10/Sep/2014 SYRIE

Rester ou quitter ?

Rester ou quitter, tel est le dilemme que connaissent, maintenant plus que jamais, les Syriens, et surtout les Alépins. Que faut-il faire?…  S’accrocher et rester en dépit de tout ce qui se passe?… De tout ce que l’on subit depuis plus de trois ans?… Où est la solution?… Quel sera l’avenir ?…Mais d’abord, y en aura-t-il un?… Et quant à quitter définitivement le pays, aller bâtir ailleurs son avenir et surtout celui de ses enfants, c’est où ailleurs?… Et comment le faire?… En faisant une croix sur le passé?… En laissant tout ce que l’on possède pour repartir à zéro?… La litanie de ces questions sans réponse possible est longue et elle nous obsède à longueur de journée. Les gens qui temporisaient, qui avaient laissé questions et réponses en suspend en attendant d’y voir plus clair, espérant une solution prochaine à la crise ou tout simplement manquant de courage pour partir, quittent à présent toujours plus nombreux la Syrie, surtout les chrétiens, pour prendre le chemin de l’exil définitif dans un pays qu’ils n’ont pas choisi. « Peu importe où je vais, l’important, c’est que j’y arrive et que j’y puisse vivre en paix ».

Les gens sont au bout du rouleau. Après 3 ans de conflit (avec 192.000 tués et des millions de déplacés et de réfugiés), ils ne voient nulle solution poindre à l’horizon. Et puis, certains incidents se succédant en cascade ont fait perdre, même aux plus optimistes, leurs illusions. Comme par exemple le blocus de plusieurs semaines de la ville, suivi d’une coupure totale d’eau pendant plus de deux mois, le tout ponctué bien sûr de pluies d’obus et de mortiers qui continuent à faire leur moisson quotidienne de morts et de blessés….

Mais le pire, c’est la peur qui vous prend aux tripes, et qu’inspire la bande de sauvages qui a pris possession de tout l’est de la Syrie et du nord de l’Irak pour y faire régner un État islamique n’ayant rien à voir avec l’Islam que nous connaissons. Bande composée surtout d’étrangers, avec lesquels nos compatriotes musulmans ne s’identifient guère, et qui égorgent (des personnes vivantes), décapitent (pas seulement des journalistes américains), crucifient jusqu’à ce que mort s’ensuive, lapident les femmes soi-disant adultères, flagellent pour punir (les fumeurs, par exemple), enterrent des personnes vivantes, vendent les femmes comme esclaves…La liste de leurs actes de barbarie et de cruauté est bien trop longue pour être reproduite dans son intégralité dans cette lettre.

Mais c’est surtout le sort réservé aux chrétiens de Mossoul et de Qaraqosh, ainsi qu’à d’autres « minorités » religieuses comme les Yezidis, par exemple (irakiens, pourtant, au même titre que les musulmans) qui a été l’évènement-catastrophe. Placés devant le choix de se convertir ou mourir, ou alors de fuir, des centaines de milliers de gens ont pris la route de l’exode, quittant la terre de leurs ancêtres, leurs racines, leur histoire…, et ils sont partis sans rien pouvoir emporter avec eux, pas même leur alliance ni un peu d’argent, chassés puis exterminés comme le furent en 1915 les Arméniens aux mains des Ottomans, lors du 1er génocide du 20ème siècle. C’est cet événement précis qui a déclenché la décision des Syriens de quitter leur pays.

C’est ainsi qu’Alep s’est elle aussi dépeuplée de ses chrétiens. Il n’en resterait plus guère que la moitié, si l’on est optimiste, ou peut-être même le tiers. Il y a trois ans, ce sont les élites aisées (médecins, hommes d’affaires, universitaires) qui avaient quitté la ville. Dans l’attente de jours meilleurs, mais le provisoire était devenu définitif. Mais depuis peu, c’est tous sans distinction qui désirent s’en aller : classes moyennes, jeunes, moins jeunes, pauvres, personnes sans ressources…tous se bousculent au portillon.

Et nous, que pouvons-nous dire, que pourrions-nous dire à tous ces candidats à l’exil ? Nous faut-il les y encourager ou les en dissuader ?

Que pouvons-nous dire à ces trois jeunes couples en partance pour le Liban, désirant s’inscrire au bureau des Nations-Unis pour les réfugiés afin d’obtenir un visa d’immigration, et venus il y a une semaine nous faire leurs adieux ? Trois ans sans travail, c’est dur pour de jeunes foyers à qui tout souriait lorsqu’ils s’étaient embarqués dans la vie professionnelle et conjugale il y a quelques années.

Que pouvons-nous répondre aux plus démunies des familles que nous aidons et qui n’en peuvent plus d’habiter le quartier pauvre de Midane, cible quotidienne des obus des rebelles ? A celles qui ont vu leurs voisins tués ou blessés et qui ont peur pour elles-mêmes et pour leurs enfants ? « Nous voulons partir, aidez-nous à accomplir nos formalités, nous avons des cousins, des frères en Amérique latine, ils pourront nous obtenir un visa ».

Que conseiller, que dire à ces personnes qui n’en peuvent plus d’attendre que « les évènements » se terminent, qui n’arrivent plus à supporter les privations d’eau, d’électricité, de produits de nécessité, de médicaments, d’argent ; ou les obus, les souffrances ; qui ne veulent plus voir leurs enfants grandir sans rien connaître d’autre que la guerre et qui aspirent, enfin, à un avenir sûr, stable, paisible?

Que répondre à ce médecin révolté par la lâcheté des Occidentaux ?« Les dirigeants occidentaux ont qualifié la décapitation du journaliste américain d’acte barbare. Rappelez- leur que ces sauvages qui commettent des actes de barbarie chez nous sont ceux-là mêmes qui ont été encouragés, financés et protégés par eux-mêmes et leurs alliés, au prétexte d’amener au peuple syrien démocratie et liberté ! Dans le cadre d’un plan du nom très romantique de  « printemps Arabe », qui avait succédé à ceux de «  Chaos constructif »  et de « nouveau Moyen Orient ». Ces sauvages, appelés par les Occidentaux “rebelles” ou encore “combattants de la liberté”, quand ils commettaient leurs crimes en Syrie, sont donc subitement « devenus » barbares et terroristes lorsque certains d’entre eux sont passés en Irak ?”

Que dire à ces dizaines, à ces centaines de personnes rencontrées chez les Maristes, dans la rue ou à mon cabinet, qui m’expriment leur angoisse et leur panique devant la déferlante Daech (EIIL) : “Et s’ils envahissaient Alep ? Et si nous devions subir le même sort que les chrétiens de Mossoul, devoir choisir entre la conversion ou la mort, fuir en colonnes de réfugiés sans pouvoir rien emporter ? Autant quitter de suite avant qu’« ils » n’arrivent ! Nous ne voulons pas mourir égorgés, décapités, enterrés vivant, crucifiés par ces sauvages. Et dire qu’« ils » ne sont qu’à quelques kilomètres à l’est d’Alep et qu’ils viennent de prendre le contrôle de toute la région au nord de la ville !

Et les gens de quitter. Notre chauffeur, sa famille, ses frères et leurs familles, qui viennent d’arriver en Allemagne. Plusieurs internes de l’hôpital, qui ont débrouillé un visa et sont partis pour l’Europe. Notre femme de ménage, qui s’apprête à aller au Venezuela. Une autre famille, qui a quitté pour l’Australie, d’autres (arméniennes, surtout) pour les USA ou l’Europe du Nord.

 Le Vatican et les institutions caritatives de l’Eglise demandent, quant à eux, aux chrétiens de Syrie de ne pas abandonner leur terre, le berceau du Christianisme. Tandis que leurs représentants sur place distribuent l’aide reçue avec parcimonie pour « responsabiliser » les gens, ne pas en faire des « assistés » !!! Dans quelques mois, il leur restera beaucoup d’argent mais personne à qui le donner. Un ami bien informé m’a dit : « Si, dans quelques mois, l’EIIL devait envahir Alep, ce serait une colonne d’à peine quelques milliers de réfugiés chrétiens que l’on verrait à ce moment sur les routes de l’exil ».

Chez les Maristes Bleus, nous n’avons pas de certitudes à offrir,  ni de réponses aux craintes et interrogations. Il ne vous revient pas non plus de désapprouver les décisions prises.

Nous essayons tout simplement, par notre présence active d’être une lueur d’espoir pour ceux à qui il ne reste guère plus d’espoir… une force pour ceux qui doutent… un réconfort pour ceux qui sont tourmentés.

Nous essayons aussi de soulager les souffrances physiques et morales et, à tout le moins, d’offrir à ceux qui restent des conditions de vie acceptables pour que le dénuement ne soit pas le motif les poussant au départ.

Ainsi, tous nos programmes se poursuivent, malgré la perte cruelle que nous avons subie avec le décès de l’un des piliers des Maristes d’Alep, notre ami et frère, Ghasbi Sabe, emporté par une crise cardiaque à l’âge de 59 ans. Pédagogue, animateur, membre de l’équipe de secours alimentaire, responsable des différents paniers alimentaires, membre de l’équipe du MIT, il était un homme chaleureux, fidèle, simple, humble, cuisinier hors pair de surcroît, apprécié et aimé de tous.

Le programme « Civils blessés de guerre » continue à soigner les blessés atteints par les mortiers ; aujourd’hui c’est une maman, médecin de profession, et son fils de 8 ans; nous la soignons pour des fractures ouvertes aux 2 bras et lui pour des atteintes multiples au ventre: nous avons été obligés de lui enlever la rate, un rein et une partie des intestins.

Nos trois paniers alimentaires mensuels ou bi-hebdomadaires servent à nourrir les familles chrétiennes déplacées de Djabal Al Sayde (panier de la Montagne), les familles musulmanes déplacées d’autres régions (panier des Maristes Bleus) et les familles démunies de Midane (panier de l’Oreille de Dieu).

Nous continuons notre projet de logement des déplacés en louant de petits appartements pour ceux qui n’ont plus de toit. Nous leur fournissons couvertures, ustensiles de cuisine, bidons d’eau….

Récemment, nous avons initié un système de distribution d’eau aux bénévoles et bénéficiaires de nos projets. Nous avons installé, dans une camionnette, des citernes que nous remplissons d’eau de puits, laquelle est ensuite pompée dans les réservoirs (200-1000 litres) des personnes concernées.

Au M.I.T. (notre centre mariste de formation), nous continuons à former les jeunes adultes dans des ateliers de 3 jours. Le dernier en date s’est terminé dimanche passé et avait pour thème « les normes de qualité ». Nous offrons aussi un espace de réflexion avec des conférences-échanges dont la dernière, très remarquée, traitait de « L’épreuve du croyant face à la guerre ».

Les enfants de 3 à 6 ans d’ « Apprendre à grandir » et ceux de 7 à 13 ans de « Je veux apprendre » viennent en colonie de vacances chez nous, pour une durée d’une semaine chaque fois, en alternance. Des programmes fabuleux sont organisés pour eux.

La « Skill School » continue pour les adolescents, avec des programmes variés alliant sport, habileté manuelle et activités pédagogiques.

Le programme « Tawassol » pour les mamans ne chôme pas. Même par température de 40 à 45 degrés, tout le monde est au rendez-vous.

Nous persévérons dans des conditions de vie très difficiles: à la pénurie d’eau (l’approvisionnement de chaque quartier d’Alep se fait pendant 10 heures tous les 10 jours) s’ajoute celle de l’électricité (2 fois 1h30 pour chaque 24 heures) et la menace des tirs de mortier….

Que nous réserve l’avenir ? Faut-il quitter, faut-il rester ? Autant de questions auxquelles il n’est pas possible de répondre pour l’instant, jusqu’à ce que… jusqu’à ce que quoi ?

Un prêtre Dominicain d’Irak a récemment écrit : « L’Irak d’aujourd’hui est complètement détruit. En plus, le tissu social des irakiens est clairement déchiré. Les statistiques indiquent également que le pays est très dangereux, qu’il est devenu invivable et inhabitable. Les pauvres de ce pays se demandent vers quel avenir l’Irak est poussé ? Est-ce vers un pays moderne, stable, démocratique ? Une simple réponse de n’importe quel habitant d’Irak sera : l’Irak est poussé vers l’inconnu. Mais, dans ce désordre imposé par le pouvoir du mal, la question centrale est la suivante : quel est l’avenir des chrétiens d’Irak ? Faut-il les chasser ou les exterminer ? Notre pèlerinage, notre chemin de croix et notre fardeau sont apparemment devenus lourds et longs. L’événement dramatique que les chrétiens irakiens subissent en ce moment, est scandaleux. Il ne reste que des camps de concentration dans ce projet de déracinement diabolique. Pendant que les délégués politiques et ecclésiastiques se succèdent, les exilés passent leurs nuits sous les tentes et dans les lieux publics. Malgré l’alerte rouge, le temps passe et les exilés, eux, restent sans abri ».

Remplacez le mot Irak par Syrie, et Irakiens par Syriens et vous aurez tout compris.

Cette lettre est datée du 1er septembre, fête de l’un des Saints les plus vénérés de Syrie, St Siméon le Stylite qui avait, au 5ème siècle, vécu 42 ans perché sur une colonne de 18 mètres de hauteur. Il avait choisi cette voie, selon la tradition, pour être plus près de Dieu ! Puisse notre sacrifice et notre calvaire ne pas durer aussi longtemps.

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Alep le 1er septembre 2014
Nabil Antaki, pour les Maristes Bleus

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