08/Nov/2012 LIBAN

Dialogues avec nos aînés

Tout le monde l'appelle Frère André. Tout le monde, c'est-à-dire des milliers de jeunes qui sont passés chez les Frères Maristes à Jounieh puis à Jbeil et qui l'ont eu comme professeur d'histoire, de littérature, de philosophie, comme surveillant ou conseiller…

Frère André n'a pas besoin de sa (très) grande stature pour s'imposer. Son regard intéressé et vif, son sourire affectueux, son érudition sans cesse réactualisée ont éduqué des générations entières. Mais, au-delà de son savoir, c'est surtout son grand humanisme, sa grande ouverture et sa foi inébranlable dépouillée et ancrée dans le quotidien qui impressionnent. Généreux de sa pensée comme de son savoir, Frère André, à 94 ans, semble être un socle inébranlable. Il témoigne de son expérience avec une aisance déroutante. Modeste, mais pourtant très cultivé, il a le don de simplifier les gros préceptes, de les dénouer et d'attester tout simplement de ce qui est… et de son bonheur de le vivre.

Quel regard jetez-vous sur votre vie après avoir tant vécu ?
La création tout entière vient de Dieu et les éléments qui composent cette création ont été pensés, accueillis par Dieu. Quand je suis venu à la vie, Dieu s'est dit : avec celui-là, tel que je le vois, je peux faire quelque chose d'intéressant. Je vois ma vie dans ce regard de Dieu sur moi. De sorte que je n'ai pas d'a priori sur le sens de ma vie. C'est lui qui a voulu que je vive cette vie-là. Je l'ai vécue, j'en suis heureux ; je suis même très fier de certains côtés, mais, je n'y attache pas une grande importance. Il y a des hommes qui ont joué des rôles politiques, historiques, religieux, dont je ne me vois pas porteur.

Vous aviez quel âge quand vous avez été appelé à cette vocation ?
J'avais dix ans. Un de nos frères avait été directeur d'école dans le village d’Achkout. Il s'est occupé d'une cinquantaine d'enfants pendant six ans. Après avoir fait la guerre de 14-18, plutôt que de revenir s'installer dans son pays, il a voulu récolter en France des vocations d'enseignants. Il s'est dit : « Ce serait bien qu'il y ait des gens qui apportent aux jeunes Libanais qui sortent d’une longue domination musulmane, depuis 636, un élément d'ouverture, de culture ou une espèce de confrontation de ce qu'ils sont avec ce que nous leur apportons. » Le Ministère de l'Intérieur a envoyé son baratin à travers la France, et notamment aux grandes familles qui avaient au moins six enfants. Nous étions douze en famille. Sur 300 cartes envoyées, j'ai été le seul à répondre… et pas tout de suite.

Vous êtes au Liban depuis l'âge de dix ans ?
Non, notre maison de formation était en Italie, à côté de Turin, à Bairo (maintenant on les envoie en Espagne). J’y suis allé jusqu'à l'âge de quatorze ans durant mon noviciat et, a quinze ans, j'étais ici. J’ai toujours été content de l'émerveillement et du plaisir que je trouvais auprès des Libanais, heureux de voir leurs yeux briller au fur et à mesure que j’avançais. Je sens cela jusqu'a maintenant.

Vous pensez que c'est dû à votre caractère, à votre talent ?
Du talent, je ne sais pas si j'en ai. Mais mon caractère a certainement influé. J'aime beaucoup les jeunes, les enfants. J'aime enseigner. L’enseignement est un art théâtral. Toutes mes classes étaient, de quarante élèves, pas moins. Je ne me suis jamais assis en classe. J'étais debout. Je n'ai jamais quitté l'ensemble des élèves sans qu'ils ne me regardent. Je ne me suis jamais fâché à proprement parler. Je les regardais fermement. J'établissais une écoute, mais je n'avais pas besoin de recourir à des procédés plus durs. Je faisais en sorte que ce que je disais leur plaise. Et comme je leur enseignais la littérature française qui est très riche…

Mais vous n'aviez pas vous-même eu le temps d'être formé pour enseigner ?
Quand je suis arrivé non, mais j'ai dû attendre, après la guerre pour retourner à Lyon, de 1946 à 1952, pour acquérir des licences en littérature, en histoire, en critique biblique.

Vous n'êtes plus dans l'enseignement actuellement. Ça vous coûte un peu ?
J'aide toujours les professeurs et les élèves.

C'est dur d'être passé à la retraite ?
Non, je suis sollicité par des gens qui ont besoin de moi. Je suis content qu'ils soient sensibles à ce que je peux leur apporter et je suis heureux de le faire.

Êtes-vous vigilant ?
Très. Je lis beaucoup. Actuellement, je lis un livre de Régis Debray qui commente la vie de Jésus, qui dit que son histoire serait pauvre, qu'on n'a rien à se mettre sons la dent… J'aime beaucoup lire ce genre de choses.

Est-ce que cela remet en question certaines de vos certitudes ?
Ah non, pas du tout !

Votre foi est plus forte que tout…
Ce n'est pas parce que je veux être plus fort mais parce que j'ai traverse les objections et, qu’à chaque fois j'ai trouvé le chemin qui me paraissait leur répondre.

Où vous ressourcez-vous ?
J’ai toujours été un très fervent lecteur de tout ce qui touchait les religions. J'ai passé deux ans a Jérusalem chez les Dominicains avec ceux qui s'intéressent a la Bible, notamment avec le frère Benoit, directeur de l'École biblique de Jérusalem. Je lis aussi tout ce qui est contre la religion, Michel Onfray, l'antithéologie…

Vous avez dû quand même avoir des doutes ?
Je n'ai pas eu de doutes.

Jamais ?
Jamais. J’ai pu avoir à un moment donné non pas des doutes, mais des inquiétudes. Voir comment je vais répondre à une objection comme par exemple que Jésus n'aurait rien fait pendant trente ans…

Comment se fait-il que vous n'ayez jamais eu de doutes ?
Ah ça, je ne saurais pas vous dire !

Avez-vous connu des échecs ?
Si j'en ai eu, je ne les ai pas vécus comme tels mais comme des moyens de vivre autrement. Sur le moment je suis surpris de la vigueur de l'attaque, si je peux appeler ça comme ça, mais je trouve toujours la passe par laquelle je vais la dominer. Je me dis qu'il doit y avoir une réponse. Je demande ça à Dieu et je Le remercie de m'éclairer.

Vous n'avez pas quand même des moments de découragement ?
Non, non, J'ai eu ce que je peux appeler des objections devant lesquelles je n'avais pas de réponse, dans les livres ou ailleurs. Il y a toujours moyen de se dire : « Voilà, c’est là la solution. »

Est-ce cela avoir la foi, tout simplement ?
Un aveugle pourrait avoir la foi. Non, je ne suis pas un aveugle. Mais j’ai été élevé dans une atmosphère religieuse. Mon papa était chantre à l’église. J'entends sa voix (Il entonne un cantique). J’ai vécu « à l'intérieur » et quand les objections sont venues, j'ai trouvé les réponses immédiatement.

Est-ce une chance d'avoir la foi ?
C'est une chance qui vient de Dieu qui a été bon pour moi. Une fois, j'ai écrit à l'auteur d'un article sorti dans Le Point sur la vie de Jésus : « Vous lisez l’Évangile de travers, pourquoi ce choix de la  gaucherie plutôt que de la droite… » Elle n'a pas répondu.

Vous n'avez pas peur de la mort ?
Absolument pas. C’est la porte qui va s'ouvrir sur l’au-delà.

L'abbé Pierre a écrit dans son livre Le testament : « On me demande si j’ai peur de mourir, alors que j'ai passé toute ma vie à attendre de voir le Christ. »
Moi je ne vis pas dans l’attente de le voir, mais je sais qu'au bout je vais Le voir. Je n'ai aucune appréhension. Je pourrais en avoir si j'avais fait des erreurs dans ma vie ou si je n'avais pas été loyal vis-à-vis de Dieu mais, grâce à Dieu, je n'ai pas fait de choses comme ça.

A quoi renonce-t-on avec l'âge ?
Mais à rien.

A certaines certitudes ?
Mon papa aurait voulu que je devienne tôt ecclésiastique, et pas seulement un simple frère, pour devenir peut-être un jour évêque… Mais, moi, ça ne m'a jamais effleuré.

Une présence féminine ne vous a-t-elle jamais manqué ?
J'ai trouvé sur ma route des amitiés fantastiques. Des jeunes filles que je trouve là, je les embrasse come si c'était des sœurs, pas de problème.

Et, au niveau social, n'avez-vous pas fait le deuil de la sincérité par exemple ?
Non. Je m'explique l'insincérité des autres. J'ai beaucoup lu l'Histoire. Les erreurs que commettent les hommes viennent de leur éducation, de leur milieu. Je trouve les raisons qui les ont amenés à ça. Ça m'aide, ça me permet de me dépasser moi aussi. S’il y a quelque chose que je ne comprends pas, je l'attribuerai à une raison.

Ne sentez-vous pas l'âge ?
Non, je ne le sens pas. C’est une grâce de Dieu. J'ai 94 ans. C’est incroyable. Je regarde cela comme une sorte de gentillesse de Dieu. Je L'en remercie.

Et cela est dû à quoi ?
C'est une question de gènes. Ma maman est morte à 82 ans. Ma sœur vit, seule, à 87 ans, sans avoir besoin d'aide.

Entretient-on sa jeunesse ?
J'essaye, mais je ne vois pas en quoi je fais des efforts particuliers pour l'entretenir. Je marche beaucoup, je monte les escaliers à pied, je m'interdis de prendre les ascenseurs pour me maintenir.

Et votre cerveau ?
Je n’ai pas d'inquiétude jusqu'à maintenant.

Comment définiriez-vous le vieillissement ?
Je ne sais pas, peut-être une perte d'activité physique et mentale. J'ai un confrère qui a 95 ans. Nous avons vécu ensemble depuis 1929. Il n’a aucune objection religieuse ni intellectuelle. Il avance sans réfléchir. Il n'a aucun souci de s'instruire, de prendre un livre pour découvrir quelque chose. II n’a plus rien. Il n’a plus aucun doute. Je le vois devant la télévision, il s'endort. Il est très diminué.

Le matin qu'est-ce qui vous donne envie de vous lever ?
Je bondis à 4 h du matin et je commence à balayer les cours. J'ai envie d'avaler la journée… yalla, debout. Je suis très bien dans ma peau. Ça ne veut pas dire que je ne me repose pas à la fin de la journée. A 22 h 30, je me couche.

On peut donc ne pas vieillir ?
D'une certaine façon, oui. Le corps lui-même… quoique je ne vois pas en quoi mon corps vieillit. Je n'ai plus le corps que j'avais quand j'étais petit, le tissu osseux se modifie, mais avec l'énergie que j'ai, je ne sens pas du tout que j'ai vieilli.

Pensez-vous que les autres vous perçoivent vieux ?
Non. Tout le monde est étonné. On me donne 75 ans.

Et quand vous vous regardez au miroir ?
Ça me fait rire.

Comment voyez-vous ceux qui ont votre âge ?
Et bien ça me rend malheureux de ne pas les voir être soucieux de rester vivants. J'avais connu un certain frère qui toute sa vie était tailleur, Frère Émilien. Il est mort à 93 ans. Et quand il a atteint l’âge de la vieillesse, vers 85-86 ans, qu’il ne pouvait plus travailler de la même façon et surtout qu’on n'avait plus recours à son travail, il m’a dit : « Je ne vais pas rester comme ça sans rien faire. Je vais m'occuper. Vous êtes professeur de littérature française, eh bien, je vais vous faire l'histoire de la littérature française depuis ses débuts jusqu’au XXe siècle. » Et le voilà qui tape à la machine et sort trois cahiers de toute la littérature. A 87 ans, il avait fini et il me dit alors : « Je vais vous en faire d'autres sur la philosophie. » Tous les philosophes y sont passés. A 90 ans, il descendait de Amchit, le matin, à pied avec sa canne et, une fois arrivé, il disait : « Il faut que vous m’accordiez un petit Seven Up. » Et quand je lui disais : « Vous vous entretenez ! », il répondait « Ad gente punta : il faut réagir. »

Est-ce une astuce pour bien vieillir ?
C'est d'abord se proposer d'avancer, de répondre à quelque chose. Si quelqu'un est dans la difficulté, aller à son secours. Si j’attrape un auteur, un livre, je crayonne dans la marge, j'écris : « Ah, comment il a dit cette bêtise ! » Je réagis.

Quel conseil ultime donneriez-vous à un de vos élèves ?
Vis. Vivre est un verbe. Rien d’autre : vis

Ça veut dire quoi vivre ?
Agir, répondre, entreprendre… Vivre c’est tous les verbes actifs.

Mais les générations ont changé, comment voyez-vous ce changement ?
C'est un problème d'ordre historique et politique. Effectivement, la génération a augmenté en exigences intellectuelles, sociales, politiques. Par exemple, de notre temps, les élèves ne faisaient pas de la politique. Maintenant, ils sont sollicités par les partis.

Les valeurs se perdent-elles à vos yeux ?
L'histoire, concernant la permissivité sexuelle, les relations entre garçons et filles, dans leur conduite, dans la perte d’idéaux, a connu des situations pareilles. Au XVIe siècle, le roi Henri III était une honte pour toute la nation. Un moine dominicain, Jérôme Savonarole, s’était révolté contre le pape et lui avait dit : « Vous n'avez pas honte, vous, Pape, de passer toutes vos nuits avec une concubine, et vous le roi, avec un enfant ? » Le pape a fait brûler vif le moine. Puis, au début du XVIIe siècle, il y a eu comme une reprise… Ça ne veut pas dire que cela ne continuait pas, mais des exigences se sont fait sentir. « Tout est permis, mais tout n’est pas bien », comme disait Saint Paul.

Qu'est-ce qui serait sacré ?
Ce qui est sacré, ce sont les attributs de Dieu auxquels on ne fait pas attention. Remplir pleinement ce pourquoi on est là. Tout ce qui est beau, vrai, est en soi sacré. Le sacré c’est le maximum de beauté, d’amitié. Dieu est tout-puissant, Il est intelligence, beauté, amour. Il y a un don pour saisir la profondeur d'un geste qui s'apparente au sacré, cette femme qui mit deux sous pour faire l'aumône…

 

En fait, la conversation ne s'est pas arrêtée là. Discuter avec Frère André c'est boire à une source inépuisable. Être en sa présence est un enseignement de tout instant et sur tout. Il me parlera de François Mitterrand qui avait peur de mourir. De Saint Thomas d'Aquin assis à la table de Saint Louis qui tape du poing en criant : « J'ai trouvé. » Il me raconte que son nom est apparenté à celui de Jean-Baptiste de La Lande, musicien de Louis XIV. Il s'offusque (encore) de Régis Debray, toujours pessimiste, il m'explique pourquoi le chiffre 7 est sacré… Intarissable, c’est un vrai conteur aux talents (comme il le disait) théâtraux, qui raconte l'Histoire, les auteurs, les siècles, Dieu et la vie avec une égale sérénité, un bien-être contagieux. A ses côtés, sous le regard d'un Dieu bienveillant, la vie est un long fleuve, généreux, prodigue, enjoué… A chaque rencontre, Frère André me donne envie de croire que l'éternité devrait s'apparenter à ce long fleuve tranquille.

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Gisèle Kayata Eid – « Kibarauna : Dialogues avec nos aînés »
Tamyras – Paris & Liban 2012, pp. 325-334

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