Les missions

F. Diogène

17/Feb/2010

Lorsque nous lisons une circulaire du Révérend Frère Supérieur Général ou un Bulletin de la congrégation, il devient de plus en plus rare que notre attention ne soit pas attirée par l'annonce de quelque fondation dans les pays lointains. Tantôt c'est le Pérou, le Chili, Ceylan, le Congo ou Madagascar qui offrent un nouveau champ d'action à notre zèle ; d'autres fois, il s'agit d'écoles récemment acceptées au Canada, aux Etats-Unis ou en Chine ; ou bien encore ce sont des confrères partis pour renforcer le nombre de ceux qui travaillent au Mexique, en Colombie, au Brésil, en Argentine, au sud de l'Afrique ou dans les îles de l'Océanie.

Les distances ont considérablement diminué. On s'embarque aujourd'hui à Marseille pour Shanghai ou pour Sydney, à Southampton pour le Cap de Bonne Espérance, à Barcelone et à Bordeaux pour Buenos-Aires, Rio de Janeiro et Bahia connue autrefois on prenait le train à Lyon, pour Avignon, pour Paris et pour Bruxelles. Je ne parle pas de la traversée du Havre à New-York, qui est une agréable promenade pendant laquelle on a à peine le temps de prendre contact avec la mer. Ce qui est certain, c'est que l'on était plus inquiet, il y a quarante ans, et que l'on attendait plus anxieusement des nouvelles d'un frère qui allait de N.-D. de l'Hermitage à Londres qu'on ne l'est aujourd'hui d'un frère en route pour Pékin. Ce qui n'a pas changé, ce sont les prières spéciales faites dans chaque province pour ceux de ses membres' qui rejoignent leur mission et le souvenir journalier de tous les religieux de l'Institut pour tous nos voyageurs. Mais ce qui a augmenté par suite de la longue expérience que l'on en a maintenant, c'est la confiance, devenue inébranlable, que Marie ''Etoile de la Mer'' conduit sûrement au port ses enfants qui étendent le règne de son Divin Fils.

Les distances n'arrêtent pas nos missionnaires ; les rigueurs des climats et les maladies qui les guettent ne les effraient pas davantage. Nos communautés sont établies du nord au midi, et nos religieux affrontent la neige et les glaces comme ils endurent les chaleurs torrides de la zone équatoriale. C'est même par une protection spéciale dont nous devons remercier la Providence que nous ne payons pas un plus large tribut aux épidémies et à la mort, il arrive très rarement, en effet, que nous ayons à déplorer de ces accidents graves qui sont le résultat du défaut d'acclimatation ou qui sont causés par la proximité de régions malsaines. Il faut dire aussi que l'hygiène a fait, depuis un demi-siècle, de notables progrès an point de vue général de l'assainissement et au point de vue individuel de la conservation de la santé, et c'est un réel bienfait.

La diversité des langues était considérée autrefois comme un obstacle sérieux, surtout pour les religieux d'un certain âge, au changement de pays. Mais aujourd'hui, en présence de faits connus de tous, qui oserait soutenir que c'est là une difficulté insurmontable ? En tous cas, nous voyons de nombreux aspirants aux missions n'y attacher qu'une importance très relative. Et je ne résiste pas au plaisir de citer un exemple en confirmation de cette thèse. Lorsque le frère Amandus obtint la faveur de s'embarquer pour le Brésil central et qu'il entreprit, malgré une santé fort compromise, l'évangélisation des nègres de la propriété de Mendes, il avait 56 ans. Ses amis avaient accueilli la nouvelle de cette vocation tardive avec un sourire qui n'était pas sans une pointe de malice. Mais force leur fut bien de revenir sur leur première impression lorsqu'on put lire dans le Bulletin le résultat aussi merveilleux que vrai que Dieu daignait accorder à cet apostolat. Mendes est, au dire de tous ceux qui le connaissent, le Paradis terrestre de l'active et belle province du Brésil central ; et, à ce titre, le Saint-Esprit y fait sa résidence de choix ; il y prodigue ses dons, y compris celui des langues ; mais comme le frère Amandus avait reçu la Confirmation depuis nombre d'années, nous sommes bien forcés d'admettre que les efforts de son intelligence et de sa volonté ont dû concourir avec le secours de l'Esprit-Saint pour le rendre maitre de l'idiome de ses obscurs auditeurs. Cette œuvre de zèle a franchi les limites de la vaste propriété pour s'étendre à toute la région ; et Dieu lui continue toujours la prospérité et le succès qui sont la récompense terrestre du dévouement.

Les missionnaires ont encore des admirateurs qui se contentent de les louer, mais qui ne consentiraient qu'avec peine à es suivre. Au moins, disent-ils, dans ces pays éloignés, au milieu de ces populations civilisées ou primitives, jouit-on de la liberté et est-on assuré d'une longue sécurité ? Pour se dévouer, il suffit qu'il n'y ait pas, à l'accomplissement du bien, d'entraves actuelles ; quant à l'avenir, il n'appartient qu'à Dieu, et c'est à sa providence d'y pourvoir. Est-ce qu'ils ont demandé cette tranquillité durable tous ces fondateurs d'ordres dont nous rencontrons les religieux à nos côtés sur tous les chemins du monde ? Ah ils connaissaient trop bien la parole du Maître : Comme ils m'ont persécuté, ils vous persécuteront ; mais faites le bien pendant que vous en avez le temps. Ceux qui connaissent l'histoire, et nous l'avons tous étudiée, savent que l'existence de l'Eglise, la condition de sa vie, c'est la lutte ; et les périodes de calme dont elle a joui n'ont jamais été que des trêves plus ou moins prolongées.

La décision du missionnaire qui abandonne tout pour procurer la gloire de Dieu sans se soucier plus qu'il ne convient des événements à venir ne peut donc être taxée d'ignorance ou de témérité, c'est au contraire un acte de prudence toute chrétienne ; et rien n'est plus éloigné d'un fol emballement que l'enthousiasme religieux et le zèle apostolique.

C'est vraiment un phénomène surprenant qui frappe tous eaux qui réfléchissent, qui déconcerte les ennemis de la religion catholique que cette phalange de missionnaires, hommes et femmes, qui prêchent le dévouement, l'abnégation, le sacrifice sous toutes ses formes, à une époque où les mœurs vont s'amollissant sans cesse, se pervertissant chaque jour d'avantage, où il semble que le matérialisme et le sensualisme ont étouffé tous les nobles sentiments, toutes les aspirations élevées pour ne laisser subsister que la soif insatiable du repos, du plaisir, du bien-être et de toutes les jouissances. Ah ? c'est que Dieu ne cesse dé tourmenter le cœur de certains hommes par la vue des malheurs du prochain, c'est que le Saint-Esprit illumine toujours certaines intelligences de vérités capables de provoquer tous les héroïsmes, de celle-ci par exemple : la plus grande misère de l'homme n'est pas la pauvreté, ni la maladie, ni l'hostilité des événements, ni la mort ; c'est d'ignorer pourquoi il liait, il souffre et il passe ! Dissiper ce mystère chez les païens qui ignorent tout de nos immortelles destinées, amener à une plus claire connaissance ceux qui n'en possèdent que des notions incomplètes, découvrir aux uns et aux autres les bontés ineffables, les infinies miséricordes du Créateur, leur enseigner â mener une vie vertueuse afin de gagner le bonheur sans lin du paradis, telle est, l'ambition du missionnaire. C'est, en pratique, l'amour de Dieu à un haut degré et l'amour du prochain pour Dieu. Et nous savons que cette ambition a tenté notre Vénérable Fondateur. Son désir et sa demande étaient sincères d'accompagner les premiers Pères Maristes qui partaient pour aller évangéliser les sauvages de la Polynésie. Ce noble dévouement, le Vénérable Père Champagnat l'a inspiré aux premiers frères dont plusieurs eurent l'avantage de suivre les Pères ; mais depuis, la congrégation l'a pratiqué de plus en plus en grand ; et nous constatons aujourd'hui avec reconnaissance que ç'a été une véritable bonne fortune pour nous au moment de la dispersion en France, d'avoir tant d'établissements dans les pays lointains.

* *

Cette modeste étude ne comporte pas l'émouvant tableau des travaux effectués dans les missions ni du bien 'particulier que nos frères y accomplissent ; mais nous pénétrerons discrètement jusque dans cette demeure retirée qui est le cœur du missionnaire et de ses parents. Ce sont des natures d'élite et passionnément aimantes, bien que le vulgaire n'y voie rien et surtout n'y comprenne rien. Une délicatesse toute de respect devrait, ce semble, nous retenir an seuil de ce sanctuaire intime ; mais pour passer outre à ce scrupule, nous avons de puissants motifs : l'édification a beaucoup à gagner à l'éclat de Sentiments vraiment surnaturels ; et surtout, de grands exemples d'abnégation sont une salutaire leçon en un temps où l'attachement sensible et naturel des parents et des enfants n'empêche que trop de religieux d'avancer dans la voie de la perfection et menace de provoquer un amoindrissement do la discipline et de la ferveur jusque dans les meilleures communautés.

Les familles chrétiennes considèrent comme un honneur d'avoir un fils missionnaire ; elles en éprouvent une réelle et légitime fierté qui est un peu la rémunération temporelle du sacrifice que l'honneur à coûté.

Le Seigneur exigeait, pour les sacrifices anciens, les premiers et les meilleurs fruits de la terre, et parmi les troupeaux, les produits les plus beaux et les plus parfaits ; et malheur à quiconque s'écartait de cette loi de convenance à l'égard du Maître Souverain ; le châtiment était prompt et exemplaire ! Aujourd'hui, Dieu marque dans les familles du signe de la vocation religieuse les enfants justement préférés à cause de leurs heureuses dispositions, à cause de leur attachement, à cause de leurs vertus. Rappelons-nous les saints ; ils sont une preuve de cette vérité. Ce sont ces enfants, la couronne de leurs parents, ce qu'ils ont de plus cher au monde, sur lesquels ils ont peut-être compté comme de sûrs soutiens pour leur vieillesse que le Seigneur appelle à son service. Il leur a fait entendre sa voix :

Sortez de votre famille et de votre parenté, quittez tout et suivez-moi. C'est la séparation, d'abord avec la perspective de rares visites. Mais au Moment du départ pour les pays lointains, c'est le sacrifice total, c'est la séparation complète et définitive ; avec le baiser d'adieu, c'est la perte volontaire et acceptée jusque de l'espoir de se revoir ici-bas. Dieu qui a créé le cœur des mères et qui connaît les trésors de tendresse qu'il y a déposés mesure seule l'étendue de ce sacrifice héroïque.

Mais Dieu récompense magnifiquement, royalement, il récompense en Dieu. Songez que les parents recommencent ce sacrifice chaque jour. Mais leur tendresse n'a rien du regret que cause la privation, ni de la tristesse, ni de l'inquiétude. Dieu monde leur cœur de joie ; fréquemment il répand sur eux les bénédictions temporelles ; les conduit-il, comme ses amis privilégiés, par les voies de l'épreuve et de la souffrance, il leur accorde de donner de beaux exemples de résignation chrétienne ; toujours, il élève leurs sentiments à un degré éminent, et il les comble des plus précieuses faveurs surnaturelles.

A l'époque de la dispersion des congrégations en France, un jeune frère de seize ans et demi tourmentait ses parents et ses supérieurs pour être envoyé dans les missions ; c'était dans les desseins de la Providence, il partit. Au retour de sa délégation dans cette province, le supérieur qui avait vu ce religieux eut l'occasion de rendre visite à ses parents et de leur donner des nouvelles de leur enfant. La mère fondit en larmes en l'introduisant. ‘’Ah ! que vous nous faites plaisir, s'écria le père ; ne faites pas attention à un moment d'émotion de ma femme ; nous sommes heureux et nous ne regrettons rien !’’ Puis il ajouta ce qui suit : ‘’Nous devons beaucoup aux Frères qui ont si bien formé nos trois enfants, et nous les estimons grandement ; ce n'est pourtant pas notre affection qui nous a guidés en autorisant notre second à entrer dans votre congrégation et à partir si loin et peut-être pour toujours ; nous avons compris que Dieu nous le demandait, et nous le lui avons donné pour lui obéir’’. Qui, sinon Dieu lui-même, a inspiré ces bonnes gens et leur a enseigné à lui offrir leur sacrifice dans les conditions qui lui valent le maximum de mérite ?

Enfin, Dieu récompense les parents du missionnaire par la grâce d'une sainte mort. Et à ce sujet, je me permets encore le récit d'un fait qui date de quelques années. Trois jeunes frères devaient s'embarquer, leurs places étaient retenues et le passage payé. Ils s'étaient rendus dans leurs familles pour la visite d'adieu. L'un d'entre eux trouva son père dangereusement malade : et le jour même de son arrivée, il recevait les derniers sacrements. Le jeune frère annonça la pénible nouvelle, et l'on pria pour le malade et pour la famille. Mais le mal s'aggrava ; et l'on n'était pas sans inquiétude au sujet du départ. Néanmoins, le frère rentra à la maison provinciale avec ses deux confrères an jour fixé, et voici ce qu'il raconta : « J'ai laissé mon père mourant. Comme je voyais ses forces diminuer, .je retardai jusqu'au dernier moment l'annonce de mon départ ; mais je ne pouvais pas manquer le rendez-vous puisque je savais que tout était prêt. J'allai donc trouver ma mère après avoir invoqué la Sainte Vierge et je lui dis que je devais partir. Elle étouffa un sanglot et fit la pénible communication à mon père. Je m'avançai à mon tour auprès de son lit et je lui demandai sa bénédiction. Mon père se recueillit un moment et me dit : " Mon enfant, je sens que je vais mourir ; mais je veux que vous partiez- tranquille ; il ne servirait à rien que vous restiez plus longtemps auprès de nous ; allez puisque vous êtes attendu. Dites à vos supérieurs que je les remercie de l'honneur qu'ils font à notre famille en vous choisissant pour cette mission éloignée et montrez-vous digne de ce témoignage de confiance. Ayez toujours le plus grand respect pour eux, et surtout demeurez fidèle à votre saint état. Priez pour moi et pour votre mère. Je crois que, à cause de votre sacrifice, le bon Dieu acceptera plus têt mon âme au paradis ». Puis il prit de l'eau bénite, traça sur mon front le signe de la croix et me donna sa bénédiction. Il avait conservé son calme et sa gravité pendant que nous pleurions tous. Sa physionomie reflétait la joie et le bonheur lorsque je l'embrassais pour la dernière fois en lui promettant de bien prier et en nous donnant rendez-vous au ciel ».

N'est-ce pas là vraiment une scène digne des temps antiques dans toute sa simplicité et sa force, surtout relevée par ce que la religion est seule capable d'y mettre de beau et de sublime ? Les voilà donc pris sur le vif ces gens que le monde blâme et méprise en disant qu'ils n'ont point de cœur. Ce paysan sans lettres aime autrement mais il aime avec plus de force que les intellectuels et les philosophes incrédules ne sont capables de le comprendre. Comme la sensiblerie, les mièvreries des égoïstes du monde, dans ces circonstances solennelles, paraissent des grimaces à côté des incomparables spectacles, des touchantes manifestations de nos habitudes chrétiennes !

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Dieu n'exige pas un moindre sacrifice du religieux. La séparation de parents âgés, parfois infirmes et malades déchire son cœur sensible et tendre. L'éloignement des supérieurs qui l'ont soutenu et guidé dans sa jeunesse, des confrères en compagnie desquels il a passé les années heureuses du noviciat et des études, c'est .une sorte de rupture d'amitiés saintes et fortes qui lie se refont plus. L'abandon de la patrie ! Il est convenu qu'il n'y a pas d'étranger pour nous : tout religieux a sa patrie propre et pour seconde patrie tous les pays où il y a des âmes à conduire a Jésus par Marie. C'est entendu, mais il existe quand même quelque part un clocher, une église, un foyer vers lesquels l'imagination du missionnaire le reporte, au souvenir desquels ses yeux deviennent humides et son cœur frémit ; et cela n'est pas défendu. C'était au lendemain de la grandiose et incomparable journée de clôture du congrès eucharistique de Montréal, les prélats qui y avaient pris part faisaient une excursion qui comportait la visite de plusieurs communautés religieuses : "Nous venions de dire nos messes à Trois-Rivières, raconte " Monseigneur Touchet évêque d'Orléans. Un Franciscain s'approche de moi, l'air très jeune, avec de beaux yeux candides et une taille très souple sous sa robe brune flottante. – "Monseigneur, me dit-il, bénissez-moi — Mais, mon fils, je ne bénis pas en présence du cardinal-légat, pas plus que je ne bénis en présence du pape’’. Et lui, s'entêtant doucement : " Monseigneur, bénissez-moi, au nom de Jeanne d'Arc je suis Lorrain — Ah ! si vous en appelez à elle, je n'ai rien à refuser. Je vous bénis. Or, il ne se relevait pas. "Mon enfant, vous avez quelque chose à ajouter ? — Oui. – Faites. — Monseigneur, quand vous serez en vue du Havre, dites bonjour de ma part à la terre de France, il y a sept ans que j'en suis banni !’’. Je vis la robe brune comme agitée par un soubresaut. C'était le petit Franciscain qui avait sangloté. Quand il releva le front vers moi, il avait de grosses larmes dans les yeux’’.

Il y a, pour le missionnaire, des moments pénibles, des jours de tristesse. Depuis l'exemple de saint François-Xavier malade, miné par la fièvre, et mourant presque complètement abandonné sur une plage lointaine après treize longs jours de souffrances jusqu'aux heures de lourde lassitude, d'ennui insupportable, il y a des degrés à l'infini. Ce qui est certain, c'est que ces tourments ne sont nullement une invention, et nos frères n'en sont pas exempts.

Mais les promesses de Dieu à ceux qui ont, plus que les autres, tout quitté pour suivre Notre-Seigneur, qu'en faites-vous, me direz-vous peut-être. C'est justement après ces souffrances que Dieu intervient par d'ineffables consolations, par la joie des plus beaux succès. D'ailleurs, l'apostolat n'est-il pas par excellence l'œuvre de la douleur ? L'épître aux Hébreux dit nettement que, "sans effusion de sang, il ne se fait pas de rédemption’’. La loi est rigoureuse, Jésus-Christ n'en a pas connu d'autre, et la croix lui fut imposée à ce titre. Depuis lors, qui se flatterait d'arriver au bien, à la vie par d'autres sentiers que ceux du sacrifice ? Il reste toujours vrai que le sang des martyrs est la semence des chrétiens, qu'il coule à gros bouillons sous le glaive des bourreaux romains et sur l'échafaud des révolutionnaires, ou qu'il tombe goutte à goutte dans le labeur monotone et patient de chaque jour, sous les coups rie la souffrance humble et ignorée. C'est avec des religieux fortement trempés que Dieu réalise ses miracles d'amour. Purifiés au creuset de la douleur, ils sont à même de former des saints. Tous ceux qui observent et qui étudient la conduite de la Providence constatent que les plus grandes œuvres ont toujours été le couronnement des plus héroïques sacrifices.

Une autre peine, une souffrance profonde pour les frères établis dans les pays lointains, c'est de se sentir en quelque sorte isolés. Ils sont des étrangers pour les familles de leurs élèves, et bientôt pour le plus grand nombre de ces élèves mêmes lorsqu'ils ont quitté nos écoles. Mais qui ne voit immédiatement le précieux avantage de cette situation ? Outre le grand bien qui en résulte au point de vue de l'esprit de famille, les liens de charité et d'affection rendus plus étroits et plus forts entre les frères et les communautés. la persévérance plus grande, la conservation plus assurée des vocations doit en grande partie être attribuée à ce genre de vie presque étranger à toute relation extérieure ou réduit aux relations strictement nécessaires. Or, la persévérance, c'est le salut. Et, pourvu que nous possédions les moyens d'assurer la bonne marche, la prospérité graduellement croissante de nos œuvres, nous devons bénir la Providence de nous avoir munis de cette sauvegarde plus puissante par cette vie semi-cloîtrée.

Se dérober à l'affection exagérée de leurs parents, surmonter l'attrait excessif et désordonné de leur propre cœur, échapper plus sûrement aux séductions du monde, voilà des motifs fréquemment invoqués, avec d'autres, par de jeunes religieux pour partir dans les pays lointains, et ce sont des motifs très surnaturels. Combien de fois n'avons-nous pas été attristés, désolés par la perte d'excellentes vocations occasionnée par l'attachement immodéré pour la famille ou par des relations dangereuses irrégulièrement entretenues avec les gens du monde !

* *

Voilà de nombreux et importants avantages. Mais à quelles conditions le missionnaire s'assurera-t-il à lui-même et assurera-t-il à ses parents ces précieuses faveurs ? Je réponds, par la sainteté de sa vie et par le soin scrupuleux à se maintenir toujours dans les dispositions de générosité et de charité dont il était animé au moment rie son départ.

L'obligation d'une vie sainte et l'usage vies moyens prescrits à cet effet ne constituent pas une différence entre le missionnaire et tout bon religieux. Néanmoins, le missionnaire qui a un plus pressant besoin de la grâce doit prendre l'habitude d'une fidélité plus exacte à tous ses exercices de piété ; il est nécessaire qu'il se conserve dans un plus parfait recueillement, dans une union plus continuelle et plus étroite avec Notre-Seigneur ; surtout, il doit entretenir et fortifier dans son âme la sainte ardeur du zèle qui l'excitera à procurer toujours plus abondamment la gloire de Dieu dans les limites de l'obéissance. Il a plus reçu, Dieu lui a préparé plus encore ; il doit correspondre à cet amour de préférence et de prédilection.

Enfin, le missionnaire ne se rappellera jamais trop que si les dons de Dieu sont sans repentance, comme dit la sainte Ecriture. le Seigneur, de son côté, est jaloux de ce qui était ion bien, mais qu'il a consenti à accepter comme venant de nous. Il doit se tenir en garde contre le danger de reprendre en détail ce qu'il a donné en gros et sans compter. Il a fait avec une générosité- admirable de si beaux sacrifices ; hésitera-t-il maintenant devant un acte d'obéissance ou d'humilité, devant une situation plus crucifiante, devant une privation nécessaire ou une simple mortification ? Il y en a qui se laissent envahir par la pensée d'un retour au pays ; facilement cette pensée se transforme en désir, et bientôt elle devient une idée fixe. Il y a de sérieux motifs de famille auxquels la tentation saura même trouver une enveloppe surnaturelle ; parfois il y a la raison de la santé que l'air natal est seul capable de rétablir. Ah ! que j'aime, à ce propos, le raisonnement tout empreint d'esprit de foi d'un frère qui, quelques mois avant sa mort, écrivait à un supérieur : « Vous recevrez sans tarder la lettre de mes parents vous priant de m'envoyer auprès d'eux et de leur procurer la consolation de me prodiguer leurs soins. Mais au moment de la séparation, nous avons fait ensemble le sacrifice de ne plus nous revoir ici-bas. Et ce n'est pas en face du péril de la mort que je voudrais me priver et les priver eux-mêmes des grâces que ce sacrifice doit nous mériter. Le bon Dieu sait combien je désirerais me dévouer et travailler encore ; si c'est sa volonté, il me guérira ici ; mais si cela n’entre pas dans ses desseins, 'je ne vivrais pas plus longtemps en Europe. Mais la douleur de ma mère me fait plus souffrir que mes propres souffrances ! Je souhaite vivement que nos anges gardiens vous inspirent une formule de refus qui remplisse mes parents du calme et de la résignation dont je jouis moi-même ».

Le missionnaire qui mérite ce nom part sans esprit de retour ; il ne reviendra donc ni pour visiter sa famille, ni même pour soigner sa santé. Il ne rentrerait que sur l'appel de ses supérieurs. C'est d'ailleurs l'idée que s'en font même les gens du monde. Cette doctrine n'est austère qu'en apparence ; c'est la doctrine du détachement prêchée par l'Evangile dont Notre-Seigneur dit : Mon joug est doux et mon fardeau est léger. C'est la doctrine de la perfection ; mais c'est bien la perfection que l'on s'attend à rencontrer dans la vie religieuse. Quelqu'un a écrit avec raison que si l'on enlevait les grilles aux Carmels, il n'y aurait bientôt plus de carmélites ; du jour où nos frères reviendraient périodiquement des contrées éloignées, nous n'aurions plus de véritables missionnaires ; et ce serait vraiment dommage : ils auraient perdu leur plus belle auréole en même temps qu'une part notable de leurs droits aux plus précieuses faveurs divines.

Demandons, par nos ferventes prières, et par les nombreuses communions offertes à l'intention de nos frères missionnaires, qu'ils se maintiennent vraiment dignes de la haute opinion que les bons chrétiens ont de leurs vertus. Que par leur admirable abnégation, par leur mépris des souffrances et des privations et par leur zèle pour le règne de Dieu, ils demeurent ce qu'ils ont été par le passé et ce qu'ils sont toujours, l'honneur de l'Institut et la gloire de l'Eglise.

F. Diogène.

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