Lettres à Marcellin

Père Jean-Claude Courveille

1826-06-04

Mes très chers frères en notre Seigneur J(ésus) C(hrist) et Marie sa Ste Mère.
[1] Je ne saurois vous dire combien je suis content de mon pèlerinage de la sainte maison de Notre Dame de la Trappe. J?y ai trouvé la sainte paix de l?Ame. J?ai accompli envers Dieu les promesses que je lui avois faites et me voilà maintenant délibéré.
[2] Il est vrai qu?on ne trouve pas chez ces bons religieux cette grande science qui très souvent, comme dit l?Apôtre, enfle le coeur, mais aussi je puis vous assurer qu?on y trouve la vraie science des saints, seule nécessaire pour le salut et dont, quoique je sois très idiot dans toutes, je n?ai pas même les premiers éléments.
[3] C?est bons religieux m?ont reçu avec cette charité qui caractérise les saints; ils ont toutes sortes de prévenances pour les étrangers et on voit que, guidés par la foi, il les reçoivent comme s?il recevoient notre Seigneur.
[4] Tout dans cette Ste maison prêche la ferveur, la piété et on peut [dire] toutes les vertus vraiment religieuses et chrétienne
[5] Je ne pourrois vous exprimer combien j?ai été frappé de la régularité qui y règne en tout, ce silence admirable et continuel qui, en leur interdisant la parole entre eux, leur apprend si bien à s?entretenir avec Dieu; il n?y a que le Supérieur qui parle et le P(ère) hôtelier qui est chargé de recevoir les étrangers, et encore très brièvement, car il se contentent de répondre à ce qu?on leur dit ou demande sans vous parler jamais les premiers.
[6] N?est pas moins admirable cet amour insatiable qu?ils ont de détruire entièrement le vieil homme pour ne se revêtir que du nouveau, car il semble qu?il se font un vrai plaisir de contrarier en toute chose la nature.
[7] Le Supérieur semble mettre tous ses soins à mortifier et à humilier ses inférieurs dans toutes les occasions, et les inférieurs semblent les recevoir avec un respect, une humilité, j?ai presque dis une sainte avidité, qui fait bien voir qu?ils en sont amateurs et qu?il laissent au Supérieur une entière liberté de leur conduite, qu?ils anime son zèle, pour qu?il ne néglige rien de ce qui peut contribuer à leur avancement spirituel et les conduire à la sainteté.
[8] Je n?ai pas moins été frappé de cette union parfaite qui règne entre eux, ce cette charité digne des premiers temps de l?Eglise, qui faisoit de tous les chrétiens cor unum et anima una, de cette sainte prévenance qu?ils ont les uns pour les autres, de cette attention continuelle à se soulager dans toutes les occasions; il ne se rencontre jamais sans se saluer réciproquement par une profonde inclination de tête, toujours dans un grand silence; il est aisé de voir d?après tous cela qu?ils ont les uns pour les autres un grand respect et un amour digne des vrais disciples de J(ésus) C(hrist). Ce qui m?a fait dire avec le psalmiste: Ecce quam bonum et quam jucundum habitare fratres in unum.
[9] Ho! mes très cher frères, que je souhaiterois que la maison de l?Hermitage de Notre Dame fût une petite image, je ne dis pas de cette vie dure et pénible, de cette pénitence rigoureuse, extrême qui se pratique continuellement dans la sain te maison de Notre Dame de la Trappe (et dont auroit un très grand besoin un grand pécheur comme moi), mais je sais qu?il n?est pas donné à tout le monde d?avoir un tel courage et surtout à un lâche comme je suis, je souhaiterois, dis-je, que la maison de l?Hermitage de Notre Dame fût une petite image de la régularité, de la mortification, du silence, de l?humilité, du renoncement à sa propre volonté et au jugement du Supérieur qui est celle de Dieu, de l?abnégation et du mépris de soi même, de l?amour de la sainte pauvreté, de l?union, de la charité parfaite les uns envers les autres, du respect et de la prévenance et sur tout de la soumission, de l?obéissance aveugle et -parfaite au Supérieur, qui lui donne une entière liberté de commander et d?ordonner ce qu?il croit être le plus utile à la communauté et au bien spirituel de chacun. Fiat, fiat.
[10] Maintenant, mes très chers et bien tendres frères, je m?en vais vous ouvrir mon coeur et vous faire par de mes sentiments, pour vous consulter et vous prier de vous adresser au divin Jésus et à la divine Marie par de ferventes prières, afin qu?ils vous fassent connaître ce qui sera de leur plus grande [gloire], pour que je n?agisse pas de moi-même, mais d?après leur sainte volonté.
[11] Si donc vous croyez, après avoir consulté Dieu, que je en sois qu?un[e] pierre d?achoppement dans la sainte Société de Marie, plutôt nuisible qu?utile (ce dont je suis très persuadé moi-même), je vous pri[e] de me le dire naïvement, et alors je pourrai demeurer dans la sainte maison où je suis, pour mettre mon salut en sûreté. Car ces bons religieux veulent bien avoir la bonté d?écrire avec moi à Monseigneur l?archevêque, pour en obtenir la permission, mais se ne sera qu?après votre réponse.
[12] Il est vrai que leur manière de vivre est très dure et qu?on peut dire en quelque sorite que leur vie est martyre continuel, mais j?espère que, soutenu par la grâce de Dieu, je pourrai peut être la supporter; au reste, quand je mourrois dix et même vingt ans plutôt, qu?importe, si j?avois le bonheur de mourir en saint.
[13] Je ne vous cacherai pas, mes bien tendres frères, que depuis quelque temps j?étois dans de grandes peines, en voyant le peu de régularité qui étoit parmi nous, la différence d?opinions sur le but, la forme, les intentions et l?esprit de la vraie Société de Marie, notre indépendance et notre peu de soumission, nos idées particulières… Tout cela me jettoit dans les plus grandes inquiétudes et me portoit à croire que le démon de l?orgueil, de l?indépendance, de l?insubordination en surtout de la division se mettant parmi nous, nous ne pourrions subsister longtemps. Je n?accuse personne que moi seul, et je me regarde comme la vraie cause de tous cela; je suis très persuadé que moi seul arrêttois les bénédictions du ciel su r la Société de Marie, et que mon peu de régularité, ma conduite tiède et peu religieuse étoit pour tous un sujet de scandale. Je vous en demande bien pardon à tous, ainsi que des manquements que j?ai pus faire envers qui que ce soit.
[14] Je crois qu?il seroit peut-être plus utile à la chère Société de l?auguste Marie que je n?y fut pas; et quoique ce soit pour moi la chose la plus sensible que de m?en voir exclu, néanmoins, pour son plus grand bien et sa plus grande utilité, je suis prêt à tout ce qui sera de la sainte volonté de Dieu. Quoiqu?il en soit, j?ose vous assurer que je ne la perdrai jamais de vue, et qu?elle me sera toujours infiniment chère, que je la recommanderai sans cesse au Seigneur et prierai continuellement pour tous les membres qui la composent et pour tous ceux qui s?y joindront à la venir, et cela d?une manière toute particulière.
[15] Je désire beaucoup que celui qui sera chargé de la conduire et établi supérieur soit rempli de l?Esprit de Dieu et qu?il ne s?écarte en rien du but de l?institut et des vraies intentions de la divine Marie, que j?espère qu?elle lui fera connaître. Je ne souhaite pas avec moins d?ardeur que tous, sans aucune exception, lui laissent une plaine et entière liberté de les conduire, que tous aussi aient pour lui un grand respect, le regardant comme notre Seigneur et leur tenant la place de notre Dame, quel qu?il soit, pour vu (à ce que à Dieu ne plaise), qu?il n?aille pas contre la loi de Dieu, la foi de la sainte Eglise Romaine, les constitutions de l?Ordre, le bien et l?utilité de la Société de Marie. Du reste, qu?on aient à son égard une entière soumission, une obéissance parfaite, non seulement de volonté et extérieurement, mais encore dans l?intérieur et de jugement, lui laissant une entière et plaine liberté d?ordonner et de commander selon qu?il croira le mieux devant Dieu, le plus utile au bien de la communauté et le plus avantageux à l?avancement spirituel de chacun, sans quoi aucune société religieuse ne peut être bien régulière et subsister long temps.
[16] Je peux vous assurer, et l?auguste Marie m?en est témoins, que je vous suis sincèrement attacher, que je vous porte tous très chèrement dans mon coeur et que ce sera pour moi une de mes plus grandes peines que de me voir séparé de vous; mais encore une foi, pour le bien et l?utilité de la chère et très chère Société de Marie, je me dévoue à tout, même à être anathème s?il le faut.
[17] Ve[u]illez donc, mes bien aimés et très tendres frères, je vous en prie et vos en prie avec l?armes, me faire savoir le plutôt ce que vous croirez être le plus à la gloire de Dieu, l?honneur de sa Ste Mère, et le plus utile à la chère Société d e Marie, après que vous aurez examiné sérieusement le tout devant Dieu, n?ayant d?autre vues que sa seule gloire et l?honneur de sa Ste Mère. Afin que je sache à quoi m?en tenir, je ne ferai ni ne laisserai faire aucune démarche à Lyon ni n?entrer ai point au noviciat, que je n?aie reçu auparavant une réponse de votre part, pour ne pas agir en imprudent ni faire des démarches auxquelles il me faille renoncer ensuite.
[18] Je vous prie de croire à l?amitié et à l?attachement sincère dans le quel je vous embrasse tous (ex toto corde) et avec le quel j?ai l?honneur d?être votre tout dévoué frère in Christo Jesu et Maria, J.C. COURVEILLE, f.d. et S.p.g.1. m. + prêtre ind. n: n.S.D. & c.
Aigue Belle, de la maison de Notre Dame de la Trappe, le 4 juin 1826.
Je désire que ma lettre soit lue à toute la communauté.

fonte: D?après l?expédition autographe, AFM, lettres Courveille

RETOUR

Avis, leçons, sentences et instructions du V...

SUIVANT

Lettres à Marcellin...