Bugobe et le Coeur qui a tant aimé les hommes

L’ExpĂ©rience des FrĂšres de Nyamirangwe / Bugobe a Ă©tĂ© relatĂ©e par beaucoup de gens qui ont connu l’oeuvre des FrĂšres Maristes dans ce camp de rĂ©fugiĂ©s rwandais (1994 – 1996). Je suis un des fondateurs de cette mission de solidaritĂ© mariste.

Comme d’autres l’ont fait avant moi, je m’en vais aussi tĂ©moigner de ce que je crois ĂȘtre le sens de ce qui nous est arrivĂ© !

Une prĂ©cision avant tout : pour une comprĂ©hension du martyre de nos chers FrĂšres Servando, Miguel-Angel, Julio et Fernando, il nous faut une bonne lecture des signes du temps et des lieux. C’est cela qui sera le centre de notre rĂ©flexion avant de conclure par une vive invitation Ă  l’audace et Ă  l’espĂ©rance chrĂ©tiennes.

Dans un premier temps, permettez-moi d’abord de donner les tenants et les aboutissants de ce que j’appelle : « l’aspect prophĂ©tique de la mission de Bugobe » :

AprĂšs avoir Ă©tĂ© nommĂ© responsable de la communautĂ© de Bugobe tout juste aprĂšs notre AssemblĂ©e des FrĂšres Rwandais, Ă  Nairobi, en AoĂ»t 1994, il me fallait trouver un lieu d’implantation de la communautĂ© qui allait ouvrir une mission auprĂšs du peuple Rwandais en exil, aprĂšs le gĂ©nocide de 1994.

Suivant certains critĂšres de discernement, nous avons fini par opter pour voler au secours des rĂ©fugiĂ©s qui venaient d’initier un projet d’enseignement en plein air dans le camp de Nyamirangwe, Ă  plus ou moins 25 km de la ville de Bukavu (RDC actuelle).

La prĂ©sence d’un grand nombre d’enfants et de pauvres fĂ»t le critĂšre fondamental qui a motivĂ© la nouvelle communautĂ© de s’y installer. Le FrĂšre SupĂ©rieur du District du Rwanda de ce temps (FrĂšre Spiridion Ndanga) approuva le projet et nous nous sommes lancĂ©s dans une aventure que Dieu seul pouvait connaĂźtre et mener Ă  bien !

Pour nous – notre conviction – , le sacrifice de nos FrĂšres fĂ»t une continuation du Christ souffrant parce que son SacrĂ©-Coeur continue de souffrir, d’ĂȘtre blessĂ© par la haine, l’égoĂŻsme, 
 bref par tous les vices que nous commettons !

La communautĂ© de Bugobe commença exactement en date du 16 Octobre 1994 (Dimanche), le jour de la fĂȘte de Sainte Marguerite Marie-Alacoque – religieuse de l’Ordre de la Visitation – qui reçût des rĂ©vĂ©lations du SacrĂ©-Coeur de JĂ©sus.

Etant nommĂ© SupĂ©rieur de cette CommunautĂ©, je rĂ©ussis Ă  convaincre les FrĂšres que c’était le moment de partir pour la fondation ! Apparemment tout n’était pas prĂȘt, je veux dire les prĂ©paratifs qui parfois peuvent laisser passer la grĂące ! Le moment Ă©tait venu et il ne fallait pas le rater !

Je dois dire que, de ce temps-lĂ , je n’avais pas de dĂ©votion spĂ©ciale au SacrĂ©-Coeur de JĂ©sus, mais un ami m’avait donnĂ© une image du SacrĂ©-Coeur de JĂ©sus me recommandant de la mettre dans la maison de la nouvelle fondation. Ce qui fĂ»t fait ! Tous ceux qui sont passĂ©s par lĂ  l’ont vue et peut-ĂȘtre sans y prĂȘter beaucoup d’attention !

Une autre chose qui dĂ©cida la communautĂ© de choisir de s’implanter Ă  plus ou moins 3 km du camp de rĂ©fugiĂ©s Ă©tait qu’il nous fallait nous retrouver quand mĂȘme en communautĂ©, un peu Ă  l’écart des foules (plus ou moins 30.000 personnes) pour prier, pour faire communautĂ©, etc.

Chose curieuse, nous trouvĂąmes une chapelle-Ă©cole, genre de succursale paroissiale (Paroisse de Kabare – ArchidiocĂšse de Bukavu) oĂč l’on gardait le Saint Sacrement dans une petite maison qui servait en mĂȘme temps de maison de passage du prĂȘtre. Nous demandĂąmes aux autoritĂ©s ecclĂ©siastiques de nous y installer parce que le Christ nous y avait prĂ©cĂ©dĂ©s et l’autorisation fĂ»t accordĂ©e sans dĂ©lai ! C’était notre GalilĂ©e, terre de mission !

Sans tarder Ă  notre tour, il fallait nous mettre Ă  l’oeuvre comme au jour du 2 Janvier 1817 (Cfr. Histoire Mariste). Que de besoins, que de sympathie, que d’ñmes de bonne volontĂ©, que 
 que 
 (on pourrait allonger la liste)…

Toutefois, le simple fait de notre prĂ©sence attentive rĂ©confortait tout le monde, ĂȘtre lĂ  ne nous coĂ»tait pas trĂšs cher, mais signifiait beaucoup pour ce peuple en dĂ©bandade.

D’une façon gĂ©nĂ©rale, l’on pourrait mĂȘme dire – et sans exagĂ©rer – que beaucoup ont survĂ©cu humainement parlant, moralement et spirituellement parlant parce que des infrastructures avaient Ă©tĂ© mises sur pieds pour leur venir en aide, parce qu’on leur donnait l’occasion de nous approcher, de faire ensemble la pastorale ecclĂ©siale, 


GrĂące Ă  Dieu et Ă  l’aide des bienfaiteurs passant par la CongrĂ©gation, nous avons donc pu mettre des projets en marche et, sans plus tarder, une Ă©quipe de missionnaires fĂ»t mise au point pour prendre la relĂšve. Combien de fois n’a-t-on pas entendu ces FrĂšres missionnaires affirmer que cette mission Ă©tait rĂ©ellement une mission de solidaritĂ©, conformĂ©ment au XIXĂš Chapitre GĂ©nĂ©ral des FrĂšres Maristes ?

Oui, le Christ s’étant fait solidaire de nous – exceptĂ© le pĂ©chĂ© – par le fait qu’il s’est incarnĂ©, qu’il s’est fait baptisĂ© au Jourdain, … nous demandait de faire paĂźtre son troupeau. La charge ne devait pas ĂȘtre facile, nous l’avons senti dans notre chair et dans le fond de notre coeur.

Pour nous FrĂšres Maristes Rwandais travaillant dans ce camp, nous avons reçu un baptĂȘme de l’eau et de l’Esprit, je dirais, mais les FrĂšres missionnaires ont dĂ» passer par un autre baptĂȘme, celui du feu (Mt.3,11) dans lequel JĂ©sus-Christ lui-mĂȘme devait ĂȘtre plongĂ© (Mt 26, 38 – 39) le premier, ses disciples aprĂšs lui.

Donner sa vie pour ceux qu’on aime : accepter de mourir, c’est la coupe que nos chers FrĂšres missionnaires devaient boire pour partager, hĂ©riter le Royaume des Cieux (Mt. 20,22 – 23) !

A la suite de ce Coeur qui a tant aimĂ© les hommes et qui en retour n’en reçoit qu’ingratitude, c’est le coeur de Servando, de Miguel-Angel, de Julio et de Fernando qui ne pouvaient pas abandonner le troupeau qui leur Ă©tait confiĂ©. Au jour du jugement, ils diront comme leur MaĂźtre : je n’ai laissĂ© personne se perdre !

Il n’y a d’ailleurs aucun doute qu’ils aient pardonnĂ© leurs tortionnaires, tellement leurs coeurs brĂ»lants d’amour pour les pauvres sans dĂ©fense vibraient au rythme du SacrĂ©-Coeur de JĂ©sus priant pour ses meurtriers : « PĂšre, pardonne-leur : ils ne savent ce qu’ils font » (Lc. 24, 34b)

Etre artisans de la non-violence active aujourd’hui signifie lutter pour que le rĂšgne de l’amour s’établisse sur cette terre et, comme l’a bien prĂ©cisĂ© JĂ©sus, « Nul n’a plus grand amour que celui-ci : donner sa vie pour ses amis » (Jn 15, 13). Effectivement, comme le disait quelqu’un, Dieu ne nous demandera pas combien de gens qui nous ont aimĂ©s, mais qui exactement nous avons aimĂ©.

Rester au lieu de mission tant que le Christ nous y invite comme nous le disent les Constitutions (Article 91) est une preuve suprĂȘme d’obĂ©issance et d’amour que ceux qui ont la foi peuvent apprĂ©cier Ă  juste titre ! C’est ce que fit JĂ©sus-Christ – rappelons-nous qu’un jour il a dit Ă  Thomas qu’un prophĂšte ne doit pas mourir en dehors de JĂ©rusalem – (Jn 11,7 – 10)

En terminant, je nourris ma conviction que le tĂ©moignage de martyre de nos FrĂšres est une preuve que seul l’amour aura le dernier mot, que notre mission mariste est une mission d’amour oblatif pour la cause des jeunes et des pauvres ! Si le grain de blĂ© tombĂ© en terre ne meurt pas, il reste seul, mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit.

J’ai appris que les FrĂšres ont passĂ© par un dilemme auquel ils devaient trouver une solution. Les agents de l’ONU, des ONG et d’autres volontaires, en voyant combien l’insĂ©curitĂ© montait autour d’eux, avaient quittĂ© les lieux de service abandonnant des milliers de gens en dĂ©tresse ! Il ne pouvait pas avoir ce courage et on les comprend. Le martyr n’est pas donnĂ© Ă  tout le monde, c’est un don comme les autres.

Mais, en ce qui concerne nos FrĂšres, est-ce qu’on leur aurait donnĂ© raison aprĂšs avoir dĂ©serter leur mission ? Est-ce qu’on comprend les appels du XIXĂš Chapitre GĂ©nĂ©ral Ă  l’audace et Ă  l’espĂ©rance ? A chacun de rĂ©pondre Ă  ces questions fondamentales. Il semblerait que mĂȘme certains FrĂšres Maristes leur proposaient de quitter les lieux et de regagner la communautĂ© de Nyangezi qui Ă©tait la plus proche (plus ou moins 50 km) !

Penser que nos FrĂšres n’avaient pas mesurĂ© le risque, c’est sous-estimer leur capacitĂ© de rĂ©flexion et de jugement et c’est injuste. Les FrĂšres auraient fait cette rĂ©flexion : partir comme les autres, laisser tout ce troupeau qui nous Ă©tait confiĂ©, 
 devons-nous agir par peur ou ne devrions-nous pas tĂ©moigner du courage chrĂ©tien en face des difficultĂ©s et ne devrions-nous pas tĂ©moigner de notre foi et de notre amour parce que nous sommes chrĂ©tiens et par dessus tout religieux ?

Ce dilemme ou mieux ce discernement qu’ils faisaient pourrait avoir Ă©tĂ© renforcĂ© par le fait que les refugiĂ©s eux-mĂȘmes leur auraient demandĂ© si, eux aussi (les FrĂšres donc), allaient les abandonner ? C’est exactement la question de JĂ©sus Ă  ses disciples aprĂšs le discours sur le pain de vie : « 
voulez-vous partir vous aussi ? (Jn 6,67)

Si l’on parle de lire les signes des temps, de discerner les voies de Dieu, du « 8Ăš sacrement du frĂšre ou de la soeur » etc, est-ce que ce n’est pas JĂ©sus lui-mĂȘme qui, par la voie de ces rĂ©fugiĂ©s, leur demandait s’ils allaient l’abandonner (JĂ©sus donc transfigurĂ©) ? J’aime bien le refrain de ce chant de Jean-Claude Giannadda : « Tout homme est JĂ©sus qui se montre 
 ».

Faire ce qui est Ă  notre pouvoir ou faire plus, le « magis » comme l’appelait St Ignace de Loyola n’est-ce pas lĂ  l’invitation ? C’est cela le tĂ©moignage qui leur a Ă©tĂ© demandĂ© d’en haut et nous le croyons. Il arrive des fois que tous nos calculs humains doivent disparaĂźtre et laisser le plan de Dieu passer ! « Mon PĂšre, dit-il, si cette coupe ne peut passer sans que je la boive, que ta volontĂ© soit faite » (Mt 26,42)

Bien plus, il y a lieu de penser aussi Ă  ce que JĂ©sus disait : « 
Si donc c’est moi que vous cherchez, laissez ceux-lĂ  s’en aller, afin que s’accomplĂźt la parole qu’il avait dite : ceux que tu m’as donnĂ©s, je n’en ai pas perdu un seul » (Jn 18,8 – 9). Tous ces orphelins qui n’avaient plus d’autre recours humain que la main gĂ©nĂ©reuse de ces FrĂšres, qui n’avaient plus d’autre soutien spirituel, Ă©motionnel ou affective ou que sais-je, 
 n’est-ce pas l’invitation du Christ : Laissez venir Ă  moi les tout-petits ?

A cette unique condition, le Seigneur nous conservera, nous multipliera et nous sanctifiera. D’ores et dĂ©jĂ , rendons grĂąces Ă  Dieu qui nous a donnĂ©s de pareils intercesseurs pour que le charisme de Saint Marcellin Champagnat reste plus vivant que jamais !

Nairobi, 20 Septembre 2002

FrĂšre NZABONALIBA ALBERT
MARIST INTERNATIONAL CENTRE
Langata Road, P.O. Box 24 450
00502 Karen
NAIROBI – KENYA.