Le Sanctuaire du Puy, sa confrerie de Notre-Dame et les origines de la S.M.

Complément à Enquête sur la genèse des grandes devises maristes (CM n° 35, mai 2017, p. 75-89) F. André Lanfrey

2019-05-05

LE SANCTUAIRE DU PUY, SA CONFRERIE DE NOTRE-DAME ET LES ORIGINES DE LA S.M.
Complément à Enquête sur la genèse des grandes devises maristes
(CM n° 35, mai 2017, p. 75-89)

Dans un article récemment publié j’avais développé l’hypothèse de l’influence de la vieille spiritualité d’esclavage marial sur les origines maristes. Elle a été repensée et reformulée au début du XVII° siècle par  Bérulle, qui préconise un  vœu de servitude mariale. Au début du XIX° siècle on parlera plutôt de « Saint dévouement » envers Marie synthétisé dans la devise : « Tout1 à Jésus par Marie, tout à Marie pour Jésus ».

Or, en étudiant l’histoire mouvementée des diocèses du Puy et de Lyon durant et après la révolution, et leur influence sur les destins de J.C. Courveille et M. Champagnat, je me suis rendu compte que le sanctuaire de Notre-Dame du Puy avait été, par sa confrérie de Notre-Dame, un haut-lieu de la dévotion au saint esclavage marial. Et, en conséquence,  l’esprit de dévouement total à Marie, contenu dans la consécration de Fourvière de juillet 1816, ainsi que le désir de faire advenir au Puy la Société de Marie pourraient bien avoir pour source importante la spiritualité d’esclavage mariale apportée du Puy par J.C.  Courveille et sans doute aussi M. Champagnat.

 

ENFANCES ET JEUNESSES DE J.C. COURVEILLE ET M. CHAMPAGNAT DANS LE DIOCESE DU PUY

Nous savons que la Révolution Française (1789-99) supprime les anciennes divisions territoriales et qu’en 1790 l’Assemblée constituante instaure les départements dont les limites seront en même temps celles des évêchés. Ainsi l’évêché du Puy coïncidera avec le département de la Haute-Loire et les frontières du département de Rhône et Loire seront aussi celles du diocèse de Lyon. Cette réforme territoriale s’inscrit dans le contexte de la Constitution civile du clergé qui réorganise l’Eglise de France de fond en comble sans tenir aucun compte de l’autorité du pape. Désormais évêques et curés seront élus par les assemblées civiles et astreints à prêter un serment de fidélité à la Constitution civile. De nombreuses paroisses changent de diocèse.

Cette cascade de changements divise le clergé en « constitutionnels » et « réfractaires » (rebelles) ainsi que les populations. Comme finalement, en 1791, le pape refuse cette Constitution civile c’est le schisme : le clergé constitutionnel gouvernera les nouveaux diocèses calqués sur les départements mais le clergé réfractaire continuera d’administrer clandestinement les anciens diocèses. Ainsi, à l’est de la Haute-Loire, les paroisses de Marlhes, Jonzieux et St Genest-Malifaux font désormais partie du département de Rhône-et-Loire2 mais le clergé réfractaire du Puy comme celui de Lyon considèrent qu’elles relèvent toujours du diocèse du Puy. Le problème est à peu près le même au nord de la Haute-Loire où les paroisses d’Usson, Apinac, St Bonnet-le-Château, Estivareilles et quelques autres ont été rattachées à la Loire.

Ces problèmes frontaliers sont assez secondaires en eux-mêmes, sauf que Marcellin Champagnat est né à Marlhes en 1789 et J.C. Courveille à Usson en 1787. Ainsi, deux des promoteurs de la Société de Marie sont nés dans le diocèse du Puy et y ont appartenu territorialement et spirituellement durant leur enfance et leur adolescence. Et cette appartenance première ne sera pas de petite importance, dans l’histoire des origines maristes.

 

LE CONCORDAT DE 1802 FIXE DEFINITIVEMENT LES FRONTIERES DIOCESAINES

La résistance territoriale de l’Eglise réfractaire prend fin avec Le concordat entre Bonaparte et Pie VII signé le 15 juillet 1801, qui crée un grand trouble puisque le pape, en acceptant l’accord dès le 15 août 1801, demande aux évêques légitimes de se démettre de leur siège entre ses mains afin de permettre la constitution d’un nouvel épiscopat et d’un nouveau clergé amalgamant anciens  constitutionnels et anciens réfractaires. Et les frontières des diocèses, seront les mêmes que celles des départements. Le schisme est donc théoriquement éteint mais évêques légitimes et clergé réfractaire se trouvent en quelque sorte punis de leur fidélité au Saint Siège tandis qu’évêques et clergé schismatiques s’en tirent à bon compte.

Or, sur ce point le contraste entre Le Puy et Lyon est criant. Mgr. de Galard, évêque du Puy, exilé depuis 1791 en Suisse puis en Autriche, a refusé de démissionner et son diocèse sera même supprimé de 1802 à 18233, l’esprit du clergé et des populations y étant massivement hostile au nouvel ordre politico-religieux. Au contraire, Fesch, le nouvel archevêque de Lyon, oncle du premier consul Bonaparte, qui a abandonné le sacerdoce durant la révolution, à peine réconcilié avec l’Eglise se retrouve à la tête d’un des plus beaux diocèses de France. On ajoute même à son territoire le diocèse de Belley. Le concordat n’a donc pas été reçu sans réticences dans une Eglise de France où le pape avait fait de lourdes concessions au despotisme de Bonaparte4. Par ailleurs, pour des catholiques associant spontanément cause catholique et cause monarchique l’abandon de la cause royale pouvait paraître scandaleux.

 

LE RATTACHEMENT OFFICIEL DE MARLHES AU DIOCESE DE LYON

Le 18 avril 1802, jour de Pâques, le concordat est célébré en grande pompe à Notre Dame de Paris. Le cardinal Fesch prend officiellement possession de son diocèse au début de 1803. Dans le registre des baptêmes de Marlhes le curé Allirot a mentionné cet acte qui entérine le rattachement au diocèse de Lyon :

« La paroisse de Marlhes ci devant comprise en la généralité de Lyon pour l’administration civile et conséquemment dans l’étendue du département de Loire par l’effet des nouveaux réglements constitutionnels, avait toujours fait partie du diocèse du Puy quant au régime spirituel. La nouvelle circonscription de l’administration française assignant aux diocèses les limites des départements, elle devient diocésaine de Lyon qui comprend le département de la Loire.

Aujourd’hui 16 janvier 1803 (an 11 de la R (épublique) f (rançaise) dans l’église de Marlhes a été publié le mandement de M. l’Archevêque de Lyon datté (sic) le 2 dud(it) mois au sujet de la prise de possession de son siège et de son diocèse, époque décisive de la réunion effective de cette paroisse au diocèse de Lyon. »

Le mandement de Fesch étant lu dans toutes les paroisses du diocèse de Lyon, à  Usson et Apinac, lieux ou J.C. Courveille est né et a passé son enfance, la conséquence du mandement est la même qu’à Marlhes. Marcellin Champagnat, qui a 14 ans, et Jean-Claude Courveille qui en a 16, sont informés qu’ils ont changé de diocèse. Pour eux, mais sans doute pour une bonne partie des populations de ces paroisses séparées du Puy, leur sanctuaire de référence, ce n’est sans doute pas un événement anecdotique ou purement administratif. Pour beaucoup, dans une France encore très cloisonnée, ce rattachement a dû être ressenti comme une annexion.

 

LA CONFRERIE DE N.D. DU PUY

Mais il est vrai que rien n’empêche les nouvelles paroisses lyonnaises de continuer à péleriner vers Le Puy et M. Courveille ne s’en privera pas puiqu’au 15 août des années 1809, 1810 et 1812 il va vivre dans la cathédrale des expériences spirituelles qui seront à la source de la Société de Marie. Mais est-ce en tant que simple pèlerin ou parce que membre de la confrérie de Notre-Dame du Puy qu’il se trouve ce jour-là au Puy ?

Au cours de recherches déjà anciennes j’ai découvert un fascicule de 8 pages imprimées intitulé « Notions abrégées de la Confrairie de Notre-Dame du Puy »5 fondée par Mgr. de Maupas, évêque du Puy, en 1650. Nous y apprenons entre autres que chaque fois que la fête de l’Annonciation (25 mars) coïncide avec le vendredi saint un jubilé a lieu au Puy. C’est le cas en 1796 et des membres des familles Courveille et Champagnat –  peut-être Marcellin lui-même qui a sept ans et J.C. Courveille qui en a neuf – ont dû y participer 6.

Mais la confrérie de Notre-Dame du Puy existe-t-elle encore à cette époque ? Si c’est le cas, la révolution l’a contrainte à une vie clandestine, le jubilé ayant pu contribuer à la ranimer. Malheureusement un premier incendie de l’évêché en 1782 et un second en 1872 ont détruit les archives diocésaines, empêchant de connaître l’histoire de la confrérie. Les statuts de la confrérie deviennent donc notre source majeure.

Parmi ses avantages spirituels nous trouvons une indulgence plénière pour les confrères et consoeurs qui visitent l’église de N.D. du Puy au jour de l’Assomption (15 août) « depuis les premières vêpres jusqu’au soleil couché dudit jour & y prieront selon les intentions du pape ». Or, c’est le 15 août 1809 que J.C. Courveille est guéri dans la cathédrale d’une quasi cécité (OM2/ doc. 718 § 3) en se frottant les yeux avec l’huile de la lampe placée devant l’image de Marie. L’année suivante à la même date, il se retrouve devant la statue miraculeuse.
« Et là il promit à la Ste Vierge de se dévouer tout entier à elle, de faire tout ce qu’elle voudrait pour la gloire de Notre Seigneur, pour son honneur à Elle, pour le salut des âmes. Toute sa pensée était d’être prêtre et de s’employer, par l’exercice du zèle sacerdotal à la réalisation de ce triple vœu » 7..

Ce texte rapporté par le P. Mayet d’après une correspondance avec M. Courveille, est très proche de l’esprit de la consécration des membres de la confrérie de Notre-Dame du Puy8. Qu’on en juge par les extraits suivants :

L’article 1 des statuts précise que la fin de la confrérie est :

« Faire reconnaître la Ste Vierge pour Dame & Maîtresse Souveraine des anges & des hommes […] Ceux qui veulent s’y faire inscrire doivent se regarder comme ses esclaves & se résoudre de la servir en cette qualité pendant leur vie, reconnaissant que tout le bien tant spirituel que temporel qu’ils peuvent prétendre, ils espèrent de l’obtenir par son intercession ».
L’article 3 prévoit que ceux qui voudront faire partie de la confrérie, après confession et communion « s’offriront à la Ste Vierge devant son image miraculeuse, lui promettant de la servir en qualité d’esclave, la reconnaissant après Dieu pour leur souveraine, et ils feront ensuite écrire leur nom & surnom dans le livre de ladite confrérie ».
L’article 4 précise que « l’Assomption de la sainte Vierge sera la grande fête de la confrairie » avec exposition du saint sacrement, sermon, vêpres et procession. Enfin, l’article 10 des statuts montre que cette confrérie n’est pas purement locale puisqu’elle précise :

« Les étrangers qui feront partie de ladite confrairie participeront aux mêmes grâces et indulgences […] en observant les statuts susdits & pratiquant ce qu’ils contiennent, dans l’église du lieu où ils habitent, & et devant une image de la Sainte Vierge ».

Enfin, l’oraison à la T.S. Vierge, par laquelle le confrère s’engage, est très explicite quant à l’esclavage marial :
« Divine Marie, Vierge & Mère tout ensemble, Mère de mon Dieu, je vous appartiens parce que vous êtes encore la Mère des hommes mais je veux encore vous appartenir par mon choix en me donnant à vous. J’adorerai tous les jours de ma vie votre divin Fils notre Seigneur Jésus-Christ, & vous rendrai chaque jour les plus sincères hommages. Je ne cesserai de vous témoigner combien je m’estime heureux d’être honoré du titre de votre esclave, dans lequel je désire mourir & vivre à jamais, ainsi soit-il. ».

Dans sa consécration à Marie M. Courveille, en  parlant de « se dévouer tout entier à elle, de faire tout ce qu’elle voudrait pour la gloire de Notre Seigneur, pour son honneur à Elle » reproduit les deux idées majeures de cette prière. Il y ajoute cependant le thème du « salut des âmes » plutôt lié à son intention très personnelle de devenir prêtre. Encore faut-il préciser que la confrérie encourage la pratique des œuvres apostoliques : hospitalité aux pauvres pélerins, réconciliation des ennemis mais aussi « faire rentrer dans la voie du salut ceux qui s’en étaient égarés » et « enseigner les commandements de Dieu à ceux qui les ignoraient ainsi que les autres vérités dont la connaissance est nécessaire au salut »9. L’hypothèse d’une inscription de M. Courveille à la confrérie de N.D. du Puy, ou au moins d’une influence de sa spiritualité, me paraît donc très probable, comme une réponse à la grâce de guérison obtenue l’année précédente.

Evidemment M. Courveille n’utilise pas le terme « esclavage » qui, dès l’époque moderne a suscité bien des oppositions. Il n’est toléré que parce qu’il est pris dans un sens métaphorique : non comme servitude contrainte mais comme vassalité volontaire selon la tradition courtoise : le chevalier qui a reçu la faveur de sa Dame y répond par un dévouement corps et âme. M. Courveille parle donc « de se dévouer tout entier » à Marie, se gardant d’utiliser le mot « esclavage ».

C’est chez M.Champagnat, et seulement une fois, dans ses résolutions du 3 mai 1815 (OM1/ doc. 36 § 4) que nous trouvons clairement évoqué l’esclavage marial :  
« Mon Dieu, vous connaissez ma misère. Ayez pitié de moi, je vous en conjure. Saint Vierge, vous savez que je suis votre esclave. A la vérité, je suis indigne d’une si grande faveur, mais c’est en cela même qu’éclatera votre bonté à mon égard. »

Marcellin Champagnat aurait-il fait partie de la confrérie de Notre-Dame du Puy ? Ce n’est pas impossible, même si nous n’avons connaissance d’aucun pèlerinage fait par lui à ce sanctuaire. Mais il est allé plusieurs fois à La Louvesc où devait fonctionner une annexe de cette confrérie. Cette tradition a pu lui venir par le séminaire de Verrières car nous savons qu’en ce lieu Jean-Marie Vianney, le futur curé d’Ars a fait partie d’une association de l’esclavage marial10. En tout cas, nous trouvons dans sa brève allusion l’affirmation d’un acte de consécration antérieur à 1815 et aussi une conception de l’esclavage comme privilège appelant à un dévouement sans bornes.

Pour Courveille la révélation du 15 août 1812 va enrichir considérablement un processus commencé en 1809. Sa guérison physique a été comme une nouvelle naissance suscitant la consécration à Marie de 1810 en même temps que permettant une vocation personnelle : devenir prêtre. Deux ans plus tard c’est le projet de rassembler une société consacrée à Marie : « dans ces derniers temps d’impiété et d’incrédulité […] ceux qui la composeront se nommeront aussi Maristes, pour combattre contre l’enfer. »(OM2/ doc. 718, § 5).

Tout ceci est bien connu mais, à ma connaissance jusqu’alors aucune hypothèse de filiation entre la confrérie de Notre-Dame du Puy et la Société de Marie n’avait été envisagée. Si nous admettons cette hypothèse, M. Courveille concevrait le mot « Mariste » comme modernisation du vieux terme d’esclave de Marie devenu impraticable, tout en gardant l’esprit d’un don total. Mais ce don total n’est pas envisagé comme individuel, comme si Courveille voulait créer la  branche apostolique et sacerdotale d’une confrérie mariale jusque-là destinée à tous. Pour «  ces derniers temps d’impiété et d’incrédulité » il faut en effet des prêtres missionnaires reprenant sous l’égide de Marie souveraine et mère, l’œuvre des Jésuites, dont François Régis est l’archétype, interrompue par les manœuvres infernales11.

LE PUY CONÇU COMME LIEU DE NAISSANCE DE LA SOCIETE DE MARIE

On comprend que Courveille ait été troublé par une telle inspiration. En 1812 les ordres et associations religieuses sont interdits12. Le pape est en résidence surveillée à Savone. Napoléon domine l’Europe et ses armées  avancent en Russie. Le 15 août est la Saint Napoléon, l’empereur cherchant à capter à son profit une des grandes fêtes nationales. Une telle intention de Marie ne paraît guère compréhensible ni réalisable.

Le souci de mieux comprendre l’inspiration reçue explique peut-être pourquoi J.C. Courveille choisit d’entrer en philosophie à la Toussaint 1812 : au séminaire du Puy et non dans un séminaire du diocèse de Lyon. En effet, logeant tout près de la cathédrale :  « J’allais – dit-il – presque tous les jours au pied de l’autel lui (à Marie) renouveler mes promesses ». On sait qu’il en parle finalement à ses directeurs qui l’encouragent et, « il était sur le point de chercher des confrères qui voulussent avec lui mettre la main à l’œuvre » mais en sera empêché par l’intervention du diocèse de Lyon.
Il semble même avoir commencé à y rassembler des disciples. Sa manière de recruter le P. Déclas en 1815 donne une certaine idée de son inspiration première qui est en même temps sa stratégie de recrutement (OM2/ doc. 591 § 7) adaptée d’abord au séminaire du Puy13 : « Il me dit qu’il avait dessein quand il serait prêtre de faire comme S. François Régis et d’aller par les campagnes au secours du pauvre peuple […] Il me demanda si je voulais faire comme lui ». Comme Déclas s’est montré réceptif, un peu plus tard Courveille lui confie que la société envisagée « sera la même à peu près que celle des jésuites ; seulement ceux qui en seront membres s’appelleront Maristes ».

Il est possible qu’au Puy les supérieurs de Courveille aient espéré un arrangement avec Lyon pour le garder. Mais à Lyon on se méfie d’un état d’esprit des populations de la Haute-Loire opposé au nouveau régime et du particularisme de la zone frontière récemment annexée par Lyon. L’archevêché exige que J.C. Courveille entre à St Irénée (OM2/ doc. 718 § 8-13) non pour avoir un séminariste de plus mais pour faire reconnaître son autorité sur des paroisses nouvellement acquises.

 

UNE CONVICTION DE M. COURVEILLE COMMUNIQUEE A SES DISCIPLES

Il est clair néanmoins que M. Courveille ne conçoit pas la fondation de la Société de Marie hors du Puy.  Et ses disciples maristes, bien que  presque tous lyonnais, vont faire leur cette conviction qui ne se défera vraiment qu’à partir de 1822. Cet amalgame entre une spiritualité et un lieu n’est pas dépourvu de logique car Le Puy c’est le sanctuaire de Notre-Dame mais aussi le souvenir du collège jésuite d’où François Régis partait évangéliser. Nouvelle société apostolique providentielle destinée à reprendre l’esprit et l’œuvre des Jésuites, la Société de Marie doit marcher sur les traces de son grand modèle apostolique. Aussi, lorsqu’en juillet 1816 la promesse de Fourvière parle de « la sincère intention et la ferme volonté de nous consacrer aussitôt qu’il sera possible à l’institution de la très pieuse congrégation des Mariistes » il faut sous-entendre que ce sera au Puy. Mais il ne convient pas que des séminaristes de Lyon affichent une intention qui irait à l’encontre des intérêts d’un diocèse très soucieux de garder ses clercs.

Cette pensée à la fois mystique et utopique mime en quelque sorte les origines de l’Eglise sous les auspices de Marie, la révélation de 1812 à la cathédrale du Puy constituant une sorte d’annonciation (Nazareth) ; la promesse de Fourvière une naissance en exil (Fourvière-Bethléem) préludant à une vie cachée (Egypte). La réunion au Puy serait le début d’une vie publique consacrée à la mission apostolique dans la tradition jésuite (François Régis) sous les auspices d’un pape, d’un évêque et d’un roi très chrétien qui ne seront pas ceux de 1816 mais des serviteurs éminents de Marie : des Maristes.

Nous disposons de textes de Courveille et Champagnat sur cette vision mystico-utopique mais c’est chez Jean-Claude Colin et les Maristes de Cerdon-Belley que nous trouvons le plus de signes de l’influence profonde de cette vision de la Société de Marie fondée sur Le Puy, même si J.C. Colin s’est beaucoup défendu d’avoir subi l’influence de J.C. Courveille14.

Des raisons conjoncturelles expliquent en partie cette idéalisation du Puy. Pour un Courveille, dont la référence spirituelle est N.D. du Puy, et pour les aspirants maristes imbus d’un esprit ultramontain et d’un ultra-royalisme plus mystique que politique (le roi très chrétien) le diocèse de Lyon, gouverné jusqu’en 1815 par Fesch, oncle de Napoléon, puis administré en son nom par des vicaires généraux ne peut guère apparaître comme un espace favorable à l’éclosion de leur société. Mais la division territoriale des diocèses est récente et en 1816, le roi étant revenu, on espère qu’un nouveau concordat rétablira l’Eglise de France et ses diocèses dans leurs droits et leurs territoires ; que le cardinal Fesch et ses vicaires généraux devront laisser la place à un archevêque et des vicaires généraux non compromis avec l’usurpateur.

En somme, au moment où les Maristes rédigent leur formulaire la perspective d’un rétablissement du diocèse du Puy et d’une autorité ecclésiastique lyonnaise disposée à les autoriser à se rendre au Puy, pour fonder leur société missionnaire dans un délai raisonnable, ne paraît pas improbable. Mais nous savons que rien ou presque ne se passera comme prévu.

Il faut sans doute tenir compte aussi de l’image que les premiers Maristes ont pu se faire du diocèse du Puy. En 1816, bien que le diocèse n’existe plus, Le Puy est connu comme un haut lieu de fidélité mariale, romaine et monarchique. Situé au milieu des hautes terres du Massif Central, contrairement à Lyon et sa région beaucoup plus urbanisées et religieusement plus contrastées, Le Puy représente aussi un monde exotique et quelque peu sauvage à mi-chemin entre la mission lointaine et la mission paroissiale classique. Et l’exemple de François Régis est là pour rappeler que ces peuples jugés incultes sont davantage disposés à l’évangélisation que les milieux corrompus des plaines et des villes. Il y a chez les premiers Maristes une certaine mythification du diocèse du Puy, à la fois comme centre rayonnant et espace sauvage à instruire voire convertir : une image en réduction de l’Eglise et du monde.

Dans le projet mariste de 1816 Le Puy joue donc un rôle que le texte de la promesse de Fourvière ne laisse guère soupçonner. Fourvière où la promesse est prononcée pour la première fois, n’est que le substitut et l’anticipation de Notre-Dame du Puy, où les nouveaux ordonnés n’ont pu se rendre pour deux raisons : les temps ne sont pas accomplis et la distance physique est trop grande.
En définitive M. Courveille a apporté du Puy en 1814 le nom de la Société qu’il projetait d’y constituer. Sa conviction et le prestige dû à sa révélation lui ont permis d’exercer sur un petit nombre de disciples une influence prépondérante mais non exclusive. Il avait en effet devant lui des Lyonnais qui, dans les séminaires du diocèse, avaient vécu une initiation spirituelle à la fois proche et différente. Et la promesse de 1816 sera la conclusion de la rencontre intense, mais assez brève, de deux courants spirituels mariaux et de deux lieux ecclésiaux. La prépondérance du Puy et de M. Courveille n’y est que relative 15. C’est pourquoi, plus tard, le P. Colin attribuera à Courveille le mérite d’avoir manifesté le projet de société mais lui déniera le titre de fondateur. La thèse est sans aucun doute excessive mais comporte une bonne part de vérité. Fourvière se substituera au Puy comme lieu fondateur et le P. Colin remplacera M. Courveille.

Le personnage le plus mystérieux de cet échange-confrontation entre Le Puy et Lyon, auquel je n’ai que peu fait allusion, c’est Marcellin Champagnat. Natif de l’ancien diocèse du Puy mais longuement formé dans le diocèse de Lyon, il s’est trouvé dans les deux camps si l’on peut dire. Il est clair pourtant qu’il y a eu entre M. Courveille et lui des lieux et des temps de connivence d’importance majeure. Et surtout, en préconisant une branche spécifique de la S.M. puis en construisant L’Hermitage il a manifesté une sensibilité pastorale, une spiritualité et une idée de la S.M. assez différentes de celles des Maristes lyonnais.

En définitive, dès 1812-1814 Courveille a conçu la S.M. selon trois axes. Mystiquement ce sera un groupe d’hommes dévoués corps et âme à Marie Mère et souveraine. Et la confrérie de N.D. du Puy a pu lui servir de modèle. Apostoliquement, ce sera une société héritière de la mission jésuite, dont François Régis est l’archétype. Sur un plan utopique et politico-religieux, elle participera puissamment à la restauration et l’expansion de l’ordre chrétien par le pape rétabli dans ses droits, les évêques légitimes et le roi très chrétien. Après 1816 la S.M. prendra peu à peu ses distances vis-à-vis de la personne de M. Courveille mais en conservant largement –sans trop vouloir le reconnaître -l’empreinte de son origine au Puy.

F. André Lanfrey, mai 2019
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Note complémentaire sur L.M. Grignion de Montfort, l’esclavage marial et diocèse du Puy

Des lecteurs de l’article précédent seront peut-être surpris que je n’aie pas fait mention des ouvrages de ce grand missionnaire et auteur mystique (1673-1716)  où l’on trouve sans doute la plus profonde manifestation de la spiritualité d’esclavage marial. Mais l’introduction à ses Œuvres complètes16 précise (p. XV) qu’à part des cantiques et des lettres aucun écrit de Montfort n’a été publié de son vivant. Des fragments de ses autres écrits ont été insérés dans ses biographies au cours du XVIII° siècle, mais « ce n’est qu’à partir de 1842, date de la découverte du Traité de la vraie dévotion qu’on pense à publier progressivement les principales œuvres ».

Quand on lit Montfort aujourd’hui on est cependant frappé des convergences multiples de sa spiritualité avec celle des premiers Maristes alors qu’on ne voit pas comment son influence directe aurait pu s’exercer avant le milieu du XIX° siècle. Mais la même introduction (p. XIII) nous donne en quelque sorte la clé de cette convergence : Montfort fut un grand lecteur d’ouvrages spirituels et les spécialistes ont reconnu dans ses œuvres l’influence de nombreux jésuites, des Dominicains, des Franciscains, de Bérulle et ses disciples, en particulier Boudon, Olier et Tronson. Mais de cet éclectisme, Montfort a tiré une synthèse personnelle dans laquelle l’esclavage marial devient une théologie mystique de profondeur impressionnante. Toutes proportions gardées, M. Courveille et les premiers Maristes ont suivi un chemin semblable : de l’éclectisme spirituel à une synthèse personnelle et collective qui aboutit à une spiritualité mariale assez comparable.

Dans le Traité de la vraie dévotion (§ 169), s’inspirant de M. Boudon, Montfort nous cite quelques précurseurs de l’esclavage marial, depuis St  Odilon, abbé de Cluny, vers l’an 1000 mais qu’elle n’est « devenue publique » qu’à partir du XVII° siècle. Montfort convient cependant qu’« elle n’est pas commune » parce que « trop précieuse pour être goûtée et pratiquée de tout le monde ». Ce n’est donc pas une dévotion populaire mais une mystique mariale relativement élitiste.

L’établissement au Puy en 1650 d’une confrérie véhiculant cette spiritualité correspond bien à la phase de structuration de la réforme catholique qui encourage les confréries nouvelles de dévotion. Mais les statuts du Puy ont gommé le caractère problématique de cette confrérie par un titre assez neutre. Et ils ne parlent pas du port de chaînettes par les adeptes de cette dévotion, souvent critiqué à cause de son caractère ostentatoire. Nous avons donc l’impression qu’une confrérie du saint esclavage plus ancienne, a été quelque peu normalisée par la vigilance ecclésiastique.

Montfort nous parle indirectement du Puy en évoquant la figure de la Mère Agnès de Jésus, moniale et mystique dominicaine (1602-1634) à Langeac, dans le diocèse de Saint Flour17, qui se serait, à l’âge de sept ans, consacrée comme esclave à Jésus et à Marie « quoiqu’elle ne sût pas auparavant ce que c’était que cette dévotion »18. Elle enseigne cette spiritualité à plusieurs, « entre autres à M. Olier, instituteur du séminaire de Saint Sulpice, et à plusieurs prêtres et ecclésiastiques du même séminaire ».

Et effectivement nous savons que M. Olier (1608-1657), parisien d’origine mais abbé de Pébrac à proximité de Langeac, a eu la Mère de Langeac comme amie spirituelle. C’est conseillé par elle qu’il fondera le séminaire Saint Sulpice19. M. de Lantages, sulpicien, premier supérieur du séminaire du Puy envisagé par J.F. Régis et finalement fondé sur la demande de l’évêque du Puy, Henri de Maupas (1606-1680) en 1852, a publié la Vie de la Mère de Langeac en 1655. Et c’est de cet ouvrage que Montfort tire cette histoire qui nous éclaire partiellement sur les origines de la confrérie du Puy. Et il J.C. Courveille  a probablement lu M. de Lantages. Cependant l’influence de l’esclavage marial sur Olier paraît mince. Sa spiritualité est davantage axée sur l’intérieur de Jésus et Marie : « Jésus est hostie de louange, Marie aussi est hostie. Jésus enfant vit en Marie ; Olier honore en elle la vie du Verbe incarné »20. Détail intéressant  : devenu bachelier en théologie en 1630, M. Olier se rend à Rome. A Lorette il est guéri d’une maladie des yeux et envisage un temps de se faire chartreux21.

Quant à Henry de Maupas, prêtre en 1629 il a fréquenté à Paris Vincent de Paul, Jean Eudes, Bérulle, Olier… Plus tard il travaillera à la cause de béatification de François de Sales. Il baigne donc largement dans le milieu le plus dynamique de la réforme catholique. Son épiscopat au Puy de 1641 à 1661 sera marqué en 1650 par la fondation des Sœurs de Saint Joseph et, plus modestement, par l’établissement de la confrérie de N.D. du Puy22 qui pourrait avoir eu pour directeur des jésuites ou des sulpiciens.

Celle-ci paraît avoir disparu peu avant une révolution qui n’a pas inauguré une politique anti-congréganiste. En effet, en 1760 le parlement de Paris, très gallican et janséniste, a ordonné la dissolution de toutes les associations de piété (confréries et congrégations mariales) dirigée par les Jésuites et a mené ensuite une politique de réduction drastique des autres associations. Il est imité peu à peu par les autres parlements, de sorte qu’à la veille de la révolution bien des confréries ont disparu. Et le décret de la révolution qui, en 1792, interdit les associations pieuses semble donner le coup de grâce à une œuvre moribonde.

Cependant les historiens constatent une véritable continuité entre le XVIII° et XIX° siècle, comme si bien des associations avaient subsisté officieusement. Bien des congrégations des jésuites ont été prises en charge par des prêtres amis. Et d’ailleurs existaient déjà, notamment dans les séminaires, des Associations secrètes d’ Amis (AAs) ou de  « petites sociétés » d’esprit proche. Et il ne faut surtout pas négliger les nombreuses créations d’associations clandestines de laïcs et de clercs au cours de la Révolution et sous l’Empire pratiquant souvent une résistance politico-religieuse. Avec M. Courveille et les premiers Maristes de St. Irénée nous avons un bon exemple de  la recréation de congrégations anciennes de clercs23 ou de création de congrégations nouvelles fortement ancrées dans des traditions spirituelles anciennes repensées selon l’esprit des temps nouveaux.

Une permanence de la confrérie de N.D. du Puy est donc une hypothèse fort vraisemblable. D’ailleurs, par son oncle Mathieu Beynieux (1762-1835) né à Apinac, pasteur en ce lieu à partir de 1795 avant d’en devenir officiellement curé en 1803, le jeune Jean-Claude Courveille était en contact avec la tradition sacerdotale et spirituelle du Puy, très marquée par les influences jésuite, sulpicienne, dominicaine et autres. Ses expériences spirituelles de 1809-1812 sont à interpréter en fonction de cet arrière-fond culturel enraciné à partir du  milieu du XVII° siècle et revivifié par les événements révolutionnaires. Quand il arrive au séminaire Saint Irénée en 1814 J.C. Courveille apporte avec lui une personnalité très marquée par son histoire personnelle mais aussi une tradition spirituelle dans laquelle le sanctuaire du Puy et l’histoire du diocèse jouent un rôle majeur dans la fondation de la Société de Marie. Nous savons que peu à peu cette influence s’évanouira mais que naîtra chez les Maristes le mythe d’un Courveille ayant trouvé chez un vieux jésuite du Puy les sources de son inspiration. Un mythe qui renferme sa part de vérité.
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F. André Lanfrey, mai 2019

1 Mais M. Boudon, quoique grand diffuseur de la spiritualité bérullienne, conservera la notion d’esclavage marial. Celle-ci sera aussi illustrée par Grignion de Monfort,(1673-1716) mais ses œuvres, écrites au début du XVIII° siècle ne seront diffusées qu’après 1840.

2 Lyon s’étant révoltée en 1793, le département sera coupé en deux (Loire/Rhône). Mais les frontières de l’archevêché de Lyon ne seront pas modifiées.

3 Le territoire de la Haute-Loire est rattaché au diocèse de St Flour.

4 Il est vrai que le diocèse de Lyon est une exception pour des raisons historiques car le département de Rhône et Loire créé en 1791 a, pour punir Lyon de sa révolte, été divisé en deux. Mais en 1803 Loire et Rhône feront partie du même diocèse de Lyon.

5 Bibliothèque municipale du Puy, contenu dans un recueil factice, Fonds Cortial, cote 5819. Il existe aux Archives départementales de la Haute-Loire (cote 1 F 116) la copie manuscrite d’un fascicule identique datant de 1684 dont le titre est « Statuts de la confrérie de Notre Dame du Puy ».

6 Voir G. Michel, Les années obscures de Marcellin Champagnat, p. 133. L’indulgence pouvait d’ailleurs être gagnée dans diverses églises du diocèse, Montfaucon étant la plus proche de Marlhes.

7 Voir OM4/ doc. 894. Un Courveille Jean-Claude est en effet inscrit en cinquième. Il est très peu probable qu’il s’agisse d’un homonyme. Mais a-t-il effectivement séjourné au séminaire ? Rien n’est dit sur ses origines, sa conduite et son niveau scolaire.

8 A cette époque le 15 août est la saint Napoléon et que se déroulent ce jour-là une fête à la fois civique et religieuse. La procession de l’Assomption a lieu, mais encadrée par des festivités plus politiques et récréatives que religieuses, à une époque où la papauté est persécutée. Etre bénéficiaire de faveurs spirituelles en un  tel jour, c’est, au moins implicitement, un acte de résistance.

9 On pense aux résolutions de M. Champagnat à Verrières voulant enseigner le catéchisme aux riches et aux pauvres. Mais il est vrai que ce type d’engagement est commun à bien des confréries.

10 Voir Cahiers Maristes, n° 35 P 79-81.

11 L’ordre des jésuites supprimé en 1773 ne sera rétabli qu’en 1814.

12 En fait les associations clandestines foisonnent, un grand nombre d’entre elles amalgamant résistance religieuse et opposition politique.

13 Cette stratégie est typique des petites sociétés secrètes de séminaires : on sonde un candidat choisi à l’avance et on l’initie progressivement s’il a paru répondre aux ouvertures faites prudemment.

14 Voir notamment la notice sur Le Puy dans OM4 p. 410.

15 Le texte de la consécration de Fourvière, très complexe, me semble amalgamer deux ou trois rédactions différentes.

16 Editions du Seuil, Paris, 1966, 1905 pages.

17 A près de 50 km à l’ouest de la ville du Puy.

18 Traité de la vraie dévotion § 170.

19 Mais, dans le Dictionnaire de spiritualité sa notice n’évoque pas du tout cette spiritualité d’Agnès de Langeac.

20 Dictionnaire de spiritualité, T. 11, article Olier, colonne 745.

21 Ibid. col. 737.

22 Notice dans le Dictionnaire de spiritualité.

23 Pratiques religieuses dans l’Europe révolutionnaire (1770-1820). Actes du colloque de Chantilly, 1996, Brepols, Rapport de Louis Châtellier, p. 515-518.

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