Circulaires 74

Louis-Marie

1862-03-19

074

51.02.01.1862.1

 V. J. M. J.

 N.-D. de Saint-Genis-Laval, le 19 mars 1862.

Fête de saint Joseph.

     Mes Très Chers Frères,

 Des voyages successifs et prolongés que les besoins de l'Institut m'ont obligé à faire, ne m'ont pas permis de vous adresser plus tôt la Circulaire de cette année.

 Je me propose de vous entretenir, aujourd'hui, de la charité fraternelle, de l'esprit d'union qui doit régner parmi nous. C'est la troisième vertu que je tiens à vous recommander d'une manière toute particulière, parce que la charité unie à l'esprit de piété et de régularité dont je vous ai parlé précédemment, ne peut manquer d'assurer votre sanctification, et de vous faire trouver le bonheur et le contentement dans votre saint état.

 En effet, être bien avec Dieu, bien avec soi-même, bien avec ses Frères, c'est le bonheur, c'est la joie, c'est le vrai, le solide contentement ; et ce contentement est d'autant plus vrai, d'autant plus solide qu'il s'unit toujours à une ferme espérance des joies éternelles dont il est le gage et comme l'avant-goût. Or, la piété nous met bien avec Dieu, en nous le faisant regarder, aimer et servir comme le meilleur des pères. La régularité nous mot bien avec nous-mêmes, en pliant nos volontés et notre vie entière à la volonté et au bon plaisir de Dieu, source unique de tout bonheur. La charité nous mettra bien les uns avec les autres, en confondant nos esprits et nos cœurs dans l'unité des mêmes pensées et des mêmes sentiments.

 Persévérons donc, M. T. C. F., à demander ces trois vertus, et travaillons de toutes nos forces à les faire régner parmi nous. Puisque nous dédaignons les faux plaisirs et les vaines jouissances des mondains, assurons-nous les joies pures et saintes de la vie religieuse, le centuple évangélique qui doit nous soutenir et nous encourager dans nos sacrifices, en attendant que la vie éternelle en soit le prix.

 Les Saints et les Maîtres de la vie spirituelle, à la suite de Notre-Seigneur et de ses Apôtres, ont rempli leurs ouvrages de solides instructions sur la charité et de pressantes exhortations pour en recommander la pratique. Je ne ferai que recueillir et résumer quelques-unes de leurs pensées sur l'excellence et la nécessité de cette vertu, sur sa pratique et ses effets.

 I.

 C'est Jésus-Christ lui-même qui nous fait connaître l'excellence et le prix de la charité fraternelle et le besoin que nous en avons. Vous aimerez, dit-il, le Seigneur voire Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme et de toutes vos forces ; voilà le premier et le plus grand Commandement. Mais, ajoute-t-il aussitôt, voici le second qui est semblable au premier : Vous aimerez votre prochain comme vous-même (Matth., XXII, 37, 38, 39). Ainsi, le divin Maître fait tant d'estime de l'amour du prochain, que, malgré la distance infinie qui sépare l'homme de Dieu, il veut que nous aimions l'homme d'un amour tout semblable à celui dontnous devons aimer Dieu. Il donne à ces deux amours la même obligation et presque la même mesure et la même étendue. En effet, dit saint Thomas, l'amour de Dieu et l'amour du prochain ont la même source et la même fin ; ce sont deux flammes qui s'élèvent du même feu, deux branches qui partent de la même tige, deux actes qui sont produits par la même vertu. C'est le même mouvement de charité qui nous porte à aimer Dieu pour lui-même, et le prochain par rapport à Dieu. En aimant le prochain, c'est Dieu même que nous aimons : car nous n'aimons pas le prochain à cause du prochain, mais à cause de Dieu ; parce qu'il est l'ouvrage de ses mains, l'instrument de sa gloire, sa vive image et l'objet de son amour. L'amour fait aimer non seulement la personne, mais encore, tout ce qui lui appartient, tout ce qu'elle aime, tout ce qui la représente et rappelle son souvenir C'est ainsi que, l'amour du prochain participe à toute l'excellence, à toute la dignité de l'amour de Dieu, et qu'il en est inséparable. Nous avons reçu de Dieu ce Commandement que celui qui aime Dieu, doit aimer aussi son frère (I Jean., IV, 21).

    Il y a plus, M. T. C. F., c'est que Jésus-Christ a fait de la charité fraternelle son Commandement principal et particulier, et il nous le donne dans des termes si formels, avec des expressions si fortes qu'il est facile de comprendre que c'est celui auquel il tient le plus. Il le répète jusqu'à trois fois dans le même discours. Je vous fais, dit-il, un commandement nouveau, qui est de vous entr'aimer, et de vous aimer les uns les outres, comme je vous ai  aimés (Jean, XIII, 54). Et plus  loin : C'est là mon Commandement, que vous vous aimiez les uns les autres comme je vous ai aimés (Jean, XV, 12). Enfin, il le répète pour la troisième fois : Ce que je vous commande, c'est que vous vous aimiez les uns les autres (Jean, XV, 17). Or, dit saint Augustin, cette répétition du même commandement en est la plus forte recommandation ; et si l'on réfléchit que Jésus le donne, sur le point de mourir, comme son testament spirituel, comme l'expression de sa dernière volonté, on ne peut douter du prix qu'il y attache et du désir extrême qu'il a de le voir fidèlement gardé.

 Toute sa vie et en toute circonstance, le divin Maître n'a cessé d'enseigner et de recommander la charité fraternelle, la paix et la concorde. Saint Cyprien l'appelle le Docteur de la paix, et le Prédicateur de la concorde. Il s'est fait annoncer au monde comme le Prince de la paix (Isaïe, IX, 6) ; il a voulu qu'à sa naissance la paix régnât dans tout l'univers, et qu'elle fût annoncée à tous les hommes; il n'est venu sur la terre que pour les réconcilier avec Dieu et les uns avec les autres. Lorsqu'il envoie ses Disciples dans le monde, c'est pour qu'ils portent tous les hommes à la paix et à la concorde ; et la première parole qu'ils doivent dire, en entrant dans une maison, est une parole de paix : La paix soit dans celle maison (Luc, x, 5). C'est, la paix et l'union qu'il souhaite a ses Apôtres et à ses Disciples, toutes les fois qu'il leur apparaît après sa Résurrection; c'est la paix et l'union qu'il leur laisse pour héritage : Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix (Jean, XX, 19.) enfin, c'est encore la paix, la douceur et l'humilité qu'ils doivent apprendre de lui, pour trouver eux-mêmes le repos et le contentement: Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes (Matth., XI, 29).

 Mais c'est surtout à la fin de sa vie, alors, dit saint Jean, que son amour ne connaît plus de bornes (Jean, XIII, I), et qu'il déborde sur le monde comme un fleuve longtemps contenu dont les digues sont enfin rompues, c'est dans ce moment suprême et solennel que le divin Jésus joint les prières au commandement, l'exemple aux leçons, pour inculquer aux hommes le grand précepte de la charité et leur en obtenir la grâce. Vous m'appelez Maître et Seigneur, dit-il à ses Apôtres, et vous avez raison, car je le suis. Si donc je vous ai lavé les pieds, moi qui suis votre Seigneur et votre Maître, vous devez aussi vous laver les pieds les uns aux autres (Jean, XIII, 13, 14). Vous devez vous rendre mutuellement honneur et respect ; fussiez-vous au premier rang parmi vos frères, vous devez être au milieu d'eux comme celui qui sert ; vous devez avoir pour tous une charité tendre et active, une charité humble et généreuse, qui vous porte à leur rendre les services les plus pénibles et les plus humiliants : car je vous ai donné l'exemple, afin que vous fassiez vous-mêmes ce que j'ai lait (Jean, XIII, 15).

 Et, dans ces supplications si ardentes qu'il adresse à son Père, pour tous ceux qui doivent croire en son nom, que demande-t-il avec le plus d'instances? C'est qu'ils soient un par l'amour et par la charité, comme le Père et le Fils ne sont qu'un par nature. Père saint, s'écrie-t-il, conservez par votre nom ceux que vous m'avez donnés, afin qu'ils soient un comme nous (Jean, XVII, 11). Puis, embrassant dans sa tendresse infinie ses disciples de tous les temps et de tous les lieux : Je ne prie pas pour eux seulement, ajoute-t-il, mais encore pour ceux qui doivent croire en moi par leur parole, afin que tous ensemble ils ne soient qu'un comme vous, mon Père, êtes en moi et moi en vous, qu'ils soient de même en nous (Jean, XVII, 21).. Oh! M. T. C. F., quelle perfection de charité! quelle incomparable union ! Jésus-Christ va jusqu'à demander qu'elle soit semblable à celle qui existe entre les Personnes Divines. Il veut qu'il y ait entre tous ses Disciples union parfaite et consommée de pensées et de sentiments, de volonté et d'affection, comme dans l'adorable Trinité, il y a unité simple et indivisible d'entendement et de volonté, de jugement et d'amour.

 C'est cette parfaite charité qui a brillé dans la primitive Eglise, alors que les Fidèles ressentaient les premiers effets de la prière du Sauveur, et qu'ils recevaient les premières effusions du Saint-Esprit. Saint Luc témoignedans les Actes : toute la multitude de ceux qui croyaient qu'un cœur et qu'une âme (Act., IV, 32). Puissions-nous, M. T. C. F., la réaliser à notre tour, cette prière, ce vœu sublime de Jésus mourant ! Puisse toute la Congrégation des Petits Frères de Marie n'être qu'un cœur et qu'une âme, comme la multitude des premiers fidèles ! Puisse-t-elle n'avoir toujours que les mêmes pensées et les mêmes sentiments, être consommée dans l'unité d'un même amour, l'amour de Dieu, l'amour de Jésus et de Marie, l'amour réciproque les uns des autres ! Cette admirable union est quelque chose de si grand, de si divin que Jésus-Christ la donne au monde comme l'effet le plus sensible de sa puissance et de sa bonté, comme la prouve évidente de sa mission : Qu'ils soient un en nous, qu'ils soient consommés dans l'unité afin que le monde reconnaisse que vous m'avez envoyé (Jean, XVII, 21, 23), que je suis le Messie.

 Enfin, M. T. C. F., la charité, l'amour de la concorde, de la paix et de l'union, est tellement l'esprit de Jésus-Christ qu'il en a fait le caractère essentiel de la nouvelle Loi et comme l'âme de tout le Christianisme. C'est la marque distinctive qu'il nous donne pour reconnaître les vrais chrétiens de ceux qui ne le sont qu'en apparence : Tout le monde reconnaîtra que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres (Jean, XXIII, 35). Voilà, dit saint Augustin, le symbole propre et particulier des chrétiens ; voilà, ajoute saint Jean-Chrysostôme, la pourpre royale et le diadème sacré qui les distinguent. C'est à ce signe infaillible, au rapport de Tertullien, que les païens eux-mêmes les reconnaissaient.

 Si donc, M. T. C. F., l'amour du prochain est si nécessaire aux simples fidèles, aux chrétiens ordinaires, que dirons-nous des Religieux, de ceux qui font profession de pratiquer la Loiévangélique dans sa perfection, qui s'engagent à observer non seulement ses préceptes, mais même ses Conseils? Quelle charité doit les unir les uns aux autres ! Quelle paix, quelle concorde doit régner dans toutes leurs Maisons ! Où se trouverait l'unité d’amour l'union consommée que Jésus-Christ a demandé pour ses vrais Disciples, si elle ne se trouvait pas dans une Communauté? Aimons-nous donc les uns les autres, M.T. C. F. comme Jésus-Christ nous a aimés. C'est notre pieux Fondateur qui nous y invite de sa part, en nous répétant  sur son lit de mort la prière et le vœu du divin Maître « Qu'il n'y ait entre vous qu'un cœur et qu'une âme  Qu'on puisse dire partout et toujours des Petits Frères de Marie comme des premiers chrétiens: Voyez comme  ils s'aiment ! … » Cette union parfaite de tous ses Frères, le vénéré Père en a fait le désir de toute sa vie et la matière, ordinaire de ses instructions et de ses avis. Parmi les différentes vertus, il n'en est pas qu'il nous ait ni plus souvent ni plus instamment recommandée ; il n'avait qu'une jouissance, qu'une consolation, c'était de la voir régner dans toutes ses Maisons ; et, parvenu à ses derniers moments, il nous redit à tous, avec toute la tendresse d'un Père, que le vœu le plus ardent de son cœur est qu'elle ne s'altère Jamais parmi ses Enfants. Du reste, M. T. C. F., ne nous faisons pas illusion sur l'importance et la nécessité de l'union, de la charité fraternelle ; car, si Notre-Seigneur la demande pour ses Disciples, comme la prouve de sa mission divine, il la demande aussi comme la marque certaine de l'amour que le Père a pour eux et de la gloire qu'il leur prépare : Je leur ai donné la gloire que vous m'avez donnée, afin qu'ils soient un comme nous…. qu'ils soient consommés dans l'unité, et que le monde connaisse que vous les aimez comme vous m'avez aimé (Jean, XVII, 22, 23). C'est en cela, dit saint Jean, c'est-à-dire par la charité, qu'on connaît ceux qui sont enfants de Dieu, et ceux qui sont enfants du diable (I Jean, III.10) ; et il ajoute que nous reconnaissons à l'amour que nous avons pour nos frères, que nous sommes passés de la mort à la vie, et que celui qui n'aime pas demeure dans la mort (I Jean, III, 14). On est donc du nombre des Elus ou des réprouvés, selon qu'on aime ou qu'on n'aime pas le prochain. Saint Augustin nous assure que l'amour du prochain est non seulement la marque distinctive des Chrétiens, mais aussi le gage certain et le signe visible de leur prédestination. Ô épouse de Jésus-Christ ! s'écrie-t-il, ô Ame fidèle ! que c'est à bon droit que la charité fait vos délices, car c'est la charité qui empêche que vous ne vous perdiez avec les impies, c'est la charité qui sépare votre cause de celle des réprouvés. Jésus-Christ lui-même ne donne pas d'autre motif de cette terrible séparation des justes et des pécheurs qui doit se faire au dernier jour. Il semble qu'il ne doive louer et récompenser dans ses Elus que l’exercice des œuvres de charité, et qu'il ne doive condamner et punir les pécheurs que pour y avoir manqué (Matth., XXV, 34 et les suiv.). Notre salut, notre prédestination est donc essentiellement liée à la pratique de la charité fraternelle, aux efforts que nous ferons pour vivre cri paix avec tous nos Frères, pour conserver dans toutes nos Maisons le trésor inestimable de la concorde et d'une sainte union. Combien une telle vérité doit nous affectionner à cette vertu, nous la faire estimer et désirer !

 Mais il est une considération plus puissante encore pour nous faire comprendre le mérite et l'excellence de la charité fraternelle, et nous porter à la pratiquer le plus parfaitement possible, c'est l'intime union que Jésus-Christ veut avoir avec le prochain, surtout avec cha­que chrétien : union telle que nous ne pouvons ni aimer ou haïr nos Frères, sans aimer ou haïr Jésus-Christ ; ni assister ou offenser nos Frères, sans assister ou offenser Jésus-Christ. C'est le divin Maître lui-même qui a pris soin de nous enseigner cette vérité consolante et redoutable tout à la fois : consolante pour quiconque se fait un bonheur d'honorer et de servir Jésus dans ses Frères; redoutable pour celui qui ose le mépriser, le maltraiter en eux.

 Oui, c'est de la bouche même de Jésus que nous apprenons (qui n'admirerait une si grande bonté!) : qu'il a faim et soif dans la personne du moindre de ses frères ; qu'en lui aussi il souffre la nudité, les maladies, la prison ; qu'en lui aussi il reçoit le morceau de pain qui apaise la faim, le verre d'eau froide qui désaltère, le vieux vêtement qui recouvre, la visite qui console ; qu'en lui, enfin, il ressent tout ce qu'il y a de dureté dans le riche avare qui refuse de le soulager. Seigneur, lui diront les justes, quand vous avons-nous vu dans le besoin, et avons-nous le bonheur de vous assister ? Et le Roi leur répondra : En vérité, je vous le dis, autant de fois vous avez rendu ces devoirs de charité au moindre de mes frères que vous voyez, autant de fois vous me les avez rendus à moi-même (Matth., XXV, 40). Et quand, Seigneur, lui diront les réprouvés, vous avons-nous vu dans la nécessité et la souffrance, et avons-nous refusé de vous secourir Et il leur répondra : En vérité, je vous le dis, autant de fois vous avez manqué de le faire à l'un de ces petits, autant de fois vous avez manqué de le faire à moi-même (Matth., XXV, 45). Jésus-Christ pouvait-il nous dire etnous expliquer plus clairement qu'il s'identifie avec le prochain; qu'il ne fait qu'un avec lui, et qu'il regarde comme fait à sa personne adorable tout le bien et tout le mal que nous faisons à nos Frères?

 C'est dans le même sens qu'il se plaint de Saul poursuivant les fidèles de la Judée : Saul, Saul, pourquoi me persécutez-vous ? (Act., IV, 4.) Il ne dit pas : Pourquoi persécutez-vous mes saints, mes amis, mes frères? Ah! dit saint Augustin, c'est que Jésus-Christ nous a faits non seulement chrétiens, mais Christs ; et, quand on poursuit les siens, c'est lui-même qu'on poursuit. Je suis leur Chef, dit-il à Saul, ils sont mes membres tous les coups que vous leur portez, je les ressens comme s'ils tombaient sur moi-même.

 Mais le divin Sauveur va plus loin encore. Tel est son amour pour les hommes que, pour mieux nous exprimer combien il est sensible a tout ce qui les touche, il nous fait dire par son Prophète : Celui qui vous touchera, me touche à la prunelle de l’œil (Zach., II,8). Quelle parole ! M. T. C. F. Qui de nous pourra jamais en comprendre foule la force et, toute l'énergie ? Blesser Jésus-Christ !…. Et le blesser à la prunelle de l’œil ! quelle effrayante pensée !… Oserions-nous jamais manquer volontairement a nos Frères, si nous réfléchissions qu'en les offensant nous offensons Jésus-Christ, et nous l'offensons dans la partie la plus sensible et la plus délicate de son corps mystique, la prunelle de l’œil? Oh ! combien nous avons besoin de réveiller notre foi, à la vue de nos Frères, afin de ne voir en eux que les membres de Jésus-Christ, ou plutôt d'autres Jésus-Christ, selon la pensée de saint Augustin, et d'honorer, d'aimer, d'assister en eux ce divin Maître !

 Enfin, nous dit saint Jean, c'est dans l'amour et le service du prochain que Jésus-Christ veut trouver la preuve de notre amour pour lui, et de notre reconnaissance pour ses bienfaits.

 Quand saint Pierre proteste qu'il aime le divin Maître, quand il le prend à témoin de la sincérité de ses sentiments: Si vous m'aimez, lui dit Jésus, paissez mes agneaux, paissez mes brebis (Jean, XXI, 16, 17). C'est aux soins que vous aurez des miens que je reconnaîtrai la sincérité de votre amour pour moi ; c'est à la grandeur des services que vous leur rendrez que j'en mesurerai l'étendue.

    Quand l'Apôtre bien-aimé nous a parlé de l'excès de l'amour que Jésus a eu pour nous, du sacrifice qu'il nous a fait de sa vie, la seule conclusion qu'il en tire, c'est que nous devons nous aimer les uns les autres, et pousser notre amour jusqu'à mourir pour nos Frères. Conclusion étrange, dit un pieux auteur, pour quiconque connaîtrait moins le cœur de Jésus. Il semble naturel, en effet, de conclure que Dieu étant mort pour nous, nous devons aussi mourir pour lui; et que Dieu nous ayant aimés avec, tant d'ardeur, nous devons, à notre tour, l'aimer sans mesure. Mais l'Apôtre bien-aimé, celui qui a reposé sur le sein de Jésus, et qui a contemplé  dans son cœur même ses intentions toutes d'amour et de miséricorde, conclut sans hésiter, que si Dieu nous a aimés de cette sorte, nous devons aussi nous aimer les uns les autres ; et que, s'il nous a fait connaître son amour envers nous, en donnant sa vie pour nous, nous devons aussi donner notre vie pour nos frères (1, Jean, IV, 2 et III 1-6). Ah ! le saint Apôtre sait que Jésus ne fait qu'un avec le prochain ,et qu'il se personnifie tellement en lui, qu'aimer le prochain c'est aimer Jésus ; servir le prochain, c'est servir Jésus ; mourir pour le prochain, c'est mourir pour Jésus. C'est donc avec raison, c'est pour répondre à l'esprit même du Sauveur, qu'il conclut de son amour et de sa mort pour nous, à l'amour mutuel que nous nous devons et au sacrifice de notre vie pour le bien de nos frères.

 Oh ! M. T. C. F., méditons bien cette vérité de Jésus dans le prochain; elle est essentiellement le motif, la règle et la fin de toute charité, de tout zèle, de tout dévouement. Jésus aimé, honoré et servi dans nos Frères ! Jésus aimé, honoré et servi dans nos enfants ! Jésus aimé, honoré et servi dans tous les hommes ! quoi de plus consolant ! quoi de plus encourageant ! quoi de plus saint !

 Méditez-la, Frères Assistants, Frères Visiteurs, Frères Directeurs, vous tous qui avez la charge des Frères, à quelque degré et en quelque nombre que ce soit, afin d'apprendre à les estimer et à les aimer. Souvenez-vous que c'est Jésus-Christ que vous formez, que vous soignez, que vous élevez, que vous dirigez et que vous gardez en eux. Vos leçons, vos encouragements, vos attentions, votre patience, tout ce que vous faites et souffrez pour eux, pour le moindre d'entre eux, c'est Jésus qui le reçoit, c'est Jésus qui le récompensera, il vous en fait le serment. Si, à force de zèle et de charité, de patience et de dévouement, de larmes et de prières, vous réussissez à les sauver du monde et du péché, à les attacher à Dieu et à leur vocation, c'est Jésus que vous aurez sauvé en eux, comme Joseph le sauva autrefois des mains d'Hérode.

 Méditez-la, Frères chargés des classes, de la surveillance, du soin des enfants. C'est encore Jésus que vous gardez, que vous instruisez, que vous élevez dans ces enfants. Jésus, ayant appelé un petit enfant, le plaça au milieu de ses Apôtres, et leur dit : Je vous le dis en vérité, si quelqu'un reçoit en mon nom un enfant tel que celui-ci, c'est moi-même qu'il reçoit (Matth., XVIII, 2,3, 5). Vous avez donc devant vous autant de fois Jésus que vous avez d'enfants. Quel motif puissant pour leur donner tous vos soins, toute votre attention, tout votre zèle, tout votre dévouement ! Mais quel motif aussi de les honorer, de les respecter, de ne rien dire ni rien faire qui puisse les scandaliser !

 Vous aussi, jeunes Frères et autres, chargés du soin du temporel des Maisons, souvenez-vous que c'est Jésus que vous servez, que vous aidez, que vous soulagez dans vos Frères. Plus heureux, en un sens, que ceux qui sont chargés des classes, si vous remplissez, avec zèle et avec foi, vos modestes fonctions, vous partagerez le mérite de vos Confrères, sans en partager les dangers.

 Je le répète, M. T. C. F., méditons tous cette vérité de foi que Jésus vit dans nos Frères et nos enfants, et qu'il reçoit en eux tous nos services, même les plus petits ; ne la perdons jamais de vue, et qu'elle soit la règle et la fin de tous nos ministères au dedans et au dehors.

 Je ne puis vous la rappeler moi-même, sans être attendri jusqu'aux larmes, en pensant à toute la gloire, à toutes les délices qui nous attendent dans le Ciel, si nous travaillons tous dans ces vues, dans cet esprit. Oh ! quelle gloire, quelles délices à l'esprit et au cœur qui auront conçu, pour le prochain, tant de pensées utiles, tant d'avis charitables, tant de pieuses exhortations, tant de paternelles corrections ! Quelle gloire à la bouche qui les aura prononcés, à la main qui les aura écrits ! quelle gloire, quel éclat pour ces yeux paternels et vigilants que la charité a tenus constamment ouverts sur les besoins et sur les dangers de ses Frères et de ses enfants ! Quelle gloire, enfin, quelle félicité pour notre liberté sacrifiée, pour notre santé, nos forces, notre vie entière usées et immolées au service de Jésus dans ceux qui nous sont confiés! Heureux les Frères, Supérieurs et autres, qui comprendront cette mission toute d'amour et de charité ! Heureux, mille fois heureux tous ceux qui la rempliront jusqu'à la fin, avec la foi, la piété, la constance et le dévouement que doit inspirer la vue de Jésus se personnifiant en nous et dans chacun de nos enfants : Quiconque donnera seulement un verre d'eau froide à boire à l'un de ces petits, parce qu'il est mon disciple, je vous le dis en vérité, il ne perdra pas sa récompense, (Matth., X, 42).

 Voilà, M. T. C. F., comment l'amour du prochain est ennobli, sanctifié, et comme divinisé par la. vue, par la pensée, par le souvenir de Jésus-Christ. Ah ! s'il coûte à la nature, s'il est difficile, quelquefois, au point de vue des imperfections, des défauts, des fautes même de nos Frères, combien il devient doux et aisé, dès qu'on se reporte aux amabilités infinies, aux bienfaits, aux perfections adorables du Fils de Dieu fait homme, à son amour, à ses promesses et à ses récompenses ! Quand donc la nature, l'amour-propre vous diront : Que dois-je à un tel Frère pour lui faire du bien? Comment pourrais-je, aimer cet enfant qui est si paresseux, si revêche, si désobéissant? Comment pourrais-je rendre service à un homme qui ne m'a fait que du mal ? Répondez, avec le Père Avila que peut-être vous écouteriez ce langage, si ce Frère, cet enfant, cet homme étaient la cause de votre amour mais que Jésus-Christ lui-même en est la cause et l'objet, et qu'ainsi il n'est rien qui puisse refroidir votre charité et en empêcher les effets. Répondez, avec saint Pierre Chrysologue, que pour rien au monde vous ne voulez perdre la paix et la charité, parce qu'elles sont le plus précieux de tous les trésors, et que Dieu faisant sa demeure dans la paix, vous avez avec elle tous les biens.

 Qu'ajouter, M. T. C. F., à tous ces témoignages de l'estime que Jésus-Christ fait de la charité fraternelle, à toutes ces preuves du désir et de la volonté qu'il a quenous la gardions inviolablement? Quand nous avons les .paroles de la Vérité même, pouvons-nous en désirer d'autres? Mais c'est cette Vérité souveraine qui nousparle encore par la bouche de ses Apôtres ; C'est à son école qu'ils ont été formés, c'est son esprit qui les inspire, et c'est parce qu'ils étaient tout remplis de l'esprit de Jésus, tout pénétrés de sa charité infinie, qu'ils la recommandent si souvent et avec tant d'instances. Citons à la louange de cette précieuse vertu, quelques passages de leurs admirables Epîtres.

 Avant toutes choses, dit saint Pierre, ayez une charité persévérante les uns pour les autres (1,Pierre, IV, 8). Sur toutes choses, dit saint Paul, ayez la charité qui est le lien de la perfection (1, Col., III.14). S. Jacques appelle cette loi de la charité la loi royale de l'Ecriture (Jacq., Il, 8). Saint Jude souhaite à tous ceux qui ont été appelés àla foi, que la miséricorde, la paix, la charité s'augmentent en eux de plus en plus (Jude, 1.2) ; et saint Jean, le Disciple bien-aimé, l'Apôtre de la charité par excellence, semble ne savoir parler d'autre chose que de cette belle vertu. Il est comme suspendu entre ces deux amours : l'amour de Dieu et l'amour du prochain ; il passe tantôt du premier au second, et tantôt du second au premier ; son bonheur est de répéter sans cesse, par écrit et de vive voix : Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres, comme Jésus-Christ vous a aimés. Et, quand ses disciples, fatigués d'entendre si souvent les mêmes paroles, lui demandent pourquoi il leur fait toujours la même recommandation : Ah! dit-il, c'est que c'est le précepte du Seigneur, et si l'on y est fidèle, c'est assez. Admirable réponse, s'écrie saint Jérôme, bien digne de celui qui, ayant reposé sa tête sur le sein de Jésus, avait appris de son cœur divin l'excellence et le prix de l'amour fraternel.

 Ainsi, les Ecrivains Sacrés s'unissent pour nous recommander la charité, l’un avant toutes choses, l'autre sur toutes choses, et, tous, comme la première des vertus et la plus chère au cœur de Jésus leur divin Maître. Mais qui pourrait dire avec quel zèle brûlant le grand Apôtre en particulier, se plaît à exalter cette belle vertu, à la prêcher il y exhorter?

 La charité, dit-il aux fidèles de Corinthe, est patiente, elle est douce et bienfaisante. La charité n'est point envieuse,  elle n'est point téméraire ni précipitée ; elle ne s'enfle point d'orgueil… Elle ne pense point le mal… Elle se réjouit de la vérité ; elle supporte tout, elle croit tout, elle espère tout, elle souffre tout. La charité ne finira jamais… La foi, l'espérance et la charité demeurent maintenant ; mais la charité est la plus excellente des trois (I Cor., XIII, 4et suiv.). C'est ainsi que l'Apôtre, en expliquant cette grande vertu, l'exalte et la relève. On comprend que la charité, entendue et pratiqué de cette manière soit, comme il le dit ailleurs, la plénitude de la loi (Rom., XIII, 10). le lien de la perfection (Col., III.14), et que tout soit renfermé dans ce mot : Vous aimerez le prochain comme vous-même (Gal., IV,14).

 Aussi, dans les exhortations à la charité qui remplissent toutes ses Epîtres, va-t-il souvent jusqu'à la prière, et à la supplication pour en inspirer l'amour et la pratique. Je vous en conjure écrit-il aux Ephésiens, moi qui suis dans les chaînes pour le Seigneur, pratiquez en toutes choses, l'humanité, ladouceur, la patience, vous supportant les uns les autres avec charité, et travaillez avec soin à conserver l'unité d'un même esprit par le lien de la paix (Eph., IV, 1, 2, 3). Il supplie également les Chrétiens de Philippe de mettre le comble à sa joie par leur union et pur leur charité, et il les en prie par tout ce qu'il y a de plus tendre et de plus touchant. S'il y a quelque soulagement dans la charité, leur dit-il, s'il y a quelque union dans la  participation d'un même esprit, s'il y a quelque compassion parmi  nous, rendez ma joie parfaite, vous tenant unis tous ensemble, n'ayant qu'un même amour, un même esprit et les mêmes sentiments (Ph., II, 1, 2). Ses souhaits, ses saluts sont tous dans la paix, dans la grâce et dans la charité de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Que Dieu notre Père et Jésus-Christ Notre-Seigneur vous donnent la grâce et la paix (II,Cor., 1, 2). Je prie le Dieu de paix de demeurer avec nous tous (Rom., XV,33). Enfin, mes frères, soyez unis d'esprit et de cœur, vivez dans la paix, et le Dieu d'amour et de paix sera avec vous (I.  Cor., XIII, 11).

 Voilà, M. T. C. F., comment le cœur du grand Apôtre déborde de tendresse et de charité pour tous ses frères et pour tous les hommes, et comment il s'efforce de nous enflammer tous du même amour. Nous aussi, nous conjurons avec lui le Dieu de patience et de consolation de vous faire la grâce d'être toujours unis de sentiments et d'affection les uns avec les autres, selon l'esprit de Jésus-Christ, afin que d'un même cœur et d'une même bouche vous glorifiiez Dieu le Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ (Rom., XV, 5, 6). Cette unité de pensées et de sentiments fera votre force et votre consolation, comme elle fera la gloire et le soutien de vos Maison et de l'Institut tout entier. Tous les Maîtres de la vie spirituelle s'accordent à  dire qu'une des principales marques auxquelles un reconnaît que Dieu aime particulièrement une Congrégation et qu'il la chérit d'un amour qui approche de celui qu'il a pour son Fils, c'est quand il répand sur elle la grâce de la paix, de la concorde, de l'union fraternelle parmi tous ses membres. Il est d'expérience que rien n'édifie plus les fidèles, rien n'assure davantage la prospérité d'une Ecole, le bon esprit des enfants, la confiance du publie et la bienveillance des Autorités, que la parfaite union entre les Frères, la paix, la charité l'esprit de famille dans une Maison.

 C'est la charité, dit saint Jérôme, qui fait les Religieux et les assemble sous une même discipline ; c'est la charité qui les rend heureux et forts. Le Sage nous assure que le frère qui est assisté par son frère est comme une ville forte (Prov., XVIII, 19),et qu'une corde triple se rompt difficilement (Ecc., IV, 12). C'est l'image de deux, de trois, de quatre Frères ou plus qui sont bien unis et en parfait accord. Les fils qui composent une corde sont très faibles d'eux-mêmes, si on les prend isolément; mais s'ils sont bien serrés et bien entrelacés, ils ont la force de soulever les plus lourds fardeaux. Ainsi en est-il des Religieux, des Frères, toutes les fois qu'ils sont parfaitement unis entre eux par le lien de la charité. Qu'y a-t-il au dehors, demande saint Bernard, qui puisse vous troubler et vous nuire, si vous allez bien au-dedans, si la paix et la joie d'une parfaite union règnent parmi vous ? Non, vous n'avez rien à craindre tant que vous serez inviolablement unis dans la charité de Jésus-Christ. Aussi, il n'est rien que le démon redoute davantage que cette union. Le même saint Bernard nous assure qu'il craint peu, dans les Communautés religieuses, ceux qui se livrent à de grands jeûnes et à de longues veilles, parce qu'il sait qu'il en a fait tomber plusieurs de ces hautes vertus ; mais ceux qui vivent dans la. paix, ceux qui sont unis à Dieu et à leurs Frères, par les liens de la charité, voilà ceux qu'il craint, qu'il redoute et qu'il désespère d'attirer à lui.

 Et d'où vient, M. T. C. F., cette force de la charité fraternelle, du parfait accord entre les Frères? Elle vient de l'unité de pensées, de sentiments et de vues qu'il produit entre eux, et de l'unité d'action qui en est la suite. Tous les esprits, tous les cœurs, toutes les volontés, tous les bras s'unissent ensemble pour faire le bien ; tous concourent au même but comme un seul esprit, un seul cœur, une seule volonté ; Mais une volonté qui agit avec dix, vingt, cent, mille bras, mille forces réunies; c'est, dit un savant, la puissance du nombre ajoutée à la puissance de l'unité. C'est, avec la bénédiction de Dieu qui est toujours accordée à un parfait accord, quand iln'est que pour le bien, tout ce qu'il y a de plus fort, de plus efficace pour assurer la. prospérité d'une Maison, d'une Congrégation, pour procurer le salut et la bonne éducation des enfants, le salut et la persévérance des Frères. L'unité, disent les Maîtres de la vie spirituelle, donne au Ciel l'ordre et la beauté ; à l'âme, la vertu et la sainteté ; au corps, la grâce et la force ; aux familles, aux cités, aux royaumes, la paix et la. prospérité. L'unité c'est la vie, c'est l'accroissement et la perfection ; c'est la vertu, c'est la force, c'est Dieu. Dieu est un, et par son unité il possède un être immuable et éternel. Plus une choses est une, plus elle est divine, et possède un être solide et durable. La division, au contraire, c'est l'affaiblissement, c'est la décadence, c'est la destruction et la mort Tout royaume divisé contre lui-même, dit Jésus-Christ, sera détruit, et toute maison divisée contre elle-même tombera en ruines. L'enfer même ne subsiste que par une certaine union : car, ajoute le divin Maître, si Satan est divisé contre lui-même, comment son règne subsistera-t-il (Matth., XII, 25, 26)? Les païens eux-mêmes avaient compris cette vérité. C'est de Salluste que nous tenons cette sentence célèbre que les plus petites choses s'accroissent par la concorde, et que les plus grandes périssent par la. discorde. Le poète explique ainsi l'accroissement et la grandeur, la décadence et la ruine de l'empire romain. Pourquoi, demandait-on à Agésilas, la ville de Sparte n'est-elle pas fortifiée? Eu montrant les citoyens parfaitement unis: Voilà, dit-il, les remparts de la ville.

 O précieuse unité, Ô sainte et divine union! que tu es donc, nécessaire ! que, tu renfermes de biens ! Tu as fait la force et  le salut de notre petite Congrégation. Nous t'avons reçue, de notre pieux Fondateur, et, par affection pour ce Père vénéré, autant que par conscience etpar devoir, nous t'avons gardée entière. Sois toujours avec nous. Tu fais notre force, tu feras aussi notre bonheur et, notre consolation.

 En effet, dit saint Grégoire de Nazianze, non seulement l'union conserve les choses et les soutient, mais de plus elle les remplit de joie, elle les rend bienheureuses, selon la nature de leur être. Plus il y a de concorde dans une maison ; plus les esprits et les cœurs y sont unis par les liens étroits de la charité, plus ils ressemblent aux Bienheureux et participent à leur bonheur. Bien dans le monde, ajoute saint Laurent-Justinien, ne ressemble si parfaitement à l'assemblée de la Jérusalem céleste qu'une société de Religieux qui sont parfaitement unis. C'est l'abondance de la joie et des biens dont ils Jouissent, qui remplit d'admiration le Roi-Prophète et le fait s'écrier : Qu'il est bon, qu'il est délicieux que les frères habitent ensemble (Ps. XXXII) !Que la vie qu'ils mènent estpleine de douceur ! qu'elle est précieuse devant Dieu et abondante en toutes sortes de fruits !

 La paix, l'union est comme une huile bienfaisante qui oint le joug des Règles, des Vœux, des emplois, des peines de toutes sortes, et en adoucit toutes les amertumes. En ce jour, dit le prophète Isaïe, on ôtera de dessus vos épaules le fardeau des Règles et des obligations de la vie religieuse ; le joug qu'elles vous imposent, disparaîtra sous l'abondance des douceurs spirituelles que fera couler sur vous l'huile précieuse de la divine charité (Isaïe, x, 27). L'enfer, dit saint Liguori, est l'empire de la haine, le Ciel est  l'empire de l'amour, et une Communauté où règne la charité, est un Paradis. Hugues de Saint-Victor rend la même pensée d'une manière plus énergique encore : Etre unis de lieu et non de cœur, dit-il, c'est un enfer; être unis de cœur et non de lieu, c'est le commencement du bonheur; mais être unis de cœur et de lieu, c'est un Paradis. Saint Jérôme avait dit avant eux que sans la charité les Monastères sont des enfers, et ceux qui y habitent, des démons ; mais qu'avec elle tous les monastères sont sur la terre de véritables Paradis, et ceux qui y vivent, des Anges. Sur quoi un grand Maître de la vie spirituelle s'écrie : Quel plus grand enfer, en effet, que d'être continuellement ensemble, et d'avoir toujours des volontés différentes et des sentiments opposés ! Au contraire, n'est-ce pas vivre de la vie des Anges que de goûter dès ce monde la paix et la tranquillité dont ils jouissent dans le ciel? Oui, la charité fait le bonheur : car là où est la charité, là est Jésus-Christ, là est Dieu, là est la sainte Trinité, et avec Dieu tous les biens. Dieu est charité, dit saint Jean, et quiconque demeure dans la charité, demeure en Dieu et Dieu en lui  (l Jean, IV, 16). O douce paix ! ô délicieuse union ! que notre vénéré Père nous a tant recommandée, dont nos premiers Frères nous ont laissé de si touchants exemples, venez habiter parmi nous. Nous voulons tous vivre sous votre empire et vous, garder à quelque prix que ce soit, selon le vœu du Prince, des Apôtres : Qu'il y ait entre vous tous une parfaite union, une bonté compatissante, une amitié de frères une charité indulgente, accompagnée de douceur et d'humilité (IPierre, III.8).

 Donc, M. T. C. F., que l'excellence de la charité fraternelle, que l'éloge qu'en fait Jésus-Christ, que le commandement et, les exemples qu'il nous en a donnés, que les récompenses infinies qu'il lui promet, que les paroles de ses Apôtres etde ses Saints, que les biens incomparables de force et de douceur qui l'accompagnent toujours, que tous ces motifs, si vrais, si puissants, nous portent à l'embrasser de toutes nos forces et à tout souffrir, tout sacrifier plutôt que de la perdre.

 Maintenant, disons quelque chose de sa pratique et des moyens qui peuvent la conserver et la fortifier parmi nous.

 II

 L'union des frères, dit le Prophète, est comme l'excellent parfum répandu sur la tête d'Aaron, qui coulait le long de son visage, et descendait jusqu'au bord de son vêtement. Elle est semblable à la rosée d'Hermon, qui tombe sur les collines de Sion. C'est à l'union que sont assurées les bénédictions du Seigneur et la vie jusque dans l'éternité (Ps. XXXII).

 David compare ici la paix et la charité à l'huile sainte, composée, de plusieurs liqueurs précieuses, dont on parfumée la tête d'Aaron, et qui coulait ensuite le long de son visage jusqu'au bord de ses vêtements. Qu'est-ce à dire, M. T. C. F., sinon que l'huile de la charité doit se composer des plus grandes, des plus excellentes vertus ; qu'elle doit d'abord parfumer la tête d'Aaron, ou les Supérieurs qui sont comme la tête de l'Institut ; et que, de là, par la pratique de vertus plus simples, plus communes, par la pratique des petites vertus, elle doit couler, facilement et comme d'elle-même, sur le visage, sur le corps et jusqu'au bord des vêtements du grand-prêtre, c'est-à-dire sur tous les Religieux et jusque sur les simples Novices et Postulants, afin de parfumer de sa céleste odeur tout le corps de la Religion. C'est de ces vertus, dont les unes sont comme Je fondement et les autres comme la couronne de la charité fraternelle, que je veux vous dire rapidement quelques mots, afin de bien vous faire comprendre la pratique de la parfaite charité, et quels sont les moyens de l'assurer et de la faciliter. Commençons par les premières, qui sont les plus nécessaires.

 Une foi vive, une humilité sincère et une abnégation de soi-même continuelle, une exacte obéissance aux Règles et, aux Supérieurs, une piété solide et un véritable amour de Dieu, voilà les grandes vertus sur lesquelles est fondé le véritable amour de charité que nous devons à nos Frères, et que le grand Apôtre appelle la plénitude de la loi et le lien de la perfection. Toutes ces vertus, comme autant de liqueurs précieuses, doivent entrer dans la. composition du parfum divin de la charité fraternelle ; elles en sont la. base et le fondement, le soutien nécessaire et permanent. Sans une foi vive, on n'aimera pas le prochain en Dieu et pour Dieu ; sans l'humilité et l'abnégation de soi-même, on ne pourra. pas supporter ses imperfections et ses défauts ; sans l’obéissance aux Règles et aux Supérieurs, on n'arrivera jamais à l'unité de sentiments et de volontés qui, seule fait la parfaite union; et, si l'on n'est pas uni à Dieu par la piété et par l'amour, comment le serait-on avec les hommes que l'on n'a de raison d'aimer que parce qu'ils sont les Images de Dieu et ses enfants? Donc, M. T. C. F., si vous voulez garder inviolablement, entre vous et avec le prochain, le trésor précieux de la paix, de la charité, de l'union fraternelle, ayez une foi vive, soyez humbles et mortifiés, soyez réguliers et obéissants, et, surtout, aimez Dieu de tout votre cœur et attachez-vous à lui par une solide piété.

 1° VIVIFIEZ SANS CESSE VOTRE FOI sur vos Frères, sur vos enfants et sur tous les hommes. Pour sanctifier et pour soutenir l'amour de nos Frères, pour les aimer tous en Dieu et pour Dieu, nous avons besoin de motifs surnaturels et divins qui fassent de notre amour une vertu chrétienne ; de motifs, indépendants des temps et des lieux des personnes et des choses, qui s'étendent à tous les hommes et qui ne puissent jamais nous faire défaut ; c'est-à-dire, que nous avons besoin de motifs pris en Dieu, pris dans la foi, et qui soient universels et invariables comme elle. C'est donc Jésus-Christ que nous devons voir le prochain,contempler, honorer et aimer dans tous nos Frères. Chaque homme doit être pour nous comme un sacrement sous lequel Dieu se voile à nos regards humains, mais se  rend très visible aux yeux de notre foi. Que les apparences soient viles, que ce soient des apparences de pauvreté, d’ignorance, de faiblesse, de misère quelconques, de vices même, nous devons comme dans la contemplation de la divine Eucharistie, écarter ces dehors rebutants, pénétrer, par la foi, jusqu'à l’âme de nos Frères et honorer en eux la puissance du Père qui les a créés, la sagesse du Fils qui les a rachetés, l'amour du Saint-Esprit qui les sanctifie, la Trinité tout entière dont ils sont l'ouvrage et l'image, et qu'ils sont appelés, comme nous et avec nous, à  posséder et à glorifier pendant toute l'éternité. C'estainsi que la foi devient le principe et le mobile de l'amour de charité que nous devons à nos  Frères et qu'elle nous fournit des motifs surnaturels, des motifs constants, desmotifs universels de les aimer et de les honorer tous et toujours. Aimer le prochain par raison de parenté, d'intérêt, par sympathie d'humeur, de caractère, pour des Perfections naturelles d'esprit et, de corps, c'est l’aimer humainement, c'est l'aimer exceptionnellement, d'un amour passager et rétréci, d'un amour fragile et intéressé, qui nullement la charité que Dieu nous commande. De même, refuser notre amour au prochain pour des imperfections, des défauts, des manières, des fautes qui nous déplaisent en lui, ne le juger qu'au point de vue de l'amour-propre et dela nature ; c'est ne rien comprendre à ce que la foi nous en apprend. La foi seule le met hors des atteintes de nos fausses appréciations, de nos faux jugements et des mauvaises dispositions que l'orgueil tâche si souvent d’inspirer. Seule, elle nous fera toujoursvoir en lui, malgré toutes les misères et tous les défauts, l'enfant de Dieu, l'ouvrage et l'image de Dieu, le frère de Jésus-Christ, le prix de son sang et le cohéritier de sa gloire. Seule, elle nous apprendra à aimer le prochain comme Jésus-Christl'a aimé,avec désintéressement, avec générosité, avec constance, dans la vue de son salut éternel, pour la seule gloire et le bon plaisir de Dieu. Oh! que nous avons besoin de ces pensées de la foi,de ces vues saintes et divines, pour échapper, dans l'amour du prochain, aux attaches humaines et sensuelles, aux dangers des sympathies et des antipathies purement naturelles ; pour ne l'aimer qu'en Jésus et pour Jésus, et aimer Jésus en tout !

 2° SOYEZ HUMBLES ET MORTIFIES. L'orgueil et l'amour-propre, voilà, dit saint Ignace, les deux ennemis mortels de tout ordre et de toute union ; c'est, ajoute un savant et pieux auteur, la peste de la vie religieuse et de toutes les sociétés. Il faut donc nous résoudre à les combattre vigoureusement, si nous voulons vivreen paix avec nos Frères et garder la charité. C'est la recommandation que saint Paul adresse aux Philippiens, en les engageant à n'avoir tous qu'un même amour et les mêmes sentiments Que chacun, par humilité, croie les autres au-dessus de soi. Que chacun ait en elle, non, ses propres intérêts, mais ceux des autres (Ph., II. 3, 4).

 L'auteur de l'Imitation expliquant cette pensée de l'Apôtre, nous dit à tous : « Si vous voulez conserver la paix, ayez soin de faire plutôt ce que les autres veulent que ce que vous voulez ; contentez-vous de peu et aimez à avoir toujours moins que vos Frères ; recherchez constamment la dernière place, et prenez plaisir à être au-dessous de tous. » Voilà, sans doute, le grand secret, le secret assuré d'une vraie et parfaite charité, d'une concorde inaltérable entre les Frères ; mais quelle profonde humilité, quelle complète abnégation de soi-même il demande !

 Disons cependant, M. T. C. F., que ces vertus ne sont difficiles qu'à ceux qui, n'écoutant que leur sensualité et leur amour-propre, se rendent esclaves de leurs aises et de leurs commodités particulières, cherchent sans cesse à s'élever aux dépens des autres, ne songent qu'à eux-mêmes et rapportent tout à leur intérêt propre. Quand l'esprit d'humilité et de charité devient l'esprit général d'une maison, bien loin qu'il en coûte pour obliger les Confrères et les prévenir, on est heureux, au contraire, de les aider, de les soulager, de leur céder dans l'occasion de les décharger, quand on le peut. Chacun s'oublie soi-même, pour penser à ses Confrères et leur faire plaisir ; s'il y a une étude, une surveillance, un travail quelconque à faire, en dehors de la tâche ordinaire, tous s'offrent pour le partager et suppléer celui qui en est empêché. Oh ! que la charité est facile, qu'elle est douce et agréable avec des Frères sincèrement humbles, qui mettent tous les autres au-dessus d'eux-mêmes, qui se regardent comme les derniers de la Maison et les serviteurs de tous! Qu'elle est facile avec des Frères courageux et mortifiés, qui savent se faire violence pour rendre service aux autres, pour supporter un oubli, un manquement, une contradiction, une dureté, une préférence, un affront même !

 Une excellent moyen d'union cl, de charité, c'est le secret admirable d'humilité et de mortification que la Sainte Vierge a donné elle-même à un de ses fidèles serviteurs. Demandons à cette bonne Mère qu'elle nous en obtienne l'intelligence et la grâce. « Je veux, lui dit-elle, vous découvrir quelque chose des trésors immenses de mon Fils, et vous enseigner la voie de la paix et du salut. Humiliez-vous constamment en trois choses : dans la nourriture, dans le vêtement et dans les emplois. Recherchez dans la nourriture ce qu'il y a de moins délicat ; dans le vêtement ce qu'il y a de plus usé et de plus grossier ; dans les emplois, ce qu'il y a de plus pénible et de plus humiliant. » Oui, M. T. C. F., humilions-nous et mortifions-nous dans ces trois choses, selon le désir et le conseil de notre bonne Mère, et sans contredit, nous vivrons toujours en parfaite union les uns avec les autres.

 3° SOYEZ RÉGULIERS ET OBÉISSANTS.L'obéissance est un moyen sûr de conserver la paix et la charité dans une Maison, parce qu'elle produit l'unité de sentiments et de volontés qui fait la parfaite union. Comment se diviser, quand il n'y a qu'un cœur et qu'un esprit pour vouloir et faire ce que veut la Règle, ce que veut le Supérieur, le Directeur ? Plus cette obéissance sera entière, plus aussi l'union du Supérieur avec les inférieurs, et des inférieurs entre eux, sera parfaite et durable. L'obéissance et la charité se prêtant un mutuel appui, une mutuelle douceur, elles deviendront tous les jours plus faciles l'une par l'autre et passeront bientôt en une sainte et heureuse habitude. On obéira sans peine, on obéira avec plaisir, parce qu'on aime, parce que le commandement et l'obéissance se feront dans la paix et la charité de Jésus-Christ; et l'on s'aimera, on restera toujours unis parce que la Règle et l'obéissance ôteront toute cause et tout prétexte de trouble et de division. O obéissance dans l'amour que tu es douce et aisée !… O amour! O charité dans la Règle et l'obéissance, que tu es sainte et assurée ! … O vie vraiment religieuse, pleine de charme et de consolation., pleine de mérites et de vertus, sois la vie de tous nos Frères, sois le soutien de toutes nos Maisons, sols le salut de toute la Congrégation

 Ajouterai-je qu'il suffit d'un seul Frère, auquel l'obéissance fait défini, qui n'écoute que sa volonté et qui manque facilement à la Règle, pour détruire toute cette bonne harmonie, pour faire souffrir tout le monde, pour ruiner l'union et mettre le malaise partout ? Non, M. T. C. F., car ce, serait troubler le sentiment de joie qu'inspire la pensée de l'obéissance et de lacharité se donnant la main pour faire le bonheur d'une Maison, et attirer sur ceuxqui l’habitent l'abondance des bénédictions divines, La justice et la paix, dit le prophète, se sont mutuellement embrassées. Le Seigneur répandra ses bénédictions, et la terre donnera l'abondance de ses fruits (Ps. 84).Mais je prie en toute charité, et prions-le tous, avec instance, qu'il éclaire ces pauvres Religieux, si Religieux on peut les dire, qu'il leur fasse comprendre tout le mal qu'ils font à leurs Frères, qu'ils se font plus encore à eux-mêmes, qu'ils font trop souvent, à toute une paroisse et même à tout l'Institut. Que Jésus et, Marie nous unissent tous dans l'exacte observance de nos Règles, clans l'humble soumission à nos Supérieurs ; et qu'ils nous donnent ainsi l'unité d'esprit et de cœur qui est le fruit de la parfaite obéissance.

 4°Enfin, M. T. C. F., et PAR-DESSUS TOUT, AIMONS DIEU DE TOUT NOTRE  CŒUR ET ATTACHONS-NOUS A LUI PAR UNE TENDRE ET SOLIDE PIETE.Le même esprit filial que la piété et,qui nous fait aimer Dieu comme le meilleur des pères, nous fait, aimer aussi tous les hommes comme ses enfants, comme nos frères. Un cœur tendre et pieux, fortement épris de l'amour de Dieu, voudrait, dans l'ardeur de ses sentiments, faire à Dieu toutes sortes de bien ; et, comme il est dans l’impuissance de satisfaire son désir, parce que Dieu n'a besoin de rien (Ps. XV), il le satisfait, en quelque sorte, sur l'homme, son image, en l'aimant et en l'assistant de toutes ses forces. C'est donc avec grande raison que sainte Catherine de Gênes dit que le moyen le plus, sûr de voir combien on aime Dieu, c'est de voir on aime le prochain. « Tous les hommes, dit saint Dorothée, sont placés sur la terre comme sur un globe immense dont Dieu occupe le centre ; et de même que, plus les lignes tirées de la circonférence du cercle s'approchent du centre, plus elles s'approchent entre elles ; et que plus elles s'éloignent du centre, plus aussi elles s’éloignent les unes des autres : de même, plus nous sommes unis à Dieu par l'amour, plus nous sommes unis les uns aux autres par une vraie charité; et moins nous avons d'amour pour Dieu, moins nous en avons les uns pour les autres. »

 Au Ciel, les Saints sont éternellement unis etconfondus dans l'unité et la perfection d'un même amour, d'une même pensée, d'un même sentiment, d'une même volonté, ils sont consommés dans l'unité, parce qu’ils sont unis et confondus dans leur centre qui est Dieu. Sur la terre, les parfaits, ceux qui s’approchent le plus  près possible de Dieu, par leur autour, participent aussi plus possible à cette consommation de l'union et de charité fraternelles ; mais les pécheurs, ceux qui s'éloignentde Dieucentre unique et nécessaire, s'éloignent toujours davantage les uns des autres ; et, à la fin, ils vont se perdre dans les abîmes de l'enfer, privés à jamais de tout appui, de tout soutien, de toute consolation, de toute charité.

 Ici, M. T. C. F., qu'il me soit permis, pour résumer ce que nous venons de dire sur la pratique de la charité, de vous donner une pensée frappante qui m'a été suggérée par un bon Prêtre.

 Le Ciel, c'est l'empire de l'amour. A l'entrée, il est écrit : ICI, ON AIME !… On aime Dieu parfaitement, on aime Dieu et toutes ses œuvres : c'est le Ciel.

 L'enfer, c'est l'empire de la haine. A l'entrée, il est écrit : ICI, ON N'AIME PAS !… On n'aime pas Dieu, on n'aime ni Dieu ni ses œuvres : c'est l'enfer. Un démon, en effet, sommé un jour, par une grande Sainte, de décliner son nom, répondit en frémissant : Je m'appelle celui qui n'aime pas !

    Heureuses donc, vous dirai-je maintenant, M. T. C. F., Heureuses les Maisons à l'entrée desquelles on peut écrire avec vérité : ICI ON S'AIME!… On s'aime en Dieu et pour Dieu ! Donc, ici, la foi est vive, l'humilité sincère le renoncement à soi-même entier. On s'aime ! Donc, la Règle est bien observée, et l'obéissance fidèlement gardée. On s'aime ! donc la piété est fervente, et Dieu est aimé et servi. On s'aime enfin ! donc, on est content, on est heureux, on a l'estime et l'affection générales, on fait le bien. C'est vraiment ici l'image du Paradis; Dieu est vraiment dans ce lieu, et cette Maison n'est rien moins que la Maison de Dieu et la Porte du Ciel (Gen., XXVIII, 16, 17). Oh ! puisse toujours la divine charité convertir ainsi toutes nos demeures en séjour de bénédictions et de salut !

 Mais, M. T. C. F., oserons-nous faire la contrepartie de ce tableau consolant ? Sera-t-il jamais dit qu'on puisse écrire avec vérité sur la demeure des Enfants de Marie, d'une famille de Marie : ICI, ON NE S'AIME PAS !…On ne s'aime pas ! Donc, on n'aime pas Dieu ! … On n'aime pas Marie ! on n'aime pas ses frères !… On n'aime pas la vertu !… On est malheureux !… C'est l'image de l'enfer !… O douce, ô tendre Marie, notre bonne et commune Mère, écartez de nous ce scandale et ce malheur! Que toujours et partout, on puisse dire, en vérité, de tous vos Enfants, comme des premiers Chrétiens Voyez comme ils s'aiment ! Voyez comme ils sont unis !

 En vous énumérant les grandes vertus qui sont comme le fondement et le principal soutien de la charité fraternelle, je vous ai insinué, M. T. C. F., qu'il en est d'autres plus simples, et plus communes, qu'on nomme les petites vertus, qui sont comme le complément et la perfection de la charité, et que nous devons appeler en aide aux premières pour la garder plus aisément et plus parfaitement. Il me reste à vous expliquer ce point important ; mais, heureusement pour vous et pour moi, c'est le pieux Fondateur lui-même qui va le faire, je n'aurai qu'à vous transmettre ses pensées. C'est de Notre-Dame de l'Hermitage, et comme de la tombe même du vénéré Père qu'elles vous sont adressées. Oh ! qu'il m'est doux de me trouver là, avec le Très Révérend Frère Général, à l'ombre de tant et de si pieux souvenirs, pour vous rappeler, avec lui, ces précieux avis de notre bon Père.

 « D'où vient, dit le pieux Fondateur, que l'union n'est pas toujours, même parmi les bons Frères ?…

 « Je pourrais me contenter de répondre qu'il y a partout de petites misères, et que les hommes les plus vertueux ont des défauts et sont sujets à faire des fautes, puisque le Juste, comme dit l'Esprit-Saint,  pèche sept fois le jour (Proverbe., XXIV, 16), mais j'aime mieux entrer dans le fond de la question et dire sur  ce point toute ma pensée. On peut être solidement vertueux avec un mauvais caractère : or, le caractère défectueux d'un seul Frère suffit pour troubler l'union d'une Maison, et pour faire souffrir tous les Membres d'une Communauté.

 « On peut même être régulier, pieux, zélé pour sa sanctification, en un mot, aimer Dieu et le prochain, sans avoir la perfection de la charité ; c'est-à-dire qu'on peut manquer des petites vertus qui sont comme la couronne de la charité. Or, sans la pratique journalière, habituelle, des petites vertus, il n'est pas possible d'avoir une parfaite union dans les Maisons. La négligence ou l'absence des petites vertus, voilà le grand obstacle à la perfection de la charité, voilà la grande cause des petites dissensions, des petites divisions, des petites discordes qui troublent la paix de  nos Etablissements. Mais que faut-il entendre par les petites vertus? En voici quelques-unes :

 « 1° L’indulgence,qui excuse les fautes d'autrui, les diminue, les pardonne même très facilement. On sait que la faiblesse humaine est très grande, et que, comme il est juste et raisonnable de supporter tout ce qui est faible, il faut savoir supporter les faiblesses  de ses Frères. On comprend aussi que la plupart des fautes et des défauts qu'on a à supporter dans les Religieux, ont peu de gravité, et qu'ils ne sont, pour l'ordinaire, que des imperfections, des saillies d'humeur, des faiblesses, qui n'empêchent nullement les personnes qui y sont sujettes, d'être des âmes d'élite, des âmes de bonne conscience et de solide vertu; que même le plus souvent, il y a absence de toute faute, et que les choses qui fatiguent dans le prochain, sont indifférentes par elles-mêmes, comme les traits du visage, une physionomie, un ton de voix, une tenue du corps qui ne sont pas à notre gré; des diversités, des oppositions de caractère, certaines infirmités physiques ou morales qui déplaisent, etc. ….  Ces considérations, jointes à la pensée de nos propres défauts, dont on sait que les autres ont encore  plus à souffrir, disposent toujours un homme de bon  sens et de vertu à être d'une indulgence extrême pour les fautes d'autrui, surtout pour des Frères qui ont la même vocation, qui travaillent au même but et qui ne forment tous qu'une même famille.

 « 2° LA CHARITABLE DISSIMULATION,qui paraît ne pas apercevoir les défauts, les torts, les manquements, les paroles mal placées du prochain ; qui supporte tout sans se plaindre, sans rien dire. Portez les fardeaux les uns des autres, dit saint Paul (Gal., VI, 2), supportez-vous les uns les autres avec charité (Eph., IV,2). Pourquoi l'Apôtre ne dit-il pas : Reprenez, corrigez, punissez ; mais, portez, supportez ? C'est que, pour l'ordinaire, nous n'avons pas la mission de corriger, cette tâche est réservée aux Supérieurs ; notre devoir à nous est de supporter. C'est que, même en corrigeant et en reprenant, il faut encore supporter, parce qu'il y a des défauts qui ne se guérissent que par l'exercice de la patience et en supportant. Il en est, même dans les âmes vertueuses, qu'il faut supporter toujours. Dieu les leur laisse comme exercice d'humilité pour elles, de patience et de charité pour les autres.

« 3° LA BIENVEILLANCE,qui est une tendre compassion pour les maux d'autrui, une sainte joie de son bonheur et une charitable sollicitude pour ses besoins.

 « La compassion s'approprie les peines de ceux qui souffrent, pour les adoucir ; elle pleure avec ceux qui pleurent (Rom., XII, 14) ; elle prend part aux maux de tous et met tout en œuvre pour les soulager.

  «La sainte joie s'approprie de même les joies du prochain, pour les accroître en les partageant ; elle cherche à procurer à ses Frères toutes les consolations de la vie religieuse; et, à l'exemple de saint Paul, elle se  fait tout à tous pour les sauver tous (I Cor., IX, 22).

 «La charitable sollicitude prévient les besoins de ses Frères, pour leur épargner la peine de les sentir et l'humiliation de demander assistance ; elle ne sait rien refuser de ce qu'elle peut accorder; elle est pleine d'attention pour rendre service, pour faire plaisir, et  obliger tout le monde.

 « 4° L'ESPRIT FACILE ET CONDESCENDANT.

«L'esprit facile n'impose jamais, sans de grandes raisons, ses opinions à personne ; il adopte, sans résistance, ce qu'il y a de judicieux et de bon dans les idées d'un Confrère ; il applaudit, sans envie, à ses découvertes, à ses sentiments, pour conserver la paix et l'union.

 «L'esprit condescendant se prête volontiers aux désirs d'autrui ; il s'incline pour complaire à ceux qui sont au-dessous de nous ; il écoute facilement les raisons, et paraît même les accepter, bien qu'elles ne soient pas toujours parfaitement fondées. La condescendance aux humeurs d'autrui et le support du prochain étaient les chères vertus de saint François de Sales ; il les conseillait sans cesse à ceux qui étaient sous sa conduite. Il disait souvent qu'on avait bien plus tôt fait de s'accommoder aux désirs du prochain que de vouloir plier tout le monde aux nôtres. On ne pouvait trouver personne plus doux, plus complaisant, plus condescendant; mais sa condescendance n'était jamais de la faiblesse ; car il est très adroit et très courageux pour corriger et pour reprendre, quand le devoir l'y obligeait.

  « 5° L'AFFABILITÉ,qui écoute, sans témoigner la moindre peine, les importuns ; qui est toujours prête à venir en aide à ceux qui réclament son secours ; qui instruit en toute patience et sans se lasser ; qui, au besoin, dit et redit les mêmes choses, et toujours avec la même tranquillité ; à l'exemple de saint Vincent de Paul, qu'on a vu s'interrompre jusqu'à trente fois, en un même jour, au milieu des occupations les plus importantes, pour donner satisfaction à quelques scrupuleux qui lui répétaient toujours les mêmes choses.

 « 6° L'URBANITÉ, LA POLITESSE, LE RESPECT MUTUEL, qui portent à prévenir tout le monde par des témoignages d'honnêteté, d'égards, de déférence, et qui cèdent partout le premier rang pour faire honneur aux autres. Prévenez-vous les uns les autres, par des témoignages d'honneur, dit saint Paul (Rom., XII, 10). Ces marques de déférence, rendues avec sincérité, entretiennent l'amour mutuel, comme l'huile sert d'aliment à la flamme d'une lampe et la nourrit ; sans cela, l'union et la charité fraternelles sont comme impossibles.

  « 7° L'ÉGALITÉ  D'AME ET DE CARACTÈRE,qui fait qu'on est toujours le même et qu'on ne se laisse jamais aller, ni à une folle joie, ni a la mélancolie et à l'humeur; mais qu'on reste toujours bon, affable, gai et content de tout. On obtient cette égalité d'âme par la patience, qui ne se trouble ni de ses propres défauts, ni de ceux des autres, qui se tait, supporte, supporte toujours, et ne se lasse jamais de faire du bien, même aux ingrats.

  « 8° Enfin, le DÉVOUEMENT AU BIEN COMMUN,qui porte à préférer les intérêts de la Communauté et même des particuliers aux siens propres, et qui se sacrifie pour le bien des Frères et la prospérité de la  Communauté.

 « Voilà, dit le pieux Fondateur, celles des petites vertus qui me paraissent les plus nécessaires dans nos Maisons. Sans elles, il n'est pas possible que trois Frères vivent ensemble sous le même toit. Avec elles, au contraire, un Etablissement devient comme un Paradis par l'union des cœurs.

 « Je regrette maintenant, ajoutait-il, de les avoir appelées petites, car elles ont une excellence très grande, et elles sont les premiers fruits de la vraie charité. Si je les ai appelées petites, selon l'expression de saint François de Sales, ce n'est que parce qu'elles se rapportent à des objets petits : une parole, un geste, un  regard, une politesse ; mais, si l'on examine le principe d'où elles partent et la fin où elles tendent, elles sont très grandes. Elles ne sont autre chose qu'un exercice continuel de la charité envers le prochain, qui  elle-même, n'est qu'une suite et un effet de l'amour de Dieu, la plus grande et la plus excellente de toutes les vertus. C'est la pratique des petites vertus qui forme les hommes grandement vertueux : quoi de plus propre à nous les faire aimer! »

 Tels sont, M. T. C. F., les avis précieux que notre vénéré Père nous a laissés sur la charité fraternelle, et par lesquels je termine la seconde Partie de cette instruction. Vous les recevrez de lui, vous les recevrez du Très Révérend Frère Général, vous les recevrez de celui qui, malgré son indignité, se trouve aujourd'hui dépositaire de la première Autorité de la Congrégation. Nous nous unissons pour vous engager à les lire souvent, avec toute cette instruction, à les méditer profondément, et à les prendre pour règle de toute votre conduite. C'est Jésus, c'est Marie qui veulent et permettent que nous venions ensemble, avec la même affection et le même dévouement, avec le même désir et la même conviction de vous être utiles et de procurer le plus grand bien de l'Institut, vous rappeler et vous redire les dernière,; paroles de notre Père mourant : « Aimez-vous les uns les autres, comme Jésus-Christ vous a aimés! Aimez-vous comme des Frères! N'ayez tous qu'un cœur et  qu'une âme! Soyez bien unis! »

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 Voici la liste des Frères décédés depuis la dernière Circulaire. Je les recommande avec tous nos chers Défunts, à vos pieux suffrages ! N'oublions jamais ceux de nos Frères qui nous ont précédés avec le signe de la foi et qui dorment du sommeil de la paix. La mort, bien loin de briser les liens de véritable charité qui nous ont unis à eux pendant la vie, ne doit que les resserrer davantage et les rendre éternels. Mais la preuve qu'ils en attendent et qu'ils nous demandent, avec larmes, dans le lieu de l'expiation où plusieurs peuvent se trouver encore, ce sont nos prières, nos suffrages et nos satisfactions; ce sont des indulgences gagnées, des Messes entendues, des Communions faites à leur intention. Que la foi, la reconnaissance, la charité et nos propres intérêts nous portent toujours à leur accorder ces pieux secours à eux, à nos parents et bienfaiteurs, et à toutes les âmes du Purgatoire.

 F. Générosus, Novice, décédé à Saint-Paul-trois-Châteaux, le 29 août 1861.

F. Simplicien, Novice, décédé à Breteuil (Oise), le 28 septembre 1861.

F. Gonzalès, V. O., décédé à La Bégude, le 1ier octobre 1861.

F. Jean-Melchior, V O., décédé à Saint-Paul-trois-Châteaux, le 22 octobre 1861.

F. Apronien,Profès, décédé à Saint-Etienne (Loire), le, 26 octobre 1861.

F. Adorateur, V. O., décédé à Sury-le-Comtal (Loire), le 30 octobre 1861.

F. Eviremont,Profès, décédé à Notre-Dame de l'Hermitage, le 7 décembre 1861.

F. Anthelme, Profès, décédé à Notre-Dame de Saint-Genis-Laval, le 31 décembre 1861.

F. Callixte, Profès, décédé à Notre-Dame de Saint-Genis-Laval, le 12 janvier 1862.

F. Ferréol, V. O., décédé à Notre-Dame de Saint-Genis-Laval, le 10 mars 1862.

F. Franciscus, Novice, décédé à Notre-Dame de Saint-Genis-Laval, le 12 mars 1862.

Un Postulant, décédé à Saint-Paul-trois-Châteaux, en février 1862.

F. Sancte,Novice, décédé à Notre-Dame de Saint-Genis-Laval, le 29 mars 1862.

 La perte de tous ces Frères est douloureuse sans doute, mais combien elle est adoucie par la pensée de la vie sainte qu'ils ont menée, et de la mort édifiante qui l'a couronnée! Tous sont allés à Dieu, lavés et purifiés dans le bain sacré de la Pénitence, fortifiés par les derniers Sacrements, pleins de confiance en Dieu et parfaitement résignés à sa sainte volonté, impatients même de voir arriver le moment de leur délivrance. Leur mort, on ne peut en douter, a été précieuse devant Dieu, et a mis le sceau à leur éternelle prédestination.

 Mais, en est-il de même de ceux que le monde détache de nos rangs, et qui meurent à leur Vocation en mourant à la vie religieuse? Hélas ! quelle différence des uns aux autres ! Que les circonstances qui, pour l'ordinaire, préparent et accompagnent la mort à l'état religieux, sont tristes et, douloureuses, au point de vue de la conscience et du salut ! C'est la tiédeur et le relâchement qui préparent toujours cette grande infidélité, et c'est presque toujours le péché qui la décide et la consomme. Que de légèreté et d'irréflexion dans ces Frères qui renoncent à leur Vocation! Quel funeste entraînement au plaisir, àla fausse liberté, à une fatale indépendance ! Que d'abus de grâces! que de manquements à tous les devoirs ,avant ce dernier abus et ce dernier manquement ! …

 Efforçons-nous de plus en plus, M. T. C. F.,d'affermir notre Vocation et notre Election par nos bonnes œuvres, (II Pierre, 1, 10),afin que, vivant en bons Religieux, nous soyons assurés de mourir Religieux, selon la pensée du pieux Fondateur ; de mourir en Prédestinés, comme ceux dont nous vous annonçons l'heureux décès.

 Travaillez aussi à procurer à l'Institut de bonnes Vocations, afin de soutenir et d'étendre l’Œuvre qui nous est confiée. Le besoin de sujets se fait toujours sentir dans, toutes les Provinces.

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 Il ne faut pas que les Frères oublient de cacheter leurs lettres de Direction, lors même qu'on les réunit en Communauté, et que le paquet est cacheté devant tous.

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 Je recommande tout de nouveau, et même plus instamment que jamais, à tous les Frères Directeurs de tenir exactement à toutes les prescriptions de la Règle concernant les rapports des Frères avec les enfants. Il faut que leur vigilance en ce point ne soit jamais en défaut, et ne puisse pas même être soupçonnée d'avoir été en défaut. Qu'on ne se permette en aucune Maison, ni sous aucun prétexte, de maltraiter les enfants et de les frapper. Qu'on évite plus encore d'avoir avec eux la moindre familiarité. Les prières particulières qui vous ont été ordonnées, et qui se font déjà depuis longtemps dans les Noviciats, ont surtout pour fin d'éloigner de nous tout scandale et tout malheur. Veillez-y, veillons-y tous, c'est d'un souverain intérêt pour vous, pour la Religion, pour tout l'Institut.

 La présente Circulaire sera lue en Communauté, à l'heure ordinaire de la Lecture spirituelle.

 On la lira, à la même heure, une seconde fois, à la fin du mois de Marie, que nous ferons, tout particulièrement pour obtenir de la sainte Vierge une véritable Piété, une exacte Régularité, et une parfaite Charité dans toutes les Maisons de l'Institut.

 Que Dieu le Père, et le Seigneur Jésus-Christ donne à nos Frères la paix et la charité avec sa foi (Eph., IV, 23).

 Je me recommande de nouveau à vos prières, et je suis, avec la plus tendre affection dans les sacrés Cœurs de Jésus et de Marie, et en union de bonnes œuvres et de travaux, Mes très Chers Frères,

 Votre très humble et très dévoué Frère et serviteur,

 F. Louis-Marie.

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