Saint Marcellin Champagnat: un rêve sculpté dans le marbre

01/06/2006

Jiménez Deredia à la basilique Saint-Pierre du Vatican

En 1976, un jeune sculpteur costaricain voyage en lItalie. Il a 21 ans et une bourse de sept mois en poche. Les ateliers de Carrare sont ouverts à ses désirs dapprentissage. Il ne peut pas effacer de sa mémoire les images des sculptures précolombiennes de son pays dorigine. Quand il franchit pour la première fois le seuil de la Basilique Saint-Pierre et contemple les statues, il rêve d?y mettre une de ses oeuvres. Pour n?importe qui, ce serait un rêve de jeunesse. Pour lui, il s?agit d?une intuition. Le 20 septembre 2000, ce rêve est devenu réalité.

Quest-ce que cela représente d?avoir une de ses statues au Vatican, plus précisément celle de saint Marcellin Champagnat ?
Pour moi, la sculpture de saint Marcellin Champagnat représente un important moment de ma vie personnelle et spirituelle. Le fait quelle soit ici au Vatican signifie une possibilité de concrétiser la pensée de Marcellin pour qu?elle ait une plus grande diffusion. Découvrir la figure de saint Marcellin avec sa dimension spirituelle, sa simplicité et sa conception du monde ma aidé à comprendre une partie de ma recherche intérieure et spirituelle. La chose la plus importante que chaque être humain doive comprendre dans la vie, c?est qu?il doit chercher la vérité avec humilité et ensuite la suivre. Malheureusement, dans notre vie, nous tendons à voir des ombres et nous ne nous habituons pas à chercher la vérité des choses. La simplicité de saint Marcellin a probablement été la clé la plus importante pour chercher la vérité de la vie? la réponse existentielle de lhomme Champagnat et son message coïncidaient automatiquement avec mon évolution et ma conception spirituelle. Que Marcellin soit au Vatican n?est ni cause d?orgueil et d?honneur pour moi, mais cela signifie la concrétisation dune réponse existentielle et personnelle qui coïncide avec la réponse existentielle de Marcellin.

Comment est née votre vocation de sculpteur ?
Jai commencé à sculpter très jeune. J?avais 15 ans quand jai fait ma première sculpture publique au Costa Rica. Avec toute l?inconscience de mon âge, jai représenté un éducateur costaricain. À partir de ce moment, jai compris que jétais né pour la sculpture. Je pouvais faire beaucoup de choses dans la vie, mais ce qui me rendait vraiment heureux, c?était de sculpter. Dautre part, jai compris que je pourrais projeter ma dimension spirituelle par lart, c?est-à-dire mon sub-conscient qui est, comme on dit, notre être intérieur… Je pourrais exprimer ce qui va au-delà du rationnel par la sculpture. Chacun de nous trouve un moyen d?exprimer sa dimension spirituelle à travers une structure religieuse, la musique, la poésie, la conservation de la nature, etc. Nous tous, êtres humains, sommes appelés par l?intérieur à trouver un canal propice ; dans mon cas, ce fut la sculpture. Je sens que je suis sculpteur parce que c?est la voie que Dieu ma donnée pour trouver ma dimension spirituelle propre et pour exprimer toute cette mer intérieure qui existe en moi comme en tout être humain. Pouvoir lexprimer par la matière est un privilège énorme parce que cela me permet de traduire cette spiritualité dans quelque chose de concret. Cest ainsi que je pense avoir découvert ma vocation de sculpteur. Cela correspond d?une certaine manière à ma réponse à lexistence : au pourquoi je suis ici, à ce que je dois faire, au où je vais? toutes ces grandes questions qui sont en nous et qui ont leurs réponses dans la dimension spirituelle de chacun. Dans mon cas, elles trouvent leur canal indispensable dans la sculpture.

Que s?est-il produit pour que l?une de vos ?uvres comme cette statue soit mise au Vatican, puisque cela n?est pas vraiment facile ?
Il s?agit d?une longue histoire. Une histoire magique et fascinante. Disons-la en quelques mots : cela peut paraître étrange, mais je sens en mon c?ur que ce n?est pas nous qui avons choisi saint Marcellin, mais bien lui qui nous a choisis. Nous comprenons que placer une sculpture dans la Basilique Saint-Pierre est une opération très compliquée et que dans 99% des cas nous devons bien connaître les gens familiers avec la structure ecclésiastique et avoir de bonnes connexions au Vatican. Mon épouse et moi, par contre, avions rêvé de faire quelque chose de vraiment important pour le Vatican. Peu à peu, nous nous sommes laissés pénétrer par ce message de plus en plus fort en nos c?urs, et nous avons exploré toutes les voies qui pourraient s?ouvrir à nous, attendant cette petite lumière au fond du tunnel qui nous indiquerait la marche à suivre. Ainsi, peu à peu, les choses se sont matérialisées, jusquà ce qu?apparaissent loccasion et la possibilité de découvrir saint Marcellin avec ce qui devait être notre participation au Vatican pour le Jubilé. Graduellement, les choses ont pris forme ; des personnes ont aimé le projet et la Congrégation Mariste est entrée en scène pour soutenir le projet avec amour, nous donnant son appui spirituel et moral, et le courage dont nous avions besoin pour aller de l?avant. Nous avons pu ainsi concrétiser notre rêve de réaliser cette sculpture pour la Basilique Saint-Pierre.

Pourtant un an auparavant, vous ne connaissiez encore rien de saint Marcellin Champagnat.
Je dois reconnaître que j?ignorais qu?il existait un saint Marcellin Champagnat.

Alors, comment avez-vous pu saisir autant de lui en si peu de temps ? Qu?est-ce qui a attiré votre attention ? Qu?avez-vous fait pour vous imprégner si rapidement de son esprit ?
J?ai senti que Marcellin, son histoire et mon histoire personnelle avaient des éléments communs, avec tout le respect que j?ai pour Marcellin, il va sans dire. Je viens dune famille pauvre, dun pays pauvre où les grandes aspirations abondent. Je suis un grand rêveur et je crois avoir une force intérieure pour lutter pour les choses auxquelles je crois et je ressens un appel spirituel très fort. Quand jai connu saint Marcellin, une phrase a capturé mon attention pour devenir un pilier fondamental durant cette année. Elle dit que si nous mettons notre confiance en Dieu, notre foi en lui, rien n?est impossible. Cest-à-dire, nous sentons que Marcellin a été un homme qui ne créait pas seulement en théorie, mais qui a lutté pour réaliser son rêve avec ses mains et sa foi. Nous avons en quelque sorte ressenti que, bien que pauvres économiquement et sans grands moyens, tout était possible si nous avions une grande foi et si Dieu était avec nous. Ce fut là notre identification presque totale avec saint Marcellin. Un homme qui a taillé les pierres pour construire lHermitage, un homme qui a peiné avec ses mains, qui s?est fait égal, qui na pas attendu que les choses tombent du ciel. Dans ma vie, il m?est arrivé de combattre avec mes mains et avec mes grands rêves et de voir comment peu à peu Dieu donne une réponse et une lumière pour ce combat. Marcellin ma donné la force, parce qu?avec peu de ressources mais beaucoup de foi, il a réussi à bâtir un royaume qui a été un royaume de foi et damour. Cest pourquoi jai voulu intituler le projet : « Un Géant de lAmour. » En Marcellin, jai trouvé un véritable géant de lamour où les grandes valeurs spirituelles pouvaient être traduites dans des choses concrètes. La statue de Marcellin est un exemple dun grand idéal qui peut être exprimé bien concrètement par un bloc de marbre : un rêve réalisé.

Le caractère innovateur de votre sculpture na-t-il pas présenté une certaine difficulté pour la Commission artistique du Vatican qui a dû approuver ce projet ?
Il est toujours difficile daccepter des choses nouvelles. Lorsque j?ai élaboré le projet, j?ai écouté mon c?ur, ce que je ressentais en moi et ce qui devait avoir été le sentiment de Marcellin. Je crois que saint Marcellin a dû aimer profondément les gens de bien des manières, avec leurs faiblesses et leurs limites. Il en est de même pour les enfants. Je devais traduire cet aspect humain par le biais des enfants. Mon grand défi était de ne pas faire une ?uvre rhétorique : une ?uvre qui décrirait les éléments anecdotiques du saint, mais qui révélerait son âme, cest-à-dire, le sentiment profond qui l?appelait à aimer les enfants. Cela correspondait avec la conception que Marcellin avait d?un monde simple, sans faillite. Écarter les choses superficielles pour aller à la recherche de la vérité. Cela a aussi été mon mot d?ordre le plus profond durant ces dernières années de ma vie. Aller à la recherche de la vérité et écarter tout ce qui est superficiel ma amené à réaliser une sculpture qui est relativement révolutionnaire dans le contexte des ?uvres qui ont une origine historique baroque et qui se situent entre 1700 et le début de 1900. L??uvre avait une date précise et une expression culturelle et artistique du moment. Pour moi, une sculpture de l?an 2000 devait être une sculpture qui, en plus de représenter la vérité et l?essence de Marcellin, devait représenter le langage dune culture de l?an 2000 sans tomber dans des modes, sans tomber dans des excès d?esthétisme, mais qui doive respecter le langage culturel de l?an 2000. Pour cette raison, l?uvre a été profondément révolutionnaire et difficile à accepter d?emblée. Il était évident que des gens auraient aimé une ?uvre plus traditionnelle, plus en harmonie avec la sculpture des années 1700-1800. Cette sculpture est apparue comme elle est parce qu?elle devait être ainsi ; on devait respecter mon monde intérieur et celui de Marcellin. Je crois que ce monde devait être exprimé d?une manière simple et dans un langage contemporain.

Vous dites que votre statue est une statue essentielle, que voulez-vous dire précisément par cela ?
Pour moi, l?essentialisme est le dernier stade dune chose. Une chose est essentielle quand on lui enlève tout ce qui est superficiel pour arriver au c?ur dune pensée. C?est donc le dernier stade de toute pensée. En général, nous éprouvons tous cela lorsque nous voulons faire une chose. Nous avons alors beaucoup de stimulants et nous faisons face à une idée complexe parce quelle a beaucoup de couches. Ce que nous devons faire est d?éliminer ces couches pour arriver au c?ur de l?idée. C?est quand lidée sera complètement dépouillée de toutes ses couches que nous arriverons à son caractère essentiel, à sa pureté. L?essentialisme correspond selon moi au dernier stade dune pensée quand elle a été épurée au point de devenir toute propre et que nous arrivons à sa vérité. J?arrive donc à la démarche de tous les philosophes : la recherche de la vérité. Malheureusement, comme disait Platon dans le célèbre mythe de la caverne, tout ce que nous voyons en face, ce sont les ombres de la réalité. Il faut avoir le courage d?enlever ses chaînes et de tourner la tête pour voir la vérité qui se cache derrière les images que nous voyons. Ces images ne sont que les ombres de la vérité. Pour moi, l?essentialisme est une des voies qui nous est donnée pour nous détourner pour voir la vérité des choses afin que nous ne la confondions pas avec ses ombres qui sont en face de nous ou en face de la caverne.

Alors, pour vous, qu?est-ce que saint Marcellin est essentiellement ? Quel est son essence ? Qu?avez-vous voulu transmettre de saint Marcellin par votre sculpture ?
Pour moi saint Marcellin était un homme qui avait compris où était la vérité des choses et qui a lutté toute sa vie pour l?exprimer et la communiquer de la manière la plus simple au monde. Pour comprendre les choses, quelqu?un doit souvent les compliquer en ajoutant toutes ces couches qui embrouillent l?esprit et lui font perdre la clarté de ces choses. Selon moi, Marcellin avait parfaitement compris le message de Jésus. Il avait bien compris les aspirations de son âme et lharmonie de ses aspirations avec le message de Jésus. Par cette clé, il a donné un message profondément clair à lhumanité. Il savait que seul un langage clair permettrait au monde de comprendre. Pour moi, saint Marcellin est lexpression de tout ceci et si, comme je le crois, quelqu?un ouvre son c?ur à la vie et à Dieu quil recherche, cette vérité des choses ne peut que coïncider avec ce que Marcellin a découvert comme lessentiel de sa vie : la recherche des profondeurs, des grandes valeurs qui ne sont ni largent ni lexaltation de grandes choses, mais dans la compréhension elle-même de lêtre humain et de sa relation avec le cosmos? son harmonie. Ce qui fait appel à la psychologie analytique en dépassant la phase du moi, pour aller à l?être, harmoniser lexistence et arriver à l?être. Cela veut dire : « Ce n?est plus moi qui vis, c?est le Christ qui vit en moi. » C?est précisément lharmonie entre moi et mon être pour arriver à trouver un espace comme être humain en situation dans le cosmos. Pour moi, le message de Marcellin se situe à ce point fondamental : la recherche de lêtre.

Quel rôle jouent les deux enfants dans la sculpture ?
Les deux enfants représentent la relation émotionnelle et intense que saint Marcellin avait comme être humain. Lenfant qui est sur ses épaules est notre fils, lenfant que nous portons tous avec amour sur nos épaules. Jai voulu minspirer de quelque chose de vivant et non pas de théorique. Lenfant d?en haut est inspiré par ma propre expérience humaine avec mon fils. J?étais sûr quun homme comme saint Marcellin avait aimé les enfants et avait dû avoir de fortes relations émotionnelles avec eux. Je ne voulais donc pas rendre cette idée trop théoriquement de sorte qu?elle apparaisse fausse, froide et abstraite. Ce serait une lecture dombres, la vérité passe par ce qu?on vit profondément. Lexpérience de Dieu est une chose que tu vis ou que tu ne vis pas. Si ce n?est que théorie, c?est chose morte, si c?est du vécu, elle prend alors un sens existentiel. Cet enfant sur les épaules est quelque chose de vivant comme la foi de Marcellin. J?ai tenté d?exprimer par le marbre une expérience existentielle commune à tous, celle de percevoir avec sa peau, la peau même du cou, la qualité humaine que cet enfant pouvait ressentir. Lenfant en bas (garçon ou fille, peu importe? il représente les enfants en général) a une main posée sur le pied du saint mettant sa confiance totale dans la figure de lIMAGO paternel que saint Marcellin représente dans cette sculpture, et qu?il représente pour tous ceux qui sapprochent de lui : l?image parfaite de lIMAGO paternel. Il ne s?agit pas seulement d?une personne qui donne une qualité émotionnelle mais qui donne aussi la possibilité de croître intellectuellement, cest-à-dire, réfléchir sur lexistence, sur Dieu et avoir une connaissance complète, à la fois émotionnelle et intellectuelle. Cest peut-être la figure qui unit les deux concepts qui sont en nous : la raison et l?émotion qui, lorsqu?elles sont bien équilibrées, nous permettent de vivre pleinement notre être.
Cet enfant du bas fait donc l?expérience de deux moments fondamentaux de la nature humaine : la compréhension émotionnelle par le contact avec le saint et la compréhension rationnelle qui unit l?émotionnel pour compléter le concept de l?être chez cet enfant.

S?est-il avéré difficile dintégrer en une seule image de Marcellin la force masculine, la fermeté et la tendresse ?
Non. Je dois dire quil ny a pas eu d?effort rationnel a priori. Cela s?est produit en étudiant la figure de Marcellin, en essayant de concrétiser dans cette image les valeurs auxquelles il croyait profondément, et javais automatiquement limage de saint Marcellin, celle de lIMAGO PATERNEL. Il devait être masculin, haut, fort, avec une expression de caractère, mais aussi doux, cest-à-dire un homme qui corrige et aime à la fois, capable de te dire la phrase la plus gentille et t?indiquer avec sévérité un chemin qu?il te faut emprunter. La tendresse est venue automatiquement, sans la rechercher. Je dois admettre que je nai jamais cherché à lui donner de la tendresse ou de la sévérité comme homme ; cétait deux images qui vivaient en moi lorsque je midentifiais à saint Marcellin et qui en quelque sorte correspondaient à ma conception du monde : d?un côté la force, et de l?autre la tendresse, ce qui nest rien d?autre que d?être humain. Quand on comprend lêtre humain, la tendresse vient automatiquement. Ce n?est pas une chose recherchée ou théorique. Cest une expérience existentielle et je crois que la sculpture les concrétise toutes les deux comme la réponse dune personnalité approfondie qui s?est analysée, qui a été aimée et qui, dune certaine manière, a été capturée par le marbre.

C?est lattitude de la statue, de la sculpture, mais qu?en est-il du visage de Marcellin ?
Le visage est important dans cette sculpture. Ses yeux un peu plissés parlent de la responsabilité quil avait devant le monde. Ce nétait pas un homme qui sabsentait du monde, ni un homme qui observait seulement les choses extérieures au monde. Il avait ce regard introspectif qui lui donnait une vision complète du monde. Ce visage de Marcellin est un peu le reflet de sa dimension spirituelle qui, dune certaine manière, coïncide avec lidéal, leffort de notre recherche et le désir d?atteindre le spirituel. J?ai en effet toujours soutenu quune sculpture doit refléter cette démarche vers la vérité, la propre vision de soi- même. Cest-à-dire, une image qui doit respecter la physionomie de la personne représentée, mais aussi une certaine manière de concrétiser la sensibilité de lartiste. Un portrait est toujours le reflet dun artiste en tant que créateur et une interprétation psychologique du personnage qui est représenté. Cest un binôme, parce que si on représentait seulement l?extérieur du personnage, il lui manquerait la dimension fondamentale de toute ?uvre dart : passer par le creuset de lexistence, du vécu. Une fois passée par le vécu, cette image contient aussi lartiste. Les deux choses forment un binôme, lartiste doit respecter à la fois la personnalité de celui dont il fait limage et sa propre personnalité dartiste. Dans le cas de Marcellin, il y a correspondance entre ces deux choses, cest pourquoi cette image exerce un magnétisme. Je crois que cest celui que Marcellin avait. Cest la magie que Dieu lui avait révélée dans son c?ur.

D?après ce que j?ai pu percevoir, en suivant le développement de la statue pendant tous ces mois, j?ai vu que c?était votre projet, mais qu?il était aussi partagé, me semble-t-il, par Giselle, votre épouse. Jusqu?à quel point s?agit-il d?un projet familial ?
Oui, il s?agit d?un projet profondément familial. Mon épouse a été la première à avoir limpression quil fallait produire une chose importante. Je crois que Marcellin la entendu, lui a révélé sa volonté en rêves et ma donné la possibilité deffectuer en partie son message par cette sculpture. Je dis cela en toute humilité, sans la moindre présomption, mais cest un pressentiment que nous avons dans nos c?urs, d?où le désir et la volonté de mon épouse pour défendre ce projet. Elle la senti comme une des missions que Dieu lui a confiées dans sa vie. Elle a lutté à tout moment pour quon crée les conditions idéales pour réaliser la sculpture. À un certain moment, elle a pris des rendez-vous sans me consulter, elle a fait des choses que je ne croyais pas nécessaires de faire parce quelle sentait que Dieu lappelait à les faire. Cest un projet partagé au niveau familial de manière très intense. Je mentirais comme celui qui ne cherche pas la vérité, si je disais que cest un projet que jai d?abord senti personnellement ; c?est mon épouse qui l?a senti et a créé les conditions premières. C?est peu à peu que je suis entré dans le monde où elle minvitait. C?est ainsi que nous le sentons par notre foi : Dieu nous indiquait une partie de notre mission et de notre destin dans cette vie.

Quelle émotion avez-vous ressentie lorsque vous avez eu l?occasion de vous trouver avec le Pape, après la bénédiction de la statue ?
Pour moi, cela a été une expérience très forte, comme la réalisation d?un rêve auquel nous avions tous pris part. Le Pape Jean-Paul II a sans doute été le premier à nous offrir la possibilité de placer cette sculpture. Quand je me suis approché de cette figure charismatique, avec toute l?humilité qu?on peut éprouver en face d?une telle personnalité, le seul sentiment que j?ai éprouvé, c?était la reconnaissance pour nous avoir donné la possibilité de prendre part à ce grand projet. Cela ma profondément ému. Le peu de paroles quil a prononcées pour me remercier davoir fait la sculpture ont signifié pour moi un couronnement, une chose que je n?aurais jamais pu imaginer pouvoir vivre.

Quels échos vous sont parvenus à la suite de linauguration de votre sculpture?
En général, ce furent des réactions positives. C?est là mon impression. Il y aura toujours des gens qui naimeront pas la sculpture. Il y en aura qui la critiqueront, mais moi cela ne mintéresse pas parce que la sculpture est l?expression de ce que je devais dire. Beaucoup de gens ont perçu le message humain. Les impressions des gens qui ne sont pas des savants ou des spécialistes culturels mintéressent beaucoup lorsqu?ils passent et ressentent une émotion. J?ai été touché que des gens sans grande culture personnelle s?identifient avec la figure de saint Marcellin et, en particulier, par le fait quil porte un enfant sur ses épaules. Pas plus tard qu?aujourd?hui, une personne m?a arrêté et m?a dit : « Je voudrais vous dire que lorsque je l?observe, la sculpture me plaît beaucoup parce qu?elle me rappelle ma fille que je porte très souvent sur mes épaules, malgré mes douleurs de dos, malgré tous les problèmes que cela peut me causer. Je suis très ému lorsque je la porte sur mes épaules. Quand jai vu votre sculpture, je me suis automatiquement identifié avec ce contact humain que jai avec ma fille. » Pour moi, cela importe plus que toute la critique sophistiquée du monde. Qu?on fasse une analyse rationnelle, une analyse esthétique, pour moi, ce sont des choses valables parce que ce sont des choses vraies. Comme je lai déjà dit, si nous progressons vers une recherche sincère des choses vraies et qu?une personne touche notre c?ur, elle nous communique un sentiment vrai qui inonde de joie toute personne.

Mais vous êtes parvenu à associer dans un jugement favorable, non seulement des gens simples, mais aussi des personnes importantes dans le monde de la critique, par exemple ceux qui vous ont attribué le prix « Angélico Béat » et le célèbre critique français Pierre Stanay qui a écrit un livre sur vous.
Eh !… disons que c?est un moment heureux dans ma vie, comme je l?ai dit précédemment. Cest comme lorsqu?on a bouclé la boucle sur le plan intellectuel. La recherche sur les valeurs de transformer la matière soutient toute mon oeuvre. Si je dis que nous sommes des poussières d?étoiles, le fruit dune transformation de la matière, le fruit du miracle du temps mystique, il s?agit du temps de la transformation de la matière. Toutes les religions l?ont exprimé par différents symboles. C?est une pensée assez compliquée quont analysée les religions égyptiennes, précolombiennes et même la religion chrétienne, etc. et qui sest manifestée à travers différents symboles.
La critique, la haute critique, comme celle de Pierre Stanay et dautres critiques dans le cadre international a apprécié cette position culturelle et intellectuelle et le reflet de cette réflexion dans mon ?uvre en général. J?ai été content de les rencontrer. Ils mont aidé à boucler la boucle de cette pensée et, à la fois, à maintenir le contact avec le paysan qui est en moi et qui m?invite au développement et à la croissance de la vie. C?est dire qu?il y a une communication immédiate et une autre communication à un autre niveau plus élaboré qui comprend tout : la phénoménologie humaine, lanthropologie, la psychologie, la sociologie, tout cet ensemble de valeurs qui mûrissent en nous et qui complètent le cycle pour comprendre notre participation au cosmos. Je songe en particulier à Karl Gubstafson, le fondateur de la psychologie analytique qui a été pour moi fondamentale. Elle a été une clé qui ma permis dentrer en contact avec ces grands critiques comme Pierre Stanay et dautres qui, grâce à l?influence de Yung, ont compris tout ce processus fondamental de la transformation de la matière à laquelle nous appartenons et ce processus auquel nous prenons part quotidiennement : la présence de Dieu, ou simplement Dieu, comme le phénomène qui détermine la transformation de la matière et sa participation cosmique ou loccasion qui nous est donnée dappartenir au cosmos.

Yung parle dans ses documents de la lumière et de lombre. Quelles sont les lumières et les ombres de Marcellin ?
C?est une question très compliquée, parce que le concept dombre chez Yung est très compliqué. Il l?identifie parfois au mal, dautres fois à la part d?irrationnel en nous. Je ne saurais pas répondre à cette question avec autorité. Il faudrait avoir connu personnellement saint Marcellin et avoir parlé avec lui pour explorer ce concept. Une chose est claire chez saint Marcellin. La lumière a prédominé sur lombre et ce qui a pu être ombre ou négatif chez lui a été transformé en quelque chose de positif. Son message est un message positif, un message de lumière. Ses ombres, si elles ont existé, n?ont pu qu?avoir un poids secondaire et elles ont été oblitérées par la lumière de son existence propre. Je crois que c?est là un des plus grands messages de saint Marcellin : la lumière, sa dimension spirituelle, a éteint ou plutôt inclus, (parce que nous ne pouvons pas éteindre lombre en nous) en freinant et changeant cette ombre pour que par la lumière dont il se sentait traversé par Dieu illumine aussi les parties sombres de son âme.

Avez-vous lu la lettre 24 de Marcellin Champagnat à Frère Barthélemy ?
On m?a dernièrement parlé de cette lettre, mais je ne lavais jamais lue avant de faire la sculpture.

Marcellin écrit au frère de dire aux enfants que Jésus les porte sur ses épaules pour quils ne se fatiguent pas. En réalisant cette sculpture, vous semblez avoir traduit la pensée de Marcellin bien que vous ignoriez ce texte.
Parfaitement, il est évident que cela suppose une révélation dans le cadre de dinconscient. C?est ce que jappelle la conscience émotionnelle, cest-à-dire : recueillir la vérité à travers des émotions. Le célèbre message de Jésus reste très clair : « Je suis la vérité et la vie, je suis la lumière du monde. »

Voici une question très facile. Beaucoup parmi nous voudrions savoir quelles sont les difficultés techniques pour faire une statue de dimensions gigantesques en marbre.
Cest une question intéressante. Il y a beaucoup de difficultés techniques : comment manier un bloc de marbre de 32 tonnes, le déplacer, le travailler, faire ressortir un sentiment de cette pierre ? Comment choisir un matériau apte qui soit beau et sans failles ? Il faut faire le grand effort d?aller dans une carrière, de la réserver pour longtemps, de faire des coupes dans une paroi de la montagne jusquà ce qu?on trouve le marbre idéal d?où sortira la sculpture. Il y a encore la précision technique pour transposer d?un modèle réduit à une grande échelle, la difficulté de donner le fini parfait à l??uvre, d?obtenir les lumières et les ombres avec une grande habileté technique qui requiert un effort intérieur. Je comprenais alors saint Marcellin, sa grande force pour lutter sans perdre courage. La sculpture requiert tout cela. Quand on arrive vers la fin, la lumière caresse la matière et détermine le polissage. C?est une opération très technique qui requiert un grand effort parce quà tout moment la sculpture pourrait être terminée, mais il n?est pas facile de déterminer quand elle le sera vraiment, car il faut arriver au meilleur résultat technique possible.

Je crois quil y a un effet univoque entre le sculpteur et sa sculpture. Vous avez modelé saint Marcellin et le résultat est visible au Vatican. Dans quelle mesure Marcellin vous a-t-il modelé, vous ?
Il ma sans doute modelé en grande partie. La figure de Marcellin, que je ne connaissais pas un an auparavant, est arrivée à un moment important de ma vie. J?avais besoin de boucler une boucle que j?avais commencée il y a de nombreuses années, peut-être depuis que j?avais quinze ans. Tout un développement culturel, intellectuel, philosophique par la psychologie, la sociologie et la philosophie, que jaimais immensément, mais je me suis rendu compte que la vérité ne pouvait être trouvée ni par la philosophie qui est trop théorique, ni par la psychologie qui est trop technique, ni par la sociologie, ni par larchitecture que j?ai étudiée pendant six ans, ni par toutes ces choses qui ne passaient pas par le vécu en profondeur. Quand toute cette grande soupe de condiments philosophiques théoriques était catalysée par une expérience profonde et vécue, c?est alors qu?est apparue la figure de Marcellin et qu?automatiquement les éléments clés de tout ce raisonnement fermé ont commencé à s?emboîter. Pour moi, Marcellin est arrivé quand j?avais besoin de boucler la boucle, à un moment crucial de ma vie. Non seulement j?ai modelé sa sculpture, mais lui est venu modeler ma pensée et mon existence. Il ma aidé à comprendre que la vérité passait par une expérience humaine forte, vécue, une expérience bien réelle et non pas théorique, par une expérience simple et vraie. C?est ainsi que nous nous sommes modelés tous les deux et que Marcellin a commencé à me modeler plus que moi je le modelais.

Et vous, en tant que Costaricain, supporté par votre pays, comment avez-vous perçu le fait que vous soyez le premier sculpteur non-européen à avoir une statue au Vatican ? Que représente cette ?uvre de notre Fondateur au Vatican pour l?Amérique Latine et le Costa Rica ?
Je crois que cela représente beaucoup pour eux. Une partie de la fierté costaricaine vient de ce que non seulement l?auteur, mais aussi des personnes qui ont soutenu le projet et qui mont aidé financièrement sont costaricaines. Ce fut un effort costaricain pour réaliser cette oeuvre. Jy ai apporté ma quote-part qui a été sculpturale et créatrice ; ils ont apporté le soutien moral et financier. Enfin, je crois que les Costaricains sont fiers que cette ?uvre soit à Saint-Pierre. Fierté dans le sens propre du mot, sans arrogance, mais pour la joie d?appartenir à un peuple capable de réaliser des choses bonnes ensemble, des choses qui favorisent l?évolution spirituelle.

Quavez-vous découvert chez les Frères Maristes, les destinataires particuliers de cette statue ? Qu?avez-vous trouvé chez ces derniers au cours de votre travail ?
Ce fut pour moi une très belle expérience que de connaître les Frères Maristes. La qualité humaine des personnes avec lesquelles j?ai été en contact m?a aidé à comprendre que Marcellin a laissé un message quils ont assimilé en profondeur et qu?ils parviennent à transmettre en vivant simplement, avec peu de paroles, d?apparat et de réclame, mais qui va à l?essentiel. Je suis heureux, comme personne d?avoir pu entrer en relations avec ce groupe de Frères Maristes, parce quils mont appris par leur manière de vivre qu?on peut dire des choses fondamentales sans tambour ni trompette.

Vous êtes maintenant inscrit comme sculpteur au catalogue permanent du Vatican, dans la ville éternelle, pour les siècles à venir. Votre message spirituel restera donc aussi pour les générations qui entreront dans la cour Sainte-Marthe pour voir cette statue. Avez-vous à présent de nouveaux projets ?
Mon grand projet est une importante exposition rétrospective au Palazzo Strozzi de Florence. Exposer dans ce palais est un important objectif pour tout artiste. On veut consacrer une salle de cette exposition à la statue de saint Marcellin Champagnat ; le processus délaboration de la sculpture, les modèles, les rêves, les déceptions, les luttes et la grande satisfaction spirituelle de cette expérience seront illustrés. Ce sera aussi le moment où le livre de Pierre Stanay sera publié et où cette idée de la pensée transformant la matière sera illustrée. Pour moi, cela est au c?ur de lexistence même, parce que nous sommes le fruit de la transformation de la matière et Dieu est celui qui opère cette transformation. Le temps mystique célèbre ce que jappelle le temps de la transformation. La semence est une chose et l?arbre né de cette semence en est une autre. Ce qui se passe entre la semence et larbre, personne ne peut le comprendre, c?est le miracle de la vie, c?est la présence de Dieu dans lunivers.

Marcellin Champagnat avait une grande dévotion à la Vierge Marie. Dans quelle mesure croyez-vous que sa statue reflète cet aspect, bien qu?en réalité Marie n?y apparaisse pas explicitement ?
Limago maternel, la Vierge Marie, est un de nos plus importants concepts. La psychologie analytique a beaucoup parlé, surtout Yung, de cet imago maternel. La Vierge Marie, sans doute, est identifiée avec cet imago maternel. Dans la figure de saint Marcellin Champagnat, ce message se trouve caché. Cet instinct maternel que possède saint Marcellin est un peu limago maternel qui est dans limago paternel, cest-à-dire, c?est la conjonction de deux images fondamentales de tout être humain : limago paternel avec la figure ferme de saint Marcellin et limago maternel avec sa tendresse envers les enfants. Cest la Vierge qui est derrière tout cela. C?est cette image que nous ressentons et qui nous donne ce sentiment de sécurité que nous procure saint Marcellin.

Nous serons très heureux d?admirer vos ?uvres futures, sachant que beaucoup d?autres sont en voie de réalisation. Que jamais ne finissent vos rêves !
Merci.

RETOUR

218 Choix de nouvelles parues sur le web (15-...

SUIVANT

Entrevue du Fr. Clemente Ivo Juliatto, Recteu...