Le document Bourdin et la rencontre avec l’enfant mourant au pied du Pilat

Histoire mariste

Ce que signifie la « Nécessité de moyen» en théologie pastorale
F. AndrĂ© Lanfrey – 21/10/2018

Au chapitre 6 de la Vie de Champagnat figure l’évĂ©nement fameux de la confession « d’un enfant malade Â» de douze ans « dans un hameau Â».

« Avant de confesser l’enfant il l’interrogea pour s’assurer s’il connaissait les dispositions nĂ©cessaires pour recevoir les sacrements. Il ne fut pas peu surpris de voir qu’il ignorait les principaux mystères et qu’il ne savait mĂŞme pas s’il y avait un Dieu. […] Il s’assied Ă  cĂ´tĂ© de lui pour lui apprendre les principaux mystères et les vĂ©ritĂ©s essentielles au salut. Il passa deux heures pour l’instruire ou pour le confesser, et ce ne fut qu’avec de grandes difficultĂ©s qu’il lui apprit les choses les plus indispensables […]. Après l’avoir confessĂ© et lui avoir fait produire plusieurs fois les actes d’amour de Dieu et de contrition pour le disposer Ă  la mort, il le quitta pour aller administrer un autre malade Â»â€¦

Ayant appris Ă  son retour la mort de l’enfant il fait les rĂ©flexions suivantes :

« Combien d’autres enfants sont tous les jours dans la mĂŞme position et courent les mĂŞmes pĂ©rils parce qu’ils n’ont personne pour les instruire des vĂ©ritĂ©s de la foi ! Â»

Et Champagnat décide de fonder une Société de Frères pour pallier ce danger.

Il existe une autre version, bien antĂ©rieure, de cette rencontre. Lorsque, vers 1830, le P. Bourdin enquĂŞte sur les origines de L’Hermitage il interroge sur « ce qui nĂ©cessita la hâte de l’oeuvre Â» et il a notĂ© en style tĂ©lĂ©graphique la rĂ©ponse suivante, certainement de M. Champagnat :

« Enfant malade au pied du Pilat, nĂ©cessitĂ© de moyen… Sort un instant chez le voisin, rentre mort, rĂ©flexion : que d’enfants hors de la voie du salut… si instruit sait se repentir, sait… Â» (OM2/754 § 6).

Nous pouvons traduire ainsi en langage clair : M. Champagnat visite un enfant malade au pied du Pilat. Il va ensuite visite un voisin et lorsqu’il repasse on lui apprend que l’enfant est mort. D’oĂą sa rĂ©flexion sur les enfants en danger de damnation. Mais il y a dans ces mots l’expression « nĂ©cessitĂ© de moyen Â» dont j’ai longtemps peinĂ© Ă  saisir le sens prĂ©cis. Il s’agit en fait d’un concept de thĂ©ologie pastorale dont l’ouvrage Instructions familières du P. J. Henry (ou Henri), curĂ© de Surice, en Belgique m’a donnĂ© la clef. Je dispose de l’édition de 1828[1]  mais c’est en fait un livre ancien : l’édition de 1770, Ă  Liège, est dĂ©jĂ  prĂ©sentĂ©e comme une rĂ©Ă©dition[2].

 

Deux méthodes catéchétiques

Dans sa prĂ©face l’auteur rappelle que les Ă©vĂŞques prescrivent aux prĂŞtres « de faire leurs prĂ´nes de telle sorte qu’ils ressentent[3]plus le CatĂ©chisme que le Sermon Â». Et il en dĂ©veloppe les raisons : les sermons supposent les auditeurs suffisamment instruits de la doctrine sans qu’ils le soient. Les catĂ©chismes des diocèses par questions-rĂ©ponses, adaptĂ©s aux enfants, sont inadĂ©quats « pour ceux dont l’esprit est capable de se nourrir des plus grandes vĂ©ritĂ©s de notre sainte Religion Â».

« Il faut donc […] distinguer deux sortes de catĂ©chismes : l’un par demandes et par rĂ©ponses pour faire apprendre de mĂ©moire, aux enfans (sic), les plus importantes vĂ©ritĂ©s de la Religion […] l’autre beaucoup plus Ă©tendu, et en forme d’instructions, ou de discours suivis, pour instruire plus Ă  fond tous les Fidèles des Mystères de la Foi et de la Morale chrĂ©tienne. Â»

L’ouvrage va donc fournir aux pasteurs, en langage simple et condensĂ©, « les vĂ©ritĂ©s de la foi catholique, soit dans les Dogmes, soit dans la Morale Â». C’est en somme une thĂ©ologie Ă  l’usage des fidèles, oĂą les ecclĂ©siastiques reconnaĂ®tront « la plupart des choses qu’ils auront lues et apprises dans le cours de leurs Ă©tudes Â».

A l’époque du P. Champagnat il y a donc deux modes catĂ©chĂ©tiques thĂ©oriquement distincts : l’instruction familière pour les adultes, et le catĂ©chisme par questions et rĂ©ponses pour les enfants. Mais pratiquement, les deux mĂ©thodes s’entremĂŞlent, le prĂŞtre usant par moments de l’instruction familière avec les enfants et de la mĂ©morisation avec les adultes. La Vie de Champagnat en donne des exemples et les Frères eux-mĂŞmes sont tentĂ©s de sortir de leur fonction de rĂ©pĂ©titeur de la lettre comme le dit le chapitre 5 des A.L.S. critiquant « les frères prĂŞcheurs Â».

 

Nécessité de moyen et nécessité de précepte

C’est dans la première instruction de l’auteur, traitant « De la Foi Â», que la notion de « nĂ©cessitĂ© de moyen Â» est clairement exprimĂ©e (p. 5).

« Voyons maintenant les choses dont il faut avoir la foi pour ĂŞtre sauvĂ©. Il y en a de deux sortes : les unes que nous devons croire de nĂ©cessitĂ© de moyen, selon les thĂ©ologiens, necessitate medii : les autres que nous devons croire de nĂ©cessitĂ© de prĂ©cepte, necessitate praecepti. Les premières sont si nĂ©cessaires au salut qu’on ne peut y arriver si on ne les croit. Ce sont les articles suivans(sic) : I. Qu’il y a un Dieu. 2. Que Dieu rĂ©compensera Ă©ternellement dans le ciel ceux qui l’auront aimĂ© et servi fidèlement sur la terre ; et qu’au contraire il punira Ă©ternellement dans l’enfer ceux qui ne l’auront point aimĂ© et servi comme ils le devaient. 3. Le Mystère de la Très-sainte TrinitĂ© […]. 4. Celui de l’incarnation de N.S.J.C.[…]. A ces quatre articles se rapportent l’immortalitĂ© de l’âme, et l’infection de l’âme par le pĂ©chĂ© originel, funeste hĂ©ritage d’Adam, le premier homme. Â»

Quant aux vĂ©ritĂ©s Ă  croire de nĂ©cessitĂ© de prĂ©cepte contenues dans le Symbole des apĂ´tres, les Commandements… elles ne sont pas absolument indispensables au salut « si nous les ignorons sans aucune nĂ©gligence de notre part Â». Mais cela est bien rare et la nĂ©gligence, « ordinairement très coupable devant Dieu Â», met en danger le salut. Pères et mères doivent donc instruire leurs enfants ou les faire instruire « par ceux que Dieu a Ă©tablis spĂ©cialement pour cet effet : comme sont les Pasteurs, les MaĂ®tres, les MaĂ®tresses d’école et autres Â». En somme, le salut dĂ©pend de la connaissance des articles essentiels du credo (nĂ©cessitĂ© de moyen) mais aussi de la connaissance de ses devoirs envers Dieu (nĂ©cessitĂ© de prĂ©cepte). Cette distinction a des consĂ©quences importantes, notamment en matière de pastorale auprès des agonisants car le prĂŞtre doit vĂ©rifier Ă  quel degrĂ© de l’initiation se trouve la personne qu’il assiste.

Tous les prĂŞtres ont appris cette distinction en faisant leur thĂ©ologie et, lorsque Champagnat parle Ă  M. Bourdin de « nĂ©cessitĂ© de moyen Â» Ă  propos de l’enfant qu’il administre en urgence, celui-ci comprend très bien de quoi il s’agit : Champagnat, ayant constatĂ© l’ignorance religieuse de l’enfant, lui a dĂ©livrĂ© la catĂ©chèse Ă©lĂ©mentaire en six points dĂ©crite plus haut. Le F. Jean-Baptiste (Vie Ch. 6 p. 61) dit Ă  peu près la mĂŞme chose : « â€¦il ne savait mĂŞme pas qu’il y avait un Dieu… il (Champagnat) s’assied Ă  cĂ´tĂ© de lui pour lui apprendre les principaux mystères et les vĂ©ritĂ©s essentielles au salut Â», c’est-Ă -dire celles qui sont de nĂ©cessitĂ© de moyen. Ensuite seulement il s’attache Ă  l’instruire des nĂ©cessitĂ©s de prĂ©cepte.

Dans la version Bourdin, le P. Champagnat, ajoute : « si instruit sait se repentir, sait… Â». Et il semble bien Ă©voquer lĂ  les nĂ©cessitĂ©s de prĂ©cepte : entre autres celles des commandements et du sacrement de pĂ©nitence. Or, parlant du sacrement de pĂ©nitence le curĂ© Henry (T ;2 p. 99) rappelle la doctrine classique : « Il ne suffit pas d’avoir reçu l’absolution […] il faut qu’à la vue de ses pĂ©chĂ©s il (le pĂ©cheur)conçoive une vive douleur d’avoir offensĂ© Dieu et un ferme propos de ne plus l’offenser. Il faut ensuite qu’il confesse, autant qu’il lui est possible, tous ses pĂ©chĂ©s au prĂŞtre… Â».

Le F. Jean-Baptiste affirme que M. Champagnat a confessĂ© l’enfant puis lui a fait « produire plusieurs fois des actes d’amour de Dieu et de contrition pour le disposer Ă  la mort Â». M. Bourdin, lui, suggère que Champagnat s’interroge sur la valeur sacramentelle d’une confession in extremis : « que d’enfants hors de la voie du salut… si instruit sait se repentir, sait… Â». Le F. Jean-Baptiste, qui prĂ©cise que « l’enfant Ă©tait si mal qu’il comprenait Ă  peine ce qu’il lui disait Â», Ă©met une opinion semblable mais conclut de manière plus optimiste : « Alors un sentiment de joie, pour s’être trouvĂ© lĂ  si Ă  propos, se confond dans son âme avec un sentiment de frayeur causĂ© par le danger qu’avait couru le pauvre enfant Â».

Champagnat a donc accompli le devoir de tout prĂŞtre zĂ©lĂ©. Mais il a conscience de n’avoir portĂ© qu’un remède conjoncturel et imparfait Ă  un problème global : « que d’enfants hors de la voie du salut…» dit-il au P. Bourdin. CrĂ©er un corps spĂ©cialisĂ© dans l’instruction religieuse des enfants devient en quelque sorte « une nĂ©cessitĂ© de moyen Â», non dans un sens thĂ©ologique, mais comme rĂ©ponse pastorale Ă  l’ignorance religieuse massive des enfants.

F. André Lanfrey



[1] Titre plus complet : Instructions familières dogmatiques et morales, sur les quatre parties de la doctrine chrĂ©tienne… Ă©ditĂ©e retouchĂ©e et augmentĂ©e d’exhortations avant et après la première communion, Lille, L. Lefort, 1828, 2 volumes, 280 et 229 pages. L’ouvrage semble une refonte de Explications sur le catĂ©chisme de Liège, de Cambrai et de Namur, Paris Leclere, qui en est Ă  sa 5° Ă©dition en 1828. Autres Ă©ditions repĂ©rĂ©es : 1768, 1796, 1782, Ă  Liège.

[2] La consultation des catalogues de la bibliothèque nationale et de la bibliothèque de Lyon indiquent des rééditions en 1783, 1804, 1827, 1828, 1832, 1845. Il y a probablement eu des rééditions entre 1804-et 1827.

[3] Qu’ils ressemblent plus à un catéchisme qu’à un sermon.

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