Champagnat, la danse et les jeunes

Le problème de la fête profane dans l?institut au XIX° siècle F. André Lanfrey

2017-11-01

Discutant avec un confrère sur les premières années de l’institut, il m’est venu la question suivante : pourquoi, à La Valla, grosse paroisse d’environ 2500 habitants, Champagnat a-t-il recruté si peu de disciples ? En effet, sur les dix frères dont l’institut a retenu le nom avant 1822, seulement cinq d’entre eux sont natifs de cette paroisse : les deux Audras (F. Louis et Laurent), Antoine Couturier, Barthélemy Badard et Gabriel Rivat. Et, par la suite, le nombre de frères natifs de cette paroisse restera très modeste.

On peut incriminer l’opposition du curé à son vicaire et les attaques contre lui venues de divers lieux. Mais nous savons que, dans la paroisse, l’influence de Champagnat n’était pas négligeable et que ces attaques n’ont pas duré. Il convient donc de poser une question un peu dérangeante : quels ont été les rapports de Champagnat avec la jeunesse de La Valla  et d’ailleurs ?

La notion de jeunesse au temps de Champagnat
Avant de poursuivre, il convient de préciser ce que signifie le mot « jeunesse » vers 1820. Le temps de l’enfance s’achevant avec la première communion, en principe au cours de la treizième année, la jeunesse s’étend entre ce rite de passage et le mariage qui fait basculer dans l’âge adulte. Ce temps intermédiaire est, pour la plupart, le moment du choix d’un métier, et pour une minorité celui des études dans un collège, un séminaire…ou un noviciat congréganiste.
Le moment de la jeunesse est jugé particulièrement dangereux car c’est celui des passions, de l’instabilité, et même de la délinquance, qui inquiètent parents, pasteurs et autorités civiles. C’est le temps des bals, des bagarres, des manifestations bruyantes, des rencontres amoureuses, plus ou moins ritualisés… Dans chaque village la jeunesse constitue un groupe social reconnu par la société avec réalisme ou fatalisme : « Il faut que jeunesse se passe ». Les autorités civiles, chargées de l’ordre public, sont elles-mêmes assez laxistes. Mais curés et vicaires, considérant qu’ils sont les gardiens de la morale publique, sont moins indulgents et cherchent à discipliner non seulement une jeunesse turbulente, mais aussi des adultes peu enclins à pratiquer et faire respecter une morale chrétienne rigoriste. Comme la fête, quoiqu’en général d’origine chrétienne, est l’occasion de faire du commerce, de s’enivrer et de danser1, depuis le XVII° siècle les curés luttent contre les cabarets et les bals, au risque de s’aliéner leurs paroissiens, surtout les hommes. La Révolution, en affaiblissant l’autorité de l’Eglise, et en favorisant des conduites transgressives, a permis à la société civile de renforcer son autonomie sur ce point comme sur beaucoup d’autres, tandis qu’à partir de 1815 le clergé tente de restaurer son ancienne autorité. C’est la situation que va trouver Champagnat à La Valla en 1816,

La législation sur les fêtes baladoires et les cabarets
Dans ses mémoires sur La Valla durant la Révolution et l’Empire, J.C. Barge fait plusieurs fois allusion à la jeunesse et à la danse lors de « fêtes baladoires » ou « vogues » (mot régional) qui sont les moyens par lesquels la communauté villageoise soude son identité et éventuellement se défend contre un agresseur. Au temps où Barge écrit, la législation d’ancien-régime s’applique toujours. Son fondement est un arrêt du parlement de Paris  en 1779 contre « les fêtes baladoires, les attroupements et assemblées illicites dans les paroisses […] autour de Paris ». Le document constate :
« que lors des mariages & baptêmes […] des habitants s’assemblent tumultueusement, armés de fusils & de pistolets, ont des fusées & des pétards, & allument des feux dans différens endroits des paroisses ; que vers les jours gras les garçons des paroisses vont trouver les filles dans les endroits où elles sont assemblées, avec des tambours, fifres & cornets2, parcourant pendant la nuit tous les quartiers de leurs villages en menant avec eux les filles masquées et déguisées […] ; que les habitants […] s’assemblent dans un cabaret où ils écrivent & composent des libelles diffamatoires qu’ils font distribuer »…
Donc, les cabarets ne devront pas ouvrir durant les offices et fermer à huit heures du soir en hiver et à dix heures en été sous peine de lourdes amendes. Ces réglements du parlement de Paris, seront étendus à toute la France et, bien sûr, plus ou moins respectés3.
Bien que, dans ses mémoires sur La Valla, J.L. Barge considère les mots « fête baladoire » et « vogue » comme équivalents, leur origine est très différente. La vogue, dans la France du sud4, c’est la fête patronale avec grand’messe et procession. Mais les grandes fêtes liturgiques (Ascension, Pentecôte…) et tant d’autres fêtes qu’offre le calendrier chrétien sont en même temps des occasions de faire des affaires, boire et danser. Durant le carnaval, et de Pâques à l’automne, des dizaines de fêtes patronales ont lieu dans des villages que les « fêtards » d’alentour peuvent joindre à pied5. Curés et maires s’emploient à préserver, l’un l’ordre moral, l’autre l’ordre public. Mais la vraie fête baladoire est d’initiative privée et souvent liée aux cabarets. A la campagne les granges ne manquent pas pour permettre des bals clandestins.

Identité communale et fête baladoire à La Valla sous la Révolution
J.C. Barge nous montre  dans ses mémoires que la fête est aussi un des grands moyens de défense locale contre l’agression des autorités. C’est ainsi que la paroisse (XXVIII- Les cloches) défend ses cloches, que la dictature jacobine veut faire enlever par trois maçons durant l’hiver 1793-94. Deux d’entre eux, le vin aidant, sont vite convaincus de ne pas se presser. Le troisième étant plus difficile à convaincre, « nous fîmes venir des filles, avec Girodet le joueur de violon, les priant de seconder nos vues et nos entreprises. La danse et la bouteille firent l’effet que nous nous étions proposé. »
Finalement un accord est conclu : les gens de La Valla promettent de descendre eux-mêmes leurs cloches. Et, « Nous eûmes soin le lendemain matin de les remettre (les maçons) en les mêmes dispositions de la veille. Ils partirent pour Tarantaise. Nous les accompagnâmes jusqu’à la Combette (un hameau) avec les violons et la bouteille. Cette scène finie nous ne songeâmes qu’au moyen de sauver nos cloches. »
Nous avons là les ingrédients de la « fête baladoire » : le cabaret, le vin, la danse et même une sorte de procession laïque. Le scénario sera un peu différent un peu plus tard (XXXV- La décadi et le dimanche) lorsque les révolutionnaires voudront empêcher la fête baladoire. de se tenir un dimanche ! J.C. Barge réussit à enivrer un membre de l’expédition « et le fit danser le premier ».« La jeunesse à ce signal dansèrent (sic) tous. Les confrères, de dépit attachèrent leur collègue réfractaire et s’en furent le mettre en prison à Saint-Chamond. ».
En 1800 la même fête se terminera mal : les gendarmes6 tuent un homme rentrant de la vogue et dispersent la fête. Mais le but de s’emparer des réfractaires au service militaire tourne court : « Ils poursuivirent quelques jeunes gens […]. Se voyant pris, ils firent volte-face et à coups de pierre, étant sur la hauteur, ils obligèrent la troupe à rentrer dans le village. »
Le rétablissement du culte  (XLV- Le culte en novembre 1800) est l’occasion d’une fête à la fois civique et religieuse le 15 novembre 1801 avec messe et Te Deum : Tissot, le nouveau maire, […] fait « tirer des boîtes » (feux d’artifice et pétards) à la chapelle de l’Etrat « où tout le peuple, et surtout la jeunesse, était réuni. » Barge ne le dit pas, mais la fête se termine certainement par un bal.

Le curé Rebod, la fête baladoire et le pouvoir politique
Avec la Seconde Restauration, en 1815, l’atmosphère est tout autre car le curé Rebod, profitant de circonstances politiques favorables, exige des autorités l’application de la législation sur les cabarets et les fêtes baladoires. D’après Barge, il « ne souffrait point de contradiction, étant avide de biens et d’honneurs […] se prévalant sans cesse de son autorité, [sur] son clerc7 et les sonneurs de cloches ». D’où la fête baladoire organisée en réponse à son autoritarisme.
« Quelque temps après, il y eut une vogue chez Jean Cluzel, cabaretier. Ledit curé et son vicaire me chargèrent de dissiper ce rassemblement en l’absence du maire. Ce que je fis sur les huit heures du soir8. Mais je dis au joueur de vielle9 de se rendre chez la veuve Matricon10 où étaient le sieur Vincent notaire, Matricon des Saignes, le maire, et autres et où se rendirent plusieurs garçons de ladite vogue avec des filles et femmes sachant bien danser. Nous fermâmes les portes au verrou et dansâmes, tout à notre aise, une partie de la nuit. Les espions de la cure ne manquèrent pas d’en faire leur rapport le lendemain et le Curé de courir à Saint-Etienne  auprès du Sous-préfet qui m’en parla à mon premier voyage disant : « Ce n’est pas le maire qui gouverne à La Valla11 ». –
L’ambitieux curé s’est heurté à l’alliance des autorités civiles et de la jeunesse de la commune qui font la fête dans une maison privée. Comme la loi a été respectée, le curé ne pourra faire intervenir les autorités départementales en sa faveur et son autorité a dû en être sérieusement et durablement atteinte. On est alors quelques mois avant la venue de Marcellin Champagnat, qui ne plaisantera pas non plus sur le chapitre de la danse, mais avec plus de doigté semble-t-il.
Nous pouvons d’ailleurs nous demander si cette affaire n’est pas la cause de sa venue à La Valla car le vicaire Artaud est déplacé. Il se peut que les vicaires généraux de Fesch12, mis au courant du conflit, aient partiellement donné raison aux paroisssiens en sacrifiant le vicaire. En tout cas, son remplaçant a une tâche délicate : éviter d’affaiblir encore l’autorité du curé, et rétablir l’unité tout en exerçant son ministère avec zèle. La Vie de Champagnat nous dit que Rebod n’était pas aimé des paroissiens et avait « un défaut de langue », qui pourrait bien n’être qu’une fâcheuse tendance à agresser verbalement ses interlocuteurs13 et à tenter de dominer la commune. La querelle ne va pas s’arrêter là, puisque le conseil de Mgr.de Pins, en 1824 (OM1/103), parlera de pétitions successives contre Rebod au point que, finalement, celui-ci devra démissionner peu de temps avant de mourir.

L’abbé Champagnat et les bals clandestins
M. Champagnat est né en même temps que la Révolution Française et, tout enfant, il a vu se dérouler les cortèges des fêtes révolutionnaires auxquelles son père a d’ailleurs beaucoup participé, tandis que l’Eglise était condamnée à la clandestinité. Il  a certainement participé aux vogues de Marlhes et des environs (Jonzieux) avant de devenir séminariste, même si son biographe nous dit que lui et ses frères menaient une vie retirée. Durant ses années de petit séminaire (1805-1813) nous savons qu’il a un certain temps mené la vie d’un joyeux collégien avant de prendre finalement la résolution de ne pas fréquenter les cabarets et d’enseigner le catéchisme. Le Chapitre 3 de sa Vie nous rappelle qu’étant grand séminariste en vacances à Marlhes (1813-1816) il y a déjà acquis le comportement d’un clerc zélé :
« Ce n'était pas seulement les enfants qui le craignaient, les jeunes gens aussi se composaient en sa présence, se montraient modestes et retenus dans leurs paroles et dans toute leur conduite. Un jour qu'on le savait absent, ils se réunirent dans une grange pour danser; mais, pour n'être pas aperçus, ils fermèrent soigneusement la porte. L'abbé Champagnat étant rentré chez lui plus tôt qu'on ne s'y attendait, et apprenant ce qui se passait, se rend tout de suite à la ferme où était organisée la danse; il monte à la grange et dit brusquement en entrant: «Ha! c'est beau cela pour des chrétiens; je vais voir si vous savez aussi bien votre catéchisme que vous savez danser». En un clin d'œil, toute la troupe disparut, passant les uns par la porte, les autres se cachant dans le foin, ou sautant par la fenêtre. Il ne resta qu'une vieille domestique qui se mit à fermer la grange, et à laquelle il adressa une sévère réprimande ».
Cette hjstoire met bien en évidence la distance entre la jeunesse et le monde ecclésiastique. Même respectueuse, celle-ci n’entend pas suivre les conseils du clergé en matière de morale. Et les bals clandestins dans telle ou telle ferme ne peuvent avoir lieu sans la complicité tacite des maîtres des lieux qui se gardent bien de paraître car il s’agit d’une fête clandestine, donc illégale14. Et puis, les danseurs s’enfuient ou se cachent, pour éviter de faire jaser sur leur conduite, surtout les filles. Nous trouvons des scénarios semblables lorsque le F. Jean-Baptiste nous compte, au chapitre 5 de la Vie, les exploits apostoliques du vicaire de La Valla :
«  Un moyen très efficace que lui inspira son zèle pour faire cesser les réunions dangereuses et les danses15 qui avaient lieu à certaines époques de l'année, dans la plupart des hameaux, fut d'y aller faire le catéchisme le jour même où l'on avait l'habitude de tenir ces assemblées. Quand il savait (il avait des personnes chargées de l'en informer) qu'il devait y avoir une réunion, il annonçait en chaire qu'à tel jour, il irait faire le catéchisme dans tel hameau ; cette annonce suffisait ordinairement pour empêcher la réunion, car il était extrêmement craint et respecté. »
Mais l’autorité de Champagnat n’a dû s’établir que peu à peu et le réseau de renseignement a des failles, ou bien il y a fort à faire à certains moments de l’année :
« Il avait appris, en revenant de l'église, qu'il devait y avoir des danses dans plusieurs hameaux: car on était dans le temps du carnaval. Dans le premier hameau, il surprit, en effet, une réunion très nombreuse. Les chants, les danses, tout était en train. ».
Sa présence silencieuse déclenche une fuite générale. « Il alla ensuite dans plusieurs autres hameaux, dans l'un desquels il trouva encore une danse organisée, qui cessa comme la première. ». Une autre expédition a moins de succès : le frère qui l’accompagne fait une chute qui les retarde et « quand nous fûmes près du hameau, quelques personnes qui nous entrevirent et les aboiements des chiens donnèrent l'éveil à la réunion qui se dispersa à l'instant. »
Le F. Jean-Baptiste nous assure même que : « Il invectiva avec tant de force du haut de la chaire contre ces désordres, et il fit tant de démarches, soit auprès des jeunes gens, soit auprès de leurs parents, qu'il vint à bout de faire cesser entièrement ces réunions nocturnes». Admettons ! Mais on peut se demander si la jeunesse de La Valla n’était pas, comme celle de Marlhes, imbue à son égard de crainte respectueuse plus que de spontanéité, et que bien des danses ont eu lieu à l’insu de Champagnat.
Quant à l’ivrognerie, qui concerne davantage les adultes, Champagnat en aurait aussi triomphé : « Les cabarets, qui souvent étaient pleins pendant les nuits, avant qu'il fût à Lavalla, devinrent déserts, et on n'osait même plus y aller pour affaires durant le jour ». Admettons cette affirmation en ce qui concerne les nuits. Mais on peut être certain que ces lieux de sociabilité masculine n’ont pas été désertés durant le jour, même si l’organisation intempestive de vogues par les cabaretiers a pu être quelque peu entravée.
Donc, entre Rebod et Champagnat il n’y a pas de divergence de fond à propos de la danse. Mais, apparemment, la stratégie diffère : le premier veut dominer les autorités communales tandis que le second reste sur le terrain pastoral : c’est par la prédication et « la pédagogie de la présence » qu’il combat. Nous en avons un exemple indirect lorsqu’une propriétaire de grange où l’on danse vient s’excuser auprès de lui : il ne la menace pas de la justice ou de la loi mais se contente d’une semonce : « Et pour la première fois vous avez été prise ». (Vie, Ch. 5, p. 53) Ce qui signifie en langage clair : restons-en là mais n’y revenez pas.
Et d’ailleurs, la plupart des habitants de La Valla, au contact d’un vicaire capable d’intransigeance mais aussi de diplomatie, ont considéré qu’il ne faisait que son devoir en corrigeant les mœurs par les moyens qui étaient les siens. Et puis, après les nombreuses années de troubles, on aspirait à un retour à l’ordre. On peut néanmoins penser que tout le monde, et sans doute une bonne partie de la jeunesse, n’a pas adhéré à cette pastorale assez répressive16.

Un vicaire zélé mais aussi un fondateur de congrégation
Champagnat est donc très typique d’un clergé qui considère la fête (et en particulier la danse), avec suspicion. Mais, en tant que fondateur de congrégation il va au-delà des simples considérations morales. La seconde partie de sa Vie commence par un chapitre condamnant la tristesse qui tue la piété, nourrit les tentations, divise les esprits et scandalise le prochain. Et il recommande « la sainte joie ». C’est pourquoi, ajoute le F. Jean-Baptiste, il permettait aux Frères « de jouer pendant les récréations » et « lui-même jouait quelquefois avec les Frères mais […] il était toujours noble, toujours digne, toujours retenu, quoique toujours très gai et très aimable ». Le F. Jean-Baptiste poursuit en nous racontant l’histoire du F. Sylvestre jouant avec sa brouette au grand déplaisir des frères de sa communauté, mais avec l’approbation du P. Champagnat. Le même F. Sylvestre nous rappelle qu’à L’Hermitage jeunes et vieux (Sylvestre… p. 305) jouaient aux boules, les perdants portant les sacs de boules à la fin de la récréation.
Mais le jeu n’est pas la fête. Et il doit se dérouler avec la modération dont Champagnat donne l’exemple. Déjà à La Valla, Champagnat, trouvant que les Frères faisaient trop de bruits durant leurs récréations, leur avait demandé de se récréer comme des religieux (Vie, Ch. 6, p. 72). Pour lui ce n’est pas seulement une question formelle. Le F. Jean-Baptiste nous cite plusieurs des sentences primitives (Vie 1° partie, Ch. 10 p. 108) exaltant le bonheur de la vie religieuse et dénonçant la fête mondaine :
«…Pourquoi les mondains sont-ils si bruyants dans leurs plaisirs et au milieu de leurs joies profanes ? Parce qu’ils ne peuvent étouffer entièrement les remords qui les poursuivent ; parce que leur bonheur n’est qu’apparent ; que leur cœur est malheureux et ne trouve que de l’amertume dans les satisfactions sensuelles17. »
Ses disciples ne vont pas hésiter à l’imiter, comme à St Sauveur-en-Rue en 1825  (Annales, 1825, § 8) :
«  Un jour les jeunes gens firent un feu de joie sur la place publique et se mirent à danser avec quelques jeunes filles ou femmes. Les deux Frères vinrent avec indignation pour faire cesser ce désordre. Le F. Jean-Baptiste, tenant un crucifix à la main, le jeta à terre en disant aux danseurs de marcher dessus, s'ils l'osaient. Le F. Augustin appela les filles : "Torchons de cabaret". Les danseurs se dispersèrent. »
Une affaire semblable aura lieu à l’Hermitage-même comme nous le raconte le F. Sylvestre18. Lors d’une récréation, le F. François et lui-même aperçoivent un grand feu dans l’allée des platanes au-dessus du jardin de L’Hermitage et « nous vîmes en même temps des Frères sauter ce feu et pousser des cris de joie, comme le font les mandarins19 dans leurs fêtes balladoires […] Quelques étourdis s’étaient mis dans l’idée de faire le carnaval en imitant les gens du pays »…Le F. François fait cesser cette fête improvisée. Le lendemain le P. Champagnat renvoie le principal responsable et semonce les autres coupables. Le F. Sylvestre approuve : cette réjouissance rappelait par trop « les fêtes ignobles du monde païen »…
Mais si toute fête profane, même consacrée par la tradition, est aussitôt considérée comme païenne, c’est demander beaucoup, même à des religieux, de ne vivre la fête qu’au sein des pratiques liturgiques du calendrier chrétien et dans des récréations où le jeu de boules permet un délassement compatible avec la gravité religieuse. Sur le thème de la fête, M. Champagnat est un rigoriste modéré ; mais un rigoriste quand même.

Une attitude paradoxale envers la jeunesse
Ce rigorisme est d’autant plus étrange que c’est en comptant sur la jeunesse que Champagnat veut bâtir son projet éducatif. Et cette apparente contradiction, qui cause en partie ses difficultés de recrutement, mérite un essai de clarification.
Dans le chapitre 13 de sa Vie (2° partie p. 422) on nous conte qu’obligé d’entrer dans une auberge avec un autre ecclésiastique, il s’adresse vivement à « une troupe de jeunes libertins » qui se permettent en leur présence « les discours les plus licencieux », les priant de se taire ou de sortir20. Mais dans le chapitre 20 (p. 504) : « un jour, passant à côté d’une troupe d’ouvriers, tous jeunes gens d’une vingtaine d’années’ » il s’écrie : « Oh, quels bons novices ils feraient s’ils venaient chez nous ![…] Quel dommage qu’ils soient pour le monde ! […] Le bonheur de la vie religieuse me paraît si grand […] que je rencontre rarement des jeunes gens sans […] demander à Dieu qu’il les appelle à cette belle vocation ».
C’est qu’au fond, Champagnat est imbu de l’esprit des missionnaires d’une nouvelle chrétienté qui font reposer le christianisme sur la conversion de chacun, plus que sur le culte. La Révolution a d’ailleurs montré combien était fragile un consensus religieux lorsqu’il n’était pas fortement ancré dans les consciences. Dans la chrétienté post-révolutionnaire il n’y a pas place pour des attitudes et des pratiques jugées païennes ou au moins entachées de paganisme. Par ailleurs, à qui d’autre qu’à des jeunes s’adresser pour bâtir ce christianisme nouveau ? Les adultes sont déjà installés dans la vie et trop marqués par un passé discutable. Champagnat fait donc le pari qu’il trouvera des disciples parmi les jeunes. Et son optimisme est équilibré par un grand réalisme : il ne veut pas de jeunes gens qui transigent avec le monde ; et les aspirants qu’il admet doivent faire la preuve qu’ils sont prêts à entrer dans le combat spirituel ou s’en aller. Son intransigeance est moins due à la tradition rigoriste du clergé qu’à son désir de constituer, dans la mesure de ses moyens et grâce à des jeunes, l’aile marchante d’une Eglise renouvelée.
Mais une telle démarche n’est pas exempte d’ambigüité et d’utopie et, en voulant séparer fortement un profane trop rapidement jugé païen, d’un religieux  volontiers austère, ne risque-t-on pas de les opposer et de finalement aboutir à une désaffection plutôt qu’à une rechristianisation ? C’est le problème que devra affronter l’institut après Champagnat, et dont le F. Avit nous donne un aperçu dans ses Annales des maisons rédigées vers 1880-90.

Le F. Avit et les fêtes baladoires
Celui-ci évoque les fameuses fêtes dans vingt-sept cas, liant largement celles-ci au courant de sécularisation et de politisation de la société. Néanmoins il sait faire des distinctions.
Dans la province d’Aubenas les gens de Berrias où les 2/3 des hommes et les 3/4 des femmes remplissent le devoir pascal, « il y a une fête baladoire et quelques danses dans les hameaux, mais sans grands désordres. Néanmoins, la religion ne va pas en gagnant, depuis que la république l'étreint21. ». Il est plus sévère avec le peuple de Joyeuse qui porte bien son nom car il est « amateur des plaisirs, des bals et des fêtes baladoires. Les ménétriers et les saltimbanques sont assez nombreux ici. Par contre, les offices sont peu fréquentés, les vêpres surtout, excepté aux trois ou quatre grandes fêtes de l'année. » Il fait l’éloge du Cheylard où « les danses, les fêtes balladoires sont encore inconnues ici, ce qui est rare dans le Midi. »
Dans la province de N.D. de L’Hermitage, à St Pierre de Bœuf, au bord du Rhône, les gens qui vivent du trafic sur le fleuve « ne sont ni irréligieux, ni bien chauds pour la religion. [ …] Ils sont plus en train lorsqu'il s'agit de jouissances matérielles, de fêtes balladoires, soit chez eux, soit chez les voisins. ». Il en est de même aux Roches de Condrieu, commune du bord du Rhône peuplée de mariniers, où « Les jeunes gens disparaissent en sortant de l'école et ne reparaissent plus qu'à l'occasion de la fête balladoire qui se fait pompeusement pendant 3 jours ; les Rochois […] pensent n’être nés que pour sauter, chanter, boire et manger. »
Le scénario est semblable au Bois d’Oingt, au nord de Lyon : « Les jubilés et les missions passent sur ce peuple comme l'eau sur le plumage d'un canard. En revanche, il est grand amateur de plaisirs et de fêtes balladoires. Il y a cinq ou six vogues par an. ». Sur L’Arbresle, petite ville à l’ouest de Lyon, le F. Avit, visiteur, a un souvenir précis : « La fête balladoire (au carnaval ?) nous retint ici pendant 3 jours ; les classes étaient désertes. Les Brelois ont toujours été amateurs de ces sortes de fêtes, riches pour les célébrer, et les désordres n'y ont jamais manqué. »
Même s’il a souvent tendance à associer catholicisme tiède et fête profane, le .F Avit reste assez indulgent, et fait même preuve de diplomatie, comme à Digoin où il est directeur de pensionnat vers 1855,: « Lors de la fête balladoire, pour récompenser les élèves, nous les menâmes sur les chevaux de bois, le 3e jour, alors qu'il ne restait personne ; les professeurs surveillaient. ». Le curé, un « bon vieillard », trouve cependant cela immoral, mais le F. Avit a réponse à tout : 
« Alors que pensez-vous de M. Lapalus, votre vicaire, qui, le jour même de la vogue, y a fait monter toutes les filles de sa Congrégation ? Étaient-elles plus morales que nos enfants, avec leurs vastes crinolines, sur ces chevaux22 ? Le bon curé qui ignorait ce fait en fut abasourdi. Il se retira en disant : Si les prêtres et les religieux font ces choses-là, il ne faut pas s'étonner que la Révolution vienne. »
Nous avons là un bon exemple de divergence entre un clergé ancien très rigoriste sur la fête (il n’est pourtant pas question de danse ici) et un clergé –mais aussi des éducateurs – du milieu du siècle enclins à plus de souplesse. Mais le jugement du F. Avit est beaucoup plus sévère lorsque la fête perd tout caractère religieux et se politise. Ainsi, dans la province du Bourbonnais la population de la ville industrielle de Montceau-les-Mines :
« Cette population d'ouvriers venue de tous les pays du monde, gâtés par les sociétés secrètes23et les mauvais journaux qui abondent ici, ruinés par les charlatans et les saltimbanques, les comédiens, les marchands de bric-à-brac qui pullulent de toutes parts, trouvent pourtant encore de l'argent pour la multitude des fêtes balladoires établies de tous côtés à Montceau, à Blanzy et à St Vallier. »
Même à Jonzieux, paroisse voisine de Marlhes, la vogue devient un enjeu politique.  : « L'église paroissiale possède une partie considérable de la vraie croix. Cette précieuse relique attirait autrefois un grand nombre de pèlerins le 3 mai et le 14 septembre. Les républicains ayant eu un triomphe relatif en 188124, voulurent transformer ce pèlerinage en fête baladoire.». Aussi « M. le curé Manin consulta le F. Agéricus et ils résolurent ensemble de fermer l'église après la première messe. Cette mesure a considérablement diminué le pèlerinage ; mais la fête baladoire a cessé». C’est un bel exemple de pastorale accordant priorité à la séparation entre le profane et le religieux même si celui-ci doit en être affecté. Et désormais la politique se substitue à la morale comme élément discriminant.

Société de jeunesse, fête baladoire et contestation politico-religieuse
La politisation de la fête peut être d’ailleurs fort ancienne car parfois les vogues sont organisées par de véritables sociétés de jeunes gens25 contestant autorités civiles et religieuses. Nous en trouvons deux exemples dans les annales. Le plus caractéristique est dans la province de St Paul, à Bargemont, commune rurale de 1650 habitants, située au pied des Basses Alpes où nos Frères arrivent en 1846. Le F. Avit affirme que « dans une fête balladoire, plusieurs jeunes gens s'avisèrent en plein jour, de parcourir les rues, nus comme des vers, et la foule, dans laquelle se trouvaient beaucoup de jeunes filles, riaient et acclamaient ces sales descendants d'Adam26. Indigné de ces turpitudes, un des juges de Draguignan se trouvant là par hasard, voulut y mettre ordre. Il trouva M. le curé barricadé dans sa cure, dont les volets étaient fermés. M. le maire prétendit qu'il n'y pouvait rien. Le juge fit arrêter les coupables, les fit conduire à Draguignan, où ils furent condamnés à un mois de prison. »
Le F. Avit lui-même nous raconte qu’en 1845, à Bougé-Chambalud, en Dauphiné il a fait échouer, au grand soulagement du maire et du curé27, une tentative de jeunes gens dirigés « par un avocat de village » On est alors à la fin d’une Monarchie de Juillet devenue conservatrice, et au début d’une agitation libérale qui emportera le régime trois ans plus tard.

Fête baladoire et fête scolaire
La fête baladoire tend donc à se séculariser et à se politiser mais, avec la généralisation des écoles, se multiplient les remises de prix et fêtes de fin d’année que les supérieurs considèrent avec suspicion. Et c’est le maire de Saint Paul-en-Jarret, tout près de L’Hermitage, qui, en 1867, proteste au nom de l’ordre public contre la suppression de la fête de fin d’année où les élèves jouaient une pièce de théâtre28 :
« Ce jour-là se trouve la fête baladoire de Rive-de-Gier29 et je trouve par là le moyen de garder dans notre village toute notre population et d'éviter à coup sûr beaucoup de regrets, de malheurs, etc. etc. ».
Bon gré mal gré, et en dépit de sa tradition rigoriste, l’institut doit intégrer la fête profane à l’éducation qu’il donne. Mais c’est un sujet en soi que je ne fais qu’esquisser ici.

Utopie de nouvelle chrétienté et rigorisme
Quoique Champagnat, jeune prêtre de la Restauration, ait eu une attitude rigoriste envers la fête profane, on ne cite jamais une opposition de sa part à la vogue, mélange de fête religieuse et de réjouissance profane. Ce qu’il combat, c’est la fête sans autorité responsable, où la jeunesse est livrée à elle-même, la nuit, dans les lieux retirés. Et, quand il recommande à ses frères la vigilance la plus exacte sur les enfants il transpose à l’école son idéal de pasteur responsable d’un peuple en danger de se perdre s’il n’est pas surveillé et fermement guidé.
Son apostolat, comme celui de tout pasteur zélé, repose sur trois axes : catéchiser les enfants ; rechristianiser les mœurs des jeunes et des adultes ; assister les malades et les mourants. Et s’il fonde des Frères catéchistes c’est pour qu’une bonne éducation première, terminée par une première communion fervente, fortifie la jeunesse contre les passions qui l’assiégeront et l’incrédulité qui la tentera. Au fond son utopie est de rendre inutile la lutte contre les bals parce que la jeunesse éduquée saura se conduire chrétiennement et que les autorités civiles et les parents seront vigilants. C’est l’idéal du bon chrétien et du vertueux citoyen.
Quoique cette formule distingue et associe clairement le spirituel et le temporel, sa pratique s’est révélée difficile à incarner, notamment à propos de la fête, peut-être parce que l’utopie qui la sous-tendait était mal dégagée de sa matrice augustinienne et rigoriste : la fête profane était occasion de péché et toute autre considération pesait peu face à l’impératif d’éviter ce mal30. Par ailleurs la société, surtout du côté des hommes, soupçonnait l’Eglise, non sans quelques raisons, de vouloir la transformer en une immense congrégation à direction cléricale. Et la fête était pour elle l’occasion d’affirmer son autonomie en dépit des théologiens, des pasteurs, du pouvoir politique et même des éducateurs qui, quoique laïcs, pouvaient apparaître comme les auxiliaires des autorités religieuses et civiles.

F. A. Lanfrey, novembre 2017

 

1 En français l’expression « faire la foire » signifie se débaucher.

2 Trompettes et instruments à vent.

3 Dans son roman La Rabouilleuse, Honoré de Balzac nous décrit encore les exploits d’une société d’anciens militaires de l’Empire qui, vers 1830, passent leur temps à boire, se quereller et jouer de mauvais tours aux habitants.

4 Dans le Nord c’est la « ducasse », déformation du mot « dédicace ».

5 D’où le verbe « se balader » c’est-à-dire : aller d’un bal à l’autre.

6 De St. Chamond. Ils veulent arrêter les réfractaires au service militaire venus à la fête.

7 Sacristain et peut-être chantre.

8 C’est l’heure de fermeture légale en hiver.

9 – « vielle » : instrument de musique à cordes. Sur la copie du manuscrit ce mot est écrit : « vieille »

10 – Veuve Matricon est suivie de : « des Saignes » qui est barré.démissionner

11 Propos ambigu mais qui semble désapprouver le zèle intempestif de Rebod.

12 Ils gouvernent le diocèse, le cardinal étant en exil à Rome.

13 Champagnat lui-même n’a pas été épargné : la Vie donne deux exemples d’incivilité publique de Rebod à son égard. Au maire qui conseille la modération sur le sujet de la danse Rebod rétorque : « Je n’ai pas besoin de vous ni de vos conseils » (Barge).

14 Le droit de réunion n’existe pas. Toute assemblée de plus de 20 personnes tombe sous le coup de la loi.

15 Le clergé n'était alors pas seul à s'opposer à la valse. Le 8 juillet 1807, le Journal de Paris écrivait: «Il y a longtemps que les époux, les mères et tous les gens raisonnables crient contre la valse. J.-J. Rousseau avait dit qu'il ne permettrait jamais, ni à sa fille, ni à sa femme, de valser. Aucune danse, en effet, n'est plus propre à tourner la tête aux femmes, et à porter le feu dans tous leurs sens». Le Père Champagnat partageait évidemment les opinions de son temps. partit en guerre contre les danses à La Valla. (Cf. P. Zind, Sur les traces de M. Champagnat, Vol. 1, p. 59).

16 La littérature sur ce sujet est immense. Voir la synthèse de Ralph Gibson « Le catholicisme et les femmes en France au XIX° siècle » dans Revue d’Histoire de le Eglise de France, Tome LXXIX, n° 202, janvier-juin 1993, p. 63-93. Le titre est un peu réducteur car l’auteur y parle aussi des relations entre les hommes et le clergé.

17 Voir F. Sylvestre, Rome, 1992, p. 305 qui donne une version un peu différente de cette doctrine.

18 F. Sylvestre raconte Marcellin Champagnat, Rome, 1992, p. 302-303.

19 En fait cette coutume a lieu le 24 juin pour la Saint Jean. Je F. Sylvestre croit qu’elle a eu lieu au moment du carnaval. Il utilise le mot « mandarin » pour insister sur son caractère païen.

20 Ce comportement a tout l’air d’être une provocation envers Champagnat et son compagnon.

21 Après 1880.

22 Elles s’exposaient à montrer leurs jambes.

23 En fait le socialisme, le syndicalisme et l’anarchisme.

24 Aux élections législatives.

25 Parfois nommées « ‘abbayes de jeunesse » parce qu’elles nomment à leur tête un « abbé » et une « abbesse ».

26 Le F. Avit exagère sans doute. Le terme « nu » peut signifier simplement qu’ils sont vêtus de façon indécente.

27 Il a fait placarder par ses élèves des affiches annonçant faussement que la fête était reportée.

28 Le F. François a été particulièrement opposé à ces fêtes scolaires. Il faudrait une étude d’ensemble sur l’attitude des supérieurs à ce sujet.

29 La ville toute proche.

30 L’horreur du péché est un des thèmes majeurs de l’enseignement de Champagnat.

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