« Les enfants devraient se retrouver une fois par semaine pour voir à qui ils pourraient faire du bien ensemble. »
Le baseball et aussi connu à Cuba comme « la balle » ou bien « la passion ». En effet, comme toute « passion », c’est ce que les Cubains sacrifient en dernier lorsqu’ils manquent de temps, et ce qu’ils privilégient en premier lorsqu’ils ont tout leur temps. C’est aussi « la balle ». Attention à l’article « la » qui renvoie au banc des parentes pauvres le reste des sports, quels qu’ils soient.
Sans aucun doute le baseball est le sport préféré du peuple. Il a d’innombrables vertus et attraits : il favorise le développement athlétique et aussi artistique (c’est un vrai ballet), il consume le temps libre dans une activité de rue qui repose, amuse et distrait (dites-le aux innombrables groupes qui jouent au « taco » dans les coins de rue, avec une balle qui peut se réduire à un amas de papiers ou à un bouchon en plastique, et un manche de balai en guise de batte). Le baseball est aussi l’arène permettant d’établir des duels verbaux animés où les gladiateurs étalent leur mémoire prodigieuse lorsqu’ils évoquent des statistiques et discutent à n’en plus finir.
On ne peut être éducateur à Cuba et ignorer la balle. Qui plus est, j’ose dire qu’un éducateur peut trouver dans la balle un merveilleux tremplin d’humanisation et d’évangélisation.
Ces réalités et réflexions ont amené notre communauté mariste à accueillir tous les vendredis après-midi dans notre petit terrain de sport de dix mètres sur trente, des enfants ayant entre dix et onze ans.
Les entraînements commencent vers 16 h 30. Les enfants, une vingtaine, arrivent en hâte les classes de la semaine étant finies, ils se mettent en rang et l’entraînement débute par le dialogue suivant : l’enfant capitaine dit : « groupe, garde à vous ». « Camarades prêts », répondent tous, puis le capitaine ajoute : « camarade enseignant, le groupe est prêt pour commencer l’entraînement. » Les petites dimensions du terrain ne nous permettent que quelques exercices d’échauffement guidés par les enfants eux-mêmes, des lancées de balle et des actions telles le « doble play », etc.
Dans la partie théorique de l’entraînement nous passons en revue les erreurs commises dans le jeu précédent, nous précisons les règles et nous les clarifions, et nous félicitons les bons joueurs. Puis nous motivons les athlètes pour qu’ils grandissent dans les qualités que nous voulons promouvoir : discipline, concentration et esprit d’équipe. Derrière chacun de ces mots se cache un programme de croissance humaine et spirituelle.
La discipline implique la ponctualité et l’ordre, et touche des aspects aussi simples que d’entrer et de sortir du terrain en courant à chaque « inning », de jouer les mains sur les genoux et les yeux fixés sur le batteur lorsque l’équipe se défend. La concentration demande à être très attentif pour savoir quand on doit toucher le joueur, où on doit lancer la balle pour faire le « out », quel joueur a besoin d’aide, etc. L’esprit d’équipe implique de soutenir le joueur que commet des erreurs. C’est un des aspects les plus difficiles car les enfants ont vite fait d’affubler les autres de « titres » très peu flatteurs : « t’es mort », « t’es une poule mouillée »…
Nous terminons l’entraînement avec une salutation semblable à celle du début : « camarades prêts », les enfants répondent à tue-tête : « prêts » ; l’enfant capitaine ajoute alors : « un bon étudiant », et tous de répondre en chœur : « un bon sportif », puis le capitaine recommence mais en intervertissant les termes : « un bon sportif » ; l’équipe répond : « un bon étudiant », et nous nous donnons tous la main et prenons rendez-vous pour le lendemain à sept heures du matin.
Dès sept heures on entend déjà les premières voix des athlètes qui arrivent habillés de leur mieux, pour crier aux quatre vents qu’ils sont « peloteros » (joueurs de baseball). Les uns portent une casquette effilochée, d’autres des pantalons qu’ils enfoncent dans les chaussettes, ceux qui peuvent peignent ou cousent un numéro au dos. Nous nous asseyons sur les marches, devant notre terrain de sport, et donnons les dernières indications avant le match. Nous terminons par une « bulla » (chanson populaire) où il est question de pirates, car Cienfuegos a un passé de boucaniers, de corsaires et de flibustiers. Nous voulons être des pirates, des aventuriers qui luttent pour le bien.
Puis nous prenons nos deux sacs à dos qui gardent un trésor précieux : neuf gants, trois balles, une mascotte, un gant de la main gauche, les outils du « catcher », les protections du visage et de la poitrine, et enfin la batte, et nous allons au terrain du quartier voisin de Tulipán. Tous se chamaillent pour porter la batte. En chemin les enfants commentent les prouesses du match de la semaine précédente et aussi des anecdotes de la série nationale et de l’équipe fantastique des « éléphants » de Cienfuegos qui marchent détachés en tête du championnat,
Pour arriver au terrain de la Barrera, nous devons longer une dizaine de pâtés de maisons environ. Les petits joueurs avancent en prenant de grands airs ; pour quelques heures ils appartiennent à l’échelle la plus élevée de l’espèce humaine ; quelques passants lancent à leur intention: « Voilà la future équipe de Cuba », mais d’autres attaquent : « Ils vont se faire déplumer encore une fois ! » Et eux de commencer à rêver…
A 8 h 30, c’est le moment de la vérité, le moment où la parole sera au « terrain ». Avec les enfants de onze à douze ans nous jouons à cinq manches, d’une manière douce et sans attaque de la base ; avec les plus grands, par contre, on joue à la dure, avec attaque de la base et à sept manches. Notre ligue est formée de plusieurs équipes : les tigres, les lions, les panthères, les crocodiles… (chez les petits) ; « Caonao », « Pastorita », « la Barrera », « Buenavista » (nom de quartiers, pour les grands). Malgré tous ses défauts, notre terrain aux allures de montagnes russes semble tenir la comparaison face au « Latino »
A la Barrière nous sommes toujours attendus par Francisco Cantero, « gloire du sport », seconde base et manager de l’équipe Cienfuegos dans les années 70, et à l’occasion joueur de l’équipe de Cuba. C’est une personne exceptionnelle qui aime le baseball et les enfants, et croit qu’à travers le sport il est possible de rêver à une patrie plus grande. De lui nous avons appris à tenir la batte et à manier le gant, mais aussi à courir, à se protéger du soleil… et, ce qui est le plus important, la responsabilité, la fierté sportive et l’amour de la Patrie.
Deux heures durant, le temps du match, les complications de la vie de tous les jours s’estompent : les soucis, les problèmes de santé, les examens ou les tensions domestiques sont envoyée aux limbes ; il n’existe que la balle, un petit sommet et un « home ». Il est émouvant de voir comment les jeunes joueurs tentent – et parfois réussissent – le « squeeze play » et le « doble play » et espèrent obtenir le premier « strike ». Un bon groupe de voisins et de passants se chargent de commenter le match depuis les rues environnantes. Certaines finales n’étaient pas conseillées aux cardiaques…
Si la victoire nous sourit, nous la fêtons en nous rassemblant sur la petite butte du « pitcher » et en lançant les casquettes en l’air. Si, au contraire, nous sommes battus, nous courbons la tête et nous gardons le silence. Nous terminons la partie alignés devant le « home », et nous écoutons les analyses que Francisco Caballero et chacun des entraîneurs fait du match. Nous soulignons non seulement les déficiences et les mérites sportifs, mais aussi les aspects positifs et négatifs de la conduite, les vertus et les valeurs que le jeu a mis en évidence. Nous félicitions les joueurs méritants et nous nous donnons la main. Lorsque nous gagnons, l’instinct naturel porte parfois certains joueurs à se moquer de l’adversaire lui disant d’un ton moqueur : « vous avez perdu ». Faire prendre conscience aux enfants qu’un bon joueur n’est pas celui qui dit « vous avez perdu », mais celui qui félicite l’adversaire en disant : « vous avez gagné », c’est un travail de longue haleine, demandant pas mal de patience.
Sur le chemin de retour à la maison, nous commentons le match, savourant la victoire ou laissant que la déception de la défaite s’évanouisse. Nous parlons des erreurs et des « homeruns », de ceux qui ont failli au moment de la vérité et de ceux qui ont été à la hauteur ; « un tel nous a sauvés », « tel autre a facilité la course de la victoire », « mets-moi comme batteur pour la prochaine partie », « ce qui me va c’est le short », etc.
Tout se termine de nouveau dans la maison mariste avec un verre d’eau glacée que nous servons dans la carafe laissée au réfrigérateur par Estrellita, notre aimable cuisinière. Et rendez-vous est pris pour vendredi prochain.
Je crois que la balle est un chemin pour évangéliser en humanisant. Et aussi une manière de montrer un nouveau visage de l’Église, d’être Église.
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Fr. Carlos Martínez Lavín, fms.