusqu'au bout votre instruction pour le brevet. Faites constater votre maladie par Mr le médecin, à Mr le maire, si Mr Mazelier le juge à propos.

Remerciez bien le cher frère qui vous a donné des leçons et tous ceux qui vous ont rendu quelque service. Quand vous serez guéri, vous y retournerez.

À Dieu, mon cher frère. Je vous laisse dans les Sacrés Cœurs et suis votre très dévoué père en Jésus et Marie,

Champagnat

P. S. Si frère Victor peut pousser jusqu'au mois de septembre, il ira à l'examen avec le cher frère Cyprien et le frère Andronic. (1)

 

(1) Ce sont trois autres frères de l'Hermitage qui se trouvent à Saint-Paul.

 

[163]

1837, 12 décembre      À monsieur MOINE, François Fleury,

                                        curé de Perreux, Loire.

 

Après les tractations menées depuis plus de trois mois, voici les frères installés à Perreux. Dans sa lettre du 5 décembre, à laquelle celle-ci fait réponse, Mr. le curé raconte l'arrivée des frères en ces termes :

 

«Monsieur le Supérieur, nous eûmes le plaisir de recevoir vos trois frères (Justin, Prosper et Agappe, selon Fr. Avit) le quatorze du mois passé. Je les gardai chez moi trois jours, après lesquels ils purent prendre possession de leurs petits appartements. L'ouverture des classes ne se fit à proprement parler que le mardi 21, jour de la Présentation de la très sainte Vierge. Nous fûmes heureux de pouvoir profiter de l'occurrence de cette belle circonstance pour célébrer la messe d'usage au commencement des écoles. Nous eussions désiré pouvoir ajouter beaucoup à la solennité, mais au moins nous eûmes la consolation de voir que nous étions très bien compris de nos chers paroissiens qui nous prouvent tous les jours, de plus en plus, par leurs sentiments et leur conduite, qu'ils savent apprécier, pour leurs enfants, les avantages d'une instruction soignée et surtout éminemment chrétienne. Il y a vraiment de l'enthousiasme. Les deux classes donnent un nombre de 150 enfants au moins ; nous souhaiterions que le 3ième frère pût recevoir une 3ième division qui diminuerait la seconde classe...»

Il continue en informant le père qu'il a demandé aux frères d'ouvrir une classe du soir pour de grands jeunes gens, et sollicite l'autorisation, pour les frères, de déplacer l'heure du souper après 8 heures du soir. Ensuite il s'étend longuement sur le projet de construction d'un nouveau bâtiment pour l'école. Il suggère enfin qu'il lui faudrait un frère breveté qui lui permettrait de toucher de la commune, la rétribution légale pour un instituteur. En terminant il met l'établissement sous la protection de Marie.

Comme on va le voir, le père fait réponse à ces différents points d'une manière précise et ferme.

 

Monsieur le curé,

J'ai reçu avec plaisir le petit détail que vous me donnez sur l'installation de nos frères dans votre paroisse. Je désire de tout mon cœur qu'ils correspondent de tout leur pouvoir à votre zèle et à celui de vos bons paroissiens pour l'éducation de la jeunesse qui leur est confiée. Mais il me fait de la peine de les voir chargés d'un si grand nombre d'enfants, dans des appartements si petits ; leur santé s'y trouve intéressée et ils ne pourraient trop longtemps y tenir. Veuillez, je vous prie, ne pas les surcharger de cette manière. Nous sommes convenus qu'on ne recevrait cette année qu'un petit nombre d'enfants, parce que le local n'était pas suffisamment vaste. Il est donc nécessaire de faire un choix. J'espère qu'à la première visite que j'aurai l'avantage de vous rendre, je trouverai les choses arrangées selon nos conventions et que je n'aurai pas lieu de me repentir d'avoir trop facilement dérogé à nos usages en vous donnant des frères cette année, malgré les motifs que nous avions de différer.

Quant à la proposition que vous me faites de charger le 3ième frère d'une classe, c'est une chose que nous ne permettons jamais. Pour une troisième classe il faut un quatrième frère. Il en est de même pour la classe des adultes qui se fait le soir. J'ai été fort surpris, et même fâché que le frère Directeur ait osé l'entreprendre sans nous en prévenir, sachant surtout combien il a eu de peine à se remettre d'une maladie qu'il avait contractée dans un établissement où il avait un trop grand nombre d'enfants. Je lui en écris deux mots, lui enjoignant de cesser de faire cette classe pour cette année. Je vous prie de ne pas l'inquiéter à ce sujet. L'année qui vient peut-être serait-il possible de s'entendre là-dessus.

Nous avons remis le plan du nouveau bâtiment à nos frères qui s'en allaient à Semur, leur recommandant de le déposer chez M. Dubeau, curé de Roanne. On l'aura probablement oublié, mais nous pourrons vous en envoyer un autre tout de suite si le premier est perdu.

Je vous avais déjà prévenu que vous ne pourrez avoir, quant à présent, un frère breveté. Je ne saurais vous donner aucun renseignement positif relativement aux démarches à faire pour avoir le traitement de l'instituteur, puisque le principal (un frère breveté) vous manque.

Veuillez agréer les sentiments respectueux avec lesquels j'ai l'honneur d'être, monsieur et vénérable curé, votre très humble et dévoué serviteur,

Champagnat

 

[171]

1838, 3 février  À monseigneur de PINS, Jean Paul Gaston,

                            administrateur apostolique de Lyon.

 

Le père Champagnat se trouve à Paris pour solliciter du gouvernement l'autorisation légale de l'Institut. Le ministre de l'Éducation nationale, M. de Salvandy qui, délibérément, ne veut pas que cette autorisation soit accordée, cherche des raisons pour justifier ce refus. C'est ainsi qu'il croit devoir demander l'avis des évêques de Belley et de Lyon sur deux points particuliers. Il leur écrit le 3 février 1838 :

 

«Monseigneur, vous m'avez fait l'honneur de m'écrire le 13 janvier (Belley), 6 janvier (Lyon) en faveur de la Société des Frères de Marie, dont Mr l'abbé Champagnat est le fondateur.

Votre recommandation ne peut que me disposer à accueillir avec intérêt la demande formée par cet ecclésiastique dans le but d'obtenir pour son Institut une existence légale. Toutefois, avant de présenter au Roi le projet d'ordonnance d'autorisation, je désire savoir, d'une part, si cet établissement des frères de Marie ne pourrait pas empêcher la congrégation de l'Institut de la Doctrine Chrétienne, pour les facilités qu'il offre en attachant simplement deux maîtres ou même un seul maître à chaque école, tandis que cet Institut en exige trois, et de l'autre, si ces facilités ne seraient pas obtenues au détriment des garanties que donne à la morale la combinaison de personnel adoptée par les Frères de la Doctrine Chrétienne. Votre haute position, monseigneur, et votre expérience vous mettent à même d'avoir une opinion bien formée sur ces deux points. Je vous serai donc obligé de me faire connaître vos vues. J'attendrai, pour donner suite à cette affaire, que votre réponse me soit parvenue

 

Informé de ces objections dès le 24 janvier par le député Sauzet, le père Champagnat s'empresse de communiquer sa réfutation personnelle aux deux évêques. Il fait rédiger les lettres par M. Chanut qui se trouve avec lui. Nous ne possédons que le texte envoyé à Mgr de Pins, mais d'après la réponse de Mgr Devie, nous savons qu'il a dû recevoir sensiblement le même texte.

 

Paris, 3 février 1838    Séminaire des Missions étrangères,

                                        rue du Bac n°. 120.

 

Monseigneur,

Au milieu des difficultés que j'ai à surmonter, je suis heureux que la Providence me procure le plaisir d'exprimer à votre Grandeur ma reconnaissance et de lui réitérer l'expression de mon bien respectueux hommage.

Aussitôt après mon arrivée, je me suis empressé d'employer tous les moyens propres à assurer la réussite de l'approbation légale des Petits Frères de Marie. Mes premières démarches ont eu un prompt résultat : les statuts que j'avais présentés deux fois au conseil royal de l'instruction publique et le rapport qui en a été formé pour être présenté au ministre, a été favorable. Les pièces sont actuellement entre les mains de Mr de Salvandy.

Il parait que Mr de Salvandy craint que l'institution des Petits Frères de Marie ne nuise à celle des Frères de l'École Chrétienne en offrant plus d'avantages, et objecte qu'elle n'assure pas assez de garantie pour les mœurs en permettant d'aller deux à deux. J'ai été informé par MMrs Sauzet et Fulchiron que Mr le ministre vient d'écrire dans ce sens à votre Grandeur.

La protection toute paternelle dont vous honorez notre société, l'appui que votre zèle offre à tous ceux qui veulent procurer le bien, ne me permettent pas de douter du rapport favorable que votre Grandeur fera au ministre, mais comme il ne peut être que très avantageux de mettre de l'unité dans nos démarches, j'ai pensé que vous trouveriez bon que je vous communiquasse dans quel sens j'ai cru devoir répondre sur les lieux à Mr le ministre.

Premièrement. Mr le ministre objecte que l'institution des Petits Frères de Marie nuise à celle des Frères de l'École Chrétienne, parce qu'elle offre plus d'avantages. Je vous avouerai, Monseigneur, que je ne m'attendais pas à cette difficulté de la part du ministre, attendu qu'à prendre la chose en elle-même, il doit être fort indifférent au gouvernement que l'instruction soit procurée par une corporation ou par une autre, dès lors que l'une et l'autre ne peuvent attirer la confiance et mériter la considération qu'autant qu'elles satisfont l'attente du public. Vous savez, monseigneur, que l'unique but que je me suis proposé en formant les Petits Frères de Marie a été de procurer aux communes rurales le bienfait de l'éducation que le défaut de ressources suffisantes met dans l'impossibilité de procurer par le moyen des excellents Frères de l'École Chrétienne. Or, pour obtenir ce résultat, il m'a été nécessaire, tout en conservant le même enseignement, d'adopter un système d'économie qui obviât aux obstacles qui empêchent les communes rurales de se procurer la bonne éducation que donnent les Frères de l'École Chrétienne. J'ai cru trouver trois obstacles : le lei est que les Frères de l'École Chrétienne ne marchent qu'au nombre d'au moins trois ; le 2ème est qu'ils exigent un traitement de six cents francs par frère, ce qui impose aux communes la somme annuelle de dix huit cents francs ; le Sème est qu'ils veulent un enseignement absolument gratuit. J'ai donc cru devoir statuer en faveur de la classe si intéressante des campagnes : r que l'institution des Petits Frères de Marie pourra former des établissements de deux frères et que même, dans le besoin, on pourra établir une maison centrale d'où ils se détacheront un à un pour les communes rapprochées ; 2.° que cette institution donnera des frères aux communes qui assurent seize cents francs pour quatre frères, douze cents francs pour trois, mille francs pour deux ; 3.° que les communes moins aisées pourront percevoir une rétribution mensuelle des parents aisés pour s'aider à couvrir une partie des frais de l'établissement.

D'après cet exposé, il est facile de voir que l'institution des Petits Frères de Marie, bien loin de pouvoir nuire à l'œuvre des excellents Frères de l'École Chrétienne, ne fait que la perfectionner en la rendant plus complète et promet à la société et à la religion les mêmes résultats d'amélioration pour les campagnes que les Frères de l'École Chrétienne obtiennent dans nos villes. Au reste, il est manifeste que l'institution des Frères de l'École Chrétienne dont tout le monde sait si bien apprécier l'excellence et les avantages, ne peut suffire à la trentième partie des demandes qui lui sont adressées, De notre côté nous avouerons ingénument que nous ne pouvons suffire à la vingtième partie de celles qu'on nous adresse. Il reste donc à conclure que le besoin d'instruction étant de nos jours si heureusement senti et si universellement réclamé, on ne peut pas craindre de desservir la cause commune en multipliant les moyens d'instruire.

Deuxièmement. Mr. le ministre objecta que les Frères de Marie, en allant deux à deux n'offrent pas autant de garanties pour les mœurs que les Frères de l'École Chrétienne qui ne vont pas à moins de trois. J'avoue, monseigneur, que c'est ici un point de discipline sur le quel nous devons le plus fixer notre attention. Aussi dans le concours des établissements qu'on nous propose de former, choisissons-nous toujours ceux qui offrent, sous ce rapport, le plus de garantie. Mais, dans l'impossibilité où se trouvent tant de communes rurales de fournir l'entretien à plus de deux frères, est-il à balancer entre, ou les laisser sans moyen d'éducation, ou leur le procurer par deux frères lors même qu'ils offriraient moins de garantie que trois ? Est-il avantageux pour la religion et pour la société de s'arrêter devant un tel considérant ? En outre, nos frères formés à une vie de règle et de principes, éprouvés par les exercices de deux ans de noviciat, constamment surveillés dans les fonctions qu'ils exercent dans les communes par les autorités civiles et ecclésiastiques, environnés de notre sollicitude qui ne les perd pas un instant de vue et entretient avec eux des rapports continuels, me paraissent offrir une garantie bien satisfaisante. D'ailleurs nous avons soin de choisir, pour remplir ces établissements ceux d'entre nos frères dont nous sommes sûrs de la moralité. Encore ces établissements sont-ils toujours assez rapprochés les uns des autres pour pouvoir exercer entre eux une surveillance mutuelle.

Enfin la dernière raison que j'ai cru devoir exposer à Mr. le ministre, est l'autorisation légale accordée à plusieurs institutions qui forment des établissements de deux, et même de un, notamment les écoles normales dont les sujets, une fois sortis des maisons-mères, sont jetés isolément dans les communes, deviennent maîtres d'eux-mêmes et ne montrent que trop souvent qu'ils sont loin d'offrir au gouvernement la même garantie que nos frères.

Voilà, monseigneur, les raisons que j'ai cru devoir faire valoir auprès de Mr. le ministre et que je suis heureux de pouvoir soumettre à votre sagesse. Mon intention est d'attendre sur les

lieux le résultat ultime. Vous nous obligeriez infiniment de prier Mr. le ministre d'accélérer cette affaire, d'autant plus que nous avons plusieurs frères de la conscription.

Daignez agréer le profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être, monseigneur, de votre Grandeur le très humble et tout dévoué disciple.

                                                                 Champagnat

Je prie monseigneur de vouloir bien agréer l'expression de mon respectueux hommage,

                                                                 Chanut

 

[234]

1838, 28 décembre      À frère Dominique,

                                        directeur à Charlieu, Loire.

 

En septembre 1837, à la satisfaction de son secret désir, paraît-il, frère Dominique est nommé directeur de l'école où, depuis quatre années scolaires, il ronge son frein. Faute d'avoir le brevet, il continue de faire la deuxième classe, la première étant confiée à un frère breveté. Est-ce à cause de cela que cette promotion ne le guérit pas de son besoin de changement ? Pourtant son poste implique aussi la fonction de «Grand Recteur» ou visiteur régional qui doit visiter régulièrement les maisons de son secteur et en rendre compte au Supérieur. En ce qui concerne Charlieu, nous savons qu'il y avait dans l'école un groupe d'enfants pauvres pour lesquels le père Champagnat manifestait un souci particulier puisqu'il sollicitait en leur faveur des personnes généreuses.

 

V. J. M. J.

Notre-Dame de l'Hermitage, 28 décembre 1838

Mon bien cher frère,

Ce que vous m'apprenez concernant les établissements de Semur, de Perreux et de Charlieu me console. Dieu veuille continuer à y verser ses bénédictions les plus abondantes.

Pour vous, mon bien cher ami, nous serons toujours disposés à vous plaire et même à vous obéir. Indiquez-nous un emploi où vous puissiez être constant et content et bien vite nous vous le confierons. C'est une bien triste maladie de n'être bien que dans les lieux où l'on n'est pas. C'est encore se tromper grossièrement que d'envisager un autre bien que celui qui nous est confié.

Adieu, mon cher Dominique, mettez fortement votre confiance en Jésus et Marie et soyez sûr que tout ira pour la gloire de Dieu et pour le salut de votre âme.

Quant au secours que nous attendons pour l'école des pauvres de Charlieu, continuez à prier et à faire prier. La prière bien faite est toute-puissante.

Rien de nouveau à la maison-mère, si ce n'est un bon nombre de novices. Tous les établissements continuent.

J'ai l'honneur d'être, dans les Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie, votre tout dévoué serviteur,

                                                     Champagnat

 

[323]

1840, 22 février            À monsieur Pradier, prêtre,

                            rue Raphaël, Le Puy, Haute-Loire.

 

Au moment de faire les préparatifs en vue de répondre aux attentes de la ville de St.-Étienne qui compte sur des frères pour l'Institution de Sourds-muets, le père reçoit une semblable demande pour Le Puy. L'on comprend aisément qu'il n'hésita pas à répondre affirmativement, ce qui ne signifie sans doute pas, qu'il pense pouvoir satisfaire très facilement les deux demandes. Bien que finalement il ne satisfera lui-même ni l'une ni l'autre, il manifeste très clairement que ce genre d'apostolat rentre parfaitement dans sa conception de la vocation du Petit Frère de Marie.

 

Le 22 février 1840

Monsieur et cher confrère,

Nous avons accueilli avec plaisir la proposition que vous nous faites d'envoyer deux de nos frères pour diriger un établissement de sourds-muets de votre ville. Elle entre parfaitement dans le plan de notre institution toute dévouée à l'éducation des enfants dans quelque position qu'ils se trouvent.

Depuis quelque temps on nous sollicite, on nous presse, pour des établissements de ce genre. Nous espérons que bientôt nous serons en état de seconder les vues bienfaisantes des personnes qui s'intéressent à une œuvre si excellente, et déjà les démarches sont faites pour que deux de nos frères puissent se former à ce mode d'enseignement dans l'établissement royal des sourds-muets à Paris.

Heureux si, appelés à instruire cette partie du troupeau de Jésus-Christ qui réclame, à tant de titres, la sollicitude des personnes charitables, nos frères se rendent de plus en plus dignes d'un si saint emploi.

Nous nous proposons de faire un voyage au Puy dans le courant du mois de mars pour avoir une entrevue avec vous et concerter des moyens d'assurer l'heureuse réussite de cette entreprise. En attendant nous apprendrions avec intérêt sur quel pied se trouve cet établissement, s'il est entre les mains d'une administration publique ou dirigé par des personnes particulières, etc.

Veuillez agréer l'hommage du parfait dévouement avec lequel j'ai l'honneur d'être, monsieur et cher confrère, votre très humble et très obéissant serviteur,

Champagnat.

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TEMOIGNAGES DE QUELQUES FRERES    

1. LE FONDATEUR 

A l'époque qui a précédé la béatification, et dans les années qui ont suivi, notre province a très fort mis l'accent sur le fondateur. La «Lettre du mois» nous rappelait régulièrement notre devoir de prier pour sa béatification ; il y avait des prières prescrites à cette intention à la Visite au Saint-Sacrement ; on faisait aussi des neuvaines pour obtenir la guérison de grands malades ; on nous incitait à parler du fondateur à nos étudiants, à faire du 6 juin chaque année une journée spéciale avec des instructions sur la vie, les vertus et le travail du vénérable fondateur, avec aussi l'offrande d'une messe, communion et chapelet pour sa béatification.

Au fur et à mesure que les étapes (vingt, disait-on) préparatoires à la béatification étaient franchies, notre enthousiasme était ainsi stimulé, avec un sommet en 1955 : les grandes cérémonies à St.-Pierre.

Je dois dire qu'à cette époque, même si ma «dévotion» au fondateur était très réelle et vraiment sur l'avant-scène de ma vie spirituelle, elle manquait d'une certaine spontanéité, elle était presque uniquement basée sur des prières à réciter, sur quelque chose qu'un frère mariste devait faire. Il y avait là beaucoup de respect ; j'appréciais vraiment ce qu'il avait fait et ce qu'il nous avait légué à moi et à mes confrères. C'était, à mon avis, un peu le genre d'attitude que j'aurais eu à l'époque à l'égard par exemple d'un évêque, d'un prêtre ou de quelque vénérable frère ancien : la reconnaissance de ce qu'on leur devait, un sentiment de respect et aussi quelque chose comme de la révérence pour leur rang. Comme tous mes contemporains, j'avais été formé à partir de la biographie écrite par le frère Jean-Baptiste et, selon mon interprétation sans doute un peu ingénue, elle représentait un personnage de vitrail, plutôt sévère, certainement pieux, travailleur et saint, mais sans ces qualités humaines qui me l'auraient rendu attirant.

J'arrive à Saint-Quentin comme second novice, en septembre 1955, et ce sera un jalon important dans mon appréciation du père Champagnat. Les cérémonies de la béatification, trois mois auparavant, étaient un souvenir encore bien vivant et, soit en France, soit ailleurs, il y avait encore bien des célébrations en perspective, notamment un triduum qui commençait à la cathédrale de Lyon et se terminait à Fourvière avec la présidence du cardinal Gerlier. Notre groupe international de seconds novices devait avoir sa propre exposition dans la «Grande Salle» de Saint-Quentin, et attirer comme il se doit un grand nombre de paroissiens.

Tous ces témoignages extérieurs cependant restaient un peu superficiels par rapport à l'excellent programme de conférences du frère Henri-Noé. Il avait une profonde connaissance de la spiritualité du fondateur (il avait d'ailleurs publié une série de petits livrets de méditations) et il présentait ses pensées avec clarté et conviction. Évidemment les gens comme moi, venus des antipodes, étaient bien conscients du privilège de vivre neuf mois dans la région où Marcellin avait grandi et œuvré. Si brève qu'ait été la visite à l'Hermitage – quelques heures – elle nous avait tous unis en profondeur et sa brièveté même avait accru le désir d'y revenir, ce qui devait m'arriver vingt-cinq ans plus tard.

Tout le monde sait qu'en peu d'années, nombre de facteurs ont fait apparaître de mieux en mieux la figure humaine de Marcellin. Cette figure a été littéralement repensée par beaucoup d'artistes qui ont tenté d'interpréter son caractère et sa personnalité. Et puis il y a eu toute la littérature des frères Romuald Gibson, Alexandre Balko, Pierre Zind, Gabriel Michel, Owen Kavanagh, Stephen Farrell et Frederick McMahon, pour ne citer que les mieux connus dans le monde anglo-saxon.

Mais tout ceci, si important soit-il, ne forme que l'arrière-plan du tableau qui se développe dans l'esprit et le cœur pendant un séjour à l'Hermitage. C'est au cours d'une telle visite en 1980 que j'ai eu le sentiment d'avoir connu et apprécié le père Champagnat.

Aujourd'hui je le prie d'une façon probablement moins conventionnelle, mais j'ai l'impression d'être plus proche de lui que jamais. En vieillissant, j'essaie constamment, même si je n'arrive pas, de calquer ma vie sur ses principes directifs : confiance en Dieu, conviction que «Si le Seigneur ne bâtit la maison…», amour et intérêt pour les frères et, par-dessus tout, amour de notre «Bonne Mère»… qui a tout fait chez nous. 

2. MES IMPRESSIONS

SUR MARCELLIN CHAMPAGNAT

 Dans le surgissement de dévotion qui a suivi la béatification de Marcellin Champagnat, la communauté où j'étais jeune frère a décidé de faire élever une statue en son honneur. C'était un bloc en ciment, assez lourd, et il fallait une grue pour le placer sur son socle. Le contremaître nous regardait pour nous demander nos directives : «De quel côté voulez-vous que nous mettions le… euh… enfin… le vieux monsieur ?» Cela me fit sourire car je n'avais encore jamais pensé qu'on pouvait appeler le père Champagnat, un «vieux monsieur». Mais maintenant, trente ans après, je pense qu'il y avait quelques clins d'œil pour mon esprit dans cette remarque lancée comme ça.

Ma relation à Marcellin Champagnat a commencé avec mes premiers contacts avec les frères. J'avais dix ans. Comme toutes les relations, elle a suivi un parcours erratique depuis l'intérêt vacillant jusqu'à une prise de conscience de l'autre, en croissance régulière. Cette prise de conscience passait par des hésitations, s'élevait vers des sommets d'intuition où se révélait une parenté entre nous, traversait des temps de régression vers des plateaux où plus rien ne semblait se passer, connaissait séparations, puis joyeux retours. Elle finit pour atteindre ce sentiment que l'autre était devenu part intégrale de moi-même et que j'étais aussi part intégrale de lui.

Dans mes premières rencontres avec Marcellin, j'étais loin de le voir comme le «vieux monsieur», mais en fait elles avaient créé une barrière entre nous qui s'est maintenue des années. Comment aurait-il pu en être autrement ? Pendant le juvénat et le noviciat nous lisions la «Vie» et, quelle qu'ait été l'intention de frère Jean-Baptiste quand il écrivait cette «Vie», il ne l'écrivait pas pour un juvéniste de quatorze ans. Le ton pieux, l'accent mis sur l'ascétisme et les grands sentiments, mon ignorance du milieu où Marcellin avait vécu, me laissaient l'image d'un homme sévère, froid, impassible, un homme rigide qui inspirait la peur. Peut-être cette impression venait-elle aussi du style d'autorité que l'on trouvait chez les frères maristes où directeurs et provinciaux et ce demi-dieu qu'on appelait assistant général, étaient des gens austères, exigeants et chargés de vous corriger. Aussi, j'avais pour Marcellin du respect et de la déférence comme envers les autorités et je me tenais aussi loin que possible de lui.

Pourtant, mis à part les redoutables supérieurs, je trouvais que les frères, mes professeurs, étaient des gens aimables, excellents pédagogues, bons et justes, qui menaient une vie active avec un dévouement qui manifestait bien qu'ils y croyaient et qu'ils étaient heureux. Auprès d'eux il régnait une chaleureuse camaraderie qui m'attirait. Je ne me demandais pas trop d'où venait cet esprit attirant et comment il pouvait subsister malgré les allures pesantes et mystérieuses des autorités, mais cela devenait crucial au moment du choix que je devais faire : continuer à accepter la vie mariste, mais cette fois comme un appel personnel.

Mon intérêt pour Champagnat s'intensifia au fur et à mesure que s'approchait la béatification ; relisant et étudiant avec un regard adulte (même si nous n'avions pas grand’ chose autre que «Jean-Baptiste») je devenais conscient de nouveaux aspects du fondateur : son acharnement, son ouverture d'esprit (au départ je pensais plutôt étroitesse d'esprit), son initiative, son audace.

Il émergeait des brumes du passé comme un entraîneur d'hommes, comme quelqu'un dont l'idéal avait le sceau de la grandeur, un homme dont on est fier, cependant ce je ne sais quoi d'impressionnant de ces êtres supérieurs qui semblent au-delà de l'humaine faiblesse et de l'inconsistance que je trouvais en moi-même. Mais l'admiration fraie le passage à l'intérêt, et voilà que je me mettais à lire tout ce qui concernait Champagnat.

Auparavant nous avions dit ces prières qui étaient les siennes : sa prière pour les vocations, le «Jésus vivant en Marie» qu'il aimait tant ; nous avions aussi prié pour sa béatification. Mais je ne l'avais pas vraiment prié lui-même. Maintenant qu'il était «bienheureux» je commençais un peu à le mettre dans ma vie de prière et je sentais qu'il intercédait pour moi.

Et alors il y eut dans cette force de l'âge où j'arrivais, trois découvertes coup sur coup qui ont changé considérablement mes relations. La première a été d'explorer ces années jusque-là obscures du jeune Champagnat, dans les écrits des frères Michel, Zind et Balko. Le contexte historique, appuyé sur des recherches sérieuses, me faisait entrer dans une nouvelle ère, une nouvelle culture et, tout de suite, bien des points que j'avais trouvés étranges et inexplicables au sujet de Marcellin, commençaient à prendre tout leur sens. Je m'imprégnais de ces nouvelles informations et mon admiration de l'homme décuplait. Je relisais alors ses difficultés au séminaire, dans la paroisse de La Valla, pour établir la Société de Marie et pour défendre son groupe de Frères Maristes. Je commençais à le voir comme un être humain qui a ses propres fautes, qui connaît les conflits, les chagrins, les échecs. Il n'était plus le parangon impeccable et inimitable. Cela m'aidait puissamment à créer entre nous une relation, car je sentais qu'il pouvait me comprendre et m'aider à résoudre mes problèmes. Il y a eu ensuite la révélation de son cœur et de son esprit dans ses lettres (non encore publiées en anglais). Là, il n'y avait plus de biographie pour me filtrer le fondateur. L'homme parlait directement dans ces lignes écrites à la hâte. Et spécialement dans ses lettres aux frères, c'était comme si je le voyais face à face… comme si je rencontrais un inconnu, tellement il était différent de la première idée que je m'étais faite de lui. Dans ses lettres il se révèle chaleureux, humain, intéressé, compatissant, «homme de cœur», vraiment l'homme qui aime profondément, passionnément. Pas seulement un entraîneur (il l'était toujours, bien sûr), mais un entraîneur ami, camarade, père, qui vit les souffrances et les joies, les épreuves, les dangers et les succès de ses hommes. Chacun d'eux était son cher tourment, chacun d'eux était précieux à ses yeux et il n'avait pas honte de lui exprimer son affection. Et alors, à travers ses lettres aux frères de son temps, je recevais puissamment l'impression que Marcellin me soutenait moi, son disciple, avec le même intérêt et le même amour. Je ne pouvais pas me détourner de cette expression de tendresse si évidente, et ce fut le printemps de notre amitié. Il devint mon compagnon sur la route de la vie mariste, toujours à mes côtés, me soutenant, m'encourageant, me stimulant, me réconfortant, partageant avec moi son charisme et son «rêve».

Vint le temps où je pus visiter l'Hermitage et La Valla, les collines et les vallées du Massif Central, les villages et les villes où Marcellin avait vécu et travaillé. Dans un sens c'était un voyage «sacramentel», puisque tout ce que je voyais ou entendais me parlait de l'homme du Rosey dont la présence encore aujourd'hui est fortement ressentie dans ces lieux. Les rochers, les pentes abruptes, les maisons élimées par les siècles, les champs et les forêts, les places du marché et les églises, les écoles, les croix des chemins qui sont tellement aussi dans notre tradition, ont ici vraiment une particulière éloquence. Notre histoire mariste est née là dans mon cœur, elle y a pris sa forme définitive et elle s'est gravée dans ma mémoire. Voilà la ferme des Champagnat, voilà les prés où il gardait ses moutons ; voilà maintenant le site du séminaire où il a tourné son visage vers Jérusalem ; voilà la statue où il épanchait son cœur en Marie et elle en lui. Voilà la petite maison où il rassembla ses tout premiers Frères.. Cliquetez, kodaks vous qui sous la main des photographes, fixez sur la pellicule tant de souvenirs, de lieux historiques pour des frères et des élèves de l'autre bout du monde.

Mais les appareils de photos, hélas ! ne peuvent saisir ni conserver ce sentiment de la présence de Marcellin qui flotte encore aux alentours. La roche entaillée, les bâtiments qui résistent, les bois de chênes, le cours d'eau canalisé, la chapelle silencieuse portent l'empreinte de cet homme et nous parlent à leur façon de sa personnalité. C'est tellement normal que son corps repose là, «chez lui», dans ce lieu qu'il a aimé, parmi les frères qu'il aime si tendrement. En arrivant là, j'ai découvert une nouvelle fois dans ma vie de mariste, un nouvel enthousiasme, une conscience plus intense de cheminer avec Champagnat et cet état d'âme persiste partout où je vais et il suffit d'un rien pour le voir affleurer dans ma vie.

Le «vieux monsieur» n'est pas vieux, mais il est sympathique et très humain. Il est mon guide et mon compagnon, mon inspiration et mon soutien, mon ami et mon père.

3. CHAMPAGNAT DANS MA VIE

Champagnat a fait partie de ma vie depuis presque aussi longtemps que j'ai des souvenirs. J'étais un pauvre petit garçon très malheureux à la petite école. Et voilà qu'à neuf ans on me met dans l'école des frères et alors ce qui me revient en mémoire c'est une vie rutilante de bonheur. Qu'est-ce qu'il y avait de nouveau ? Il me semble que c'était l'ambiance : bon sens, un but à poursuivre, des idées larges (l'inverse de l'étroitesse d'esprit), de la bonne humeur et un simple sens de l'humain. Plus tard je devais comprendre que ces qualités des frères dans cette école faisaient partie de l'héritage que leur avait laissé Champagnat.

Je pense que mon expérience familiale m'avait particulièrement prédisposé pour cette «affaire du cœur avec Champagnat et ses hommes». Notre situation économique était de celles où il fallait se battre dans l'immédiat après-guerre de 45. On y parlait beaucoup syndicat, socialisme, même marxisme en famille, et dans le quartier on était surtout dockers. Pas beaucoup de pratique religieuse. Ma mère n'était pas catholique, mais elle était inflexible sur la leçon quotidienne de catéchisme ; elle nous voulait impeccablement habillés et elle nous aimait de tout son cœur. Mon père avait tout laissé tomber ; il semble que les directives d'Église aient été assez largement laissées de côté pendant la guerre civile espagnole. J'ai souvent fait le parallèle avec la famille Champagnat au sortir de la Révolution.

Aussi ça a été un choc dans la famille le jour où, à onze ans dix mois j'ai dit à mes parents que je partais me faire frère, après Noël, cette même année. Ce soir-là ils sont allés voir les frères. Au retour ils m'ont dit : «Assieds-toi. Bon ! C'est toi qui choisis, tu es libre. Tu dois savoir aussi que nous te soutiendrons, quelle que soit ta décision.» C'était simple, pratique et sage. Une réponse à la Champagnat.

Certains ne seraient pas d'accord avec cette attitude. Certains ne l'ont pas été. Un oncle, par exemple, nous a quittés ce soir-là et nous ne l'avons plus revu pendant vingt ans. Mais Dieu devait être d'accord car à Pâques, trois ans après, mon père est venu me dire : «Je t'apporte des nouvelles. Ta mère sera baptisée la semaine prochaine. J'ai recommencé, moi aussi, à pratiquer et ton frère aîné entre chez les jésuites.» Je n'oublierai jamais quel soulagement cette réponse m'a apporté. Pour sûr, Champagnat était dans le coup.

Dans la suite, les frères sont devenus ma famille et j'avais Champagnat dans le sang. Nous n'allions alors en vacances que quelques jours par an, à Noël, pendant le juvénat et mon seul souvenir c'est que chaque fois le temps me durait de rentrer chez les frères.

Plus de dix ans de formation, quinze ans d'école, cela fait un quart de siècle où j'ai respiré l'esprit de Champagnat. Je l'ai trouvé dans les frères qui m'ont formé, dans ceux avec qui j'ai vécu, et j'ai découvert mon fondateur spécialement dans toute la tradition, la pratique, les valeurs partagées, la mythologie, les rituels et la culture qui sont ceux des frères maristes.

Et puis, à trente-cinq ans, étrange expérience : ma province me propose de partir aux antipodes visiter le pays de Champagnat, c'est-à-dire St-Chamond, l'Hermitage, La Valla, le Pilat, tout. Ce qui est étrange c'est l'impression de déjà vu que je reçois alors. J'ai l'impression de revenir chez moi. Le terrain, mais je connais ! La maison de J. B. Montagne, ce jeune mourant du Bessat, je la regarde de tous mes yeux. Je visite ces hameaux avec leurs maisons en pierre, sur les pentes de la vallée du Gier ; je brave la neige pour aller prier le Souvenez-vous à la maison Donnet. Mais partout je me reconnais, je suis sûr d'avoir déjà vu.

Dix autres années et l'esprit de Champagnat pénètre tout ce que je fais. Il influence mes décisions, dirige mon style de vie, me dicte mes goûts. Si j'ai le don d'une vision qui est claire, de buts que je peux atteindre, c'est parce que Champagnat avait une vision qui était claire, des buts que l'on pouvait atteindre. Si je suis actif, si j'ai un zèle sans limite, une énergie indomptable, si je suis têtu, si je ne cède jamais, si je suis saisi d'une compassion profonde, spécialement envers ceux qui en ont le plus besoin, si je jouis de l'esprit de famille de mes frères, c'est parce que Champagnat a eu toutes ces qualités, a fait tous ces gestes.

Et par-dessus tout, si mon sentiment à l'égard du père m'est aussi naturel que la respiration, si je me tourne vers Marie comme vers la Bonne Mère, dans un réflexe spontané, et si la prière, surtout la prière de confiance et de foi absolues, monte à mon cœur comme le flux et le reflux du sang dans mes veines, c'est parce que tout cela est déjà arrivé à Champagnat.

Comme je le disais au début, Champagnat a été une part de ma vie, oui, de ma vie consciente, aussi haut que je puisse remonter. Et je suis sûr qu'il y en a bien d'autres comme moi.

4. CE QUE CHAMPAGNAT SIGNIFIE DANS MA VIE

Les écrits et les conférences du frère Balko pendant la décade écoulée ont apporté à tous les maristes une lumière sur le caractère et le ministère de Marcellin Champagnat, leur fondateur. Une de ces causeries attirait l'attention sur Champagnat, homme de cœur et homme d'action. À mesure que je réfléchissais sur cette présentation d'un homme si important dans cette période incommode qui fait suite à la Révolution Française, je me mettais à y référer ma propre vie et mon activité pour viser un seul objectif : devenir un mariste américain, homme de cœur et homme d'action.

Unir cœur et action est exigeant pour tout le monde mais, heureusement, avec l'exemple du père Champagnat pour me stimuler et m'inspirer, je prends le bon chemin pour développer peu à peu ces grandes qualités. À mon avis, ma vie personnelle, ma vie communautaire, ma vie apostolique maristes doivent terriblement y gagner.

L'élan donné par le Chapitre de 1967-1968, l'accent mis sur le retour à l'esprit primitif de notre Congrégation, basé sur le charisme du père Champagnat, ont fait vibrer une nouvelle corde dans ma vie et mon ministère.

Avant cette époque, j'avais trouvé dans toutes les directives de Saint-Genis et de Rome, cette certitude de base que nous étions fondés pour l'éducation des jeunes. J'avais donc passé trente ans de ma vie comme professeur et j'en étais profondément épanoui. J'étais fier d'être membre d'une des grandes congrégations dans l'Église, et jamais je n'ai regretté ces années de zèle déployé dans un enseignement académique.

Mais voici que mon enthousiasme apostolique allait changer de direction : on me chargeait de diriger le programme de renouveau mariste en Suisse (second noviciat) et ensuite pendant deux ans on allait me mettre à la tête d'un premier noviciat de jeunes Africains (Camerounais, Ghanéens, Nigériens). De retour aux États-Unis je devenais co-directeur du noviciat américain pendant deux ans. J'étais donc plongé dans le processus de formation mariste et cela projetait sur mes idées d'éducation des jeunes une lumière nouvelle et suscitait en moi un intérêt croissant à lire divers articles sur Marcellin Champagnat qui parlaient de son zèle en faveur des besoins spirituels des jeunes de La Valla et pour l'engagement des premiers frères dans l'assistance matérielle aux vieillards et aux orphelins près de l'Hermitage.

Il y a cinq ans, dans une ligne de fidélité au bienheureux fondateur, j'ai trouvé une nouvelle manière de consacrer mon temps et mon énergie comme coordinateur de spiritualité pour un programme concernant ministères et diaconies du diocèse de Virginie occidentale. J'étais chargé d'établir un programme de spiritualité pour des laïcs désireux de mieux servir le Seigneur, chargé aussi d'enseigner (ou de faire enseigner) les diverses composantes de la spiritualité.

Une fois de plus on pouvait se demander ce que devenait l'insistance de naguère sur l'éducation des jeunes. Or en répondant aux besoins des temps dans cette région pauvre des Appalaches et en m'efforçant de porter ces gens vers Dieu de toutes les façons possibles, j'ai senti que je découvrais de plus en plus la source qui avait alimenté et dirigé le zèle du père Champagnat. Je me suis rendu compte de l'influence que j'avais sur la vie (et sur l'avenir) d'hommes et de femmes bien décidés à servir (leurs enfants aussi) et qui se préparaient à être des apôtres tout donnés et très valables dans la vigne du Seigneur comme diacres permanents ou ministres recevant une formation plus longue. À la fin de ce programme, à cause surtout de la situation économique dans cette Virginie occidentale marquée par la pauvreté, j'ai été obligé de trouver un nouveau terrain d'apostolat… à soixante-dix ans. Le Bon Dieu (et le père Champagnat, je suis sûr) m'ont dirigé vers un poste d'aumônier à l'hôpital catholique d'Augusta (Géorgie). Dans cette ville les catholiques sont 5 % et l'État de Géorgie n'en a lui-même que 2 %.

Comment témoigner de Dieu parmi tous ces malades en m'interdisant tout préjugé quant à leur foi ? C'est une nécessité que je suis amené à discerner. J'essaie de leur porter à chacun la paix du Christ et par là une possibilité de guérison totale.

Une fois de plus la question du charisme mariste se pose, mais en lisant, en réfléchissant et priant à partir du premier chapitre de nos Constitutions de 1985, je suis amené à croire que je suis bien dans l'esprit du bienheureux fondateur et sur ses traces. Au point où j'en suis, la prière m'apprend de plus en plus ce que Dieu attend de moi chaque jour. Et c'est vrai à divers égards : dans ma vie de prière personnelle, dans ma communauté mariste, dans mon apostolat à l'hôpital.

C'est mon provincial et le Conseil général qui m'ont guidé depuis seize ans d'engagement hors école, et c'est sur leur sagesse que je me suis appuyé pour suivre une spiritualité mariste héritée de Marcellin Champagnat, donc mariale et apostolique.

Il me reste beaucoup à apprendre par la prière si je veux développer dans ma vie personnelle un sens de paix et de sérénité qui me rende plus apte à servir les malades. Dans cette étape inquiète de l'existence, les malades ont besoin de savoir que leur Dieu est là bien présent, attentif à eux, qu'ils doivent espérer et non pas être dans l'angoisse, que l'équipe soignante est là pour les aider à retrouver le meilleur d'eux-mêmes et la volonté de vivre leur vie à fond.

Le but affirmé de notre hôpital, qui est d'insérer l'œuvre du Christ guérisseur dans les soins normaux de la santé, m'interroge moi aussi. Je crois sincèrement que mon travail est de faire comprendre aux malades et aux vieillards qu'ils doivent faire confiance au Bon Dieu quand ça va bien et quand ça va moins bien. D'une façon générale, mon but à l'hôpital est de vivre totalement, par ma personne et mon ministère auprès des malades et de leurs familles, la présence aimante et guérissante de Jésus. Pour atteindre ces buts, j'ai choisi les moyens suivants pour l'année actuelle : réserver un vrai temps chaque jour de prière personnelle, afin de rester proche de l'Esprit de Dieu qui travaille ; continuer à mettre l'accent sur un exercice physique à peu près journalier pour maintenir mon esprit vigilant et vigoureux ; donner plus de place à la lecture, tant de spiritualité que de détente, pour qu'elle me fasse grandir personnellement et m'apporte des idées claires pour ceux que je dirige.

Par-dessus tout, je dois apprendre à mieux prier dans l'esprit de Marie et de Champagnat ; acquérir un meilleur sens de la communauté religieuse pour apporter une aide et un stimulant plus efficace aux membres de ma communauté mariste ; cela leur permettra de se présenter chaque jour comme des éducateurs décidés et dévoués de nos élèves du collège St Thomas d'Aquin.

C'est par un engagement direct avec les premiers frères et avec des laïcs de son coin de France que le père Champagnat a pu se mettre à la disposition de l'Esprit de Dieu au début du 19e siècle. Et moi, avec confiance, c'est dans la ligne du père Champagnat que je trouverai le moyen de développer comme lui un esprit tourné vers le Christ et vers les gens : oui, ce sera mon travail de frère mariste au service d'un hôpital catholique régional, et vivant dans une communauté mariste à la fin du 20ième siècle.

La dévotion à notre «Bonne Mère» a toujours été mon trésor en cinquante-cinq ans de vie mariste. J'ai jugé important de faire entrer l'esprit de Marie dans ma manière d'aborder les jeunes pendant trente ans d'enseignement. J'ai essayé de les instruire à la manière de Jésus ; or je sais parfaitement bien que les éléments de base de sa carrière de «rabbi», Jésus les a appris de la «Mère Aimable» qui l'a dirigé trente années durant. Globalement, l'idée de Marie donnant Jésus au monde m'apporte une formidable inspiration tant pour mes visites aux malades de l'hôpital, que pour mes prières avec eux ou l'aide dont ont besoin leurs familles. L'article 6 des Constitutions le dit très bien : «Notre esprit de famille prend modèle sur le foyer de Nazareth.» Il doit donc guider ma réponse et ma communauté mariste et mon ministère de soins et de guérisons au service d'hospitalisés qui connaissent pauvreté et souffrance.

Ce qui a fait agir Marie et plus tard Champagnat, c'est la volonté de Dieu envers eux à chaque tournant. Quand je cherche la volonté de Dieu comme membre de ma communauté et comme aumônier de l'hôpital, cela me convainc que le secret de Champagnat est dans la prière et dans une activité pleine de zèle. «Si le Seigneur ne bâtit la maison, c'est en vain que les maçons travaillent.»

Encore tout récemment notre section de pastorale a bâti un programme pour préparer des bénévoles travaillant à l'hôpital. On m'a demandé de participer à ce programme par un enseignement. Je dois essayer de promouvoir l'esprit de service et de zèle parmi les laïcs qui veulent s'engager dans la mission de l'Église d'aujourd’hui au sein du monde américain. Je me réjouis d'avoir ainsi un plus vaste champ pour témoigner de Jésus-Christ par la qualité de ma vie et de mon travail, en continuant à suivre les traces du père Champagnat dont la vie, il y a 150 – 200 ans, interpellait tant de gens.

5. «SOYEZ PRUDENTS COMME DES SERPENTS ET SIMPLES

COMME DES COLOMBES» (Mt 10,16).

C'est assez difficile d'imaginer qu'une seule personne ait à la fois la nature du serpent et celle de la colombe, à la fois méfiance et tendresse.

Champagnat pourtant manifeste bien quelque chose de cet amalgame spécialement dans ses relations avec les gens, surtout avec ses frères. C'est un grand actif et, en même temps, un cœur sensible et compatissant.

Actif, c'est toute sa vie qui en est la preuve, spécialement peut-être ses premières années de vicariat. A côté du travail paroissial, il s'attaque aussi tout de suite à l'aide sociale en faveur des enfants de la région qui sont pauvres, ignorants, négligés.

On ne saurait douter de ses qualités d'organisateur, de manager, de travailleur infatigable, apte à se colleter avec les situations les plus exigeantes de la vie. En vingt et quelques années il a accueilli plus de trois cent jeunes, leur a communiqué un style de vie, les a placés dans quelque cinquante communautés, a organisé leur formation initiale d'instituteurs et a ouvert cinquante écoles.

C'est un gaillard emballant et aimant rire et qui savait faire. Mais, à l'opposé de bien des énergiques, il était aussi plein de compassion et de sensibilité à l'égard d'autrui.

Le frère François a dit : «Il était ferme —nous eussions tous tremblé au son de sa voix – ; mais il était surtout bon, il était compatissant, il était père.»

Les frères qui l'ont connu personnellement sont généralement d'accord avec ce que dit de lui frère Jean-Baptiste, sauf à reconnaître une lacune : le biographe ne souligne pas assez le sentiment et l'esprit qu'il créait autour de lui. C'est cet esprit qui provoqua chez eux les larmes quand une maladie grave le mit en danger de mort et les remplit de joie quand il guérit.

Il a fait de l'Hermitage le centre à partir duquel il animait toutes les communautés d'un Institut en expansion. C'était l'homme accueillant pour tous les frères, et les circulaires qui les invitaient aux retraites annuelles donnent un bon exemple de son intérêt paternel et de ses attentions pleines de chaleur et d'amour pour chacun.

On a conservé de lui plus de trois cents lettres, un bon nombre écrites de Paris pendant les six mois qu'il y resté en 1838. Ce même sentiment chaleureux et paternel se retrouve dans beaucoup d'autres lettres soit personnelles à des frères, soit à des communautés.

Il demande des nouvelles de beaucoup de monde, s'enquiert des besoins, de la santé, veut savoir si tout va bien. Il prend beaucoup de peine pour réconforter, consoler ceux qui, d'une façon ou d'une autre, sont affligés. Et d'ailleurs il lui arrive de reprocher au frère François d'oublier de répondre à ses questions sur les uns et les autres.

Sa lettre au Fr. Apollinaire, en août 1837, est typique : 

J'ai été extrêmement affligé de ne pouvoir pousser mon voyage jusqu'à Saint-Paul-Trois-Châteaux. Je désirais singulièrement de vous voir afin de vous procurer toutes les consolations dont j'aurais été capable. Ce qui m'afflige surtout c'est qu'on m'a dit que vous êtes indisposé. Il ne faut pas, mon cher ami, vous mettre malade de manière à ne pouvoir vous en relever ; fussiez-vous à l'armée, on vous accorderait du temps pour vous remettre. Demandez la permission à Mr. Mazelier et venez vous remettre. Si vous n'avez pas votre brevet au mois de septembre, vous l'aurez plus tard ; nous ne voulons pas vous enterrer si tôt, vous n'avez pas encore suffisamment fait pour le ciel. J'ai le cœur navré de vous savoir malade. Jetez-vous entre les bras de notre commune Mère, elle sera touchée de votre position et de celle de vos confrères ; elle peut très bien y remédier… Remerciez bien le cher frère qui vous a donné des leçons et tous ceux qui vous ont rendu quelque service…»

 Outre l'intérêt manifesté pour frère Apollinaire, cette lettre témoigne aussi d'un sens de l'humour et enfin, d'une attention pour d'autres frères.

En général, on n'arrive pas facilement à cet équilibre des extrêmes. L'idéaliste n'est pas normalement réaliste. Les militants ne sont pas passifs, ni les passifs, militants. Les humbles sont rarement des catégoriques et les catégoriques, rarement des humbles. Au mieux la vie peut être une synthèse qui se forme : elle unit les contrastes en une féconde harmonie.

L'union de la force et de la gentillesse est-elle chez Champagnat un peu un attribut de sa personnalité profonde ou est-elle due davantage à l'esprit qu'il a acquis et développé toute sa vie ? Nous n'avons pas la réponse.

Il est bien possible qu'elle soit moins le fait de la personnalité reçue au berceau que de l'esprit acquis ; cet esprit qu'il nous a transmis à nous, ses frères, ce que nous appelons parfois Esprit mariste.

Ceux qui ont eu le privilège de connaître un échantillon de frères issus de pays divers, de cultures diverses, de mentalités diverses pourraient vite reconnaître le même esprit dynamique nuancé de gentillesse à l'égard des gens, qui a caractérisé Champagnat, mais son amour du travail, son dynamisme, son courage alliés à une sensibilité pour les autres, sa compassion, sa compréhension, sont tout spécialement parlants.

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6.      QU'EST POUR MOI

MARCELLIN CHAMPAGNAT ?

QU'EST-CE QUE J'ADMIRE LE PLUS EN LUI ?

 

1. LE PÈRE CHAMPAGNAT EST POUR MOI :

Un père

À travers lui, Dieu m'a donné une vie très particulière : la vie mariste. Une vie qui est venue renforcer celle que j'avais reçue au baptême et qui me permet de vivre plus radicalement mon engagement chrétien. Une vie qui m'a donné l'occasion de faire un bien que, tout mêlé qu'il soit de fautes et de défauts, je n'aurais pas réalisé si je n'avais été là où je suis, si je n'avais été frère mariste.

Un bienfaiteur

Mon père fondateur m'a obtenu des grâces innombrables ; la principale – et qui les englobe toutes – étant ma vocation de frère mariste, de religieux-éducateur. Dieu s'est servi de lui non seulement pour me donner cette vocation, mais aussi toutes les grâces, au fur et à mesure que j'en avais besoin, pour me maintenir en quête de l'idéal sublime que l'on vise dans une vie religieuse mariste.

Il s'occupe de moi et m'a aidé à surmonter les obstacles et les difficultés, à vaincre la routine et la fatigue du chemin, en un mot, à être fidèle à ma vocation.

Un ami et un protecteur

Je sens qu'il est avec moi et qu'il marche à mon côté, qu'il me connaît, me comprend, me conseille et me réconforte, et que, tel un ange gardien, il écarte de ma route bien des dangers et me défend contre tous les ennemis de ma vocation.

Un modèle et un guide

Modèle en tout, mais tout spécialement de la manière dont je dois vivre mon christianisme ; en d'autres termes, modèle de ma vocation. En l'observant, en méditant sa vie, je découvre, dans les vertus du Christ, celles qu'il a imitées plus spécialement, ces nuances de l'Évangile qu'il a su vivre avec plus d'intensité et qui constituent le charisme de ma vocation de frère mariste. Oui, c'est en le voyant que je sais exactement comment vivre ma vocation, ce que je dois être et faire pour suivre le Christ, imiter Marie et servir mon prochain. C'est en suivant ses exemples que j'arriverai au degré de sainteté que Dieu veut pour moi et que j'exercerai un apostolat efficace.

En tant que guide il m'invite à suivre ses pas pour arriver, sans détour ni gaspillage, à Jésus par Marie, par un chemin qu'il connaît bien.

Un stimulant

«Se faire frère, c'est s'engager à se faire saint», puis-je redire après lui. Contempler son itinéraire spirituel, ce qu'il était et ce qu'il a réussi à ,devenir, ce qu'il voulait et ce qu'il a réalisé. Cela me remplit d'enthousiasme, me stimule, m'encourage, donc me fait voir que, avec l'aide de Dieu et de Marie, et malgré faiblesses, déficiences, craintes, chutes…, on peut arriver très loin et très haut, on peut faire beaucoup pour les autres et finalement devenir ce qu'on veut devenir et ce que lui est devenu : saint, le seul titre qui vaille la peine.

2. CE QUE J'ADMIRE DANS LE PÈRE CHAMPAGNAT

Acceptation du plan de Dieu

J'admire par-dessus tout sa capacité de discernement pour découvrir peu à peu le plan de Dieu sur lui, et pour faire les pas voulus qui menaient à sa pleine réalisation, en sacrifiant, comme Marie, ses plans personnels.

Fidélité au charisme

Fidélité à un double charisme : personnel et institutionnel. Sa parfaite fidélité aux dons reçus de l'Esprit-Saint pour le bien de l'Église a permis, spécialement au second de ces charismes, d'arriver jusqu'à nous. Il nous reste, bien sûr, la grande responsabilité d'en approfondir la connaissance pour pouvoir l'incarner, l'adapter, l'enrichir même et le transmettre aux générations suivantes.

Abnégation et générosité

Son abnégation sans limites l'a amené à faire généreusement les pas en avant qui s'imposaient, le premier pas d'abord, indispensable pour pouvoir suivre le Christ… «Celui qui veut venir après moi, qu'il renonce à lui-même.» Il a su le faire et j'imagine bien ce qu'il a dû lui en coûter. C'est au point qu'ensuite cela lui a facilité considérablement la pratique de la générosité en tout et envers tous.

Ce n'est pas pour rien qu'il disait : «Il n'y a que le premier pas qui coûte.» C'était là le fruit de sa grande charité.

Ténacité et constance

Oui, sa ténacité lui a fait atteindre un but envisagé comme volonté de Dieu, malgré tous les obstacles : méfiances, moqueries, attaques, accusations, maladies.

Pensez un peu qu'il a gardé son rythme de vie, de travail, d'activité, de don de soi, même quand l'abandonnaient la force physique et la forme tout court.

Sa grande dévotion à Marie

Une des choses que j'admire le plus en lui c'est son grand amour pour Marie. Cet amour se manifeste tout particulièrement dans l'effort personnel pour l'imiter, la faire connaître, la faire aimer et imiter par d'autres. Il est vraiment devenu un des grands propagateurs de la dévotion à Marie par sa capacité personnelle vraiment contagieuse de rayonner Marie autour de lui et, ensuite, par l'extension de l'œuvre mariste.

Autres raisons de l'admirer

a. Sa manière si naturelle et si efficace de transmettre à ses premiers frères le charisme de fondation.

b. La simplicité et le sens pratique dont il a fait preuve pour préparer nos premiers Supérieurs et pour leur confier la direction de l'Institut.

c. Son grand calme, sa tranquillité et sa confiance en toutes circonstances qui étaient basées sur une connaissance profonde de sa petitesse et une connaissance aussi profonde de la bonté et de la grandeur de Dieu.

d. Sa capacité de s'occuper de tous ses frères et son oubli de soi pour les servir.

e. Sa grande humilité et la tournure si noble et si spirituelle qu'il a su donner à des objectifs remarquablement ambitieux.

f. Sa grande capacité à saisir les signes des temps, à les accueillir et à s'y adapter.

En résumé, dans le père Champagnat, ce que je découvre et que j'admire, c'est un grand Homme, un grand Fondateur, un grand Saint.

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7. «AIMER DIEU ET TRAVAILLER À LE FAIRE .

CONNAÎTRE ET À LE FAIRE AIMER :

VOILÀ CE QUE DOIT ÊTRE LA VIE D'UN FRÈRE» (M. Champagnat).

 Oser évoquer Marcellin Champagnat aujourd'hui me semble une gageure ! Exprimer en quelques mots ce vécu me semble difficile et osé. Alors comprenez ma pauvreté de langage et la faiblesse de mes mots… Ce sont les confrères et les jeunes qui pourraient, mieux que moi, exprimer ce que je vis avec Marcellin et comment il est vivant à travers moi. Ce sont eux-mêmes qui m'invitent à accueillir Marcellin Champagnat comme vivant aujourd'hui.

Je suis témoin émerveillé de la croissance et de l'expérience spirituelle de nombreux jeunes choisissant nommément Marcellin Champagnat comme guide et témoin de la foi. Et par là ils m'interpellent comme ils interpellent mes confrères à incarner auprès d'eux la «présence réelle» de notre fondateur. Avec lui ils vivent une expérience étonnante de Dieu et de l'action de son Esprit au cœur de chacun.

Accueillir Marcellin Champagnat m'invite à me rendre disponible à la volonté du Père, tourné vers le service des autres et modeste sur ma propre personne. C'est en accueillant Marie la croyante avec un cri d'émerveillement cher à Élisabeth sa cousine, que je peux le vivre. Cette femme, Élisabeth, avancée en âge, portant le poids des ans, ne peut qu'attendre. Elle ne peut qu'accueillir Marie et celui qu'elle porte en sa chair. Mais peut-il en être autrement quand j'accueille Marie ?

Dieu est présent en mon attente. Vivre cette attente avec Marcellin, c'est accueillir Jésus présent en Marie. «Comment ai-je le bonheur que la Mère de mon Sauveur vienne jusqu'à moi ?» Oui, Marcellin est bien vivant dans ce tressaillement de vie : celle de mon corps, ma vie de prière, ma vie apostolique, ma vie communautaire. «C'est elle qui a tout fait chez nous.»

Avec Marcellin Champagnat, aller auprès des jeunes et avec eux. Il est bien présent dans cette manière originale (mariste) d'être présent avec les jeunes, de vivre avec eux. J'ose retenir quelques mots pour expliciter cette réalité en sachant que ces mots seront limités :

•    une audace auprès des jeunes pour les rejoindre là où ils sont et comme ils sont, non comme je peux les imaginer (Const. (93).

•    un esprit de famille où petits et grands aiment à se retrouver ensemble.

•    une joie communicative.

•    une authenticité vécue en communauté et auprès des jeunes.

•    une grande modestie de ma part, en les reconnaissant et les aimant comme ils sont.

•    une confiance à partager : confiance en Dieu, confiance en Marie.

Lors de ma profession perpétuelle, Dominique, au nom du groupe Champagnat de T., disait : «Pour nous les jeunes, c'est cette confiance que nous attendons d'un frère mariste. Nous attendons qu'il chemine avec nous le temps qu'il faudra, qu'il nous aide à prendre des décisions et à faire les choix qui s'imposent. Nous attendons qu'il nous guide dans la spiritualité de Marcellin Champagnat et qu'il nous permette de poser des points de repère dans notre vie bousculée.»

Vivre ma vie religieuse mariste avec Marcellin Champagnat c'est ainsi accueillir le monde tel qu'il est, sans forcément être d'accord avec lui. Je crois que notre fondateur vit aujourd'hui en ce monde par ses frères. Dans un temps de crise il a su, en son temps, donner le meilleur de lui-même. Aujourd'hui, comme frère, j'essaie de donner le meilleur de moi-même, confiant en la maternelle assurance de Marie notre «Bonne Mère». C'est réaliser une espérance au quotidien.

S'adressant au cardinal Decourtray, Ch., responsable d'une des fraternités Champagnat, disait : «Nous avons besoin des religieux pour nous rappeler la dimension d'Église à laquelle nous, jeunes, ne pouvons rester fidèles sans le soutien qu'ils peuvent nous donner grâce à leur formation. En effet le Christ est au milieu de nous, mais il n'impose rien. Tout dépend de nous. Si on le laisse seul, il ne pourra pas rayonner. Pour nous plus particulièrement, le P. Champagnat ne nous oblige à rien. C'est à nous de le faire connaître, de témoigner de sa spiritualité, notamment auprès des plus jeunes. Il nous dit : «Viens,  je t'apprendrai à être un témoin actif.» Ainsi moi je ne suis pas un religieux mais un croyant, désireux de répondre à l'appel qui retentit en moi au service des autres. Car si j'aide aussi les autres, j'ai aussi besoin de leur regard pour progresser, pour remplir à fond mon simple rôle de croyant, avec l'aide des frères qui m'entourent, donc avec l'aide de Dieu…»

Aujourd'hui par ma présence, peut-être sans rien dire, je peux aider à l'éclosion de la vie avec Dieu pour des jeunes, n'étant en cela que l'instrument de sa volonté.

Enfin je voudrais témoigner de mon admiration, de mon émerveillement devant la vie des petites fraternités Champagnat de la famille mariste, regroupant huit ou neuf jeunes chacune… Ils ont choisi de mieux connaître Marcellin Champagnat et de le rayonner autour d'eux. Pari fou ? Mais quelle qualité de participation, quelle disponibilité à se laisser guider par les événements imprévus, quelle foi en croissance, quel risque de pardon vécu… !

Comme l'enfant de l'Évangile acceptant de donner tout le peu qu'il a (cinq pains et deux poissons) pour nourrir une foule nombreuse, que le Seigneur me donne l'humble grâce d'être, s'il le désire, ce «petit enfant» qui accepte de faire la mise avec le «peu» qu'il est, mais avec tout. Là il me semble reconnaître Marcellin, mon frère aîné, fidèle à son Seigneur.

«On t'a fait savoir, homme, ce qui est bien,

ce que le Seigneur réclame de toi :

rien d'autre que d'accomplir la justice,

d'aimer avec tendresse

et de marcher humblement avec ton Dieu» (Michée 6,8).

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8. MA PART D'HÉRITAGE

Ce que je reconnais avoir reçu en héritage du bienheureux fondateur, c'est, entre autres, la pratique de la présence de Dieu et le souci de garder Marie présente dans ma vie.

Le père Champagnat a pratiqué la présence de Dieu qu'il a considérée comme un moyen de perfection simple, salutaire, facile et doux. N'a-t-il pas recommandé cette pratique dans son Testament spirituel ? «Je demande, dit-il, sans cesse au bon Dieu et je souhaite de toute l'affection de mon âme, que vous persévériez fidèlement dans le saint exercice de la présence de Dieu, l'âme de la prière, de l'oraison, de toutes les vertus.»

Je ne m'attarderai pas davantage sur cet élément de la vie spirituelle mariste. J'insisterai plutôt sur un autre élément : le soin d'assurer la présence de Marie parmi nous. Le père Champagnat s'est efforcé de rendre les premiers frères attentifs à la présence de Marie parmi eux. «À son contact et près de la Bonne Mère, les frères approfondissaient le sens de la fraternité, du dévouement et de l'abnégation au service des autres» (Const., art. 49).

Le père Champagnat emploie une pédagogie nourrie de sa profonde conviction que Marie a tout fait chez nous, qu'elle est sa Ressource ordinaire, la Bonne Mère à qui les frères doivent recourir, comme il le fait lui-même. Puis il poursuit logiquement son engagement de faire connaître et aimer Marie comme le chemin qui conduit à Jésus. En effet, il a voulu modeler sa congrégation sur la famille. «Les frères n'oublieront donc jamais qu'en venant en communauté et qu'en s'unissant pour ne faire qu'une même famille, ils ont pris l'obligation de s'aimer comme des frères.» Or, dans la famille, il y a la mère ! «Souvenez-vous que vous êtes frères, que Marie est votre commune Mère.»

Dès lors, le fondateur prit les moyens de rappeler effectivement cette présence de la Mère à ses disciples. Tant de pratiques régulières leur apprenaient à «aller à Marie comme un enfant va à sa mère» : le Salve Regina, l'Ave Maria à chaque heure, le chapelet, les litanies, la consécration, le Souvenez-vous, le Sub tuum qui terminait chaque exercice. Le jeûne du samedi, les neuvaines, les célébrations. Il les avait convaincus que recourir à Marie était une démarche facile et salutaire. Lui-même recourait à elle dans tous ses besoins, dans toutes les circonstances et il attendait tout de sa protection (cf. Vie, p. 388).

On l'aura constaté, la famille religieuse fondée par le père Champagnat avait l'avantage de bénéficier de la présence affectueuse et active d'une mère : la sainte Vierge. On l'y appelait la Bonne Mère, notre Bonne Mère, notre tendre Mère. Pour honorer, aimer et invoquer cette céleste Mère, ils n'ont pas besoin de longs raisonnements. L'attachement filial à la Mère est vécu dans la foi par le père Champagnat et ses disciples. On ne raisonne pas pour choisir sa mère, pour l'aimer, pour se réfugier auprès d'elle ; on la contemple, on la consulte, on la prie. Le père offrait et confiait à la sainte Vierge tous ses projets, toutes ses œuvres, et ne mettait la main à leur exécution qu'après l'avoir priée de les bénir (cf. Vie, p. 381). Elle était sa Ressource ordinaire. Il était persuadé que «sans Marie nous ne sommes rien, et qu'avec Marie nous avons tout, parce que Marie a toujours son adorable Fils ou entre ses bras ou dans son cœur.» (Lettre à Mgr. Pompallierr). Cette disposition d'âme est passée du père aux fils ; du maître aux disciples.

Il ne se contentait pas des pratiques extérieures… Il voulait aussi l'imitation des vertus. «N'oubliez jamais que c'est pour aimer et servir Marie que vous êtes venus. Efforcez-vous de l'honorer et d'obtenir sa protection.»

Il faisait prier les frères et la simplicité caractérisait leur dévotion mariale. Ils avaient une piété plus vécue que raisonnée. Sans cesse il les «laissait dans les Sacrés Cœurs de Jésus et de Marie notre Bonne Mère», formule épistolaire que nous retrouvons sous sa plume des centaines de fois peut-être. Il est beau de remarquer la relation constante : enfant-mère ; la prière d'invocation. «Vous savez à qui nous devons nous adresser… à notre Ressource ordinaire» (cf. Vie, p. 390). Et les frères louaient la Bonne Mère, la priaient, reconnaissaient sa présence parmi eux, faisaient l'expérience de sa bonté et de sa puissance.

Le père Champagnat doit sans doute se réjouir, si l'on peut s'exprimer ainsi en parlant des bienheureux, car 150 ans après sa mort, son esprit nous anime encore, ses sentiments nous inspirent, ses conseils nous guident. Et il nous semble l'entendre nous dire comme saint Paul à ses Thessaloniciens : «Tenez bon, et gardez ferme les traditions que nous vous avons enseignées, soit de vive voix, soit par lettre» (II, 2, 15). La dévotion à Marie est justement une tradition chez nous et nous l'avons gardée.

Si, par exemple, nous parcourons les Constitutions de 1986, nous y retrouvons la doctrine, les principes, les enseignements et les attitudes du bienheureux fondateur. Ces Constitutions nous font cheminer dans les voies de la tradition mariste. Ainsi, elles affirment que nous reconnaissons parmi nous la présence de Marie (art. 48). Elles expriment que nos vies sont faites de l'expérience de l'amour, de la fidélité de Dieu et de la protection de Marie (art. 163). L'art. 4 nous invite à vivre de l'esprit de Marie ; nous recommande de régler notre manière d'être et d'agir sur les attitudes de la parfaite disciple du Christ. L'art. 74 décrit notre culte marial» qui s'exprime par l'amour, la confiance, l'admiration, et tend à l'imitation de Marie dans ses attitudes envers Dieu et envers les hommes. L'art. 84 pour sa part, nous fait contempler le rôle de Marie, éducatrice. «[Elle] inspire nos attitudes à l'égard des jeunes, [elle qui reçut la] mission de donner Dieu aux hommes.» L'art. 120 nous fait considérer Marie comme notre Première Supérieure, celle qui a tout fait chez nous.

Voilà brièvement exposée la doctrine bien accordée à la théorie des origines. On retrouve donc dans nos Constitutions le souci de garder vivant le souvenir de Notre-Dame, vivante sa présence parmi nous. C'est notre lot, notre partage, notre part d'héritage.

La vie n'est pas que théorie, elle est également action. C'est pourquoi nos Statuts constitutionnels prescrivent des pratiques, rappellent la présence de Marie, invitent à penser à elle, à recourir à elle. 

Illustrons schématiquement :

Le Statut

15.1 nous propose de renouveler la consécration aux fêtes mariales,

27.1 suggère l'invocation à l'Immaculée,

70.1 prescrit la salutation mariale : Salve Regina ou autre formule,

74    recommande le chapelet,

74.1 indique la célébration des fêtes mariales,

74.2 parle du mois de Marie,

84.1 mentionne la catéchèse mariale. 

Tout cela, au pratique, reflète l'esprit des débuts de l'Institut, évoque l'insistance du père fondateur qui inculquait aux frères l'attitude filiale à l'égard de la Mère de Jésus, notre Bonne Mère. Elle est le chemin vers le Dieu des petits et des humbles. Le moyen même par lequel Dieu a voulu relier l'humanité à la divinité. Elle continue à nous recevoir pour nous donner à Jésus. Voilà le rocher duquel nous sommes taillés, la carrière d'où nous sommes sortis (cf. Is. 51, 1).

Au cours de l'année qui marquera le bicentenaire de la naissance du bienheureux père, nous ferons par l'imagination ou dans la réalité un pèlerinage aux lieux maristes : le Rosey, La Valla, l'Hermitage. Nous y retrouverons l'esprit du fondateur bien présent. Mais, il n'est pas présent qu'au reliquaire mariste. Nous le découvrons dans les écrits de l'Institut, particulièrement dans les Constitutions. Nous avons hérité du bienheureux fondateur le souci de vivre en la présence de Dieu, le soin de prendre la Bonne Mère chez nous. Cela nous est grâce. Un don de l'Esprit : la vie, la personne, l'œuvre d'un père qui a déployé tant de zèle pour rendre ses disciples attentifs à la présence de Marie parmi eux.

Que l'ultime prière du bienheureux Champagnat soit exaucée : Daigne la Bonne Mère

               vous conserver, vous multiplier, vous sanctifier.

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9. LE PORTRAIT CHAMPAGNAT ET SA SIGNIFICATION DANS MA VIE

PORTRAIT CHAMPAGNAT

Comme une aurore en montagne, des lumières fusant des ombres.

1. Les ombres

L'influence des lieux maristes m'a marqué certainement mais bien inconsciemment. Envers Champagnat, j'éprouvais une grande gêne. L'iconographie de l'époque était très austère. «La salle des souvenirs ou des reliques», avec ses cilices et ses disciplines, n'était pas accueillante pour un juvéniste, c'est le moins qu'on puisse dire. Pour lire avec profit la «Vie du vénérable…» par frère Jean-Baptiste, il m'eût fallu un guide que je n'ai pas su trouver. Champagnat m'est apparu comme un athlète, dur à la peine, outrancier dans la mortification, effrayant de sévérité pour les scandaleux… Champagnat n'était pas mon type ! Alors, j'étais attiré par les Salésiens du Château d'Aix et il m'en est resté une hésitation dans ma vocation jusqu'à ma profession perpétuelle, en 1946.

2. Les lumières

Quelques anecdotes sympathiques toutefois m'ont révélé peu à peu la personnalité de Champagnat. Pourquoi celles-ci de préférence à d'autres ? Nos choix apparemment instinctifs relèvent du tempérament, de l'éducation et de la grâce.

a) Champagnat était un éducateur-né

Son catéchisme au Rosey, avec «la pomme» est révélateur de ce sens pédagogique. Mieux encore, ce sont ses convictions, c'est sa vie qui passe dans son enseignement, et sa vie est celle d'un saint. C'est cela le zèle à ne pas confondre avec la propagande qui ne tient jamais et ne fait que des dupes.

Champagnat s'attachait les jeunes. Je croirais volontiers qu'il possédait ce magnétisme rencontré chez frère C., entre autres. Mais, très profondément, c'est l'amour des jeunes qui inspire Champagnat, dirige son attention à leurs besoins et oriente son zèle apostolique. Deux anecdotes seulement :

1. Après avoir fait rentrer dans l'église «les enfants du clair de lune», l'abbé, remarquant qu'ils sont restés au courant d'air près de la porte, quitte l'autel et vient les placer dans un endroit plus abrité.

2. Pour comprendre l'attachement des huit postulants, il faut savoir que l'abbé Champagnat leur avait parlé de la sainte Vierge et qu'il leur avait distribué des chapelets. «Rien au monde n'aurait pu nous détourner de demeurer près de lui», avouera frère Jean-Baptiste. Plus tard, on relèvera cette affirmation : «Les frères l'auraient suivi jusqu'au bout du monde» ; ils ne l'appelaient pas autrement que «notre bon père»…

Il y a chez Champagnat comme «un instinct maternel» : sa vie en fournit de nombreuses preuves. Mieux encore, se révélera chez le fondateur, «une fonction maternelle» qui reste encore à étudier…

La pédagogie Champagnat n'existe pas ; heureusement Champagnat nous a légué une «stratégie pédagogique» qui consiste à s'accommoder de ce qui existe et à assimiler le meilleur de toute pédagogie. Il ne nous a pas laissé «sa pédagogie» mais «une spiritualité» qui va bien au-delà des sciences humaines. «Pour bien élever les enfants, il faut les aimer.»

b) La dévotion mariale de Champagnat

Elle a trouvé de suite une résonance en moi. Assez curieusement, c'est le pèlerinage à N.-D. de Pitié qui m'a frappé. J'ai fait le rapprochement entre N.-D. de Pitié et le tableau de N.-D. du Perpétuel Secours à l'aide duquel ma mère et la sœur de «l'Asile» (l'école maternelle) m'avaient fait la catéchèse. Ensuite, Champagnat, pèlerin en quête de vocations, me rappelait mon grand-père paternel, pèlerin de La Louvesc et autres lieux, lorsque grand'mère était enceinte (mon père, qui m'a raconté «ses souvenirs» avait gardé une très mauvaise impression de ces pèlerinages à pied auxquels il participait).

Enfin, la réponse de N.-D. de Pitié embellissait le récit d'une aura miraculeuse qui me plaisait… «Le Souvenez-vous dans les neiges» et le «Salve Regina de 1831» tenaient du miracle également pour moi. Mysticisme ou fétichisme de ma part ? Qu'importe ! Pourquoi une dévotion devrait-elle être parfaite d'emblée alors que dans la vie spirituelle tout reste toujours en genèse ? Dès le juvénat, Champagnat et les frères maristes me paraissaient être des champions de la dévotion mariale (idée qui se trouve confirmée par nos Constitutions). Autre idée très forte découverte plus tard : «Marie nous attire des vocations».

c) Une vertu de Champagnat : l'obéissance

Comme Marcellin Champagnat, au Grand Séminaire, s'empêtrait dans les Moyens de Perfection, je me suis fourvoyé au travers des

 vertus du fondateur. En fin de compte, je crois que «la vertu» qui fait naître toutes les autres et synthétise la sainteté Champagnat c'est son obéissance à la volonté de Dieu, une obéissance «d'esprit et de cœur qui va au-devant» comme Marie à Cana.

3. Signification de Champagnat dans ma vie

1. C'est un saint que j'ai raconté parfois et qui s'est révélé à moi davantage de ce fait.

2. C'est un saint qui gagne à être connu mais que je ne connais pas assez «de l'intérieur», de cette connaissance qui est essentiellement imitation.

3. C'est un saint que j'ai vu vivre au travers des frères.

(Je ne dirai rien des frères encore vivants pour ne pas effaroucher leur modestie).

Le 6 juin 1935 ou 1936, c'est «Mon directeur de Juvénat», frère Marie-Désiré qui fit la conférence à la communauté de N.-D. de l'Hermitage : j'en étais très fier !… Frère Adjuteur nous racontait «Mes prisons en Espagne», sa vie errante de pharmacien ambulant et ses sauvetages de frères traqués par les Rouges… Des anecdotes de la vie des frères faisaient mes délices et, l'imagination aidant, c'était une épopée mariste à travers le monde qui m'enthousiasmait… Peu à peu cette admiration naïve s'est approfondie et «j'ai rencontré Champagnat en regardant tel ou tel frère». Chez frère Thomas, la sollicitude de l'infirmier qui ne savait que m'offrir pour me forcer à manger… Chez frère Marie-Désiré, l'art du catéchiste me faisait accepter certaines rigueurs du directeur de Juvénat «qui nous menait comme des novices»… Chez frère Dubost, la dévotion mariale : «Il faisait si bien le catéchisme de la sainte Vierge»… Chez frère Dubost encore, le réflexe pédagogique qui saisit immédiatement l'opportunité d'un enseignement occasionnel. Leçon inoubliable ! «Avant d'accuser les élèves, le maître doit se donner tort à priori» Plus tard, j'ai retrouvé ce principe en application dans l'enseignement programmé… La piété de Champagnat, je l'ai vue dans l'attitude de frère Charles-Raphaël…

4. Champagnat, c'est le père fondateur

Comme il existe une hérédité naturelle et un mimétisme du geste et de l'attitude, le charisme du père fondateur constitue une hérédité spirituelle, œuvre du Saint-Esprit. Pour l'Église Dieu a voulu et préparé Champagnat. Par Champagnat je prends, dans l'Église, la place qui est la mienne, voulue par Dieu. Bien typé, dans l'Église, je dois être «un Champagnat» et reconnu comme tel. Pour Champagnat et pour l'Église, je dois approfondir et réactualiser le charisme du père fondateur (paraboles des talents et de la perle).

5. La fonction maternelle du fondateur

(Cette notion, à rapprocher du charisme, n'est pas encore très nette pour moi. Champagnat, si j'ose m'exprimer ainsi, a prédigéré une spiritualité pour nous. Nos Constitutions sont certainement l'ouvrage le plus révélateur à ce sujet.) Quoi qu'il en soit, je dois arriver à «avoir le réflexe Champagnat» en toute circonstance. Je n'y arriverai que par «la familiarité avec Champagnat» dans l'étude, la méditation et la prière.

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10. COMMENT VOYEZ-VOUS CHAMPAGNAT, EN TANT QUE PERSONNE ?

POUR VOUS, QUE SIGNIFIE CHAMPAGNAT DANS VOTRE VIE ?

 Avant d'entrer au Juvénat, le frère qui fut mon maître d'école, présentait le père Champagnat comme un homme hors de l'ordinaire. Le Noviciat mettait directement en contact avec le fondateur.

L'interrogatoire par le prêtre de passage au Rosey, en juin 1803, confirmait en mon esprit le sérieux de Marcellin. Autant la question désintéressait ses frères, Marcellin, saisi par l'Esprit subitement, comprend, voit, entend l'appel et il le retient. Démarrage capital pour lui et pour nous, qui le prolongeons.

Il est saisissant l'instant où surgit à l'esprit de Marcellin une orientation nouvelle ! Pourquoi cet arrêt silencieux, l'embarras de sa réponse, de la manifestation d'un trouble intérieur ? Sa mère, sa tante ont évoqué devant la famille, la détresse de la France sans prêtres et sans l'arrière-pensée que l'un des enfants puisse accéder un jour au sacerdoce. Trop conscientes de leur incapacité intellectuelle, ils ne savent ni lire, ni écrire ! ou si peu. L'idée de prêtrise ou de vocation religieuse est souvent liée dans l'esprit a des études longues et étendues. Un formel démenti est donné dans le même temps pour le saint Curé d'Ars ! Dans l'intimité de l'entretien du prêtre et de Marcellin, il semble qu'en peu de temps le jeune Marcellin ait acquis l'assurance d'être appelé. «Dieu veut que tu deviennes prêtre», lui assurait-on. Sans doute lui conseille-t-il de prier, de réfléchir, de revoir monsieur le curé. Le prêtre parti, on imagine le silence respectueux dans l'entourage de Marcellin, lui, garde son mystère. Pas pour longtemps.

Visiblement le négoce de moutons pour lequel Marcellin comptait se joindre à son frère Jean-Pierre, lui paraît dérisoire et ne le retient plus. La maman, mise au courant, encourage son fils, elle l'aidera au besoin dans les frais à engager. Marcellin est sérieux et traite l'appel entendu comme l'affaire la plus importante. La mort de son père, Jean-B. Champagnat, en juin 1804, lève un obstacle et le conforte dans son dessein.

Après l'échec scolaire à l'école de Marlhes, Marcellin se met à l'école de son beau-frère enseignant à St-Sauveur-en-Rue. Il faut dépasser, malgré ses 15 ans les difficultés de la lecture, de l'écriture et amorcer l'étude du latin. Le résultat est maigre, voire désespérant. Toute la famille s'évertue à montrer à Marcellin l'inutilité de ses efforts. Devant la détermination de son fils, la maman propose le pèlerinage à La Louvesc. Pénible voyage à pied, de trois jours ! Prière et pénitence jointes, la résolution de l'adolescent est plus nette que jamais. Il annonce et demande : «Préparez mes affaires, je veux aller au séminaire, je réussirai puisque Dieu le veut !» Octobre 1805, Marcellin entre au séminaire de Verrières.

En se penchant sur les deux années écoulées, Marcellin a manifesté une ténacité, un courage, un sérieux hors du commun. Il impressionne et oblige à s'attacher à son personnage. Beau sujet d'entretien pour encourager les jeunes en recherche ou en difficulté !

Mais poursuivant la réflexion sur Marcellin, de ses 16 ans (1805) à l'âge de 27 ans (1816), le combat pour suivre l'appel ne fait que commencer. Quel jeune aurait tenu bon, fixé à son projet devant l'opposition de tous ses proches, devant l'insuccès de ses études… rien d'encourageant, Marcellin envers et contre tous poursuit son idéal… Vraiment Dieu le soutenait ! On pourrait croire à de la témérité, à de l'orgueil… mais nous savons qu'il n'en est rien… Il serait possible de poursuivre la réflexion sur les pénibles années de Verrières… la place limitée oblige à restreindre.

Il est un point, tardivement connu, celui de la présence au cabaret en compagnie de condisciples, que je relève. Sans l'approuver ; finalement elle était bien dans le genre de frasque de l'adolescence. La manière de résister, d'éliminer cet écart, loin de le mésestimer a fait que mon admiration en a grandi pour lui. Si Marcellin n'avait pas été sérieux il eut agi autrement. Une victoire honore, grandit son auteur. Voulait-on nous laisser ignorer ce qui à nos yeux aurait pu diminuer l'estime pour Marcellin ?

Le sérieux de Marcellin s'habille de nombreux aspects : il est fait d'écoute attentive de Dieu, de logique, de fidélité, d'endurance dans l'épreuve. Dans son cas il manifeste un courage dont l'exemple animera celui de tous les frères qui le suivront. Il a été sérieux envers Dieu, envers lui-même et envers nous, ses fils.

Second aspect retenu : l'audace de Marcellin

Pour moi, l'audace caractérise Marcellin CHAMPAGNAT. Jeune, élevé à la campagne, l'élevage de moutons de sa part me paraissait être d'un esprit entreprenant, d'un garçon décidé.

Plus tard une phrase répétée me donnait l'idée de quelqu'un à l'esprit large, au cœur généreux : «Tous les diocèses du monde, entrent dans nos vues.» Sans esprit de conquérant, d'expansionniste, il a simplement écouté son zèle d'apôtre du Seigneur ; sans aucune ambition de quelque nature que ce soit, il a été prophète. Ces mots prononcés par le père Champagnat éveillait dans mon jeune esprit, un dynamisme qui me conquit.

Audacieux. L'abbé Champagnat, tout jeune abbé, suggère à travers le projet mariste du groupe de Fourvière la nécessité «de Frères Maristes» destinés à l'enseignement des jeunes. Il y met tant d'insistance que finalement et peut-être pour être tranquille, le groupe l'invite à s'en charger.

Et ce jeune vicaire, moins d'un an après son arrivée à La Valla, sans aucun moyen ni appui, et déjà une sourde opposition… rassemble des candidats, illettrés, frustes et les lance après une sommaire formation dans l'enseignement du catéchisme… dans les alentours de La Valla. L'expansion de l'œuvre se révèle extraordinaire. Il n'est pas seul, une confiance absolue en Dieu et avec la Providence, il réussit : Il ne cesse de le proclamer : Dieu et Marie ont tout fait chez nous.» L'acteur Philippe Dieuleveut, dans l'émission «Chasse aux trésors», lui aussi est audacieux, mais seul et probablement imprudent, disparaît, sans laisser trace.

Il faudrait relire toute la vie du père Champagnat, au service des frères, de la Congrégation naissante pour étoffer le thème de l'audace de Champagnat. Il faut se tenir à une mesure de mots, obligée. Mais cette audace est plus facile à démontrer, son existence étant plus et mieux connue que son enfance et son adolescence. Quelques faits suffiront à étayer le thème de l'audace du fondateur :

1. Jeune frère, j'ai toujours été saisi de la décision de Marcellin Champagnat, d'ailleurs logique pour un homme de Dieu, après le développement inattendu de La Valla, contraignant toute la maisonnée à descendre à l'Hermitage, quelques kilomètres plus bas, sur le Gier, vers St-Chamond. Le site est remarquable et à l'époque l'endroit plus silencieux, plus sauvage. Chacun sait la pénurie de l'escarcelle du père. Très logique, Champagnat juge que si Dieu lui envoie des sujets, il veut aussi et l'enclos et le couvert pour son monde. Audacieusement il acquiert la propriété qui paraît adaptée au projet, établit des plans et se met à bâtir à plein flanc de rochers, qu'il faut faire disparaître en partie. Les péripéties, l'inconfort, l'héroïsme de tous à cette heure de la construction est connu de ses frères et amis. Marcellin Champagnat est de la race des Vincent de Paul, des Cottolengo… et de bien d'autres hommes de Dieu, des saints qui ont franchi l'impossible humain. Audacieux, oui, mais prudent, réfléchi, s'entourant de sages conseils…

2. La rencontre à Paris du ministre Salvandy et du père Champagnat, aussi entêté l'un que l'autre, l'un refusant la demande du père, l'autre recherchant sans relâche l'autorisation nécessaire à son Institut. Malgré l'échec, le fondateur sait qu'un jour il obtiendra gain de cause, il l'annonce au frère François.

Dans le même temps, le père Champagnat se rend à Saint-Polsur-Ternoise, près d'Arras. Réponse à la prière du fondateur de lui envoyer des vocations ?

Une lettre du 4 février 1838 confirme : «On nous presse fort pour un établissement à St-Pol-sur-Ternoise, en Artois.» Il est donc question de s'éloigner loin de sa base de départ, dans le lointain Artois. L'audace est visible et providentielle : c'est l'origine d'une province qui sera féconde et aux répercussions multiples : en Belgique, Grande Bretagne, Afrique du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande… Les largesses de la Comtesse de la Grandville seront à l'origine de cette expansion.

3. Terminons, bien que la matière à traiter soit immense, en célébrant avec action de grâce la réalisation de la prophétie insinuant que les Petits Frères de Marie sont prêts à franchir tous les espaces où l'apostolat les appellera. Aujourd'hui ils sont implantés dans des centaines de diocèses du monde, sur tous les continents et pénètrent en des lieux, hier encore jugés impossibles ! Le dernier mot n'est pas dit. Chassés d'un pays, ils s'en vont semer plus loin. Les fils de Champagnat imitent leur père : il est émouvant de prendre connaissance dans les documents maristes récents, de l'audace, du courage, de l'amour du prochain en difficulté et dans tous les domaines.

Pour moi, CHAMPAGNAT, plus j'avance, est une personne extraordinaire. Pas de regret si dans le passé nous n'avons pas eu les audaces d'aujourd'hui. Mais joie profonde et merci pour la poursuite de la Mission du Fondateur à travers le monde.

«Suivre le Christ c'est faire face.»

«Petit berger à Marlhes, Dieu – qui aime les humbles – fait de Marcellin le Pasteur d'une portion importante de son Peuple.»

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11. AVEC CHAMPAGNAT J'AI TROUVÉ LE SENS POUR MA VIE

 J'ai 56 ans. Dans ma non trop longue vie mariste, j'ai traversé plusieurs situations ; j'ai vécu dans maintes communautés et j'ai rempli des fonctions assez variées.

Avant d'entrer dans l'Institut, j'étais élève des frères. Dès ce temps-là, je me suis intéressé à apprendre la vie et l'esprit du père Champagnat. Cet intérêt et cet amour ont grandi en moi, mais sans rien d'extraordinaire ou de particulier.

Jusqu'en 1981, j'ai mené une vie mariste assez dynamique et laborieuse.

En avril 1981, j'ai subi un accident de voiture. Pendant plusieurs mois, j'ai été condamné à l'immobilité. En conséquence de tout cela, je suis entré dans un processus dépressif.

Je ne ressentais aucun enthousiasme pour le travail, mais la Providence a voulu que je trouve dans la communauté une bonne littérature sur le père Champagnat et son œuvre et j'ai décidé de reprendre contact avec notre fondateur, pratiquement interrompu depuis mon noviciat.

Ce fut alors, à l'âge de 49 ans, que j'ai découvert réellement la personne de Marcellin Champagnat. Je l'ai étudié autant que cela m'a été possible.

J'eus la chance de passer trois périodes assez longues à l'Hermitage. Là, j'ai reçu les grâces particulières à cet endroit. J'eus aussi le bonheur de vivre avec des frères qui étaient de vraies reproductions de la figure du fondateur.

Tout cela a eu une grande influence sur moi et a éveillé en moi l'amour pour les choses qui sont à nous. Il y a bien des traits que j'admire dans le père Champagnat. Il y en a deux qui m'ont profondément touché : son amour pour les frères et, en conséquence, pour moi ; son charisme de pédagogue et l'œuvre éducationnelle qu'il a menée à bien avec si peu de ressources. Pour moi, Champagnat est une personne très humaine, mais qui rayonne le surnaturel.

Maintenant, j'ai deux fonctions dans ma province : je travaille au noviciat et je participe à un centre d'études maristes. J'aime la vie du noviciat. Chaque jour, je cherche à partager avec les novices les découvertes que je fais dans ma vie, ainsi que ma joie d'être disciple de Marcellin Champagnat. En tant que membre du centre d'études maristes, j'ai approfondi, avec les frères, les candidats et les collaborateurs laïcs, le programme d'éducation de Champagnat et les caractéristiques de la pédagogie mariste. Tous restent émerveillés de la richesse des origines de notre pédagogie.

Bienheureux fondateur, je désire vous remercier de la grâce que vous m'avez faite de vous découvrir, de vous connaître et de vous aimer. Je vous remercie aussi pour avoir trouvé le sens de ma vie dans la période de dépression, lors de ma rencontre avec vous.

Donnez-moi la grâce de continuer à vivre dans la joie ma vocation mariste. Je m'engage à faire tout ce qui est possible pour diffuser votre esprit, votre façon d'aimer Jésus et Marie, votre charisme de service auprès des jeunes, des pauvres, de l'Église et de l'humanité toute entière. Amen.

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 Appendice sur la Créativité

dans la Prière Communautaire.

 

               1. Idées de base :

1. La « prière créative » ou mieux prière communautaire spontanée » est une prière différente de celle dont le texte est déjà établi et par ailleurs elle ne se limite pas à la prière participée, qui n'en est qu'une des formes possibles.

2. Entre la prière totalement préformulée », « préorganisée », habituellement imposée ou adoptée par un certain nombre, et la prière totalement spontanée, il y a place pour des styles intermédiaires.

3. Ces styles intermédiaires, s'ils sont utilisés avec sagesse, sont, parfois, la forme idéale pour introduire à la prière spontanée les communautés non formées et les y entretenir. Cela vaut tout particulièrement pour les communautés ou traditionnalistes ou très « pluralistes » d'aspirations. On risque aussi de trouver des groupes qui admettent en théorie qu'il est très bien de prier ainsi mais qui, dans la pratique, ressentent personnellement des difficultés à le faire et estiment que leur communauté en est incapable.

Voici par exemple une communication anonyme que j'ai reçue, et qui reflète bien cette situation.

« Dois-je mettre sur le même pied, dit son auteur, rénovation et innovation dans la prière ? Faut-il que je me mette dans la tête, coûte que coûte, que la route du renouveau ne s'ouvrira que si je fabrique d'abord quelque nouvelle forme de prière ? que si je change les structures de la prière ?

En lisant les documents du Concile j'ai compris que le renouveau demandait un changement du cœur ; une plus grande générosité dans le don de soi ; un approfondissement de la vie spirituelle et des efforts continus pour avancer vers plus d'union à Dieu.

Or actuellement je fais hélas l'expérience d'une baisse de ferveur dans ma vie de prière. Il me semble que j'ai perdu cette vraie foi et cette vraie ferveur que j'avais eues depuis l'enfant. Je sens que je n'ai pas fait de progrès, et même que j'ai reculé, au moins ces deux dernières années. Et je suis porté à y voir les raisons suivantes :

La prière d'un autre frère n'est pas ma prière. Je suis devenu allergique à certaines prières préparées par les membres de ma communauté. Résultat : je suis distrait et je n'arrive pas à entrer dans cette prière.

Je sens que cela m'est imposé ; et je m'y refuse.

Je perds la dévotion et le respect au St-Sacrement à cause des lectures et des idées du jour. Ces idées, je ne les accepte pas, mais elle s'infiltrent en moi.

A vrai dire tout mon problème me semble dû à un mélange d'orgueil et de timidité (et même cette timidité est peut-être de l'orgueil) parce que j'ai une grande répugnance à parler à la communauté assemblée. Peut-être est-ce par crainte de ce qu'ils penseront ou par crainte de ne pouvoir m'exprimer de façon logique, etc. … Mais en tout cas ce qui me semble étrange, c'est que le temps de la prière communautaire qui devrait être source de paix et d'union à Dieu devienne pour moi un temps où je suis tendu, distrait, et peut-être irrité ».

4. Pour ce qui est de la prière personnelle, tout le monde a bien fini par être d'accord que la créativité lui était nécessaire pour réanimer et parfois améliorer des formules ne varietur. Mais dans un passé peu reculé et dans certains milieux, c'était tout un problème de faire reconnaître ce besoin. Il y avait un abîme à franchir. Qu'on se souvienne de la surabondance des formules de prières conseillées ou imposées, des méthodes d'oraison mentale dont les détails caractérisaient les familles religieuses, du sujet de cette oraison lu chaque jour en communauté.

Eh bien aujourd'hui, c'est un abîme du même ordre qu'il faut franchir à l'égard de la prière communautaire.

5. Tant dans la prière personnelle que dans la prière communautaire il y aura toujours place pour deux styles qui se complètent : la prière préformulée et la prière spontanée (avec d'ailleurs tous leurs degrés intermédiaires). Quant au choix des termes, ce parallélisme : prière préformulée – prière spontanée me paraît plus clair que celui dont je me suis servi ailleurs de prière en commun et prière communautaire.

6. Cependant, d'une manière générale, mais surtout en ce temps de découverte et de transition, le rythme, la manière, les proportions, les alternances, les différents degrés de participation des membres de la communauté, etc. …dépendront du type de personnes (maturité humaine, richesse et niveau spirituel, type de caractère, etc. …) et du type de communautés. En outre, tous ces éléments dépendent aussi de la conception que l'on se fait de la vie communautaire » et du degré d'ouverture, d'amitié et de communication qui existe entre les divers membres.

Il faut être attentif à un double éveil. D'une part il y a des Frères qui ont reçu une formation moins ouverte » et qu'on a habitués à donner à tout, une importance égale : aux traditions, aux détails, à l'accessoire autant qu'à l'essentiel. Ce sont eux qui souffriront le plus, et qui parfois aussi seront les plus agressifs. Et c'est compréhensible, car ils ont un grand sens de la fidélité, et des convictions non moins grandes. Par ailleurs ils ont acquis une vraie capacité de prière personnelle qui s'exprime dans les formes habituelles et qui leur est très difficile dans les nouvelles formes. A ce groupe s'ajoutent ceux qui ne s'adaptent pas facilement et sont un peu stéréotypés. Dans ce dernier cas, la résistance peut prendre le masque de la fidélité, mais en réalité il s'agit d'un aspect de leur caractère : ils manquent de souplesse sur ce point comme sur beaucoup d'autres points.

Le deuxième danger est que, parmi les « fervents » de la prière spontanée, s'infiltrent des gens qui ne  savent pas prier. Ils croient que, pour prier, il suffit de changer les formules. A vrai dire, comme ils sont superficiels, instables, ils sont surtout incapables d'une discipline. Pour eux, la « fidélité et la promptitude à l'Esprit » ne sont qu'un prétexte qui camoufle leurs vraies motivations, et celles-ci sont tout autres. Ne faisons donc pas d'une forme de prière un mythe ou un absolu. On créerait entre les cieux styles une opposition et par suite un processus dialectique. Il faut éviter de transformer l'oraison « créative » en une mode : ce serait un mal parce que la mode aura toujours le sort de la mode : exaltante au départ, après usage elle lasse. La prière, quelle que soit sa forme, est quelque chose de trop sérieux pour être réduite à une mode.

7. Finalement l'essentiel est de bien comprendre que la créativité dans la prière n'est pas une fin en soi ni une valeur en soi. C'est plutôt le contraire, car dans la vie spirituelle à mesure que la prière monte, elle devient plus simple, plus stable, plus unitaire et, dans le bon sens du terme, plus uniforme, de la forme perpétuelle de l'amour.

La créativité est simplement une forme particulière orientée vers une fonction : un moyen, un instrument pour la réaliser. C'est donc simplement en tant qu'instrument de cette fonction qu'elle doit être employée.

On a au contraire quelquefois l'impression qu'il faut pratiquer pour pratiquer, comme on ferait pour une gymnastique ». Or, la vraie prière spontanée doit être le passage d'une certaine forme de prière à une autre forme de prière, non par mode, mais par besoin. Elle doit provenir de la vie de la communauté comme une respiration naturelle. C'est là un niveau auquel on n'arrivera que peut à peu, mais alors on aura atteint la vérité profonde de cette forme de prière.

8. Le terme de prière créative » est ambigu, et à moins de bien le comprendre, il vaudrait mieux ne pas l'employer au hasard. Il peut en effet recouvrir une idée fausse, car ce n'est pas l'homme qui crée sa prière en fin de compte. La prière chrétienne est un acte profondément pneumatique et mystérique : l'Esprit dirige vers le Père la prière du Christ, vivant en chaque chrétien et dans l'Eglise. La communauté en prière participe à cette communication de l'Esprit, comme l'a affirme et promis explicitement le Seigneur : Quand deux ou plus se réunissent en mon nom pour prier, je suis au milieu d'eux ».

La créativité est plus une action de Dieu en l'homme qu'une action de l'homme aidé par la force de Dieu. Il n'est donc pas question de la comprendre comme un exercice d'imagination humaine dans le champ de la prière ou comme la suppléance de l'action de l'Esprit Saint par l'inventivité humaine.

Non, la prière est un état d'ouverture et d'attention aux signes de l'Esprit, pour scruter l'horizon spirituel à la recherche du Seigneur et de ses appels. Le choix des termes est important et, pour lever l'ambiguïté, au lieu de créativité, je préfère dire : prière communautaire spontanée, même si cela n'exprime pas toute la réalité. Cependant pour simplifier, j'emploierai aussi le terme de créativité. 

               II – Le rôle ou les rôles de la prière spontanée (ou créative).

 La créativité n'est pas chose si nouvelle, et elle a même son origine dans l'Eglise. Qu'est-elle en effet sinon la liberté de suivre l'Esprit, quand celui-ci veut faire sauter certains conditionnements de structures et de préformulation ? Il est difficile de se référer aux origines chrétiennes, car alors il n'était guère question de se débarrasser des structures. Celles-ci n'existaient pas ou presque pas. La prière spontanée des communautés chrétiennes primitives ne se définit donc pas tellement par le rejet de quelque chose, mais par la liberté d'expression, de création et de communication. Ce n'est pas à dire qu'on abandonnait tout ordre et tout contrôle ; seulement ceux-ci venaient non de structures ou de formes, mais de principes de discernement et de l'autorité pastorale. Dans le contexte actuel où il faut unir hier et aujourd'hui, voici semble-t-il les rôles que doit avoir la créativité.

1. Permettre à chaque communauté de mieux s'exprimer à elle-même dans la prière ce qu'elle est et ce qu'elle paraît comme réalité sociale et vie communautaire. Dire dans un langage de foi et de dialogue avec Dieu ce que la vie a déjà rendu vrai ou veut rendre vrai dans sa respiration quotidienne.

2. Mettre la communauté en situation, de manière que sa prière répercute non pas quelque chose d'intemporel, mais une réalité très quotidienne, insérée dans un moment historique, un lieu, etc. …La communauté commémore son passé, en rend grâce, le revit. Elle intériorise son présent ; elle prend le pouls de l'avenir et, suivant le cas, suit l'attirance de cet avenir ou le choisit.

3. Faire entrer la communauté en communion avec le monde et ses événements, avec l'Eglise et ses événements. La liturgie recueille un événement ecclésial sédimenté, relie les chrétiens avec une splendide tradition et en même temps les projette jusqu'à l'eschatologie, dans l'attente, le désir et la préparation de la seconde venue du Seigneur, mais elle ne les situe pas réellement dans l'Aujourd'hui de Dieu.

C'est dans l'aujourd'hui du cycle liturgique qu'elle les situe, mais pas dans l'aujourd'hui de l'histoire totale du salut où s'agglutine chaque jour de l'histoire humaine avec ce qu'il a d'unique et d'irréversible.

Il semble bon d'ailleurs que la prière officielle de l'Eglise ne soit pas trahie, emportée, ou manipulée par d'éventuelles prises de position, face à des faits trop nouveaux ; on risquerait alors de ne pas avoir la vision juste, et de ne pouvoir la traduire en une prière capable de représenter et d'une certaine façon engager l'ecclésialité » de la communauté.

Il est vrai qu'une communauté chrétienne peut être profondément Eglise, mais elle n'est pas l'Eglise. Elle est Eglise, parce qu'elle est communauté de baptisés croyant en Jésus-Christ et, dans le cas de la communauté religieuse, c'est même uniquement à cause du Royaume que se sont réunis ces baptisés. La prière de cette communauté enrichit donc la prière de l'Eglise à laquelle elle participe, mais elle est seulement la prière d'une communauté de l'Eglise, elle n'est la prière de l'Eglise que dans le cas de la prière liturgique, parce qu'alors l'Eglise a donné la forme de cette prière et la mission de la dire.

Alors l'Eglise doit-allé se couper de l'élément nouveau qui surgit dans chaque jour du temps, et qui parfois peut l'interpeller elle-même fortement ? Bien sûr que non, et c'est justement là que la prière communautaire peut introduire la dimension qui manque à la prière liturgique. L'événement le plus nouveau peut trouver place et expression dans l'espace de la prière, surtout quand on peut l'introduire sans diviser la communauté, car il est alors porté par la foi de la communauté qui s'exprime à elle-même ce qu'elle ressent et ce qu'elle veut faire, face à cet événement. Ainsi la vie pénètre dans la prière, devient matière de prière, et la prière prépare pour la vie et engage dans la vie, non seulement l'individu mais la communauté.

4. Faire entrer en communication des vies spirituelles individuelles qui resteraient sans lien entre elles. Il n'est pas question de dépersonnaliser et de « grégariser », mais bien d'écrire en commun une certaine histoire spirituelle, de vivre une spiritualité commune. Cette aventure est en effet proposée à des gens qui, non seulement ont une même foi et une même espérance mais aussi une même vocation et qui, à travers un même charisme reçoivent une même grâce communautaire. Ce serait étrange qu'ils mettent tout en commun sauf la prière et l'expérience spirituelle.

Bonhoffer, peut-être mieux que quiconque, a exprimé de façon géniale le sens de « grâce communautaire », d'« amitié et communauté », ces anticipations gracieuses de Dieu qui trouvent leur sommet terrestre dans une vie communautaire, entendue comme pur don de Dieu, auquel il faut être fidèle. C'est pourquoi, dit-il, dans la période qui s'écoule entre la mort du Christ et le jugement universel il existe une anticipation accordée par la grâce de Dieu, quand des chrétiens, dès ici-bas, peuvent vivre ensemble avec d'autres chrétiens en une communauté visible. C'est par la grâce de Dieu qu'une communauté peut se réunir visiblement en ce monde autour de la Parole et du Sacrement… La présence physique d'autres chrétiens est pour le croyant source incommensurable de joie et de force… En la présence physique du frère, le croyant glorifie le Créateur, le Rédempteur, le Réconciliateur, le Sauveur, le Dieu Père, Fils et Esprit-Saint. Le prisonnier, le malade, le chrétien en diaspora reconnaissent dans le voisinage du frère un signe corporel de la présence du Dieu Un et Trine. Visiteur et visité, dans leur solitude, reconnaissent chacun, le Christ qui est présent physiquement dans l'autre. Ils s'accueillent réciproquement et se rencontrent comme on rencontre le Christ, avec respect, humilité et joie. Ils reçoivent l'un de l'autre la bénédiction comme une bénédiction du Seigneur Jésus-Christ. Mais si déjà en une seule rencontre du frère avec le frère il y a tant de joie, quelle richesse infinie doit être offerte à ceux qui, suivant la volonté de Dieu, ont été dignes de vivre jour après jour en communion avec d'autres chrétiens ! (…) C'est pourquoi, celui qui, dès maintenant, peut jouir d'une vie chrétienne partagée avec d'autres chrétiens, qu'il glorifie la grâce de Dieu du plus profond de son cœur, qu'il remercie Dieu et qu'il reconnaisse que c'est pure grâce et rien que grâce de pouvoir vivre avec ses frères chrétiens. (Bonhoffer. La Vie communautaire, pages 43, 43, 44).

5. Permettre finalement à l'Esprit-Saint de faire mûrir l'amour et la connaissance mutuelle des membres de la communauté, les uns envers les autres, de perfectionner et de construire la communauté non seulement dans la prière mais à travers la prière et par la prière. La prière en effet pourra permettre d'arriver à une certaine connaissance réciproque des grâces spirituelles que l'Esprit a données aux uns pour les autres, car il y a des grâces spécifiquement sociales qui sont données non pour soi, mais pour les autres et pour construire la communauté. Enfin elle peut conduire ceux qui vivent en commun à ce sommet de l'amitié qu'est la transparence intérieure, où l'on arrive à communiquer le plus profond de soi-même. C'est ce qu'évoque Jésus admirablement en Saint Jean (15. 1416) : « Je ne vous appelle plus serviteurs mais amis, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; mais je vous appelle amis parce que tout ce que j'ai entendu de mon Père je vous l'ai fait connaître ».

Peut-on dire que ce n'est pas clair et convaincant ? Alors devant ces fruits indiscutables que l'amitié chrétienne est appelée à produire dans l'ordre des communications de Dieu, on ne voit pas bien comment reste chrétien un certain refus de communication. Sans doute il peut y avoir des difficultés à être chrétien sous ce rapport, comme sous d'autres rapports : pureté ou pardon des offenses. Mais autre chose est d'avoir de difficultés et autre chose est de ne pas vouloir les surmonter.

Il n'est pas non plus question de détruire tout respect de l'intimité spirituelle. Comme dit Claudel : « Il y a des secrets que l'on ne dit qu'à Dieu ». Non, il s'agit simplement de transformer une certaine conception de cette intimité spirituelle, car chacun a droit au respect de sa personnalité et d'une zone personnelle secrète. Mais il peut y avoir une pudeur spirituelle exagérée qui est le fait de notre formation, et qui n'est pas à recommander. Jean XXIII est un bon exemple d'un homme qui, en dépit de sa formation très traditionnaliste, a su pratiquer la communication de manière suréminente.

On pourrait résumer toute cette énumération par quelques propositions négatives qui souligneraient ce que la créativité n'est pas.

a) Elle n'est pas un moyen d'attirer à la prière ou d'y entretenir » des gens qui ne veulent pas ou qui ne savent pas prier : on couvre ainsi, sous un nouveau formalisme, un acte vide et faux. Il n'y a pas de prière créative là où il n'y a pas de prière.

b) Elle n'est pas un catalogue d'inventions ou une exposition de nouveautés pour instables et amateurs de changement.

c) Elle n'est pas un moyen utile et intéressant — profitable même — d'occuper un temps que l'on doit à la prière et seulement à la prière. C'est un aspect à bien considérer pour la prière participée. Il ne s'agit pas de se mettre à parler de Dieu pendant le temps où l'on devrait parler à Dieu.

En conclusion : la prière créative, comme la prière en général. est quelque chose de sérieux et d'important et c'est seulement si elle est faite en vérité qu'elle sera acceptée par des gens de jugement droit et surtout qu'elle durera. Mais pour cela il faut que le coeur et la vie aient déjà pris le chemin de la conversion. D'où .ces quelques directives pratiques :

a) que sous le nom• de spontanéité ou de créativité, on n'en vienne pas à éliminer la prière, ou à la diminuer, ou à la ridiculiser.

b) que l'on n'en fasse pas une occasion de mensonges sacrés ou de farce spirituelle.

c) qu'on agisse progressivement et avec mesure, selon le niveau spirituel de la communauté.

d) que l'on ait le sens des rythmes : apparition, durée, désaffection, chaque fois que l'on découvre une forme nouvelle de prière, ou, ce qui est mieux, que l'on cherche à en connaître les lois, à les respecter et à leur obéir comme j'essaierai de l'expliquer plus loin.

e) que l'on confie la conduite de la prière à qui connaît la prière et ses lois. Chose curieuse : il y a des communautés où l'on ne confie pas un magnétophone ou une voiture à ceux qui ne savent pas s'en servir, mais où par contre, on laisse parfois la prière, non seulement à quelqu'un qui a peu d'expérience, mais à des religieux dont on sait bien qu'ils ne savent pas prier, qu'ils n'aiment pas la prière et pour lesquels la prière est un problème. 

               III. – Principes conducteurs.

 Principes pour guider la prière communautaire ou la spontanéité dans la prière communautaire

1) Etant donné que la prière communautaire spontanée est une forme de prière. elle doit tenir compte des lois qui émanent de la nature même de toute prière vraie et chrétienne.

Ces lois émanent de personnes qui entrent en relation dans la prière  : Dieu (loi théologique et christocentrique), et l'homme (loi anthropologique et ecclésiale) ; elles dépendent aussi des circonstances qui entourent cette prière (lois de situation). En effet, c'est de l'homme concret qu'il s'agit, et c'est au milieu du monde qu'il vit le processus personnel et collectif de l'histoire du salut.

2) Etant donné qu'il s'agit d'une rencontre avec Dieu, la prière spontanée, et spécialement la prière participée, doit faire attention de conserver sa dimension de contact avec le Seigneur en sachant unir le sens du sacré et du transcendant avec le sens filial. Il ne s'agit pas de revenir à une « sacralisation » plus païenne que chrétienne, mais au style particulier de contact avec Dieu qu'a apporté Jésus-Christ.

3) Etant donné que c'est l'homme qui parle, il faut réaliser une prière d'homme, non une prière dans les nuages. C'est pourquoi plus cette prière sera existentielle » plus elle représentera l'homme vrai et la vérité de l'homme.

4) Etant donné que c'est un homme historique qui prie et un homme en situation, il est important que dans sa prière, puissent entrer la vie, la situation, les circonstances, l'histoire des membres de la communauté et de la communauté elle-même .Il faut que la vie soit priée par la communauté et que la prière de la communauté se transforme ensuite en vie.

5) La spontanéité communautaire doit se dérouler normalement pendant le temps de la prière communautaire, sans prendre sur le temps de l'oraison personnelle. Sinon on réduit les moments d'intimité absolue qu'exige l'expérience religieuse personnelle de chaque frère, et alors se fait senti une gêne : on se sent trop en dépendance de la spontanéité communautaire.

Si tout le monde est d'accord on peut établi qu'une fois par semaine ou par quinzaine on eni ploiera le temps de l'oraison pour une prière partagée. Prendre davantage sur l'oraison ne se ferai pas sans risques : celui d'abord d'appauvrir ce partage lui-même, et celui de frustrer chacun dans c qu'il a de plus intime : l'expérience spirituelle personnelle.

La spontanéité de la prière eucharistique ou liturgique doit s'exercer normalement selon l’ampleur et les directives de l'Eglise elle-même, étau donné qu'il s'agit d'une prière où la communauté prie comme Eglise. Il faudrait donc justement profiter de ces facilités – et ce serait spécialement indiqué dans les petites communautés – pour obtenir que l'Eucharistie donne tout son apport à L construction de la communauté.

6) Ce qui est normal c'est que la communauté suive les directives données par le Directoire » e concrétisées pour la province par le Chapitre et le Conseil Provincial. Et il faut que ce normal devienne réel.

7) Ce n'est que quand la communauté trouve des raisons valides pour se mettre à la prière communautaire spontanée qu'on fera une prière différente de celle prévue par le directoire. Mais lorsqu'il y a ces raisons il faut souhaiter que la communauté soit assez généreuse et vivante pour laisser de côté le texte imposé et répondre à l'appel de l'Esprit.

Cet appel est aussi réel pour les groupes que pour les individus, et il y a une fidélité ou une infidélité communautaires qui à leur tour rejaillissent sur les responsables individuels de l'accueil fait aux grâces communautaires ou ecclésiales.

8) Quand la communauté est amenée à laisser la prière normale c'est pour la remplacer par une autre ou meilleure ou plus adaptée à la communauté dans cette circonstance.

9) Le meilleur en effet dans une prière communautaire ne consiste pas nécessairement en un « meilleur en soi » mais en « un meilleur pour ». Donc intrinsèquement il est possible que la forme et le contenu de la prière qui va être créée soient plus faibles, mais tout en étant porteurs de plus grandes virtualités pour mieux unir et mieux faire prier.

10) On n'est pas tenu à l'infaillibilité ni à la sécurité ; donc il ne s'agit pas d'attendre, pour se lancer, d'être sûr de la réussite. La peur de ne pas réussir est responsable de bien des immobilismes.

Ce qui est requis, c'est seulement que la communauté soit sérieuse et fasse le changement pour de bons motifs et avec la prévision et l'espoir d'un fruit réel pour sa prière.

11) Dans tous ces cas de changement, pour ouvrir l'accès à la spontanéité ou « créativité », il y a un principe de base qui est la condition « sine qua non » : le temps global quotidien de prière que l'on aura en changeant, ne doit pas être inférieur au temps prévu par les documents capitulaires et auquel la communauté est fidèle chaque jour.

Autre principe à conseiller – surtout les jours de travail – : qu'on n'augmente pas la durée de la prière, à cause de la créativité, sans l'accord majoritaire de la communauté.

12) Attention à un mauvais résultat contre lequel il faut être en éveil : que l'habitude de la prière spontanée rende insupportable la prière faite en communauté sur les textes déjà existants (office ou autres). La conséquence vraiment gênante serait en effet de faire payer quelques jours de prière créative et spirituellement agréable par une désaffection de la prière habituelle de tous les autres jours.

C'est une des applications du problème de la facilité ou hédonisme spirituel. Dans l'expérience spirituelle personnelle, le Seigneur mène à la purification en exigeant la persévérance dans l'oraison malgré le sécheresse. Il y a le même désert à traverser pour la prière communautaire et il ne s'agit pas de choisir ou d'abandonner un type de prière seulement en fonction de la satisfaction ou de l'aridité qu'y trouve la communauté.

13) La prière spontanée, même si cela semble paradoxal, a un rythme, et qui varie suivant chaque communauté. Il faut savoir découvrir habilement ce rythme et le suivre. L'exagérer c'est fatiguer la communauté à force de spontanéité. Le diminuer, c'est se priver de ses fruits et ne pas écouter les appels de l'Esprit.

Tenant compte qu'une communauté n'est jamais ni seulement planification, ni seulement spontanéité, mais alternance des deux, le rythme de la prière spontanée est double :

rythme périodique, donc programmé après un bon choix et à réajuster en fonction du réel, et

rythme occasionnel qui obéit aux incidences, prévisibles ou non, de la vie.

A tous les deux, ils vont former le rythme de la prière communautaire spontanée qui, à son tour, devra trouver sa proportion avec le rythme de la prière ordinaire.

14) La pratique de la prière communautaire spontanée, c'est par un cheminement progressif qu'on y arrivera. Il faut passer d'un temps où l'on n'y trouve aucun goût à un autre temps où ce goût s'est formé. C'est comme pour les autres formes de prière : il y a le temps de l'ignorance et le temps du savoir. D'où nécessité d'avoir des guides, des animateurs qui sachent déjà le chemin.

15) Entre la prière nettement spontanée sans texte d'appui et la prière aux textes préétablis, intouchable et invariable, il y a bien des degrés et des formes possibles. Peut-être le plus simple sera-t-il de savoir utiliser avec un peu d'ouverture d'esprit la prière habituelle aux textes préétablis mais en y laissant des moments plus souples, pour que les membres de la communauté qui en ont besoin expriment ce que l'Esprit fait surgir en eux pour l'édification de la communauté, ce que la vie réelle les amène à demander à la communauté. Aujourd'hui un seul parlera, d'autres jours personne, d'autres jours, plusieurs. Peu importe. Ce qui importe c'est que :

   a) la prière soit le lieu où tous les membres s'ouvrent vraiment à la communauté avec la sécurité d'être accueillis.

   b) que les interventions soient vraies et vivantes. La spontanéité, par conséquent, n'exige pas du tout de devoir fabriquer chaque fois une prière différente ou de laisser celle qui est écrite. Dans certains cas, oui : mais dans d'autres qu'on laisse donc simplement entrer un peu de vie dans la prière normale, ou si l'on aime mieux, que cette prière s'ajuste à la vie et donne à la vie un vrai contenu.

16) comme dans un autre type de prière, la prière communautaire spontanée devra affronter la relation : structure-vie, avec ses tensions naturelles qu'il n'y a pas besoin de transformer en fausses antinomies. Voici des éléments de solutions à ces tensions sur les 3 points les plus importants :

a) il y a pour toute prière, aussi bien celle qui est préétablie et inchangeable que celle qui est spontanée et créative, le même danger d'être un pur formalisme si on ne leur donne pas une âme.

b) il ne faut pas confondre le résultat avec l'exercice (de piété), ni non plus les dissocier en voulant arriver au fruit sans la semence. Pour se former à la prière habituelle on accepte bien qu'il faille des exercices de piété ; de même faut-il accepter des exercices spéciaux pour se former à la prière communautaire spontanée.

c) il y a un mouvement de flux et de reflux qui est nécessaire à la prière communautaire spontanée comme à une autre prière. A l'écoute succède la parole ; à l'activité, la passivité. Silence, attention spirituelle, imbiber toutes choses et soi-même de vérité évangélique : tout cela est nécessaire pour une bonne prière spontanée, et en elle-même et autour d'elle. Sans une bonne proportion de prière personnelle et un progrès dans cette prière personnelle, une prière spontanée trop fréquente et trop abondante ferait douter de son authenticité.

Il faut savoir écouter et être passif : c'est cela qui met en attitude d'attention et c'est vrai tant dans la prière personnelle que dans les moments de silence de la prière communautaire. Sans ces moments d'attention on risque de remplacer la parole de Dieu, par la fertilité de l'imagination, et peut-être dans ses formes les plus vides. 

               IV. – Conclusion générale.

 1. Ces lignes sont écrites pour aider à deux niveaux :

   a) aider les Frères enthousiastes de la prière spontanée pour qu'ils prennent la bonne route et que leurs essais ne se soldent pas par une déception et un échec (elles seront spécialement utiles aux formateurs) ;

   b) aider aussi les Frères réticents à l'égard de cette forme de prière et qui ne savent pas trop que penser de cette nouveauté.

2. A ceux qui ont cette crainte, mais qui veulent être fidèles à l'Esprit, et donc savoir quelle est la position chrétienne équilibrée à ce sujet, je dis ceci :

   a) Les explications ci-dessus me semblent avoir démontré assez que c'est un bon chemin, qui vient du Seigneur et qui émane de la nature même de la vie chrétienne et de la vie communautaire. Il comble par ailleurs une lacune de notre prière communautaire.

   b) Notre tentation de vouloir nous exempter de participer à cet apprentissage s'appuie sur un manque de préparation ou une répugnance instinctive. Mais attention ! il y a aussi des Frères qui ressentent de la répugnance pour les formes de prière habituelles et nous leur disons avec raison qu'ils n'arriveront pas à les aimer ni à savoir en tirer parti sans un temps d'exercice plutôt désagréable au début, et qu'ils doivent donc s'y mettre coûte que coûte. L'argument est identique pour la prière communautaire spontanée. Médecin, guéris-toi toi-même » pourrait nous dire le Seigneur, si nous nous y refusons.

3. Des raisons puissantes militent pour nous aider à dire notre oui :

   a) Le problème est sérieux et il a une réelle valeur chrétienne. Il n'est pas nouveau dans l'Eglise puisque les communautés chrétiennes primitives abondaient en grâces de prière communautaire spontanée. L'absorption de la vie par la structure n'est venue dans l'Eglise qu'en un second temps.

   b) Ce problème ancien nous paraît nouveau et nous trouve sans préparation, mais si c'est là une excuse, elle ne doit pas nous paralyser. En résistant à un appel de l'Esprit, nous laissons sans vie un aspect de la formation des jeunes, sous le paresseux prétexte que notre formation à nous n'a pas comporté cet aspect.

   c) Il y a des appels de Dieu qui peuvent exiger un oui douloureux. Le oui à la prière communautaire doit être dit et vécu communautairement : oui à la prière traditionnelle », et oui à la prière spontanée. Mais la communauté peut, par la faute de quelques membres, résister aux appels de l'Esprit. Chacun peut bien dire théoriquement qu'il le laisse agir, soit en étant absent, soit en étant présent sans participation vraie. A vrai dire, c'est un sophisme, car dans le premier cas on divise la communauté, ce qui est grave, et dans le deuxième on bloque ou refroidit l'activité communautaire.

   d) Si les meilleurs membres, les plus capables de donner vérité, intériorité, et qualité à la prière spontanée (surtout à la prière participée) s'excluent de cette prière et la laissent mener par d'autres, non seulement elle souffrira d'un appauvrissement injuste mais elle courra le risque de s'orienter par des chemins moins bons.

Evidemment, il faut admettre qu'il y a des Frères tellement introvertis qu'on ne peut leur demander l'effort de participation sans leur enlever la paix et la possibilité de prier. Respectons-les et tranquillisons-les. Cette prière n'est ni à leur portée ni bonne pour eux. Mais il est bien rare de trouver quelqu'un assez à l'aise dans ses relations de la vie ordinaire et qui serait, seulement pour la prière, incapable de spontanéité.

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