Marlhes sous la révolution

Histoire mariste

Ecoles et culture dans un milieu rural en des temps troublés
F. AndrĂ© Lanfrey – 27/05/2019

La Vie du P. Champagnat par le F. Jean-Baptiste et les Annales de l’institut ont, dès le XIX° siècle, Ă©voquĂ© la famille de Marcellin ainsi que les circonstances particulièrement troublĂ©es dans lesquelles s’est dĂ©roulĂ©e son enfance. Au XX° siècle, le F. Pierre Zind dans la revue Voyages et missions1 et le F. Gabriel Michel dans Les AnnĂ©es obscures de Marcellin Champagnat 2, ont fortement complĂ©tĂ© le dossier en s’inspirant beaucoup du registre des dĂ©libĂ©rations de la municipalitĂ© de Marlhes rĂ©digĂ© en grande partie par J.B. Champagnat, père de Marcellin3 . Depuis, l’Association des Amis de Marlhes a apportĂ© des Ă©lĂ©ments nouveaux dans deux ouvrages : Marlhes au long des siècles (2002) et Les Marlhiens et leurs notaires au XVIII° siècle (2011). Comme le suggère mon titre, je compte m’inspirer des sources et de la bibliographie Ă©voquĂ©es ci-dessus pour revisiter la question de l’enseignement et de la culture Ă  Marlhes avant et pendant l’enfance de Marcellin Champagnat. Je pense en effet, sans prĂ©tendre rĂ©volutionner les connaissances acquises, apporter quelques Ă©lĂ©ments nouveaux et proposer des interprĂ©tations diffĂ©rentes de celles qui nous ont Ă©tĂ© donnĂ©es sur des textes dĂ©jĂ  bien connus. L’article ci-dessous Ă©voquera essentiellement les Ă©coles de garçons. Un second parlera des SĹ“urs de Saint Joseph et particulièrement de la tante de Marcellin, la sĹ“ur ThĂ©rèse. Enfin, un article complĂ©mentaire donnera une idĂ©e de la vie religieuse Ă  Marhes durant la RĂ©volution, d’après les registres paroissiaux du curĂ© Allirot.

Jean Sabot et la famille Lardon

Nous savons que bien des habitants de Marlhes sont analphabètes, mais aussi qu’une assez importante minoritĂ© d’entre eux sont, au moins partiellement, alphabĂ©tisĂ©s et mĂŞme qu’une petite minoritĂ© possède une bonne culture. D’ailleurs, dans une paroisse de l’importance de Marlhes une Ă©cole paroissiale est considĂ©rĂ©e comme un Ă©quipement normal mĂŞme si beaucoup d’habitants, soit par nĂ©gligence soit par Ă©loignement, n’en profitent pas. Mais qui pourrait ĂŞtre le maĂ®tre d’école ?

Les Amis de Marlhes (Marlhes et les Marlhiens p. 16…) attirent notre attention sur Jean Sabot, au destin hors du commun et qui a pu jouer un rĂ´le Ă©ducatif Ă  Marlhes. Bachelier ès arts, fils de J.B. Sabot notaire royal, il se marie Ă  Marlhes Ă  28 ans le 11/10/1740, avec Marguerite Fuvelle, native du lieu, âgĂ©e de 33 ans. Il exerce quelque temps la charge de notaire royal, mais, son Ă©pouse Ă©tant dĂ©cĂ©dĂ©e, le 1° janvier 1755 il vend son office et entre dans les ordres. Dès 1755 il est clerc tonsurĂ© au sĂ©minaire du Puy. OrdonnĂ© sous-diacre en 1756, il devient sans doute l’annĂ©e suivant, prĂŞtre du diocèse du Puy « demeurant au bourg de Marlhes Â» sans exercer de fonction paroissiale prĂ©cise. Rien d’inhabituel Ă  cela : il fait partie des « prĂŞtres habituĂ©s Â» ou « sociĂ©taire Â» attachĂ©s Ă  une paroisse, aidant le curĂ© sans y exercer de charge ecclĂ©siastique officielle. Il accède seulement en 1761 (Marlhes et les Marlhiens p. 61, 147-148) Ă  un bĂ©nĂ©fice modeste en devenant titulaire de la chapelle du Blot dĂ©diĂ©e Ă  St Jean l’évangĂ©liste et Ă  Ste. Marie-Madeleine dans l’église de St Sauveur-en-Rue. Il n’a d’ailleurs guère besoin du modeste revenu liĂ© Ă  ce bĂ©nĂ©fice car il dispose d’une fortune personnelle : en 1762 il loue Ă  un paysan un domaine situĂ© au lieu-dit Peu des Saints (Marlhes et les Marlhiens p. 79).

Il va se trouver apparentĂ© Ă  la famille Lardon, car Paul, fils du notaire de Marlhes Jean Lardon, Ă©pouse le 7 janvier 1766, Marie-Catherine Sabot, fille d’un notaire de Sainte Sigolène, AndrĂ© Sabot. Une lettre de Louis Lardon, peut-ĂŞtre frère de Paul, laisse entendre que Jean Sabot exerce des activitĂ©s Ă©ducatives en 1767 : « Je vous prie (de) dire Ă  Monsieur Sabot de m’excuser si, en lui renvoyant mes enfants je ne lui ai pas Ă©crit pour le prier de vouloir leur continuer ses soins et ses bontĂ©s Â». Les Amis de Marlhes (Marlhes et les Marlhiens… p. 43)  pensent donc que « Sabot s’occupe de l’éducation et des premiers apprentissages des enfants des familles aisĂ©es. C’est une des activitĂ©s habituelles des prĂŞtres sociĂ©taires. Â»

Il me paraĂ®t en effet probable que, par esprit charitable et apostolique, Jean Sabot tienne ce que l’on nomme habituellement un « petit collège Â» ou une « pĂ©dagogie Â», enseignant certainement lecture et Ă©criture mais aussi proposant un programme d’études très supĂ©rieur incluant le latin4 … J.B. Champagnat, père de Marcellin, nĂ© en 1755, aurait pu ĂŞtre l’élève de Jean Sabot.

Mais il faut reconnaĂ®tre que l’hypothèse d’un Jean Sabot tenant une institution pouvant servir Ă  la fois d’école paroissiale et de collège pour quelques-uns, est fragile. Le recensement Allirot de 1790 mentionne simplement , au bourg de Marlhes : Jean Sabot, 78 ans, prĂŞtre, veuf, ayant pour domestique Marie Dumas, 50 ans. Il meurt le 11 mai 1793, Ă  80 ans. Son dĂ©cès est dĂ©clarĂ© par Paul Lardon (Marlhes et les Marlhiens p. 19) son neveu, notaire Ă  Marlhes. Madeleine Lardon, sĹ“ur de St Joseph, 64 ans en 1790, pourrait ĂŞtre sa sĹ“ur ou sa tante5 . Son dĂ©cès a lieu en un moment particulièrement tragique : juste avant la rĂ©volte de Lyon contre le gouvernement rĂ©volutionnaire, qui se terminera par la prise de la ville en octobre 1793. ConsidĂ©rĂ© comme contre-rĂ©volutionnaire, Paul Lardon sera exĂ©cutĂ© le 14 mars 1794 Ă  Lyon.

Une Ă©cole au bourg

Un document6 . d’interprĂ©tation dĂ©licate parle sans doute de l’école paroissiale, que celle-ci soit tenue ou non par Jean Sabot. Il s’agit d’un rappel de la fabrique paroissiale, institution chargĂ©e de la gestion des biens d’église, Ă  Gabriel Durieu, de La Faye, qui « doit une rente constituĂ©e de 35 livres au capital de 700 livres par lui crĂ©Ă©e en faveur de l’école des pauvres de la commune de Marlhes le 26 dĂ©cembre 1793… Les Syndics et Marguilliers acceptans Â».

Gabriel Durieu est membre de la confrĂ©rie des pĂ©nitents et en a mĂŞme Ă©tĂ© trĂ©sorier de 1758 Ă  17627 puis recteur en 1769. Si j’interprète bien le document, il a fait une fondation charitable s’élevant Ă  700 livres, qui doit rapporter 5 % chaque annĂ©e Ă  la caisse de la fabrique. Celle-ci a certainement Ă©tĂ© faite bien avant 1793, le 26 dĂ©cembre Ă©tant le jour du versement de la rente. On comprend que Durieu n’ait pas payĂ© car un dĂ©cret du 3 novembre 1793 (13 brumaire an II) dĂ©clare propriĂ©tĂ© nationale les biens des fabriques8 . Les « syndics et marguilliers 9 » n’existent plus : ils sont remplacĂ©s par le maire et les officiers municipaux qui se considèrent comme leurs successeurs lĂ©gitimes. On peut comprendre que Durieu, voyant sa fondation dĂ©tournĂ©e de son but, ait Ă©tĂ© rĂ©ticent Ă  payer10 .

Sur les listes du recensement de 1790, Gabriel Durieu a 58 ans. Il vit avec son Ă©pouse Marie Flachat, 60 ans, François Durieu, 15 ans, probablement un neveu ou un petit fils, et Gabriel Flachat, frère de Marie Flachat. Le mĂ©nage Ă  trois domestiques jeunes : Jean-Baptiste FrĂ©con 22 ans, Catherine Escofier 25 ans, et Marguerite Servie 18 ans. Ce Gabriel Durieu est donc un homme assez âgĂ©, jouissant d’une certaine fortune qu’il emploie en partie, comme beaucoup de gens de sa condition et de son âge, Ă  une Ĺ“uvre caritative : en l’occurrence une Ă©cole pour les enfants pauvres, c’est-Ă -dire dont les parents ne peuvent payer la rĂ©tribution scolaire due au maĂ®tre.

Nous retrouvons le jeune François Durieu le 19 ventose an VII (10 mars 1800) dans la sĂ©ance du conseil municipal qui rĂ©organise la garde nationale. J.B. Courbon, ancien maire, en est le commandant, et l’adjudant est justement François Durieu de La Faye, « sachant lire et Ă©crire (et) professant les mĹ“urs rĂ©publicaines11  Â». Bonaparte Ă©tant alors au pouvoir et voulant purifier les institutions de ses Ă©lĂ©ments extrĂŞmes, on peut ĂŞtre sĂ»r que J.B. Courbon et François Durieu sont des rĂ©publicains fort modĂ©rĂ©s. L’adjudant Durieu a peut-ĂŞtre acquis son instruction Ă  l’école de Marlhes.

En tout cas, l’opinion publique considère que posséder la lecture et l’écriture est indispensable pour accéder à des postes officiels. L’exemple de Marlhes nous montre qu’aux yeux d’une paysannerie aisée et d’une petite bourgeoisie l’instruction a commencé à devenir une nécessité civique et sociale et pas seulement une œuvre caritative.

Le témoignage de Barthélemy Moyne

Le second document que nous prĂ©sentons nous impose de faire un dĂ©tour par l’histoire post-rĂ©volutionnaire. En effet, le 20 avril 1817 BarthĂ©lemy Moine, se dĂ©clarant « instituteur de la commune de Marlhes Â» dĂ©livre Ă  Joseph Largeron, du hameau de Brodillon, la quittance d’une dette de 18 f. 50 , due par Jean Largeron son père, aux marguilliers de la Commune de Marlhes. C’est une facture du 14 dĂ©cembre 1779 Ă©chue le 1°avril 1795 « Ă©poque Ă  laquelle j’ai commencĂ© de tenir Ă©cole Ă  Marlhes jusqu’au 1° du courant (avril 1817) arrivant Ă  la somme de 21 francs cinq sols en 1795. Â»
Donc, en 1779 le père Largeron a reconnu une dette envers la fabrique, chargée de la gestion des biens de l’église et notamment de l’école paroissiale. Il s’agit vraisemblablement de frais de scolarité dus pour l’instruction de son fils qui a 28 ans en 1790 et en aurait donc eu 17 en 177912 . La dette avec ses intérêts a donc été payée par le fils Largeron en 1795 qui semble avoir perdu la quittance de cette dette. Sachant B. Moyne malade, il se fait délivrer quittance pour une affaire ancienne qui nous porte à penser qu’en 1779 et sans doute ensuite, existe une école paroissiale dont B. Moyne devient le titulaire à partir de 1795.

Un instituteur forain

Quittons le bourg de Marlhes pour une incursion au hameau du Rozey oĂą habite la famille Champagnat. Le 1° dĂ©cembre 1768, lors de l’inventaire des biens de Jean Riocreux (p. 43, 200), le notaire rencontre Claude Gardant, de Villard Reymond en DauphinĂ© « demeurant Ă  prĂ©sent au lieu du Rozey, paroisse dudit Marlhes, au service du Sr Jean Riocreux pour enseigner les enfants de ce dernier Â» : trois filles et trois garçons. Un autre acte dĂ©signe Claude Gardant comme  « marchand du Bourg d’Oisans en DauphinĂ©13 rĂ©sidant actuellement audit lieu du Rozey Â».

Nous tombons donc sur un de ces instituteurs forains venant des Alpes et, pour cela, souvent appelĂ©s « Dauphinois Â», qui parcourent les campagnes durant l’hiver pour vendre leur savoir Ă  qui veut les employer. Jean Riocreux est non seulement un riche laboureur qui va lĂ©guer 2000 livres Ă  chacune de ses filles et un domaine Ă  chacun de ses fils. Il a Ă©tĂ© aussi recteur des pĂ©nitents de 1755 Ă  sa mort le 28 dĂ©cembre 1768 Ă  environ 51 ans. Le procès-verbal de son enterrement le dĂ©crit comme « laboureur du Rozey, recteur des pĂ©nitents et honnĂŞte homme, fort vertueux Â»14 .

Une étonnante bibliothèque

Il y a un lien très fort entre cette fonction de recteur et l’étonnante bibliothèque de Riocreux oĂą dominent largement les livres religieux. Les ouvrages profanes ou de morale suggèrent qu’ils ont pu servir Ă  une instruction des enfants Riocreux qui va au-delĂ  du niveau Ă©lĂ©mentaire. Je me permets d’y distinguer les ouvrages religieux des livres profanes ou Ă  but pĂ©dagogique :
Ouvrages religieux :

  • Les mĂ©ditations (en 2 volumes)
  • Le Nouveau Testament
  •  de N.S.J.C.
  • Les psaumes de David en latin et français, imprimĂ© en 1746 (1 volume)
  • L’histoire du vieux et nouveau testament15
  • Les Ă©pĂ®tres et Ă©vangiles des dimanches et fĂŞtes
  • L’introduction Ă  la vie dĂ©vote, de François de Sales.
  • La retraite spirituelle pour un jour chaque mois, par un Père de la Cie de JĂ©sus
  • Le catĂ©chiste des peuples de la campagne et des villes par un missionnaire (6 vol.)
  • L’office pour le jour et l’octave du TSS
  • L’office de la Semaine sainte en latin et en français
  • Introduction et pratiques pour se prĂ©parer Ă  mourir dans les dispositions de J.C.
  • Les fleurs des vies des saints (4 vol.)
  • Conduite chrĂ©tienne par un prĂŞtre missionnaire
  • Le pĂ©dagogue des familles chrĂ©tiennes
  • Le Nouveau Testament en français, par Amelot
  • Instruction chrĂ©tienne pour les jeunes gens
  • Le 1° tome du catĂ©chisme historique (probablement de Fleury ?)16
  • Morale chrĂ©tienne sur l’oraison dominicale
  • Le chrĂ©tien du temps

Ouvrages profanes :

  • Essais de morale
  • Les fables d’Esope traduites par Bodoni
  • L’arithmĂ©tique de Barème
  • L’arithmĂ©tique en sa perfection par Legendre
  • Les comptes faits de BarĂŞme
  • AbrĂ©gĂ© de la gĂ©ographie universelle

Cette liste justifierait Ă  elle seule une longue Ă©tude qu’il n’est pas opportun de mener ici. Les livres religieux pouvaient servir de lecture spirituelle durant les exercices des pĂ©nitents ou de bibliothèque pour la confrĂ©rie. C’est une littĂ©rature non clĂ©ricale : aucun livre n’est en latin. Ce n’est pas davantage une littĂ©rature de dĂ©votion populaire. Aussi, cette bibliothèque nous rappelle combien les confrĂ©ries ont Ă©tĂ© des moyens d’éducation religieuse des adultes dans les campagnes et aussi combien le lien entre religion et instruction Ă©tait fort17 .

Il est peu probable que les livres profanes aient Ă©tĂ© procurĂ©s par le maĂ®tre d’école dauphinois qui aurait fait commerce de livres : aucun livre Ă©lĂ©mentaire (abĂ©cĂ©daire…) n’est mentionnĂ© tandis que figurent des livres de niveau assez Ă©levĂ© (gĂ©ographie, arithmĂ©tique, morale) qu’on s’attendrait Ă  trouver dans un collège. Mais, comme il n’existe aucun ouvrage d’initiation au latin on ne peut parler vraiment de collège. En tout cas, un voisin de la famille Champagnat paraĂ®t Ă©tonnamment lettrĂ© et particulièrement soucieux de donner Ă  ses enfants une solide instruction profane et religieuse.

L’inventaire de la succession d’AndrĂ© Frappa, (Marlhes et les Marlhiens… p. 205…) lui aussi paysan aisĂ© du Rozey (1767) rĂ©vèle une bibliothèque qui devait ĂŞtre assez typique des familles rurales. Dans une garde-robe le notaire trouve 30 livres de chanvre18 , beaucoup de vaisselle d’étain, des habits et du linge du dĂ©funt mais aussi un AbrĂ©gĂ© de la Vie des saints en 2 volumes et cinq livres de piĂ©tĂ© dont il ne donne pas les titres. L’estimation financière n’en est pas nĂ©gligeable : 1 livre par volume19 . Pourtant, d’après les Amis de Marlhes (p. 208) AndrĂ© Frappa est illettrĂ© et sa femme ne sait pas signer. Ces livres ont pu ĂŞtre hĂ©ritĂ©s et ne servir qu’occasionnellement ou pas du tout. Il n’empĂŞche qu’ils font partie des biens familiaux et que ne pas savoir signer ne signifie pas ĂŞtre illettrĂ©.
En dĂ©finitive Marlhes sous l’Ancien-RĂ©gime est loin d’être un dĂ©sert culturel et scolaire, mĂŞme si nous ne pouvons percevoir que des indices assez tĂ©nus de l’équipement en ces domaines. Il s’y trouve peut-ĂŞtre un petit collège tenu par Jean Sabot, une Ă©cole paroissiale gĂ©rĂ©e par la fabrique, sur laquelle nous ne savons rien de prĂ©cis. Elle aurait mĂŞme pu ĂŞtre frĂ©quentĂ©e peu avant la RĂ©volution par Jean-BarthĂ©lemy Champagnat, frère aĂ®nĂ© de Marcellin Champagnat, nĂ© en 1777. Nous avons notĂ© dans le hameau du Rozey la prĂ©sence d’un maĂ®tre d’école itinĂ©rant, mais d’autres doivent parcourir le territoire proche. Dans cet univers partiellement lettrĂ©, le livre est moins rare que très inĂ©galement rĂ©parti et utilisĂ©. L’Eglise assure moins l’instruction  qu’elle ne lui offre un cadre institutionnel relativement stable par la paroisse qui assure le catĂ©chisme et l’école. L’instruction et l’éducation demeurent largement l’affaire des familles qui usent de diffĂ©rentes stratĂ©gies pour parvenir Ă  leurs fins. Et donc, l’école est bien loin d’être le lieu privilĂ©giĂ© de l’instruction qu’elle deviendra au cours du XIX° siècle.

Les instituteurs Ă  Marlhes Ă  partir de la RĂ©volution

Le F. Avit qui écrit vers 1884, nous donne un aperçu du discours catholique classique sur la situation de l’éducation et de l’enseignement, qu’il a certainement repris d’un ouvrage d’histoire.
« La rĂ©volution avait ruinĂ© autant qu’elle l’avait pu tout ce qu’il y avait de bien en France. L’enseignement n’avait pas Ă©tĂ© plus Ă©pargnĂ© que le reste : tout y Ă©tait dĂ©sorganisĂ©. Les lois et les dĂ©crets rĂ©volutionnaires avaient aboli la religion et toute morale religieuse. On ne pouvait plus enseigner aucun principe oĂą il y eĂ»t quelque allusion Ă  un culte quelconque et la seule morale dont les enfants entendaient parler Ă©tait la morale rĂ©publicaine basĂ©e sur la raison et la rĂ©volution. […] [58] Les droits de l’homme furent substituĂ©s partout au catĂ©chisme. […] Des livres scolaires furent publiĂ©s sous ces titres : CatĂ©chisme rĂ©publicain, la Grammaire rĂ©publicaine, les AbĂ©cĂ©daires rĂ©publicains, Manuel des thĂ©ophilanthropes20 , l’Office des dĂ©cades21 , contenant une parodie sacrilège et idiote des Commandements de Dieu, les ÉpĂ®tres et Évangiles rĂ©publicains pour toutes les dĂ©cades. […] [59] On forçait les enfants Ă  se rendre aux fĂŞtes dĂ©cadaires, ainsi qu’Ă  celles du 14 juillet, du mois d’aoĂ»t et du 21 janvier22 et Ă  y chanter des hymnes rĂ©publicains, Ă  y dĂ©biter des extraits de Confucius ou de Rousseau. […]
[61] Après ces abrutissantes utopies, voulant se rendre compte de l’Ă©tat des Ă©coles en France, le gouvernement ordonna une enquĂŞte en 1800. Voici ce qu’Ă©crivait Fourcroy l’un des enquĂŞteurs : [62] “La frĂ©quentation des habitants des campagnes, la visite des dĂ©partements m’ont prouvĂ© que la grande majoritĂ© des hommes a besoin de religion, de culte et de prĂŞtre..[…] Les parents n’envoient pas leurs enfants chez les maĂ®tres oĂą l’on n’enseigne point la religion… Ils l’exigent de ceux qu’ils paient pour les instruire… On espère trouver chez eux une meilleure instruction, des mĹ“urs plus pures et des principes de religion auxquels on tient beaucoup…”23


Cette vision noire doit cependant être sérieusement nuancée. Les historiens de l’éducation constatent que, durant la Révolution:
« Le travail d’alphabĂ©tisation au fond des campagnes, dans les villes […]  se poursuit […] Les progrès de l’alphabĂ©tisation ne marquent pas le moindre flĂ©chissement durant la pĂ©riode rĂ©volutionnaire. Il faut donc penser que les maĂ®tres d’école, quand ils existaient, sont restĂ©s en place24 . Â»

Et puis, le public ressent la nĂ©cessitĂ© des petites Ă©coles tandis que le pouvoir central, plus prĂ©occupĂ© de thĂ©oriser sur l’éducation et de faire la guerre Ă  l’Europe, se rĂ©vèle incapable de bâtir un système Ă©ducatif pour le peuple. Enfin, prĂŞtres, anciens religieux et religieuses trouvent dans l’éducation un moyen de continuer leur vocation et en mĂŞme temps un gagne-pain ; de nombreux bĂ©nĂ©voles laĂŻcs font le catĂ©chisme ou s’improvisent maĂ®tres et maĂ®tresses d’école. En somme, la sociĂ©tĂ©, habituĂ©e dĂ©jĂ  sous l’Ancien-RĂ©gime Ă  se passer de l’Etat, continuera Ă  Ă©duquer et instruire par l’école et toutes sortes d’autres moyens, sans se prĂ©occuper des projets Ă©ducatifs d’un Etat qui fait figure d’intrus arrogant et incompĂ©tent.

Paradoxalement, après la RĂ©volution, le pouvoir politique et l’Eglise dĂ©nonceront la misère de l’éducation sous la RĂ©volution, mais pour des raisons diffĂ©rentes. L’administration centrale, imbue de l’idĂ©e que tout ce qu’elle n’organise pas et ne contrĂ´le pas est forcĂ©ment barbare ou au moins rĂ©trograde, considĂ©rera avec mĂ©pris ou suspicion les très nombreuses Ă©coles privĂ©es ou autres structures Ă©ducatives. Quant au discours catholique nous en avons vu plus haut les grands axes. En fait, la situation de l’éducation populaire Ă  la sortie de la RĂ©volution n’est ni rose ni noire mais, un peu Ă  l’image de l’Eglise : ayant besoin de rĂ©organisation.

Marcellin Champagnat étant né en 1789, n’atteindra l’âge scolaire que dans les dernières années du siècle et nous savons qu’auparavant il avait reçu de sa mère et de sa tante, sœur de Saint Joseph, une éducation dans le cadre familial.

Un ex-Frère des Ecoles Chrétiennes instituteur à Marlhes

A la chute de Robespierre en juillet 1794, Marcellin a six ans. Mais lors du coup d’Etat du 18 Fructidor an V (4 septembre 1797) qui va amener son père à la présidence du canton de Marlhes, il a huit ans. Il n’est plus un petit enfant. Et c’est l’époque où les hommes commencent à s’occuper de l’éducation de leurs fils, ce qui va signifier accès progressif à la vie sociale et politique de la commune et instruction par des hommes en-dehors de la famille, particulièrement par l’école.

Dès le 18 aoĂ»t 1792 l’AssemblĂ©e lĂ©gislative a votĂ© la suppression de toutes les congrĂ©gations religieuses, en particulier celle des Frères des Ecoles chrĂ©tiennes. C’est dans une telle ambiance qu’a lieu Ă  Marlhes la prestation de serment de Marcellin Favier …« ci-devant frère de la congrĂ©gation des Ecoles chrĂ©tiennes Â», le 6 avril 1793, « conformĂ©ment Ă  la loi du 14 aoĂ»t et publiĂ©e et affichĂ©e le … septembre-octobre suivant [qui] a jurĂ© d’être fidèle Ă  la nation, de maintenir la libertĂ© et l’égalitĂ© ou de mourir en les dĂ©fendant, de laquelle prestation de serment il a requis acte qui lui a Ă©tĂ© octroyĂ© et a signĂ© avec les officiers municipaux Â».

L’ex-frère fait certainement allusion Ă  la loi du 18 aoĂ»t 1792 – et non du 14 aoĂ»t- qui abolit les ordres religieux enseignants et hospitaliers, dont il prĂ©tend n’avoir eu connaissance qu’en septembre-octobre, au moment oĂą l’AssemblĂ©e lĂ©gislative se sĂ©pare et que commence la Convention. Les communautĂ©s de Frères Ă©tant dissoutes, ce Marcellin Favier a trouvĂ© Ă  Marlhes un emploi d’instituteur, peut-ĂŞtre dès la fin de 179225 . Il est mĂŞme probablement natif de Marlhes : il existe une famille Favier au hameau de La Planche26 . Marcellin Favier aurait-il succĂ©dĂ© Ă  Jean Sabot le vieux prĂŞtre, qui meurt le 11 mai 1793, Ă  80 ans après que l’âge et la maladie l’aient contraint Ă  se dĂ©mettre ? En ce cas, la municipalitĂ© de Marlhes aurait choisi la continuitĂ© en nommant Ă  sa place un ex-religieux spĂ©cialiste de l’éducation. Nous pouvons supposer que, protĂ©gĂ© par son serment, Marcellin Favier a Ă©chappĂ© Ă  la Terreur tout en exerçant son mĂ©tier d’instituteur Ă  Marlhes. Mais il semble n’avoir pas exercĂ© au-delĂ  de 1795.

Deux instituteurs Ă  Marlhes

L’Association des Amis de Marlhes (Marlhes au long de siècles p. 212), a retenu trois noms d’instituteurs possibles de Marcellin Champagnat : Gabriel Bruyère, BarthĂ©lemy Moine, et un certain Duding27 .

Pour ce dernier l’affaire paraĂ®t simple : il s’agit d’un instituteur qui, profitant de ses compĂ©tences, et sans doute de ses appuis politiques, s’est lancĂ© en politique. Le 13 nivose an IV (3 janvier 1796) « le citoyen Duding, instituteur Â», nommĂ© commissaire du pouvoir exĂ©cutif près l’administration de Marlhes, entre en contact avec la municipalitĂ©. Dans Marlhes au long des siècles (p. 212) on nous dit que cet instituteur a exercĂ© pendant deux ans les fonctions de commissaire puis est restĂ© sur place. Après le coup d’Etat du 18 Fructidor (8 septembre 1797) qui relance la Terreur rĂ©volutionnaire 28 il sera remplacĂ© par Trilland, un commissaire vindicatif. Duding serait-il restĂ© dans la commune comme instituteur ? Cela paraĂ®t très peu probable.

Sur BarthĂ©lemy Moine les Amis de Marlhes se fient aux renseignements de Pierre Zind29  :
« Marlhes avait […] un instituteur mariĂ©, BarthĂ©lemy Moyne, nĂ© dans la paroisse en 1756, titulaire du Brevet de 3e DegrĂ© et autorisĂ© depuis le 27 fĂ©vrier 181730 . Il n’Ă©tait pas logĂ© par la commune et ne touchait d’autre traitement que le 1,50 F de mensualitĂ© payĂ© par 60 Ă©coliers en hiver et 15 en Ă©tĂ©. Mais M. Alirot voulait remplacer le maĂ®tre vieux de 62 ans, probablement malade puisqu’il devait dĂ©cĂ©der en 1820. Â»

P. Zind, qui ne nous parle que de la fin de carrière de B. Moyne et ne cite pas ses sources,31 ne doute pas que celui-ci avait Ă©tĂ© le maĂ®tre d’école de Marcellin Champagnat vers 1800. Comme BarthĂ©lemy Moine ne figure pas au recensement de Marlhes en 1790, j’ai longtemps cru que Pierre Moine, un habitant du bourg, alors âgĂ© de 32 ans, Ă©poux de Jeanne Bonnefoi, 27 ans, Ă©tait ce maĂ®tre d’école nommĂ© soit BarthĂ©lemy soit Pierre. Mais cette hypothèse ne rĂ©siste pas Ă  l’examen du recensement de 1808 dans lequel figurent Pierre Moine et son Ă©pouse respectivement âgĂ©s de 49 et 45 ans, et aussi BarthĂ©lemy Moine, 50 ans, et son Ă©pouse Antoinette Rullière avec leur ribambelle d’enfants : Pierre 20 ans32  ; Jeanne 18 ans ; BarthĂ©lemy-Gaspard 10 ans ; Isidore 5 ans ; Marie-Anne et Jeanne-Marie, certainement des jumelles, 4 ans.

J’ai dĂ©jĂ  fait allusion Ă  une quittance du 20 avril 1817 que BarthĂ©lemy Moine, se dĂ©clarant « instituteur de la commune de Marlhes Â» dĂ©livre Ă  Joseph Largeron, pour une facture Ă©chue le 1°avril 1795 « Ă©poque Ă  laquelle j’ai commencĂ© de tenir Ă©cole Ă  Marlhes jusqu’au 1° du courant (avril 1817). Â»  Il a donc exercĂ© Ă  Marlhes de 1795 jusqu’en mars 1817, remplaçant sans doute Marcellin Favier. Cette nomination pourrait ĂŞtre une application de la loi Daunou du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) qui confie l’instruction primaire aux autoritĂ©s dĂ©partementales et prĂ©voit une Ă©cole publique par canton. Sont concĂ©dĂ©s Ă  l’instituteur un local et un jardin (l’ancien presbytère) mais le salaire de l’instituteur sera payĂ© par les rĂ©tributions de ses Ă©lèves.

Le registre des baptĂŞmes de Marlhes nous donne une piste sĂ©rieuse pour un autre instituteur car il enregistre Anne, nĂ©e le 16 mai 1799 et baptisĂ©e le 19, fille de Gabriel Bruyère, maitre d’école du bourg de Marlhes, et d’Antoinette Fournel33 . Ni l’un ni l’autre ne figurent au recensement de 1790 et ils semblent n’avoir pas de famille sur place. La marraine Anne Abrial est, en 1790, une veuve de 42 ans habitant au bourg. Jean Chorin, le parrain, ne figure pas dans les habitants du bourg en 1790, mais un Jean Chorain, jeune notaire de 29 ans, est recensĂ© en 1808. Il semble donc qu’en 1799 le bourg de Marlhes dispose de deux maĂ®tres d’école : BarthĂ©lemy Moyne, peut-ĂŞtre instituteur communal, et Gabriel Bruyère.

A cette date, l’Etat a abandonnĂ© l’enseignement primaire aux initiatives communales ou privĂ©es. L’acte final de cet abandon sera la loi du 11 florĂ©al an X (1° mai 1802) qui prĂ©voit que l’enseignement sera donnĂ© : 1° Dans les Ă©coles primaires Ă©tablies par les communes ; 2° Dans les Ă©coles secondaires tenues par les communes ou des maĂ®tres particuliers, 3°Dans des lycĂ©es et des Ă©coles spĂ©ciales entretenues aux frais du trĂ©sor public. Il y a donc quasi continuitĂ© entre l’école paroissiale de l’Ancien-RĂ©gime et l’école communale instaurĂ©e en 1795. Mais en 1798-99 les autoritĂ©s issues du coup d’Etat de Fructidor mettent leur espoir dans l’éducation du peuple par systĂ©matisation de la fĂŞte rĂ©volutionnaire et du culte dĂ©cadaire.

Un autre front pĂ©dagogique : la fĂŞte rĂ©volutionnaire (1797-99)

Après le coup d’Etat de fructidor (septembre 1797) qui relance la chasse aux prĂŞtres rĂ©fractaires, aux Ă©migrĂ©s, aux insoumis au service militaire et aux royalistes, toute l’administration est Ă©purĂ©e, et Jean-Baptiste Champagnat est, le 29 dĂ©cembre 1797, (9 nivose an V)  nommĂ© prĂ©sident de l’administration du canton de Marlhes. Il accepte cette charge avec rĂ©ticence le 12 janvier 1798 (23 nivose an VI) et prononce le serment de haine Ă  la royautĂ© et Ă  l’anarchie. Il est surveillĂ© de près par le commissaire Trilland, ardent rĂ©volutionnaire, qui veille Ă  l’application des dĂ©cisions du Directoire.

Les F. P. Zind et Gabriel Michel34 . pensent qu’à cette Ă©poque il n’y a pas d’école Ă  Marlhes parce que le registre des dĂ©libĂ©rations du 5 prairial an VI (24 mai 1798), faisant l’inventaire des dĂ©penses, signale : « IndemnitĂ© accordĂ©e aux instituteurs des Ă©coles primaires : point Â». Mais le propos peut ĂŞtre compris de deux manières : soit il n’y a point d’instituteurs ; soit on n’a accordĂ© aucune subvention aux instituteurs, qui ont dĂ» se contenter des rĂ©tributions scolaires des Ă©lèves. Cette seconde hypothèse me paraĂ®t la plus fiable. Ce refus de subvention pourrait signifier aussi que l’administration du canton juge qu’aucune des Ă©coles n’enseigne selon l’idĂ©al rĂ©volutionnaire.

Par contre, en plus d’un culte civique dĂ©cadaire (tous les dix jours) il y aura sept fĂŞtes commĂ©moratives et six fĂŞtes civiques cĂ©lĂ©brant les Ă©tapes de la vie ; la jeunesse, les Ă©poux, la vieillesse… Pour Ă©tablir des lieux de ralliement pour les fĂŞtes, le commissaire Trilland impose Ă  l’administration cantonale la plantation d’arbres de la libertĂ© : l’un Ă  Marlhes, l’autre Ă  Jonzieux en mars 1798 (25 ventĂ´se de l’an 6). Le 25 ventĂ´se (15 mars), Champagnat peut dresser le constat de la plantation de l’arbre de la libertĂ© Ă  Marlhes avec l’aide des citoyens de la commune « assemblĂ©s en grand nombre Â», aux cris de « Vive la RĂ©publique Â», de chants patriotiques « avec le son de la caisse (tambour) faisant retentir tout lieu dudit Marlhes Â»35 .

Avec l’arrivĂ©e du printemps (30 ventĂ´se An VI / 20 mars. 1798 ) c’est la fĂŞte de la jeunesse. Sur les 11 heures du matin, « De la place publique, les citoyens se dirigent en procession vers l’arbre de la LibertĂ©, les vieillards marchant les premiers mais prĂ©cĂ©dĂ©s de quatre jeunes gens. Â» Il y des chants patriotiques, la lecture de proclamations Ă©manant du Directoire de Paris et on termine par des danses, « le tout dans le meilleur ordre Â». Le 14 juillet 1798. (26 messidor An VI) c’est La « fĂŞte de l’anniversaire Â» de la prise de la bastille (1789) et de la fĂŞte de la FĂ©dĂ©ration (1790). Elle est suivie de « danses et autres jeux patriotiques Â».Le 27 juillet 1798 (9 thermidor An VI) .« les autoritĂ©s constituĂ©es de ce canton et beaucoup de peuples assemblĂ©s Â» commĂ©morent  la chute de Robespierre par « des danses et des chants patriotiques ; avec des cris de joie et de Vive la RĂ©publique Â». Le lendemain, 10 thermidor, c’est la « fĂŞte de la libertĂ© Â», en fait la cĂ©lĂ©bration de l’exĂ©cution de Robespierre par « les autoritĂ©s constituĂ©es de nouveau assemblĂ©es, le peuple Ă©tant nombreux, sur la place publique de la commune de Marlhes […] avec la plus grand joie, par des danses et autres amusements rĂ©publicains, le tout s’étant passĂ© dans le meilleur ordre possible Â».

Jusque-lĂ  on a l’impression que ces fĂŞtes rencontrent une rĂ©elle adhĂ©sion populaire dont la danse en fin de journĂ©e est un signe. Ensuite, l’ambiance paraĂ®t plus lourde. On est d’ailleurs dans un canton travaillĂ© par le royalisme. Le 23 thermidor (10 aoĂ»t 1798) commĂ©more la chute de la royautĂ©. « Sur les 9 heures du matin, les autoritĂ©s constituĂ©es et fonctionnaires publics de la commune » se rendent sur la place oĂą vient d’être Ă©levĂ© un autel patriotique. « Le peuple s’y Ă©tant rendu Â» la fĂŞte est cĂ©lĂ©brĂ©e « avec toutes les cĂ©rĂ©monies possibles Â» et se termine par des chants patriotiques et des cris de Vive la RĂ©publique. Mais le procès-verbal ne parle pas de danses.

Le 4 septembre 1798, c’est le premier anniversaire du coup d’Etat du 18 Fructidor : un Ă©vĂ©nement pour le moins contestable et contestĂ©. Les autoritĂ©s constituĂ©es et la garde nationale se placent auprès de l’autel de la patrie avec « beaucoup de peuple Â». Les cĂ©rĂ©monies, non dĂ©crites, se terminent, comme le 23 thermidor, par des chants et acclamations mais pas de danses. Le 1ier vendĂ©miaire An VII (22  septembre 1798) est la fĂŞte de la naissance de la RĂ©publique avec le mĂŞme rituel et le mĂŞme procès-verbal. Progressivement, les fĂŞtes deviennent d’abord des actes de loyalisme des autoritĂ©s et institutions rĂ©volutionnaires, la population, quand elle y vient, n’y Ă©tant guère que spectatrice.

Ainsi, le 2 pluviĂ´se An VII (21 janvier 1799), c’est l’anniversaire de l’exĂ©cution de Louis XVI. Les autoritĂ©s et les officiers publics du canton, la garde nationale et « la majeure partie des citoyens Â» se rendent sur les 10 heures auprès de l’arbre de la libertĂ© pour cĂ©lĂ©brer « la juste punition du dernier roi des Français […]  avec tout la pompe possible, par des chants patriotiques et autres divertissements analogues ;  le mot de Vive la RĂ©publique y a Ă©tĂ© rĂ©pĂ©tĂ© plusieurs fois. Lecture [a Ă©tĂ©] faite de la lettre du ministre de l’IntĂ©rieur […] François de Neufchâteau ; Invocation a Ă©tĂ© faite Ă  l’Etre SuprĂŞme et imprĂ©cations contre les parjures. Â» Mais le compte-rendu ne s’arrĂŞte pas lĂ  : « les autoritĂ©s constituĂ©es et les fonctionnaires publics s’étant retirĂ©s dans le Temple dĂ©cadaire36 en fait l’église, ont prĂŞtĂ© le serment de haine Ă  la royautĂ© et Ă  l’anarchie, et de fidĂ©litĂ© et d’attachement Ă  la RĂ©publique et Ă  la constitution de l’An III, en suivant les mots prononcĂ©s par le prĂ©sident 37 ». Le texte donne l’impression que le peuple n’est pas admis Ă  assister Ă  la prestation des serments, mais l’espèce de sermon virulent du commissaire Trilland lui paraĂ®t destinĂ©38 . c’est en France que,  grâce Ă  l’Etre suprĂŞme,  est nĂ©e « la LibertĂ© universelle Â» destinĂ©e Ă  se rĂ©pandre chez les autres peuples grâce Ă  la sagesse de ceux qui gouvernent la France ; les « parjures et les lâches Â» sont menacĂ©s et les citoyens invitĂ©s Ă  dĂ©fendre la libertĂ© et la constitution jusqu’à la mort. Pour qui connaĂ®t la situation de la France, agressive Ă  l’extĂ©rieur, livrĂ©e aux pires dĂ©sordres Ă  l’intĂ©rieur, un tel discours paraĂ®t surrĂ©aliste. Mais en mĂŞme temps il trahit l’inquiĂ©tude des rĂ©volutionnaires qui se rendent compte d’une cassure entre les gouvernants et les masses populaires.

Les autres fĂŞtes commĂ©morĂ©es n’apportent guère d’élĂ©ment nouveau sauf la dernière, du 1ier vendĂ©miaire An VIII (23 septembre 1799) qui commĂ©more la fondation de la RĂ©publique39 . Aux ingrĂ©dients habituels (« dans l’endroit accoutumĂ© de cĂ©lĂ©brer les fĂŞtes nationales Â» par « la garde nationale du canton assemblĂ©e et les autoritĂ©s constituĂ©es Â».) J.B. Champagnat Ă©voque les « Cris de vive la rĂ©publique Â» et « chants patriotiques Â»profĂ©rĂ©s « avec cet enthousiasme qui caractĂ©rise les vrais rĂ©publicains Â». Mais, la prĂ©sence d’un public n’étant mĂŞme pas signalĂ©e, il faut en dĂ©duire que l’enthousiasme des « vrais rĂ©publicains Â» compense leur petit nombre. Et cette rĂ©flexion dĂ©sabusĂ©e est prophĂ©tique puisque le coup d’Etat de Bonaparte, qui met fin Ă  un rĂ©gime complètement dĂ©considĂ©rĂ©, aura lieu le 18 brumaire (9 novembre 1799) soit un mois et demi après ce demi aveu d’échec par un « vrai rĂ©publicain Â». Ce sera aussi la fin de la carrière politique de Jean-Baptiste Champagnat au cours de l’annĂ©e 1800. Le rĂ©gime de Bonaparte, qui  cherche Ă  rĂ©concilier les Français laissera de cĂ´tĂ© ce système festif avant que le concordat de 1801-180240 ne rĂ©tablisse officiellement le calendrier et les fĂŞtes chrĂ©tiennes.

Les comptes-rendus de J.B. Champagnat ne précisent jamais si des femmes et des enfants participent à ces fêtes, peut-être parce que c’est évident, les fêtes étant destinées à l’éducation civique de tous. Certaines fêtes comme celle des jeunes gens requièrent d’ailleurs la participation d’un certain nombre d’entre eux. Et les fêtes où l’on danse supposent la présence de femmes. Le F. Gabriel Michel pense que très probablement les enfants Champagnat y participaient. Et d’ailleurs, comment la femme et les enfants du président de l’administration révolutionnaire auraient-ils pu être exonérés de telles manifestations, au moins comme spectateurs?

Marcellin Champagnat a donc certainement Ă©tĂ© prĂ©sent au moins Ă  certaines des fĂŞtes rĂ©volutionnaires. Au moment oĂą son père devient prĂ©sident du canton de Marlhes, il a près de 9 ans et en aura 11 en 1800 lorsque celui-ci quittera l’administration cantonale. Et puis, il est Ă  l’âge de la frĂ©quentation d’une Ă©cole. Mona Ozouf, spĂ©cialiste de la FĂŞte rĂ©volutionnaire41 , nous dit que 9 ans est l’âge de la sortie de l’enfance et en particulier celui « auquel les pĂ©dagogues fixent le dĂ©but de l’instruction Ă©lĂ©mentaire42 ou de l’exercice militaire Â». Ce type d’éducation Ă©tait pour le moins en contradiction avec celle que, d’après les sources maristes, lui avaient donnĂ©e sa mère et sa tante, mais le caractère formel et très politique de ces fĂŞtes et surtout leur Ă©chec pouvaient-ils influencer en profondeur l’esprit d’un enfant dĂ©jĂ  imprĂ©gnĂ© de foi chrĂ©tienne ? Tout au plus pouvait-il ĂŞtre affectivement troublĂ© de voir un père admirĂ© se compromettre dans une voie si Ă©trange.
La Vie du Fondateur ne nous dit rien de très clair sur la chronologie de son éducation. Nous savons que sa tante et sa mère lui ont donné une première instruction religieuse et l’ont initié à la lecture avant de l’envoyer à l’école où il serait resté peu de temps. Le F. Jean-Baptiste nous dit qu’il a fait sa première communion à 11 ans mais aucun document ne vient le confirmer.

Il me semble que nous pouvons tenter la chronologie suivante : avant l’âge de 9 ans, Marcellin a reçu l’éducation familiale et très religieuse de la tante et de la mère. La promotion du père comme prĂ©sident de l’administration du canton en 1798 coĂŻnciderait avec le dĂ©but de la scolaritĂ© du jeune Marcellin. Mais dans quelle Ă©cole ? Celle de BarthĂ©lemy Moyne ou de Bruyère qui exercent tous deux au bourg ?

Mais le plus important n’est peut-ĂŞtre pas lĂ  : le jeune Marcellin a pu percevoir très tĂ´t, dans l’atmosphère familiale d’abord, dans la vie civique et sociale ensuite, combien sa famille et la sociĂ©tĂ© Ă©taient culturellement, religieusement et politiquement divisĂ©es. Et lui-mĂŞme, a reçu par sa tante, par son père, par le maĂ®tre d’école, par le curĂ© une Ă©ducation reflĂ©tant ces diverses sensibilitĂ©s et aussi leurs limites ou leurs travers. Il ne devait pas ĂŞtre facile pour lui d’en faire une synthèse. Quand il avouera plus tard que sa première Ă©ducation a Ă©tĂ© manquĂ©e, il n’évoquera pas seulement ses difficultĂ©s Ă  apprendre lecture et Ă©criture mais une ambiance de confusion et de conflits peu propre Ă  favoriser l’apprentissage d’un enfant sensible.
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F. André Lanfrey, mai 2019



1 Série d’articles reproduite dans Miscellanées Champagnat, cahier A4 publié à Rome par la maison générale en janvier 1996.

2 La Révolution à Marlhes, Loire, 1789-1800. Lecture d’archives, cahier A4, 182 p. publié sans date par la maison générale de Rome vers 2000.

3 D’autres travaux maristes ont exploité ces études ou ont développé tel ou tel point de cette époque.

4 Les papiers de l’étude Lardon (Voir p. 44-45)  renferment d’ailleurs des pages d’écriture, avec ce conseil,: « Vous tiendrez la plume avec les trois doigts qui seront mollement allongez (sic) scavoir le pouce… Â». Suit une punition qui rĂ©pète la formule : « Vous n’apprendrez jamais rien si vous n’êtes pas assidu Â» et se termine par ces mots, d’une Ă©criture plus assurĂ©e : « fait par moy Jean-Baptiste Lardon, bon garçon Â».

5 En 1790 son père Jean Lardon, 81 ans, ancien notaire, vit avec son épouse Elisabeth Chevalier, 64 ans et Jeanne Varenne, 29 ans, domestique. Paul Lardon, et son épouse Marie-Catherine Sabot, 44 ans, ont cinq enfants de 23 à 15 ans.

6 Marlhes au long des siècles (p. 211)

7 Ibid. p. 118

8 Wikipedia, Conseils de fabrique.

9 Le mot « syndic » était le titre des notables gouvernant la paroisse. La marguillerie ou fabrique, présidée par le curé et chargée de la gestion des biens d’église, était plus ou moins confondue avec le conseil des syndics. C’est pourquoi les mots « syndics » et « marguilliers » sont associés.

10 Même si la somme à payer est beaucoup moindre qu’avant puisque la monnaie papier est très dévaluée : l’assignat de 100 livres n’en vaut plus que 50 en monnaie métallique.

11 Cette formule de rhétorique révolutionnaire signifie « de bonne vie et mœurs ».

12 Son épouse Marcelline Favergon en a 33 ans. Leur fils Joseph a 6 ans.

13 Villard Reymond est une paroisse au-dessus de Bourg d’Oisans, dans les Alpes au sud de Grenoble. Certains des maîtres d’école forains sont en même temps colporteurs, d’où l’appellation de « marchand ».

14 Marlhes au long des siècles p. 119.

15 Histoire sainte, probablement par Lhomond.

16 Probablement de Fleury.

17 Un peu plus tard J.B. Champagnat sera trésorier de la confrérie.

18 Pour tisser des toiles grossières. La livre équivaut à un peu moins d’un demi-kilo.

19 Plus ou moins l’équivalent d’une journée de travail.

20 Religion civique créée à la fin de la Révolution.

21 La semaine a été remplacée par la décade. On cherche à établir un culte décadaire.

22 Anniversaire de l’exécution de Louis XVI.

23 Annales de l’institut, Rome, 1993, tome 1 p. 19-21.

24 Françoise Mayeur, Histoire de l’enseignement et de l’éducation, tome III, éditons Tempus, 2004, p. 32.

25 Miscellanées Champagnat, p. 139.

26 Recensement de 1790.

27 Marlhes au long des siècles (2002, ch. 11 p. 209…)

28 Le décret du 27 brumaire an VI (17 novembre 1797) impose aux candidats aux fonctions publiques de prouver qu’ils ont fréquenté les écoles de l’Etat et que leurs enfants y sont. M. Vovelle, L’Etat de la France pendant la Révolution, chronologie p. 24

29 Série d’articles parus dans Voyages et missions, reproduits dans Miscellanées Champagnat.

31 Institué en 1816. Il y a trois brevets. Celui du 3° degré, le plus bas, reconnaît que le maître sait lire, écrire, compter. L’université cherche alors à contrôler l’enseignement élémentaire.

31 Il écrit dans la revue grand public Voyages et missions.

32 Barthélemy est sans doute le frère de Pierre Moyne et le jeune Pierre Moyne est filleul de son oncle.

33 Le délai entre le jour de naissance et celui du baptême paraît anormalement long dans un lieu où les enfants sont baptisés dans les 24 heures qui suivent leur naissance. Un délai peut être signe d’un manque de ferveur, mais aussi venir de la difficulté à trouver un prêtre et un parrain et une marraine.

34 Voir Les années obscures… p. 153. Noter l’emploi du pluriel : « aux instituteurs » qui sous-entend qu’il y en a plusieurs.

35 Se fondant sur le registre des délibérations tenu par J.B. Champagnat, le F. Gabriel Michel (Les années obscures… p. 147…) cite une douzaine de  procès-verbaux de fêtes commémoratives ou civiques.

36 Où on célèbre un culte civique en principe tous les décadis.

37 C’est-à-dire Jean-Baptiste Champagnat.

38 Il s’inspire manifestement du ministre de l’intérieur François de Neufchâteau.

39  : Ou aussi du début du calendrier républicain.

40 L’accord est signé le 15 juillet 1801, mais la proclamation solennelle n’aura lieu qu’à Pâques 1802.

41 La fête révolutionnaire 1789-1799, Folio-Histoire, 474 p. 1988, p.

42 La première communion vers 13 ans est en même temps, pour la plupart, la fin de l’école.

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