Lettres Ă  Marcellin

Frère Elie Regis

1839-01-12

Valparaiso, le 12 janvier 1839.
Mon Révérend Père,
Il est bien consolant pour moi de pouvoir vous renouveler mes sentiments de respect et de reconnaissance pour tous les égards que vous avez eus pour moi; et pour vous témoigner la peine que jai éprouvée en me séparant pour toujours de vous et de mes confrères que je noublierai jamais. Je nentends plus vos exhortations; je ne vois plus vos bons exemples. Mais si je ne puis être parmi vous en personne, je tâche de my transporter de temps en temps en esprit afin dadorer, tous ensemble, le Père Suprême qui nous voit toujours, en quelque endroit que nous soyons. Que la pensée de sa Grandeur est sublime, lorsquelle me rappelle que jirai dun bout du monde à lautre, sans me soustraire de sa présence! Que cette pensée aussi est triste, de voir que tant de personnes ne le connaissent que pour loffenser!
Nous sommes entrés en mer le onze septembre. Nous avons eu bon vent les premiers jours. Le 20 nous avons passé lIle Madère, si renommée par ses vins. Nous navions encore point vu de gros poissons jusque là, que nous avons vue des marsouins. Ces poissons ont le nez comme les cochons. On en a pris un qui pouvait peser 150, mais on dit quil y en a de 300 à 500. Ce poisson nest guère bon. Les marins le craignent comme on craint la chair du chien et du loup. Nous avons mangé seulement les cervelles que nous avons trouvées bien bonnes. Nous en avons vu ensuite, plusieurs fois dans notre voyage des mêmes, et ensuite, des noirs et des blancs. Nous avons passé la ligne le 18 octobre. Cest un lieu de ré jouissance pour les marins, en faisant subir le baptême à tout passager qui la passe pour la première fois. Comme nous ne voulions pas être baptisés deux fois, nous avons demandé den être dispensés. Nous lavons obtenu en satisfaisant à leurs désirs qui est de recevoir quelque chose des passagers. Voici les circons-tances de la cérémonie: le soir le bonhomme de la ligne se fit entendre du haut de la grande voile avec un porte-voix; tira deux coups de pistolets et demanda sil y avait des passagers à bord et le nom du capitaine. Ensuite il nous fit pleuvoir une grêle de haricots sur la tête. Ceci nétait que lannonce de son arrivée, la veille du jour. Le matin, nous navons pas bien vu comment cela sest passé parce que nous sommes entrés dans la chambre. Mais la principale chose consiste à se mouiller. On fait asseoir le baptisé sur une planche sous laquelle est une benne pleine deau; on tire la planche doucement et ensuite on se trouve dans une benne pleine deau, ce qui est un sujet de rire pour les spectateurs.
A la ligne, le soleil se lève à 6 heures et se couche de même. Nous y avons eu un peu de calme. Près de là on a enseveli un enfant de 6 mois environ et nous avions déjà perdu un matelot après une huitaine de jours de navigation. Il était à serrer les voiles lorsque le vent le fit tomber dans la mer.
Le 2 novembre, nous faillîmes être incendiés; ensuite la tempête, jusquau 5. Le 26 nous avons passé le Cap Horn, si redoutable par le froid et la tempête. Nous y avons été fort heureux: un temps calme, sans froid. Nous apercevions les montagnes du Cap Horn. Nous avons eu le bonheur dy entendre la sainte Messe quon a célébrée sans incommodité de la part du temps. On peut dire quil ny a point de nuit ou, du moins, très peu. Toute la nuit consiste environ en 2 heures de crépuscule. Je suis demeuré une fois sur le pont jusquaprès minuit. Le jour commençait à paraître, et il ny avait quun instant quil avait disparu. Si nous navons pas éprouvé de tempête au Cap Horn, nous lavons bien bravée plus tard. Nous avons eu dans la mer Pacifique deux jours de tempête affreuse, depuis le 3 décembre jusquau 5. On voyait des montagnes deau extrêmement hautes qui venaient de temps en temps se briser sur le navire et qui le couvraient quelquefois. Il y en a eu une si forte quelle a emporté une embarcation et il est tombé beaucoup deau dans la chambre. Le navire était si penché quon ne pouvait se tenir droit sur le pont sans avoir quelques appuis ou se tenir à quelques cordes. Ces moments son effrayants, mais quand on sest mis entre les mains du Tout-Puissant, on ne craint plus rien parce quon ne désire que laccomplissement de sa sainte volonté. Ils sont pénibles pour ceux qui ont des vues tout humaines, parce que cette vie leur est chère puisquils nen attendent point dautre.
Peu loin de là nous avons rencontré un navire baleinier dont le capitaine est venu nous rendre visite. Ensuite nous avons vu, le même jour, trois baleines à la fois, qui ont passé tous près de notre navire et du baleinier. Je croyais quon allait les prendre mais on nen a point fait de cas, parce que ce nétait pas de bonne espèce. Mais toujours elles étaient remarquable par leur grosseur.
Le 12 décembre nous sommes arrivés à Valparaiso. Les Messieurs de Picpus, ayant appris notre arrivée, sont venus à notre rencontre et nous ont conduits chez eux, où nous sommes logés et traités comme si nous étions de leur Société. Je ne vous dirai pas grand chose de Valparaiso, seulement que cest le gros de lété; le moment des fruits qui arrive; les blés sont moissonnés il y a longtemps. Il y a beaucoup de piété; ils sont forts pour se donner la discipline; je les ai entendus, une fois, pendant tout le miserere, mais ils frappaient fort.
Nous espérons partir dans une quinzaine de jours, sur la goélette de M. Rouchouse, venue de Sandwich à Valparaiso pour amener Mr. Meyret qui va repartir avec nous, et avec un autre prêtre de leur Société.
F. Elie Regis

fonte: AFM Cahier 48 Lettres, p. 8

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