Martyr est celui qui ne sauve pas sa vie Ă  tout prix

25/10/2007

Juan María Laboa Gallego (Pasajes de San Juan, Guipuzcoa, 1939), prêtre diocésain, incardiné dans le Diocèse de Madrid, est licencié en Philosophie et en Théologie et docteur en Histoire de lÉglise par lUniversité Grégorienne de Rome où il a donné des cours pendant douze ans. Il a été professeur pendant quinze ans à la Faculté de Sciences Politiques de lUniversité dAlcala de Madrid, professeur ordinaire de lUniversité de Comillas pendant trente-cinq ans et professeur invité dans diverses universités européennes et américaines. Fondateur et directeur de la revue XX Siècles dHistoire de lÉglise, parmi ses livres il convient de souligner la longue marche de lÉglise (1985), Atlas historique du christianisme (2000), Histoire de lÉglise. Âge Contemporain (2002), Atlas historique du monachisme (2003) ainsi que sa collaboration au livre Église et intolérances : La guerre civile avec le chapitre Motifs de la persécution .
Nous avons interviewé le P. Juan María au siège de la Conférence mariste, à Madrid.

AMEstaún. La célébration de la béatification du frère Bernardo, assassiné à Barruelo de Santillán (Palencia) en 1934 et celle des frères Laurentino, de Virgilio et 44 autres compagnons, assassinés à Barcelone, ramènent à la mémoire les nombreux épisodes de violence qui ont marqué lhistoire du XXe siècle. Avez-vous une explication de la violence institutionnalisée au XXe siècle?
Juan María Laboa. Le XXe siècle a été un siècle spécialement traumatisant par sa violence institutionnalisée et par ses meurtres massifs, non-discriminés ou par ses meurtres sélectifs. Rappelons les plus dun million de morts arméniens, les morts innombrables de la dictature communiste en URSS et sous la terreur stalinienne, les deux guerres mondiales et lextermination de juifs, les trente millions de morts de faim en Chine de 1958 et 1962, les violences des régimes autoritaires en Amérique latine et les guerres en Afrique, la mort dun tiers de la population chinoise, les meurtres en Yougoslavie et au Ruanda. Tous avaient une explication, mais toujours lexplication était inacceptable.

La violence quon a vécue en Espagne après la 2de République a eu des protagonistes renommés chez les anticléricaux. Lanticléricalisme est-il une justification des erreurs de lÉglise ?
Depuis lapparition de nombreux écrits, de certains illustrés et depuis la Révolution française, un anticléricalisme furieux a marqué une bonne partie de la politique et de la culture des pays européens dorigine latine qui, souvent, sest entremêlé avec le développement des mouvements sociaux qui ont accompagné le processus de lindustrialisation. Ce nest pas raisonnable de justifier sans discernement cet anticléricalisme avec les possibles péchés de lÉglise qui, évidemment, les a commis. Lanticléricalisme historique a dépassé dans tous les sens ces causes apparentes.

Quelles sont les motivations des activités antireligieuses dans lEspagne républicaine ?
Au XXe siècle, la nuit a été pour le christianisme très longue et très obscure. La persécution antireligieuse na pas été une question accidentelle de la politique dun pays ou des politiciens, mais un composant permanent des pays libéraux et, de manière spéciale, de toute la politique soviétique dans ses diverses versions. Tous les chrétiens ont été considérés comme ennemis par les divers régimes communistes.
Des motivations anthropologiques, idéologiques et symboliques ont nourri le fond de ces persécutions. Pour leurs composants, les ecclésiastiques et les Communautés religieuses devaient disparaître pour faire place à une société nouvelle, sans aliénation religieuse. Au-delà des motivations historico-politiques, quon peut examiner, il a existé une motivation antireligieuse spécifique et identificatrice. Un dogme plus ou moins conscient, plus ou moins express, en tout cas opérationnel, consistait à ce que la religion devait être déracinée de la société.
En Espagne nous avons lexemple dAlejandro Lerroux, qui, pendant une époque, a eu tant dinfluence dans quelques milieux, prônant un anticléricalisme radical agressif : Il ny a rien de sacré sur terre. Le peuple est esclave de lÉglise et il faut la détruire , a été son dogme mille fois répété.
Les événements des Asturies ont montré le climat anticlérical existant, tant dans le domaine social que politique et culturel. Il ny a pas de doute que les persécutions de 1934 et 1936 sinscrivent dans le grand chapitre de la lutte contre lÉglise. Ils ont attaqué une Église dont ils souhaitaient déraciner la présence.

Les frères maristes qui sont morts assassinés : Bernardo dabord à Barruelo, Laurentino, Virgilio et 44 autres compagnons à Barcelone, peut-on dire quils sont des martyrs parce que ils sont morts pour leur foi ?
Beaucoup de ces martyrs ne meurent pas directement pour leur foi mais pour les attitudes quils ont assumées suite à leur foi, pour la cohérence de leur vie menée dans leur apostolat. Leur vie, en général, était simple, cachée et passait inaperçue, mais leur seule existence constituait le rappel dun choix. Ceci explique quon ait assassiné avec une égale ranc?ur des gens pauvres et inconnus ou de célèbres prédicateurs. De méritants lutteurs en faveur de la justice sociale comme des chartreux.
Pour certains, comme cela est arrivé en Russie, les religieux ont été perçus comme une menace qui empêchait la domination idéologique du pays.
Dans les martyrs on combine, fréquemment, intégrité intérieure et fragilité, dans le sens dinsécurité intérieure. LÉglise na jamais approuvé la recherche du martyre et lhéroïcité nexige pas une vaillance frappante. Il peut être conséquent et exemplaire même quand le chemin vers la guillotine est parcouru avec crainte et angoisse. En dehors de celui qui, malgré les rares occasions quon lui a offert de se sauver sil se mariait ou renonçait à son v?u de chasteté, nous ne trouvons pas de cas dabandon de leur idéal. Aux nombreux prêtres et religieux et à quelques évêques on leur a donné loccasion déchapper, mais presque tous ont décidé de rester avec le peuple quon leur avait confié.

Beaucoup de morts ont combattu pour une juste cause humaine ou pour des valeurs pas toujours comprises par lidéologie dominante. Le martyre est-il une confrontation didées ?
Dans le concept de martyre entrent les expressions de solidarité et limplication dans la cause humaine, dans la défense des valeurs comme la justice, lamour et la solidarité, pas toujours comprises de la même manière par les idéologies dominantes du moment. Cest suggestif et éclairant de montrer le martyre comme une tentative déliminer le christianisme, dès que la réserve de la foi et de linterprétation de lhumanité, non partagée, évidemment, pour qui elle agit. Ces martyrs il faut les intégrer, aussi, dans la lutte du XXe siècle dans la défense des droits de lhomme et de la liberté.

Les victimes de lhistoire ne sont-elles pas les martyrs qui en ont élaboré dautres, victimes des inconséquences et des péchés de lÉglise ?
Il est vrai que tous nous sommes des complices du mal existant dans le monde et, en ce sens, le martyre pourrait être interprété comme le jugement dune Église. Ainsi on pourrait considérer, que les martyrs sont fréquemment des victimes de lhistoire, histoire quont élaborée dautres avec leurs décisions et leurs mots. Ceci est un très beau sujet, mais qui se brise si nous laffrontons avec des complexes, du masochisme ou des jongleries. En effet, malgré toutes les tentatives de rationalisation, il nexiste pas de justification pour des crimes commis contre des personnes qui, dans limmense majorité des cas, non seulement nétaient coupables daucune faute mais non plus ne sétaient livrées à aucune activité politique.

Les chrétiens ont appris de Jésus à pardonner. Pardonnez-leur car quils ne savent pas ce quils font, a-t-il dit sur la croix. Beaucoup des assassins appartenaient à des groupes incontrôlés : étaient-ils ignorants ? ne savaient-ils pas ce quils faisaient ? à qui faut-il offrir le pardon ?
Il est vrai que beaucoup de martyrs ont été exécutés par des incontrôlés, mais on ne peut pas oublier une campagne prolongée et contrôlée de publicité négative, de mythes et de propagande scandaleuse, qui accusait les religieux de toute sorte de fautes et de faux crimes. Le caractère absurde dune publicité prolongée et des accusations malicieuses aux moments les plus dramatiques, na pas empêché quils soient crus. La haine manifestée dans beaucoup de meurtres peut seulement être expliquée par une grande ignorance et par un bombardement de propagande négative. Les brochures anticléricales prérévolutionnaires et les existants pendant la révolution française, avec un succès énorme dans ces événements, permettent de nous expliquer ce qui est arrivé tout au long des XIXe et XXe siècles.

LÉglise a donné traditionnellement lappellation de martyr à celui qui meurt pour sa foi. Nest-ce pas une audace et un martyre de vivre la foi au milieu dun monde avec une forte opposition, un dédain ou une marginalisation de la foi ? Quel est aujourdhui le sens dun martyr pour lÉglise ?
Est martyr aussi celui qui périt dans sa lutte active pour que saffirment les exigences de ses convictions chrétiennes, a écrit Rahner, des convictions qui sont opposées à certaines des idéologies dominantes de lépoque contemporaine. Le martyre de lépoque contemporaine a étendu ses motivations et ses caractéristiques et, naturellement, ne peut pas être compris sans les preuves illustrées ou culturelles du XIXe ou sans la propagande anarchiste ou socialiste.
Tout au long du siècle, nous trouvons une interminable liste de prêtres, religieux et religieuses assassinés pour leur défense des plus pauvres, marginaux et abandonnés. Ce sont les martyrs de la charité, de ceux qui ont maintenu une vie cohérente avec leur vocation, les martyrs de linjustice dune situation établie qui ne peut pas supporter de mettre des limites à son impunité ; les martyrs pour leur fidélité à une Église qui maintient des valeurs contradictoires avec lesquelles ils dominent un pays ou une région à un moment déterminé.
Martyr est celui qui ne sauve pas sa vie à tout prix. Cest quelquun qui croit et espère, qui annonce lÉvangile et qui aime lÉglise, et continue son travail et son témoignage, même quand sa vie est en danger, parce quil surmonte sa peur. Il sagit de croyants qui ne renoncent pas à croire et à vivre leur foi, même dans des circonstances dincompréhension et de rejet. Beaucoup auraient sauvé leur vie sils avaient renoncé à leur foi ou à travailler dans les domaines éducatifs ou caritatifs de lÉglise. La manière avec laquelle ils vivaient leur foi et leur vocation chrétienne, avec laquelle ils travaillaient généreusement pour le bien commun, aide à comprendre leur acceptation du martyre, non parce quils le cherchaient mais parce que cétait cohérent avec leur forme habituelle de vivre. Ils ont été persévérants dans leur vocation jusquà la mort.

A votre point de vue, de quelle manière les béatifications de nos frères pourraient se convertir en un stimulant pour les maristes du monde entier ?
De nos jours, la mentalité dominante dans un monde confortable et embourgeoisé, qui comprend aussi les croyants, sinquiète des dernières conséquences de la fidélité à lamour, à une doctrine et à des idéaux. Nous sommes habitués au café sans caféine, à la sucrerie sans sucre, à la bière sans alcool, etc. Le martyre nous introduit du coup dans le cadre de la cohérence personnelle, dans celui des conséquences de lamour et de la générosité, dans celui des exigences de la vocation elle-même. Le martyre nous remet en question avec rigueur le mystère de la croix, et il ny a pas de croix ni de martyre sans amour. Pour chacun de nous, le don de la vie elle-même constitue un grand appel et un défi.

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