Les « beguins » du forez et la fondation des freres maristes

Histoire mariste

Secte janséniste et congrégation naissante
F. André Lanfrey 
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Au chapitre 11 de la Vie du P. Champagnat le F. Jean-Baptiste rappelle que sa fondation à La Valla suscitait bien des critiques et que : « On alla même jusqu’à débiter qu’il voulait former une secte de béguins ». Or, il a existé dès avant la Révolution des groupuscules jansénistes dans la région de St Etienne et tout particulièrement à St Jean-Bonnefonds, grande paroisse encore rurale à l’ouest de la ville. L’opinion publique les désignera sous le nom de « bleus » puis de « béguins ». Durant la Révolution ils vont défrayer la chronique et le F. Avit a gardé dans les Annales de La Valla et de Saint Jean Bonnefonds deux versions d’une équipée de la secte dans les Monts du Forez en 1794. Je vais donc confronter les récits du F. Avit avec les sources historiques pour essayer de comprendre pourquoi la rumeur publique a parlé de Béguins à propos de la communauté de La Valla.

 

 

Extrait des Annales de La Valla (1885)

« Disons un mot, en passant, d’une scène extravagante et scandaleuse qu’offrirent en 1794, sur cette montagne écartée, (le massif du Pilat) des jansénistes aveuglés par leurs docteurs et leurs prophétesses. Après qu’on eût supprimé tout exercice extérieur du culte, et qu’on lui eût substitué celui de la Raison, ces pauvres insensés s’imaginèrent être arrivés à cette époque, qu’on leur avait tant vantée, de l’état de nature pure, où on se livrait sans gêne à tous ses penchants épurés par la raison seule, qui, selon eux, était enfin perfectionnée, mais dans le sens des anciens gnostiques. En conséquence, ils se réunirent environ trois ou quatre cents sur les belles et riantes prairies que présentent le sommet du Pilat, pour célébrer l’arrivée de cet âge d’or si désiré. Confondus pêle-mêle, hommes et femmes s’étant débarrassés des habillements du péché pour ne garder que ceux de nos parents dans l’état d’innocence, ils se livraient à la joie et aux plaisirs de cette nouvelle vie ; mais elle ne dura pas longtemps. Instruite de ce désordre, l’autorité[1] le fit dissiper par la force armée, et les obligea à rentrer chacun dans ses foyers.

Qu’il y eut des gens de La Valla parmi ces pauvres égarés, il est au moins probable qu’ils furent rares et que le plus grand nombre vint des villes voisines et des paroisses situées sur le versant oriental du Pilat. Quoi qu’il en soit, cette triste scène prouva à quel degré d’abrutissement peut tomber notre pauvre humanité lorsqu’elle s’éloigne de Dieu. »

 

Un fait historique assez bien connu.

Ce récit a pour but de montrer combien la situation morale et religieuse des populations rurales du Pilat s’était dégradée et de justifier l’action de Champagnat fondant des Frères à La Valla. Il interprète de manière tendancieuse un fait historique bien connu : l’arrestation, dans le bois de Trappe (ou La Trappe, ou Les Trappes) d’une troupe de jansénistes, près de St Genest Malifaux, commune voisine de Marlhes, par la garde nationale de St Genest, le 12 brumaire an III (2 novembre 1794). Cette affaire est bien documentée dans Benoît Laurent, Les Béguins. Des Foréziens en quête de Dieu[2]. Le F. Pierre Zind a lui-même publié un article sur cette question[3].

 

Le procès-verbal de la municipalité relate la capture, dans une épaisse sapinière, de 43 personnes, hommes, femmes et enfants transis de froid et affamés. Le rapport est daté du 12 brumaire an III (2 novembre 1794) mais il est peut-être rédigé le lendemain de l’arrestation. Un peu plus tard ce même jour, un groupe de 8 personnes, dont 4 enfants, est appréhendé au hameau de La Scie de la roue. Le 13 brumaire un rapport du district de St Etienne déclare qu’une quarantaine de personnes ont été encore appréhendées au hameau de Praoré, sur la commune de Tarentaise, au-dessus de La Valla (B. Laurent p. 6). Au total sont arrêtées un peu moins d’une centaine de personnes, la plupart de la commune de St Jean Bonnefons, près de St Etienne, essentiellement des femmes et des enfants.

 

Après interrogatoire, le compte-rendu de l’enquête du 16 brumaire déclare :

 

« Nous avons appris de ces individus qu’ils allaient dans le désert faire pénitence de leurs péchés et qu’ensuite ils se rendraient à Jérusalem. Ils étaient conduits par un certain Moyse…Presque tous s’appelaient Bonjour et avaient un prénom pris dans l’ancienne loi, tels qu’Aaron, Izaac, Jacob, Judas, Jephté… Leur nom de Bonjour leur vient d’un certain prêtre de ce nom, curé de Fareins, connu pour avoir crucifié une fille et engendré le Saint Esprit ». Puis le rapport désigne les chefs : Fialin, curé de Montilly dans le district de Montbrison et agent de Bonjour ; Drevet et Lafay, ex-curé et vicaire de St Jean Bonnefonds, Quant à Moïse, les rapports hésitent sur son identité : une fille, autrefois de mauvaise vie, convertie par Drevet, et qui fait le prêtre ; ou bien un simple cultivateur : tous deux n’ayant pas été arrêtés.

 

Même si le rapport laisse bien des questions en suspens il repose sur des faits solides. Le principal chef de la secte exaltée de St Jean-Bonnefonds est Jean-Jacques Drevet devenu en 1784 vicaire de son oncle, Claude Drevet, curé depuis 1759,[4] qui résigne sa cure en sa faveur en 1786 mais demeure sur place. Vient se joindre à eux en 1791 l’abbé Lafay, jusque là vicaire de la paroisse de La Valla[5], animé des mêmes idées jansénistes et avancées que Jean-Jacques Drevet[6]. Tous deux sont liés à la secte des Frères Bonjour, établie à Fareins dans l’Ain, qui pâtit d’une réputation sulfureuse.

 

 

Le Jansénisme fareiniste

 

Il s’agit d’une des nombreuses sectes jansénistes convulsionnaires du XVIII° siècle, nées à Paris sur le tombeau du diacre Pâris en 1728-1732, qui constituent un réseau actif dans la région lyonnaise et particulièrement dans la Loire. En bien des lieux de la France du XVIII° siècle des groupuscules, organisés en réseaux, se livrent à des prophéties et surtout à des expériences mystico-thérapeutiques consistant en « petits secours » (gifles, coups) et « grands secours » (bastonnades… et même parfois crucifixions) à des personnes en convulsion ou qui veulent rendre présent en leur propre corps la passion du Christ[7]. Dans la région lyonnaise, ses chefs, les frères Bonjour, ont été formés au sacerdoce à Lyon au séminaire oratorien, alors foyer militant de jansénisme. L’aîné, Claude, après quelques années comme professeur dans ce séminaire, devient curé de St Just-Malmont, non loin de St Genest Malifaux et Marlhes, en 1772. En 1775 il est nommé curé de Fareins, paroisse des Dombes peu éloignée du village d’Ars[8]. Devenu prêtre, son frère François le rejoint en 1776, d’abord comme vicaire, puis comme curé. En 1785 un second vicaire nommé Farlay se joint à eux et le trio entend faire revivre à Fareins le Jansénisme convulsionnaire.

 

En chaire François Bonjour se met à prêcher la venue d’Elie, la conversion prochaine des Juifs et le nouveau règne de Jésus-Christ. Rapidement, cet esprit exalté suscite des pratiques convulsionnaires et, en octobre 1787, les Frères Bonjour crucifient une femme dans l’Eglise, en présence d’une douzaine de témoins fort édifiés. Bien que jansénisant, Mgr. de Montazet, l’archevêque, sévit, et les trois prêtres sont dispersés. Mais ils bénéficient de l’aide du réseau janséniste notamment à Lyon et en Forez. Enfin, les débuts de la Révolution transforment la querelle en affaire politico-religieuse. Les frères Bonjour reviennent un temps à Fareins comme prêtres constitutionnels et, jusqu’en 1801 la municipalité sera tenue par les Fareinistes. Pour eux la Révolution est l’accomplissement de l’Apocalypse et ils deviennent d’ardents républicains.

Les Jansénistes de Fareins demeurent en lien avec François Bonjour réfugié à Paris avec deux femmes du milieu janséniste lyonnais, enceintes de lui. De Françoise Monnier y naît, le 29 janvier 1792, un garçon qui sera considéré par les Fareiniste comme Jean le Précurseur. Claudine Dauphan donne naissance le 18 août 1792, à Israël-Elie que François Bonjour présente comme étant le Saint Esprit né dans son sein très pur (P. Boutry p. 512). On est en plein joachimisme[9] : après l’ère du Fils vient celle du Saint Esprit. Même si certains cercles jansénistes sont choqués par cette dérive, les jansénistes arrêtés dans le Forez en 1794 déclarent se nommer « Bonjour »[10]. S’ils semblent ne pas avoir pratiqué la licence des moeurs, ils acceptent la doctrine fareiniste.

 

 

Naissance du béguinisme à St Jean Bonnefonds

 

En 1791 Jean-Jacques Drevet, profitant des troubles du début de la Révolution a commencé à prêcher sa « réforme religieuse ». Il réussit à gagner 9 sœurs de St Joseph sur les 11 de la communauté, et tient des réunions dans la sacristie. Il travaille particulièrement hors du bourg, les hameaux du Fay et de Gabet, réussissant surtout auprès des femmes. (B. Laurent)

Le 3 juin 1792, dimanche de la Trinité, peut-être sous l’influence du vicaire Lafay, il annonce en chaire « la venue prochaine du messie, prêche le retour à la nature et aux règles de la primitive Eglise, attaque l’Eglise romaine ». Le béguinisme est né. Comme sa doctrine semble s’apparenter à celle des hérétiques médiévaux (retour aux origines, l’Eglise grande prostituée…) il sera donné tardivement au groupe de ses fidèles le nom de « Béguins » alors que le surnom de « bleus », d’origine populaire, est plus ancien. Ce pourrait être aussi une adaptation de l’adjectif « embéguiné » signifiant « entêté » (B. Laurent p. 86). B. Laurent suppose que la doctrine proclamée par Drevet viendrait de Lafay disciple des Frères Bonjour de Fareins avec qui il aurait étudié à Lyon, mais il ne fournit pas de document clair à ce sujet[11]. Quoi qu’il en soit, le choix du dimanche de la Trinité n’est pas un hasard : le 20 avril la France a déclaré la guerre à l’Autriche et, face aux premiers revers, l’Assemblée a décrété le 27 mai la déportation des prêtres réfractaires, accusés de menées antinationales. Le sermon de Drevet annonce donc la fin de l’Eglise romaine et l’avènement d’un nouvel âge du christianisme

Mais cette attitude suscite bien des soupçons, dont le F. Avit se fera plus tard l’écho : « On prétendait qu’il réunissait dans une salle obscure des hommes et des femmes et leur disait : croissez et multipliez ; on assurait aussi que, la nuit venue, les béguins, vêtus d’une simple chemise, s’en allaient dans le bois et s’y livraient à de honteuses saturnales » (B. Laurent p. 89). Drevet et Lafay sont expulsés de la commune, comme fauteurs de troubles et de désordres. Le premier se rend alors à Lyon où il continue son prosélytisme tout en se lançant dans le commerce. Il garde de nombreux adeptes à St Jean Bonnefond. . En 1802 le vicaire général Courbon le décrira ainsi : « ex-curé de St Jean Bonnefond, jureur, schismatique, apostat, janséniste convulsionnaire, flagellant, chef des béguins, auteur des abominations commises à St Jean Bonnefond, retiré à Paris depuis 1793 ». Quant à Antoine Lafay il serait passé en Suisse. Le registre Courbon de l’archevêché de Lyon (1802) déclare à son sujet : « ex-vicaire à St Jean Bonnefond, jureur, schismatique, janséniste convulsionnaire, retiré à Paris où on le croit marié » (B. Laurent, p. 93).

 

Un retrait au désert plutôt qu’un départ pour la terre sainte

B. Laurent (p. 10) pense que les groupes arrêtés à St Genest envisageaient de se diriger vers la vallée du Rhône pour s’embarquer ensuite pour Jérusalem afin d’y fonder la république de Jésus-Christ. Mais le rapport de l’interrogatoire ne parle que de retrait dans un lieu désert[12] pour faire pénitence en vue de se préparer à un départ ultérieur pour Jérusalem. D’ailleurs, le retrait momentané d’une centaine de personnes, dont beaucoup de femmes et d’enfants, en une saison déjà froide, dans un massif montagneux, correspond à un but pénitenciel. On est d’ailleurs à la Toussaint. Et le choix de cette date de fête traditionnelle n’est sans doute pas fortuit. Elle occasionnait certainement des rassemblements familiaux et permettait aux sectaires de passer inaperçus. Et le sens symbolique de la fête n’était pas non plus sans importance pour les Béguins eux-mêmes[13]. Surtout, les circonstances politico-religieuses expliquent partiellement cette démarche.

 

En effet, le 27 juillet (9 thermidor) Robespierre, adepte de la Terreur et du culte de l’Etre suprême, a été abattu, et le 18 septembre la république déclare ne salarier aucun culte. La politique de terreur se desserre peu à peu. Pour des sectes très attentives à guetter les signes des temps, ces événements peuvent apparaître comme favorables à une sorte de mime de la fuite d’Egypte, le Pilat devenant une image provisoire du désert. Et puis le petit Elie, né en août 1792, a eu deux ans quelques semaines après la chute de Robespierre.

 

Il est très peu probable que l’expédition ait été un mouvement populaire dû à l’initiative d’un Moïse mal défini prenant des initiatives en l’absence des chefs. Il s’agit plutôt d’un rendez-vous fixé par les chefs jansénistes de la Loire. B. Laurent laisse d’ailleurs entendre que Drevet et Lafay auraient dirigé l’expédition mais se seraient échappés. En tout cas, ce rassemblement, en un lieu qui se nommera depuis « la république », paraît bien avoir été un succès.

 

 

Les Annales de St Jean-Bonnefonds et les Béguins

Sur ce point et quelques autres, le F.Avit apporte des détails intéressants car en 1844 les Frères Maristes installent une école à St Jean-Bonnefonds qui n’est qu’à 10 km de L’Hermitage. Et dans les annales de la maison, en mars 1886, le F. Avit nous conte son histoire des Béguins.

«  La secte des Blancs, des Bleus ou Béguins, car on leur a donné ces trois noms, a procuré une certaine célébrité à la paroisse de St-Jean, à dater de la révolution. Dirigés par le citoyen Drevet, curé intrus, ces sectaires annonçaient que le règne du Père Éternel était fini, que les mérites du divin Rédempteur étaient épuisés, et que le règne de l’Esprit Saint allait commencer. Des auteurs prétendent que ces Béguins descendaient des Albigeois ; d’autres, avec plus de raison, disent que le Jansénisme leur donna naissance. En effet, les curés de plusieurs paroisses voisines étaient infectés de cette hérésie, avant la révolution.

Ce qui paraît certain, c’est que les Béguins formaient la majorité de la population de St-Jean, pendant la Terreur. L’intrus Drevet leur annonça que le prophète Élie allait venir les visiter, comme précurseur de l’Esprit Saint. Pour les disposer à bien le recevoir, il leur donna rendez-vous dans les forêts du Mont Pilat, leur recommanda de porter chacun une couverture et le plus d’argent qu’ils pourraient. Ils s’y rendirent en foule. Arrivés sur la montagne, il les fit coucher la face contre terre et leur prescrivit de ne regarder d’aucun côté, et de rester immobiles, qu’il allait s’entretenir avec l’esprit qui le guidait ; pendant ce temps il leur escamota leur argent. Drevet se rendit à Paris où il se maria ; ses dupes revinrent à St-Jean essuyer les sarcasmes et les moqueries des incrédules.

Ce tour de filouterie ne les désabusa point. Après le concordat, ils refusèrent tout contact avec les prêtres fidèles qu’ils disaient être les ministres de la bête. Ils se refusaient à faire le signe de la croix. Ils se baptisaient, se mariaient et s’enterraient entre eux. Ils se réunissaient çà et là, ordinairement dans des granges, mais aucun profane ne pouvait pénétrer parmi eux. On a prétendu qu’ils se livraient à des orgies dans ces réunions : cela n’est pas prouvé. Ils avaient un signe pour se reconnaître. Les hommes avaient les cheveux liés d’un cordon noir sous leur coiffure, les bonnets de femmes étaient ornés de rubans rouges et blancs. Il n’est pas rare de rencontrer encore de ces signes, au moment où nous écrivons (1885)[14]. Du reste, ils étaient paisibles et communiquaient peu avec ceux qui ne partageaient pas leurs idées. »

 

Non pas un départ mais un rassemblement réussi

Le F. Avit a donc assez bien connu l’histoire des Béguins, même s’il ne la relie pas à Fareins, bien que lui-même, natif de St Didier sur Chalaronne, village proche, ait pu connaître l’histoire de la secte. Pour lui le rassemblement du Pilat n’est qu’un rendez-vous avec Drevet et le prophète Elie : l’enfant né de François Bonjour et de Claudine Dauphan né à Paris en 1792. Cette double rencontre a-t-elle eu lieu ? Plutôt que d’imaginer une escroquerie financière bizarre, il faut songer que cette rencontre a été soigneusement préparée : les gens sont invités à se munir de couvertures pour un couchage en des lieux peu propices, mais sans doute pas à la belle étoile : le territoire ne manque pas de hameaux écartés et de granges. Quant à l’idée de rituel comportant une prosternation, on le rencontre à Fareins On peut supposer d’ailleurs que la dénonciation faite à St Genest vient d’un lieu proche de la réunion. Et les Béguins doivent préparer une offrande volontaire en faveur de l’œuvre et pour l’entretien de l’enfant élu et des chefs de la secte.

 

Si l’on tient compte du récit du F. Avit, lorsque la garde nationale de St Genest arrête plusieurs groupes de gens, le rassemblement a déjà eu lieu la veille, jour de la Toussaint. Le 12 brumaire an III (2 novembre 1794), un dimanche, la garde nationale de St Genest trouve à dix heures du matin un groupe transi et affamé, n’ayant que quelques paquets (de convertures ?) et des havresacs. Mais il est peu probable qu’il ait passé la nuit à l’endroit où on le trouve : le rapport n’indique nulle trace de campement. Il faut plutôt songer que, informé qu’on le poursuit (tocsin, tambour…) le groupe s’est caché. Ce n’est qu’une arrière-garde de femmes et d’enfants. Quatre hommes armés de deux sabres et de deux épées ne sont là que pour défendre les plus faibles dans un lieu sauvage. La plus grande partie du rassemblement, en particulier les hommes, a pu s’esquiver. Bien qu’éprouvés, les gens arrêtés ne sont nullement découragés : le rapport de St Genest mentionne que, une fois arrêtés, « pendant la route [ils] n’ont cessé de chanter des chansons patriotiques [et] des cantiques ».

 

C’est une bonne raison de penser qu’après la terreur Drevet a réussi, par cette réunion du Pilat, à raffermir ses partisans : il y était certainement présent. La présence physique du petit Elie n’est guère pensable :il était impossible d’envisager pour lui un voyage long et dangereux . Mais les autorités de St Genest ont trouvé sur des personnes arrêtées « quelques tresses de cheveux » accompagnées de billets « marqués au coin de la superstition » et « conservés pieusement ». Ce sont certainement des cheveux du petit Elie : des reliques en somme, certainement obtenues en échange d’une offrande importante.

 

Reconstituons donc un scénario possible : après la chute de Robespierre et la décision de ne plus salarier aucun culte (18 septembre) décision est prise à Paris par Drevet, Lafay, les Bonjour… de rameuter leurs fidèles et les faire communier dans le culte de l’enfant Elie-Saint Esprit. Des correspondances secrètes sont envoyées et la police de St Jean Bonnefonds et autres lieux ne soupçonne rien. La montée a dû se faire par petits groupes et divers itinéraires, notamment par St Chamond, La Valla et Tarentaise, peut-être le 10 Brumaire veille de la Toussaint. Le rassemblement se tiendrait le 11 brumaire, et la dispersion commencerait assez tôt dans la soirée. Mais des groupes plus lents sont surpris par la nuit ou décident d’attendre le lendemain pour repartir et se font arrêter sur le chemin du retour par la garde nationale tardivement prévenue.

 

 

Deux interprétations complémentaires de l’événement de 1794.

 

Dans les Annales de La Valla le F. Avit a insisté sur des pratiques immorales qui relèvent davantage de la rumeur malveillante que de la réalité. Celle-ci vient en bonne partie du fait que les Béguins, se réunissant dans des granges et des maisons particulières, donnent donc prise à des soupçons tenaces. Mais dans son récit sur St Jean Bonnefonds il n’y reviendra pas.

 

Il n’a cependant pas tout à fait tort. La doctrine de la secte donne prise aux accusations de dissolution morale en raison du « possibilisme » des frères Bonjour inspiré de milieux jansénistes parisiens (B. Laurent p. 60-62)  : « tout est possible et permis, c’est–à-dire que nous pouvons et devons faire, même les choses les plus contraires à la loi de Dieu dès que l’Oeuvre (janséniste) les ordonne. ,[…] Autrement dit, les principes de la loi et les règles de la morale ne valent plus à l’égard de celui qui atteint un degré suffisant de perfection ». Et nous avons vu que François Bonjour a appliqué ces principes.

 

 

Le F. Avit amalgame deux époques

 

Dans les Annales de St Jean-Bonnefonds, s’il insiste sur un système de croyance très anticatholique, le F. Avit ne souligne pas que ces gens sont partisans de la république alors que « les coups portés à l’ordre social et à l’Eglise étaient les bienvenus » pour eux (B. Laurent). D’où leur nom de « bleus »[15] devenu en 1793 synonyme de partisan de la République[16]. D’ailleurs, lorsqu’ils sont arrêtés en 1794 le rapport de la municipalité de St Genest note que les gens arrêtés chantent «  des chansons patriotiques, (et) des cantiques» (B. Laurent p. 5). Ce n’est pas un signe d’égarement, comme croit le percevoir le rapport, mais la logique même de leur doctrine visant à fonder « la république de Jésus-Christ ». Et le F. Avit ne paraît pas avoir bien saisi cet amalgame entre esprit religieux et révolution. C’est pourquoi, dans les Annales de Lavalla, s’il reconnaît bien une responsabilité du Jansénisme il conclut : « Quoi qu’il en soit, cette triste scène prouva à quel degré d’abrutissement peut tomber notre pauvre humanité lorsqu’elle s’éloigne de Dieu». L.es jansénistes du Forez, eux, pensent au contraire se rapprocher de Dieu.

 

 

Le F. Avit néglige un renouveau de la secte.

Le F. Avit ne dit rien sur la résurgence de la secte à partir de 1846, sous l’impulsion d’un certain Jean-Baptiste Digonnet, natif de la Haute-Loire, qui, ayant abandonné sa nombreuse famille, et après avoir erré longtemps comme mendiant, se met à proclamer à St Jean-Bonnefonds qu’il est le nouvel Elie, inspiré par Dieu. La secte de St Jean-Bonnefonds va le reconnaître comme le prophète attendu et manifester à son égard une étonnante fidélité. Il sera « le petit Dieu des Béguins ». Sa prédication et ses prophéties le fond considérer comme fou et perturbateur de l’ordre public (réunions dans des granges et des maisons particulières) et il va subir plusieurs emprisonnements et internements. A partir de 1849 il est interné, d’abord à Aurillac, très loin de St Jean Bonnefonds, puis plus près, au Puy. Mais ses fidèles ne l’abandonnent pas, lui procurant argent et lui manifestent leur vénération. Il meurt en 1857 à 77 ans. Redonnant leur fierté aux Béguins, c’est lui qui est à l’origine de l’usage décrit par le F. Avit ci-dessus : « Les hommes devront porter à leur chapeau un petit cordon de lacet noir se terminant par des glands et les femmes ajouteront à leur coiffure deux rubans, blanc et rouge, enroulés en forme de turban » (B.Laurent p. 117).

Cet oubli de Digonnet par le F. Avit est un peu étrange. Il donne l’impression que ses renseignements ne viennent pas de la littérature publiée sur la secte mais de la tradition orale recueillie par les frères. Pourtant, l’école avait été fondée en 1844 et ceux –ci étaient bien placés pour savoir ce qui s’était passé au temps de Digonnet avant et après la révolution de 1848. Mais il est vrai que vers 1885 la secte était redevenue tranquille et en lent déclin et le souvenir de la Révolution Française qui lui avait donné naissance s’était estompé.

 

Au fondement de la Révolution : les Lumières mais aussi le Jansénisme

 

En tout cas, on ne comprend guère la Révolution française si on ne réalise pas que le Jansénisme en est une cause tout aussi importante que les Lumières. C’est souvent le jansénisme populaire qui fournira à la révolution des militants nombreux et fréquemment acharnés contre le catholicisme, à Fareins par exemple. Des milieux comme l’Oratoire ont été les pourvoyeurs d’élites révolutionnaires notamment dans l’organisation de l’enseignement (Lakanal, Daunou…) et dans la police. Fouché, d’abord confrère oratorien, déchristianisateur frénétique sous la Révolution puis ministre de la police de Napoléon, employant de nombreux ex-oratoriens dans ses services, est un bel exemple de ce jansénisme qui repose sur une alliance décidée, quoique complexe, entre esprit des Lumières et anti-catholicisme d’essence religieuse[17].

 

 

La montagne comme espace sauvage

 

Pour les gens des plaines (c’est le cas du F. Avit) et des villes, la montagne est encore un espace sauvage, inquiétant, où la loi et la civilisation peinent à s’appliquer. Aussi, lorsque des gens des plaines et des villes se rendent à la montagne ils sont soupçonnés de vouloir revenir à la sauvagerie primitive ou (et) de nourrir des complots. Il n’est donc pas étonnant que les autorités révolutionnaires sentent le déplacement de quelques centaines de personnes comme un danger de subversion, ni que le Frère Avit soupçonne les réunions en montagne de pratiques scandaleuses. Et Champagnat passera une partie de son temps à poursuivre les réunions clandestines dans les hameaux de La Valla. Ses préoccupations sont évidemment morales, mais pas seulement liées à la danse. On redoute aussi les propos subversifs, les attaques contre les personnes, les rixes, voire les pratiques sectaires comme à St Jean-Bonnefonds. Au fond, les autorités civiles et religieuses s’accordent pour considérer que la montagne, loin d’être le lieu de la nature vierge et innocente, est un espace hors la loi qu’il faut surveiller et, si possible, conquérir.

 

D’ailleurs les forêts, les vallées et les rochers du Pilat, mais aussi les maisons et les granges des hameaux éloignés ont été, spécialement durant toute la Révolution et l’Empire, des lieux de refuge inexpugnables pour prêtres et conscrits réfractaires, pour opposants politiques, bandits, pilleurs de forêts… Les Mémoires de Jean-Louis Barge sur La Valla sont éloquents à ce sujet.

 

Il est vrai que la montagne, surtout en été, peut être lieu de fête, de délassement, et de cueillette de ressources alimentaires non négligeables comme les myrtilles ou de matières premières comme le bois ou le charbon. Mais alors, la relation s’inverse et les habitants de la montagne sont prompts à combattre ceux qui viennent menacer leurs traditions, leur patrimoine ou leur sécurité. L’intervention de la garde nationale à St Genest contre une cinquantaine de femmes et d’enfants relève davantage du souci de défendre l’espace local que d’assurer la sécurité de la république.

 

 

Les Frères Maristes et l’espace paroissial de La Valla

 

Il n’est donc pas si étrange qu’une rumeur attribue à Champagnat l’intention de fonder à La Valla une secte de Béguins. Au fond, quoi de plus proche d’une secte qu’une congrégation naissante ? Le groupe des premiers Frères présente en effet des traits qui ressemblent à ceux que le Frère Avit nous décrit chez les Béguins de St. Jean Bonnefonds : communauté fermée, pièces d’habillement spécifiques, austérité de mœurs, sans doute une certaine exaltation. Et puis, il y a un zèle inhabituel : recueil d’enfant pauvres et de vagabonds, catéchismes dans les hameaux ; aide à Champagnat pour réprimer les bals… N’y a-t-il pas trouble de l’ordre public et résurgence du béguinisme? C’est ce que doivent se dire un certain nombre de gens plus ou moins informés, peut-être à La Valla et certainement à St Chamond. Et puis l’on est dans une phase socio-politique délicate : jusqu’à la fin de l’Empire le territoire de La Valla a servi de refuge aux insoumis au service militaire. La Restauration est un régime encore mal assis qui a tendance à voir des complots partout. Le diocèse de Lyon est dans une situation délicate : le cardinal Fesch est exilé à Rome et ce sont des vicaires généraux qui gouvernent en son nom, ce qui déplaît à bien des ecclésiastiques et au gouvernement français…

 

Les milieux urbains et ecclésiastiques ne comprennent pas immédiatement que, si Champagnat songe à fonder des Frères, c’est qu’il vise à « civiliser » et christianiser un espace montagneux qui sort à peine de vingt-cinq ans de troubles, et qu’un tel objectif ne peut être assumé par un ou deux prêtres. Il sait par ailleurs que la jeunesse, si elle ne tient pas des réunions adamiques ou sectaires, se réunit fréquemment pour danser dans les granges et les hameaux isolés. Il faut lutter contre ces réunions clandestines qui lèsent la moralité publique et les mœurs chrétiennes et catéchiser l’enfance dans cette population trop longtemps abandonnée à elle-même. Cette pastorale missionnaire peut paraître étrange à des ecclésiastiques et une population concevant la religion de manière plus conventionnelle.

 

Evidemment Champagnat ne songe pas un instant, comme Drevet ou les Frères Bonjour, à l’irruption d’une nouvelle ère du christianisme, marquée par l’irruption de l’Esprit. Mais enfin, le projet mariste de juillet 1816 est lui-même l’aspiration à une Eglise mariale référée à l’Eglise primitive et annonciatrice des derniers temps. Le groupe de la Valla fonctionne donc sur le mode utopique, même si c’est au sein de la plus stricte orthodoxie. Et il suffit de relire le récit de la Vie de Champagnat sur le comportement des premiers Frères à La Valla, St Sauveur et Bourg-Argental pour se rendre compte qu’ils suscitent à la fois admiration et suspicion dans les milieux où ils agissent.

 

Ce n’est donc pas un hasard si, probablement en 1819, M. Bochard, vicaire général, envoie au curé de la Valla, supérieur ecclésiastique de Champagnat, une lettre parlant de « réunions illégitimes » et demandant des explications au vicaire.

 

André Lanfrey, septembre 2016

 

 



[1] Le F. Avit se garde de dire qu’il s’agit des autorités républicaines.

[2] Le hénaff éditeur, St Etienne, 1980, 193 p

[3] « L’échec de la République de Jésus-Christ. (Brumaire an III-novembre 1794) », dans Pratiques religieuses dans l’Europe révolutionnaire (1770-1820), Actes du colloque de Chantilly, 27-29 novembre 1986, Brepols, 1988, p. 634-640.

[4] On ne sait quel rôle ce prêtre âgé a joué dans cette affaire.

[5] Il y a deux La Valla dans la Loire. En 1789 le vicaire de La Valla-en-Gier se nomme Chapuy. Lafay vient peut-être de l’autre village.

[6] Tous ces renseignements et les suivants dans B. Laurent, p. 78-89. Drevet semble adepte de la franc-maçonnerie, ce qui à l’époque n’a rien d’exceptionnel mais montre une ouverture aux Lumières.

[7] Philippe Boutry, Prêtres et paroisses au pays du curé d’Ars, Cerf, 1986, p. 508-522.

[8] Les Dombes sont un peu la sibérie du diocèse où on relègue les prêtres peu capables ou ayant posé des problèmes.

[9] Joachim de Flore envisageait après le temps du Père puis du Fils, celui de l’Esprit.

[10] Sur le Fareinisme voir B. Laurent p. 50-70.

[11] En juillet 1789 le vicaire de la Valla se nomme Chapuy (Mémoires de J.L Barge). Si Lafay a été vicaire à La Valla c’est certainement avant.

[12] En français ancien, le mot « désert » peut être appliqué à tout lieu sans habitant.

[13] Certains rapports accusent les prêtres réfractaires d’avoir organisé cette expédition.

[14] Le F. Avit doit faire erreur quand il nomme les Béguins « blancs » ou parle de rubans blanc et rouge pour les femmes. Quant au cordon noir sur la tête des hommes il est sans doute le seul à en parler.

[15] En 1804 le curé de St Etienne-le-Molard dit que les femmes de la secte portent autour du cou un ruban bleu auquel pend une bourse renfermant des hosties avec lesquelles elles se communient : « c’est de là que leur est venu le nom de bleus » (B. Laurent p. 28).

[16] C’est la couleur de l’uniforme des soldats de la Révolution. percevoir

[17] Les historiens français, le plus souvent ignares en matière théologique, sont rarement capables de percevoir les origines religieuses de la Révolution. Au mieux ils politisent le jansénisme. La récente biographie de Fouché par Emmanuel de Waresquiel (Tallandier/Fayard, 2014) n’a pas vraiment compris les fondements théologiques de la conduite du personnage.

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